Guerre et Paix (trad. Bienstock)/IX/20

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 10p. 147-157).


XX

Quelques amis intimes dînaient chez les Rostov chaque dimanche. Pierre arriva plus tôt, afin de les trouver seuls. Cette année, Pierre avait tellement grossi, qu’il eût été affreux s’il n’avait pas eu une aussi haute taille, des membres si forts, s’il n’avait pas été si robuste et n’eût porté si facilement son embonpoint. Il monta l’escalier, tout essoufflé et en marmonnant quelque chose. Le cocher ne lui demandait plus s’il fallait attendre. Il savait que le comte en avait chez les Rostov jusqu’à minuit.

Les valets des Rostov s’empressaient joyeusement de lui enlever son pardessus, de prendre sa canne et son chapeau. Pierre, par l’habitude du cercle, laissait sa canne et son chapeau dans l’antichambre. La première personne qu’il aperçut chez les Rostov, ce fut Natacha. Avant même de l’apercevoir, pendant qu’il ôtait son manteau dans l’antichambre, il l’avait entendue qui solfiait dans la salle. Il savait qu’elle ne chantait plus depuis sa maladie, c’est pourquoi le son de sa voix l’étonna et le réjouit. Il ouvrit doucement la porte et aperçut Natacha en robe lilas, celle qu’elle avait à la messe : elle marchait dans la chambre en chantant. Quand il ouvrit la porte elle marchait le dos tourné vers lui, mais quand elle se retourna et aperçut le visage étonné de Pierre, elle rougit et s’approcha de lui rapidement.

— Je veux essayer de me remettre à chanter, dit-elle. C’est malgré tout un passe-temps, ajouta-t-elle comme pour s’excuser.

— C’est très bien.

— Comme je suis contente que vous soyez venu ! Je suis aujourd’hui si heureuse ! dit-elle avec une animation que Pierre n’avait pas vue en elle depuis longtemps. Vous savez, Nicolas a reçu la décoration de Saint-Georges. J’en suis si fière pour lui.

— Comment donc, c’est moi qui ai envoyé l’ordre. Mais je ne veux pas vous déranger, ajouta-t-il ; et il voulut passer au salon. Natacha l’arrêta.

— Comte ! Est-ce mal que je chante ? Elle rougit mais ne baissa pas les yeux, le regardant interrogativement.

— Non… pourquoi ?… Au contraire… Mais pourquoi me demandez-vous cela ?

— Je ne le sais pas moi-même, mais je ne voudrais rien faire qui vous déplût, répondit hâtivement Natacha. J’ai une entière confiance en vous. Vous ne savez pas quelle importance vous avez pour moi ; combien vous avez fait pour moi. Elle parlait vite, sans remarquer que Pierre rougissait à ses paroles. J’ai vu dans le même ordre que lui, Bolkonskï (elle prononça ce nom rapidement et à mi-voix), est en Russie et qu’il sert de nouveau. Qu’en pensez-vous, me pardonnera-t-il jamais ? N’aura-t-il pour moi qu’un sentiment mauvais ? Qu’en pensez-vous ? Qu’en pensez-vous ? prononça-t-elle rapidement ; évidemment elle se hâtait de parler craignant de défaillir.

— Je pense…, qu’il n’a rien à pardonner… Si moi j’étais à sa place…

Par l’association des idées, Pierre se transportait momentanément au jour où, pour la consoler, il lui avait dit que s’il était le meilleur homme du monde, et libre, à genoux il lui demanderait sa main, et le même sentiment de pitié, de tendresse, d’amour, le saisissait et les mêmes paroles étaient sur ses lèvres. Mais elle ne lui donna pas le temps de l’exprimer.

— Oui, vous, vous, dit-elle en prononçant ce mot avec enthousiasme, vous c’est une autre affaire : meilleur, plus magnanime, plus généreux que vous, je n’en connais pas ; il n’en peut exister. Si je ne vous avais pas eu alors et même maintenant, je ne sais pas ce que j’aurais fait parce que… Des larmes emplirent tout à coup ses yeux, elle se détourna, approcha de ses yeux un morceau de musique, entonna et se mit à marcher de nouveau dans la salle.

À ce moment Pétia accourut du salon. C’était maintenant un fort et beau garçon de quinze ans, aux lèvres épaisses, rouges, qui ressemblait à Natacha. Il se préparait à l’université, mais ces temps derniers, avec son camarade Obolenski, en cachette, il avait décidé d’entrer aux hussards.

Pétia parla de cette affaire à son homonyme. Il lui avait demandé de s’informer si on l’accepterait aux hussards. Pierre marchait dans le salon sans écouter Pétia. Celui-ci le tirait par la manche pour forcer son attention.

— Eh bien, comment va mon affaire, Pierre Kyrilovitch, au nom de Dieu ! Mon seul espoir est en vous, dit Pétia.

— Ah ! oui, ton affaire, pour les hussards ? Je m’informerai, je m’informerai. Aujourd’hui même je demanderai tout.

— Eh bien, mon cher, avez-vous reçu le manifeste ? demanda le vieux comte. La comtesse a été à la messe chez les Razoumovskï, elle a entendu la nouvelle prière, on dit qu’elle est très bien.

— Oui, oui, j’ai le manifeste, répondit Pierre. L’empereur arrive demain ; il y aura une assemblée extraordinaire de la noblesse ; on dit qu’on demandera un enrôlement supplémentaire. Oui, je vous félicite.

— Oui, comte, Dieu soit loué. Eh bien, qu’y a-t-il de neuf dans l’armée ?

— Les nôtres ont de nouveau reculé. On dit qu’ils sont déjà sous Smolensk.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! fit le comte. Où est le manifeste ?

— Le manifeste ? Ah ! oui ! Pierre se mit à chercher dans ses poches mais il n’y pouvait trouver le papier. Tout en continuant à fouiller dans ses poches, il baisa la main de la comtesse qui entrait, et il regardait autour de lui, inquiet, remarquant évidemment que Natacha, qui ne chantait plus, ne venait pas au salon.

Ma parole, je ne sais plus où je l’ai fourré, dit-il.

— Il perd toujours tout, dit la comtesse.

Natacha entra avec le visage ému, adouci, et s’assit en silence en regardant Pierre. Dès qu’elle entra, le visage assombri de Pierre s’éclaira. Tout en cherchant le papier il la regarda plusieurs fois.

— Vraiment, j’irai à la maison, je l’ai oublié, c’est sûr.

— Alors vous serez en retard pour le dîner.

— Justement le cocher est parti.

Sonia qui était allée dans l’antichambre pour chercher le papier le trouva dans le chapeau de Pierre où il l’avait mis très soigneusement sous la coiffe. Pierre voulut lire.

— Non, après dîner, dit le vieux comte, qui semblait se promettre un grand plaisir de cette lecture.

Au dîner, on but du champagne à la santé du nouveau chevalier de Saint-Georges. Chinchine raconta les bruits de la ville : la maladie de la vieille princesse Géorgienne, le départ de Métivier de Moscou, l’arrestation d’un Allemand amené à Rostoptchine, qui déclara que c’était un champignon (ce qu’avait raconté Rostoptchine lui-même), et ordonna de le relâcher en disant au peuple que ce n’était pas un champignon, mais tout simplement un vieil allemand.

— Oui, on arrête, on arrête, dit le comte. J’ai dit à la comtesse de parler moins en français, maintenant ce n’est pas le moment.

— Le savez-vous ? le prince Galitzine a pris un précepteur russe. Il apprend le russe, dit Chinchine, Il commence à devenir dangereux de parler français dans les rues.

— Eh bien, comte Pierre Kyrilovitch, quand on mobilisera la milice, il vous faudra monter à cheval ? dit le vieux comte en s’adressant à Pierre.

Pierre était silencieux et pensif tout le temps du dîner.

Comme s’il ne comprenait pas, à ces paroles il regarda le comte.

— Oui, oui, à la guerre… Mais non, quel soldat suis-je ! Cependant tout est si étrange, si étrange ! Je ne comprends pas moi-même, je ne sais pas. Je suis si loin des goûts militaires. Mais au temps présent personne ne peut jurer de rien, dit-il.

Après le dîner, le comte s’assit tranquillement dans le fauteuil, et avec un visage sérieux, demanda à Sonia, qui avait la réputation d’une lectrice consommée, de lire.

— « À notre première capitale, Moscou ! L’ennemi, avec des forces considérables, est entré en Russie. Il va ruiner notre patrie bien-aimée, » lisait Sonia de sa voix menue. Le comte écoutait, les yeux fermés, et soupirait à plusieurs passages. Natacha se dressait sur son siège et regardait en face tantôt son père, tantôt Pierre. Pierre sentait son regard sur lui et tâchait de ne pas se retourner. La comtesse, après chaque expression solennelle du manifeste, hochait la tête d’un air fâché et mécontent. Dans toutes ces paroles, elle ne voyait qu’une chose : que les dangers où se trouvait son fils n’étaient pas prêts de prendre fin. Chinchine, en plissant la bouche dans un sourire moqueur, se préparait évidemment à railler à la première occasion : soit la lecture de Sonia, soit les réflexions du comte, même le manifeste à défaut de meilleur prétexte.

Après avoir lu ce qui était dit sur « les dangers qui menaçaient la Russie et les espérances que l’empereur fondait sur Moscou et surtout sur la glorieuse noblesse, » Sonia, avec un tremblement de la voix, causé surtout par l’attention avec laquelle on l’écoutait, lut les dernières paroles : « Mais, sans relâche, nous resterons au milieu de notre peuple, dans cette capitale et dans d’autres endroits de notre pays, pour conseiller et guider toutes nos milices, aussi bien celles qui barrent maintenant la route à l’ennemi, que celles qui seront formées pour le combattre en quelque endroit qu’il paraisse. Que la perte où il a rêvé nous conduire se tourne contre sa tête et que l’Europe délivrée de l’esclavage glorifie le nom de la Russie ! »

— Voilà, c’est ça ! s’écria le comte en ouvrant ses yeux humides ; et, en s’interrompant plusieurs fois par un reniflement, il prononça :

— Que l’empereur dise seulement un mot, et nous sacrifierons tout, nous n’épargnerons rien.

Chinchine n’avait pas encore réussi à placer la plaisanterie préparée à propos du patriotisme du comte, que Natacha bondissait de sa place et accourait vers son père.

— Quel charme, ce papa ! prononça-t-elle en l’embrassant, et, de nouveau, elle regarda Pierre avec cette coquetterie inconsciente qui lui revenait avec l’animation.

— En voilà une patriote ! dit Chinchine.

— Pas du tout patriote, mais simplement… riposta Natacha offensée. Pour vous, tout est ridicule et ce n’est pas du tout une plaisanterie.

— Quelle plaisanterie ! répéta le comte ; qu’il dise seulement un mot et nous irons tous… Nous ne sommes pas des Allemands quelconques…

— Avez-vous remarqué, observa Pierre, qu’il est dit dans le manifeste « pour le conseil » ?

— Eh bien, pour n’importe quoi que ce soit…

À ce moment, Pétia, à qui personne ne faisait attention, s’approcha de son père et, tout rouge, d’une voix tantôt grave, tantôt aiguë, dit :

— Eh bien, papa, je vous demande absolument, et à maman aussi, de me laisser entrer à l’armée, parce que je n’en puis plus… voilà tout.

La comtesse leva au ciel des yeux effrayés, frappa des mains et, s’adressant à son mari :

— Eh bien ! Tu es attrapé !

Mais le comte revenant de suite de son émotion répondit :

— Bon, bon. Me voilà encore un soldat ! Des bêtises, laisse ; il faut étudier.

— Ce ne sont pas des bêtises, papa, Fédia Obolenski est plus jeune que moi et il va aussi partir. D’abord, c’est la même chose. Je ne puis rien apprendre maintenant quand…

Pétia s’arrêta, rougit jusqu’à la chaleur, mais acheva… : quand la patrie est en danger.

— Assez, assez, des bêtises…

— Mais vous avez dit vous-même que vous n’épargneriez rien.

— Pétia ! je te dis de te taire ! s’écria le comte en regardant sa femme qui, toute pâle, tenait ses yeux fixés sur son fils cadet.

— Et moi je vous dis que… Tenez Pierre Kyrilovitch vous dira aussi…

— Des bêtises, te dis-je ! Le lait n’est pas encore sec sur ses lèvres et il veut être soldat.

— Eh bien. Tu sais, je t’ai dit.

Et le comte, en saisissant le papier, probablement pour le relire encore une fois dans son cabinet de travail, sortit de la chambre.

— Piotr Kyrilovitch, eh bien. Allons fumer…

Pierre était confus et indécis. Les yeux de Natacha brillants et animés d’une façon inaccoutumée et qui, certainement, s’adressaient à lui avec plus de tendresse qu’aux autres, l’avaient mis en cet état.

— Non, il me semble… Je partirai à la maison…

— Comment, à la maison ! Vous deviez rester toute la soirée… Et voilà, vous devenez de plus en plus rare ; et ma petite… n’est gaie qu’en votre présence, dit vivement le comte en désignant Natacha.

— Mais j’avais oublié… Je dois être absolument à la maison… des affaires… prononça Pierre hâtivement.

— Eh bien, allez ; au revoir, dit le comte en sortant de la chambre.

— Pourquoi partez-vous ? Pourquoi êtes-vous troublé ? Pourquoi ? demanda Natacha à Pierre en le regardant en face, l’air provocant.

« Parce que je t’aime ! » voulait-il dire. Mais il ne le dit pas, rougit jusqu’aux larmes et baissa les yeux.

— Parce qu’il vaudra mieux pour moi venir plus rarement chez vous… parce que… Non, tout simplement parce que j’ai des occupations chez moi…

— Pourquoi ? Non, dites-le… commença Natacha, mais tout à coup elle se tut. Tous deux effrayés et gênés se regardaient. Ils essayaient de sourire et ne le pouvaient pas. Le sourire de Pierre exprimait la souffrance. Sans rien dire il lui baisa la main et sortit.

Pierre décida en soi-même de ne plus revenir chez les Rostov.