Guerre et Paix (trad. Bienstock)/EI/07

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 266-271).


VII

À l’automne de 1813, Nicolas épousa la princesse Marie et ils allèrent vivre à Lissia-Gorï où Nicolas emmena sa mère et Sonia.

Pendant quatre ans, sans aliéner le domaine de sa femme il paya toutes ses dettes, et, ayant fait un petit héritage d’une cousine il paya aussi ce qu’il devait à Pierre. Trois ans plus tard, vers 1820, Nicolas avait arrangé de telle façon ses affaires d’argent qu’il achetait un petit domaine près de Lissia-Gorï et entrait en pourparlers pour le rachat d’Otradnoié, ce qui était son rêve.

L’exploitation dont il s’occupa d’abord par nécessité, bientôt le passionna tellement qu’elle devint son occupation favorite et presque exclusive.

Nicolas était un propriétaire très simple : il n’aimait pas les perfectionnements, surtout ceux d’importation anglaise alors à la mode ; il se moquait des ouvrages techniques sur l’agriculture, des produits d’usine, des semailles chères et, en général, ne se faisait pas de spécialités ; il avait toujours devant les yeux tout le domaine et non une partie quelconque. Et dans le domaine l’objet principal n’était pas l’azote, l’oxygène de la terre ou de l’air, pas une charrue particulière, un engrais spécial, mais cet instrument principal par lequel agissent l’azote, l’oxygène, l’engrais, la charrue, c’est-à-dire le travailleur, le paysan.

Quand Nicolas commença de s’occuper de l’exploitation, il se mit à en pénétrer les diverses parties ; les paysans attirèrent particulièrement son attention. Le paysan se présentait à lui non seulement comme un instrument de travail, mais aussi comme le but et le juge. D’abord il observa les paysans en tâchant de comprendre leurs besoins, ce qu’ils jugeaient bon ou mauvais, et il feignait de donner des ordres mais en réalité il prenait d’eux des leçons ; de leurs procédés, de leurs paroles, de leurs raisonnements, il apprenait ce qui était bon ou mauvais. Seulement quand il comprit les goûts et les aspirations des paysans, quand il apprit à parler leur langue, quand il comprit le sens mystérieux de leurs paroles, quand il se sentit près d’eux, seulement alors il commença à diriger avec hardiesse, c’est-à-dire à remplir envers les paysans précisément le rôle qu’on exigeait de lui. Et l’exploitation de Nicolas donna des résultats excellents.

En prenant la direction du domaine, Nicolas, d’un coup, sans erreur, par une sorte de don, prenait pour gérant, starosta, intendant, ceux mêmes qu’auraient choisis les paysans, et les chefs qu’ils nommaient n’étaient jamais remplacés. Avant d’étudier la composition chimique de l’engrais, avant d’étudier le « doit et avoir » (comme il disait ironiquement), il apprenait des paysans la quantité du bétail et l’augmentait par tous les moyens. Il ne permettait pas aux familles nombreuses de paysans de se scinder ; les paresseux, les débauchés et les faibles étaient également persécutés et il tâchait de s’en débarrasser.

Pendant les semailles et les récoltes de foin et de blé, il surveillait équitablement ses propres champs et ceux des paysans, et peu de propriétaires avaient des terres aussi bien entretenues et rapportant autant que les siennes.

Il n’aimait point avoir affaire aux paysans attachés à la cour. Il les appelait des « mange-pain perdu », et de l’avis de tous il les gâtait et leur laissait trop de liberté. Quand il fallait donner un ordre concernant un paysan de la cour et surtout quand il fallait punir, il prenait conseil de toute la maison. Mais quand il était possible d’enrôler un domestique au lieu d’un paysan, il le faisait sans hésitation. Dans tous les ordres concernant les paysans il n’éprouvait jamais le moindre embarras : chacun de ses ordres — il le savait — serait approuvé par tous, à une ou deux exceptions près.

Il ne se permettait point d’accabler un homme de travail ou de le punir seulement parce qu’il le voulait ainsi, pas plus qu’il ne se permettait d’alléger du travail ou de récompenser un homme parce que tel était son plaisir. Il n’aurait su dire en quoi consistait la mesure de ce qu’il fallait faire ou ne pas faire, mais en son esprit cette mesure était précise et immuable.

Souvent, en parlant d’un insuccès ou d’un désagrément quelconque, il disait : « Avec notre peuple russe », et il s’imaginait détester les paysans. Mais au contraire, de toute son âme il aimait « notre peuple russe » et ses mœurs, et c’est pourquoi il suivait, dans l’exploitation, la seule voie donnant de bons résultats.

La comtesse Marie était jalouse de cet amour de son mari pour le peuple et regrettait de ne le pouvoir partager : mais elle ne pouvait comprendre le plaisir et l’ennui que lui donnait ce monde particulier, étranger pour elle. Elle ne pouvait comprendre pourquoi il était si animé et heureux quand, levé à l’aube, après avoir passé toute la matinée dans les champs ou le clos, pendant les semailles ou la récolte, il rentrait pour le thé. Elle ne comprenait pas son enthousiasme quand il parlait du riche paysan Matthieu Ermichine qui, avec sa famille, durant toute la nuit avait dressé les meules, tandis que chez les autres rien n’était arrangé. Elle ne comprenait pas pourquoi il était si joyeux et, passant sur le balcon, souriait avec un clignement d’yeux, quand, sur la jeune avoine sèche tombait une petite pluie chaude ou pourquoi, quand le vent emportait des nuages menaçants, durant la fenaison, lui, rouge, bruni, revenant du clos tout en sueur, les cheveux imprégnés de l’odeur des champs, se frottait joyeusement les mains et disait :

— Eh bien ! Encore une journée et tout mon foin et celui des paysans sera rentré.

Elle pouvait encore moins comprendre pourquoi lui, avec son bon cœur, sa hâte de prévenir ses désirs, était presque désespéré quand elle lui transmettait la demande des paysans qui s’adressaient à elle pour être déchargés des travaux, pourquoi lui, ce brave Nicolas, refusait obstinément et lui demandait de ne pas se mêler de ces affaires. Elle sentait qu’il avait son monde à lui qu’il aimait passionnément, un monde soumis à des lois quelconques qu’elle ne comprenait pas. Quand, parfois, tâchant de comprendre, elle lui parlait de son mérite qui était de faire du bien à ses serfs, il se fâchait et répondait :

— Mais ce n’est rien du tout. Je n’y pense pas, et pour leur bien je ne ferais pas ça ! Le bien au prochain ! Tout cela c’est de la poésie et des contes de femmes. Ce qu’il me faut c’est que nos enfants ne soient pas des mendiants. Je dois consolider notre fortune pendant que je suis de ce monde. Voilà tout. Et pour cela il faut de l’ordre, de la discipline, disait-il en serrant son poing robuste. Et sans doute de la justice, ajoutait-il, parce que si le paysan a faim, s’il est nu, s’il n’a qu’un cheval il ne pourra travailler ni pour moi ni pour lui.

Et, probablement parce que Nicolas ne se permettait pas de penser qu’il faisait quelque chose pour les autres, pour la vertu, tout ce qu’il faisait était fructueux. Sa fortune augmentait rapidement. Les paysans voisins venaient lui demander de les acheter, et, longtemps après sa mort, le peuple conserva un souvenir pieux de sa direction : « C’était un maître… D’abord pour le paysan et après pour lui… Et il ne laissait pas s’amuser… En un mot c’était un maître ! »