Guerre et Paix (trad. Bienstock)/EI/04

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 247-251).


IV

Le mouvement des peuples commence à se ralentir. Les plis de la grande ondulation s’élargissent et, sur la mer calmée, se forment des cercles sur lesquels flottent les diplomates qui s’imaginent être la cause de l’apaisement.

Mais la mer calmée tout d’un coup se soulève. Il semble aux diplomates que leurs désaccords occasionnent ce nouvel élan des forces. Ils attendent la guerre entre leurs empereurs. La situation leur semble insoluble. Mais l’onde dont ils sentent le soulèvement ne vient pas d’où ils l’attendent. La même onde se soulève du même point de départ du mouvement : de Paris. Le dernier contre-coup du mouvement de l’Occident se produit, qui doit résoudre les difficultés diplomatiques en apparence insolubles et mettre fin au mouvement militaire de cette période.

L’homme qui a dévasté la France, seul, sans compagnons, sans soldats, vient en France. N’importe quel gardien peut l’arrêter, mais par un hasard étrange, non seulement personne ne l’arrête, mais tous rencontrent avec enthousiasme ce même homme qu’on a maudit la veille et qui sera maudit un mois après. Cet homme est encore nécessaire pour justifier la dernière action commune.

L’action est accomplie.

Le dernier acte est joué. On ordonne à l’acteur de se dévêtir, de se débarrasser du fard et du carmin, on n’a plus besoin de lui. Et quelques années se passent ainsi : cet homme solitaire sur son île, devant soi joue une misérable comédie, intrigue et ment en justifiant ses actes, quand cette justification n’est plus nécessaire, et il démontre à tous ce qu’il était, ce que les hommes prenaient pour la force quand une main invisible le guidait.

Le régisseur, le drame fini, après avoir déshabillé l’acteur, nous le montre : — « Regardez en qui vous croyez ! Le voici ! Voyez-vous maintenant que ce n’est pas lui, mais moi qui poussais tout ? » Mais les hommes, aveuglés par la force du mouvement, de longtemps ne le comprennent pas.

Une conséquence et une nécessité encore plus grandes se trouvent dans la vie d’Alexandre Ier qui fut en tête du mouvement contraire de l’Orient à l’Occident.

Que faut-il à cet homme qui, masquant les autres, se trouvait en tête de ce mouvement de l’Orient à l’Occident ?

Il lui faut le sentiment de la justice, l’intérêt pour les affaires de l’Europe, mais l’intérêt supérieur non obscurci par de mesquines vues, la prépondérance morale sur ses collègues, les empereurs de ce temps. Il faut que la personne soit douce et attrayante, offensée personnellement par Napoléon. Et tout cela est en Alexandre Ier. Tout cela est préparé par les innombrables hasards de toute sa vie passée : l’éducation, les tendances libérales, les conseillers qui l’entourent, Austerlitz, Tilsitt.

Pendant la guerre nationale, ce personnage est inactif puisqu’il n’est pas nécessaire. Mais avec la nécessité de la guerre européenne, au moment voulu il paraît et, unissant les peuples européens, il les mène vers le but.

Le but est atteint. Après la dernière guerre de 1815, Alexandre se trouve au sommet du pouvoir. Comment l’emploiera-t-il ? Alexandre Ier, le pacificateur de l’Europe, l’homme qui, dès sa jeunesse, n’aspire qu’au bien de ses peuples, le premier champion des réformes libérales dans sa patrie, maintenant qu’il semble investi du plus grand pouvoir et par conséquent de la plus grande possibilité de faire le bien de ses sujets, pendant que Napoléon en exil fait des plans enfantins et mensongers sur le bonheur qu’il donnerait à l’humanité s’il avait le pouvoir, Alexandre Ier, après avoir rempli son rôle, sentant sur soi la main de Dieu, tout à coup reconnaît la petitesse de ce pouvoir imaginaire, se détourne de lui, le remet entre les mains d’hommes qu’il méprise et dit seulement :

— Point à nous Éternel, point à nous, mais donne gloire à ton nom ![1] Je suis un homme comme vous, laissez-moi vivre en homme et songer à mon âme et à Dieu.

De même que le soleil et chaque atome de l’éther est une sphère limitée et en même temps n’est que la particule d’un être inaccessible par l’énormité du tout, de même chaque individu porte ses fins en soi, et cependant il les porte pour servir au but général, incompréhensible pour lui.

Une abeille posée sur une fleur pique un enfant et l’enfant craint l’abeille et dit que le rôle de l’abeille est de piquer les hommes. Le poète admire l’abeille qui se plonge dans la fleur et dit que le rôle de l’abeille est de puiser le nectar des fleurs. L’apiculteur ayant observé que l’abeille ramasse le pollen des fleurs et le porte dans la ruche, dit que le rôle de l’abeille est de faire le miel. Un autre qui a étudié de plus près la vie de la ruche dit que l’abeille ramasse le pollen pour nourrir les jeunes abeilles et créer la reine et que son but est la procréation de l’espèce. Le botaniste observe qu’en volant avec le pollen d’une fleur mâle sur une fleur femelle, l’abeille féconde celle-ci et il voit en cela le rôle de l’abeille. Un autre, en observant les variations des plantes, voit que l’abeille y contribue, et il peut dire qu’en cela est le rôle de l’abeille. Mais le but final de l’abeille ne s’épuise ni par l’un ni par l’autre rôle que l’esprit humain peut découvrir. Plus haut s’élève l’esprit humain à la découverte du but, plus est évident pour lui le caractère inaccessible du but final.

L’homme ne peut observer que la concordance de la vie des abeilles avec les autres phénomènes de la vie. Il en va de même avec le but des personnages historiques et des peuples.

  1. Psaume 115. Vers 1er. Paroles gravées sur la médaille commémorative de la guerre de 1812. N. d. T.