Guerre et Paix (trad. Bienstock)/EI/03

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 239-246).


III

Le sens fondamental, principal des événements européens du commencement du dix-neuvième siècle, c’est le mouvement guerrier de masses de peuples européens de l’Occident à l’Orient et ensuite de l’Orient à l’Occident. Le premier signal de ce mouvement fut donné par l’Occident.

Pour que les peuples de l’Occident aient pu réaliser un mouvement guerrier jusqu’à Moscou, il était nécessaire : premièrement, qu’ils formassent un groupe militaire assez fort pour supporter le choc du groupe militaire de l’Orient ; deuxièmement, qu’ils renonçassent à toutes les traditions et habitudes établies ; troisièmement, qu’ils eussent à leur tête un homme pouvant se justifier et les justifier pour les pillages et les meurtres qui devaient accompagner ce mouvement. Et voilà que, à commencer par la Révolution française, se détruit l’ancien groupe, pas assez fort, s’anéantissent les vieilles habitudes et les traditions, et que, peu à peu, se forment un groupe de nouvelles dimensions, de nouvelles habitudes et traditions, et l’homme qui devait être en tête du mouvement futur et porter toute la responsabilité des actes commis, paraît.

Cet homme sans convictions, sans principes, sans tradition, sans nom, pas même Français, par le concours des circonstances les plus étranges, s’avance parmi tous les partis qui troublent la France et, sans s’attacher à aucun, prend la place la plus marquante.

L’ignorance des camarades, la faiblesse et la nullité des adversaires, le cynisme du mensonge, la médiocrité séduisante et présomptueuse de cet homme le placent en tête de l’armée. Les troupes brillantes de l’armée d’Italie, le peu de désir de ses adversaires de se battre, l’audace enfantine et la confiance en soi lui acquièrent la gloire militaire. Une foule de soi-disant hasards l’accompagnent partout : la disgrâce dans laquelle il tombe près des gouvernants français lui est utile. Ses tentatives d’échapper à sa voie ne réussissent pas : la Russie refuse ses services et il ne peut se faire agréer en Turquie. Pendant la campagne d’Italie, plusieurs fois il se trouve à deux doigts de sa perte et chaque fois il est sauvé d’une façon imprévue. Les troupes russes, ces troupes qui peuvent anéantir sa gloire, par diverses considérations diplomatiques, n’entrent pas en Europe pendant qu’il s’y trouve.

À son retour d’Italie, il trouve en France un gouvernement dans cette période de décadence où les hommes qui sont au pouvoir disparaissent inévitablement.

Et, spontanément, se présente à lui l’issue de cette situation dangereuse : une expédition insensée, non motivée, en Afrique. De nouveau, ce qu’on appelle le hasard l’accompagne : l’inaccessible Malte se rend sans coup férir ; les actes les plus impudents sont couronnés de succès. La flotte ennemie qui, ensuite, ne laisse pas passer une seule barque, donne passage à une armée entière. En Afrique, une série de crimes sont commis sur des habitants presque sans armes. Et les hommes qui commettent ces crimes, et surtout leurs chefs sont persuadés que c’est beau et qu’ils font des actes dignes de César et d’Alexandre de Macédoine.

Cet idéal de la gloire et de la grandeur qui consiste à ne rien trouver de mauvais pour soi et à s’enorgueillir de chaque crime en lui attribuant une importance incompréhensible, cet idéal qui doit guider cet homme et ses compagnons se forme en Afrique.

Quoi qu’il fasse, tout lui réussit : la peste l’épargne, la cruauté du meurtre des captifs ne lui est pas imputée à crime. Imprudent jusqu’à l’enfantillage, son départ non motivé et peu noble de l’Afrique, où il abandonne ses compagnons malheureux, lui est compté comme un mérite, et, de nouveau, la flotte ennemie le laisse échapper.

Pendant que, tout étourdi des crimes heureux qu’il a commis, il vient à Paris sans but, prêt à jouer un rôle, cette décomposition du gouvernement républicain qui pouvait le perdre une année auparavant est maintenant arrivée au suprême degré, et la présence de cet homme tout à fait étranger aux partis, ne peut maintenant que le servir.

Il n’a aucun plan, il a peur de tout, mais les partis se cramponnent à lui et exigent sa participation.

Lui seul, avec son idéal de gloire et de majesté formé en Italie et en Égypte, avec l’adoration de soi-même jusqu’à la folie, avec son audace dans le crime, son cynisme dans le mensonge, lui seul peut réaliser ce qui doit s’accomplir.

Il est nécessaire pour cette place qui l’attend. C’est pourquoi, presque indépendamment de sa volonté, et malgré son indécision, l’absence de plan et toutes les fautes qu’il commet, il est entraîné dans la conjuration dont le but est l’accaparement du pouvoir, et la tentative est couronnée de succès. Il est entraîné par force dans l’assemblée des gouvernants.

Effrayé, se croyant perdu, il veut s’enfuir : il feint une syncope, il dit des choses insensées qui devraient le perdre. Mais les gouvernants de la France, autrefois rusés et fiers, sentant que maintenant leur rôle est joué, sont encore plus confus que lui, ne prononcent pas les paroles qu’ils devraient dire pour garder le pouvoir et perdre l’adversaire.

Le hasard, des millions de hasards lui donnent le pouvoir et tous les hommes semblent s’être entendus pour consolider sa fortune. Les hasards forment les caractères des gouvernants français de ce temps qui se soumettent à lui.

Les hasards forment le caractère de Paul Ier qui reconnaîtra son pouvoir, le hasard fait contre lui une conjuration qui non seulement ne lui nuit pas mais consolide son pouvoir. Le hasard lui envoie le duc d’Enghien et le lui fait tuer, en convainquant la foule, par ce meurtre plus que par tout autre moyen, qu’il a le droit parce qu’il a la force. Le hasard fait qu’il réunit toutes ses forces pour faire une expédition en Angleterre, expédition qui lui serait néfaste, mais il ne peut jamais la réaliser, et, par hasard, il tombe sur Mack et ses Autrichiens qui se rendent sans se battre.

Le hasard et le génie lui donnent la victoire sous Austerlitz et, par hasard, tous, non seulement les Français, mais l’Europe entière, sauf l’Angleterre qui ne prend pas part aux événements qui s’accomplissent, tous les hommes, malgré l’ancienne horreur et le dégoût pour ses crimes, reconnaissent maintenant son pouvoir, le titre qu’il s’est donné et son idéal de grandeur et de gloire qui semble à tous quelque chose de beau et de raisonnable.

Comme si elles se préparaient au futur mouvement, les forces de l’Occident, en 1805, 1806, 1807, 1809, s’élancent plusieurs fois vers l’Orient en se fortifiant. En 1811, le groupe qui se formait en France se confond en un corps immense avec les peuples du centre. Avec l’accroissement du groupe se développe aussi la force de la raison d’être de l’homme qui est en tête du mouvement. Pendant la période préparatoire de dix ans qui précède le grand mouvement, cet homme se rencontre avec toutes les têtes couronnées de l’Europe. Les potentats détrônés du monde ne peuvent opposer aucun idéal raisonnable à l’idéal insensé de gloire et de grandeur de Napoléon. L’un après l’autre, ils se hâtent de lui montrer leur nullité. Le roi de Prusse envoie sa femme chercher les faveurs du grand homme. L’empereur d’Autriche regarde comme un honneur de mettre dans son lit la fille des Césars. Le pape, le gardien des rites sacrés du peuple, emploie la religion à l’élévation du grand homme. Ce n’est pas tant Napoléon lui-même qui se prépare à jouer son rôle, c’est tous ceux qui l’entourent qui le préparent à se charger de toutes les responsabilités de ce qui se commet et devra se commettre. Pas d’acte, pas de crime, pas la moindre fourberie qui, aussitôt, dans la bouche de son entourage, ne se transforme en un acte grand. La meilleure fête que peuvent inventer pour lui les Germains c’est la glorification d’Iéna et d Auerstædt.

Non seulement lui-même est grand, mais aussi ses amis, ses frères, beaux-fils, beaux-frères. Tout concourt à le priver du dernier grain de raison et à le préparer à son terrible rôle. Et quand il est prêt, les forces sont prêtes.

L’invasion marche vers l’Orient, atteint son but final, Moscou. La capitale est prise, l’armée russe est anéantie plus que ne l’avaient jamais été les armées ennemies dans les guerres passées, d’Austerlitz à Wagram. Mais, tout à coup, au lieu du hasard et du génie qui, jusqu’à présent, l’ont mené par une série ininterrompue de succès au but prédestiné, paraît une quantité incalculable de hasards contraires, depuis le rhume de Borodino jusqu’aux gelées et l’étincelle qui incendie Moscou ! Et, au lieu de génie, se révèlent une sottise et une lâcheté sans pareilles.

L’invasion rebrousse chemin, s’enfuit, et tous les hasards ne sont plus pour lui, mais contre lui.

Il se produit le mouvement en sens contraire de l’Orient à l’Occident, très semblable à celui de l’Occident à l’Orient. Les mêmes tentatives de mouvement de l’Orient à l’Occident, comme en 1805, 1807, 1809, précèdent le grand mouvement ; le même groupement considérable, la même jonction des peuples du centre au mouvement ; les mêmes hésitations au milieu de la route, la même rapidité à l’approche du but.

Paris, le but final est atteint. Le gouvernement de Napoléon, ses troupes sont anéantis ; Napoléon lui-même n’a plus de sens : tous ses actes sont évidemment misérables et vils. Mais de nouveau se produit un hasard inexplicable : les alliés haïssent Napoléon en qui ils voient la cause de leurs maux. Privé de la force et du pouvoir, convaincu de crimes et de perfidies, il devrait se présenter à eux tel qu’il se présentait dix ans auparavant et une année après : un brigand hors la loi. Mais par un hasard étrange, personne ne le voit tel.

Son rôle n’est pas encore terminé. Cet homme, que dix ans auparavant et une année après, l’on considérait comme un brigand hors la loi, on l’envoie à deux journées de France, dans une île qu’on lui donne, avec une garde et des millions qu’on lui paie pour quelque chose.