Guerre et Paix (trad. Bienstock)/EI/01

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 229-234).

ÉPILOGUE




PREMIÈRE PARTIE


I


Sept années s’étaient écoulées. La mer historique, bouleversée, de l’Europe était rentrée dans ses bords. Elle semblait calmée, mais les forces mystérieuses qui poussent l’humanité (mystérieuses parce que nous ne connaissons pas les lois qui régissent leur mouvement) continuaient d’agir.

Bien que la surface de la mer historique parût immobile, néanmoins l’humanité avançait sans arrêt comme le mouvement du temps. Divers groupes de combinaisons humaines se formaient, se disloquaient. Les causes de la formation et de la dislocation des États, des transformations des peuples, se préparaient.

La mer historique ne se soulevait pas, comme auparavant, en tempêtes allant d’un bord à l’autre, mais elle grondait dans les profondeurs. Les personnages historiques n’étaient pas, comme auparavant, poussés d’un bord à l’autre par les ondes, maintenant ils paraissaient tourbillonner sur place. Les personnages historiques qui, auparavant, en tête des armées, reflétaient les mouvements des masses par des ordres de guerre, de marches, de batailles, reflétaient maintenant ce mouvement par des considérations politiques et diplomatiques, par des lois, des traités…

Les historiens appellent réaction cette activité des personnages historiques.

En décrivant l’activité de ces personnages qui, selon les historiens, fut la cause de ce qu’ils appellent réactions, ceux-ci critiquent sévèrement tous les personnages de ce temps depuis Alexandre et Napoléon jusqu’à madame de Staël, Photius, Schelling, Fichte, Chateaubriand, et ils sont justifiés ou blâmés au point de vue de leur participation au progrès et à la réaction.

Selon leurs récits, la Russie, en cette période, était aussi en réaction et le principal coupable en était Alexandre Ier, ce même Alexandre Ier qui, d’après leurs dires, était l’auteur principal du mouvement libérateur de son règne et du salut de la Russie.

Dans la littérature russe contemporaine, du collégien au savant historien, personne qui ne jette sa petite pierre à Alexandre pour ses fautes pendant cette période.

« Il devait agir comme ça et comme ça ; en tel cas il a bien agi, en tel autre mal. Il s’est très bien conduit au début de son règne et en 1812, mal en donnant une constitution à la Pologne, en formant la Sainte-Alliance, en donnant le pouvoir à Araktchéiev, en encourageant Golitzine et le mysticisme, puis Chishkov et Photius. Il a mal agi en s’occupant des formes extérieures de l’armée, en disloquant le régiment Séméonovky, etc., etc. »

Il faudrait noircir des dizaines de feuillets pour énumérer tous les reproches que lui font les historiens en se basant sur cette connaissance du bien de l’humanité dont ils se croient les possesseurs.

Que signifient ces reproches ?

Les actes qui valent à Alexandre Ier l’approbation des historiens, à savoir les initiatives libérales de son règne, la lutte contre Napoléon, la fermeté qu’il montra en 1812, la campagne de 1813, ne découlent-ils pas des mêmes origines conditionnelles du sang, de l’éducation, de la vie qui firent la personne d’Alexandre Ier ce qu’elle était et desquelles découlent aussi les actes pour lesquels les historiens le blâment ; à savoir : la Sainte-Alliance, le rétablissement de la Pologne, la réaction de l’année 1820 ?

Que lui reproche-t-on principalement ?

Ce n’est pas qu’un personnage comme Alexandre Ier, qui était placé au plus haut degré du pouvoir humain, et, comme un foyer de lumière, éblouissait de tous les rayons historiques concentrés en lui, qui était soumis aux influences les plus fortes du monde des intrigues, des tromperies, de la flatterie, de l’orgueil, inséparables du pouvoir ; un personnage qui sentait peser sur soi, à chaque instant de sa vie, la responsabilité de tout ce qui se faisait en Europe ; un personnage non fictif mais vivant, un homme, avec ses habitudes, ses passions, ses aspirations au bien, au beau et au vrai, ce n’est pas que ce personnage ne fût pas vertueux (les historiens ne lui reprochent pas cela), mais il n’avait pas les aspirations vers le bien de l’humanité, celles qu’a, maintenant, un professeur quelconque, qui, dès sa jeunesse, s’est occupé de la science, c’est-à-dire de la lecture de livres de cours et de copies dans un cahier des extraits de ces livres.

Mais si l’on suppose qu’Alexandre Ier, cinquante ans auparavant, se trompait dans l’idée qu’il se faisait du bien des peuples, on est forcé de supposer de même que l’historien qui juge Alexandre paraîtra, après l’écoulement d’un certain temps, injuste dans son opinion sur ce qui est le bien de l’humanité. Cette supposition est d’autant plus naturelle et nécessaire qu’en suivant le développement de l’histoire, on voit que d’année en année, avec chaque nouvel écrivain le critérium de ce qui est le bien de l’humanité se modifie, de sorte que ce qui d’abord semblait le bien, dix ans après paraît mauvais, ou inversement. C’est peu. Souvent, en même temps, nous trouvons dans l’histoire des opinions tout à fait contraires sur ce qui est mal ou bien. Les uns font un mérite à Alexandre de la constitution donnée à la Pologne, de la Sainte-Alliance, d’autres les lui reprochent.

De l’activité d’Alexandre et de Napoléon on ne peut dire qu’elle fut utile ou nuisible, car nous ne pouvons dire pourquoi elle fut utile, pourquoi elle fut nuisible. Si cette activité déplaît à quelqu’un, c’est parce qu’elle ne concorde pas avec sa conception bornée de ce qui est le bien. Si la conservation de la maison de mon père, à Moscou, en 1812, ou la gloire des troupes russes, ou la prospérité des universités de Pétersbourg et d’ailleurs, ou la liberté de la Pologne, ou la puissance de la Russie, ou l’équilibre européen, ou le progrès européen, si tout cela me semble le bien, alors je dois reconnaître que l’activité de chaque personnage historique avait, outre son but particulier, d’autres buts plus généraux et inaccessibles à moi.

Mais, supposons qu’une prétendue science ait la possibilité de concilier toutes les contradictions et possède pour les personnages historiques et les événements une mesure fixe du bon et du mauvais ; supposons qu’Alexandre ait pu agir tout autrement ; qu’il ait pu, par ordre de ceux qui l’accusent et qui prétendent connaître le but final du mouvement de l’humanité, suivre ce programme de la nationalité, de la liberté, de l’égalité et du progrès (il n’y a pas, semble-t-il, d’autre programme) que les accusateurs actuels lui donneraient, supposons ce programme possible et qu’Alexandre s’y soit conformé, mais alors que deviendra l’activité de tous ces hommes en contradiction avec le gouvernement de ce temps, avec l’activité qui, selon les historiens, était bonne et utile ?

Cette activité ne serait pas, il n’y aurait pas la vie, il n’y aurait rien. Si l’on admet que la vie humaine peut se diriger par la raison, alors la possibilité de la vie se détruit.