Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XV/21

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 226-228).


XXI

Depuis le soir que Natacha avait appris le départ de Pierre et, avec un sourire joyeux et moqueur, avait dit à la princesse Marie : il a l’air de sortir du bain… et le petit veston… et les cheveux coupés…, depuis ce moment quelque chose de caché et d’inconnu à elle-même, mais d’invincible, s’éveillait en elle.

Son visage, sa démarche, son regard, sa voix, tout se modifiait soudain. La force de la vie, l’espoir d’un bonheur qu’elle ne soupçonnait pas en elle se montraient à l’extérieur et demandaient à être satisfaits. Depuis ce jour, Natacha parut oublier tout ce qui lui était arrivé. Pas une seule fois elle ne se plaignit de son sort, elle ne dit pas un mot du passé et ne craignit plus de faire des plans joyeux d’avenir. Elle parlait très peu de Pierre, mais quand la princesse Marie prononçait son nom, une lueur, éteinte depuis longtemps, brillait dans ses yeux et ses lèvres se crispaient en un sourire étrange.

Ce changement qui se produisait en Natacha, d’abord étonna la princesse Marie, et, quand elle le comprit bien, elle en fut attristée. « Ah ! aimait-elle si peu mon frère qu’elle ait pu si vite l’oublier ! » se disait-elle en constatant le changement qui s’était opéré. Mais quand elle était avec Natacha, elle ne lui en voulait pas, ne lui reprochait rien. La force de la vie qui s’éveillait et s’emparait de Natacha était évidemment si involontaire, si inattendue, qu’en sa présence elle sentait n’avoir pas le droit de lui faire le moindre reproche.

Natacha s’abandonnait tout entière et si franchement à ce nouveau sentiment qu’elle n’essayait pas de le cacher, et que maintenant, elle n’était plus triste, mais joyeuse et gaie.

Quand après l’explication, le soir, avec Pierre, la princesse Marie entra dans sa chambre, Natacha la rencontra sur le seuil.

— Il a dit ? Oui ? Il a dit ? répétait-elle.

Et une expression joyeuse et piteuse à la fois, comme si elle eût voulu se faire pardonner sa joie, s’arrêtait sur le visage de Natacha.

— Je voulais écouter à la porte, mais je savais que tu me le dirais.

Si compréhensible et touchant que fût pour la princesse Marie le regard de Natacha, malgré la pitié que lui causait son émotion, au premier moment les paroles de Natacha la blessèrent. Elle se rappela son frère et son amour : « Mais que faire ? Elle est ainsi ! » pensa la princesse Marie ; et, avec un visage triste et un peu sévère, elle raconta à Natacha tout ce que lui avait dit Pierre. En apprenant qu’il se préparait à partir à Pétersbourg, Natacha s’étonna : « À Pétersbourg ! » fit-elle, comme si elle ne comprenait pas.

Mais remarquant l’expression triste du visage de la princesse Marie et en devinant la cause, tout d’un coup, elle se mit à pleurer.

— Marie, apprends-moi ce que je dois faire. J’ai peur d’être méchante. Je ferai tout ce que tu diras… Apprends-moi…

— Tu l’aimes ?

— Oui, murmura Natacha.

— Pourquoi donc pleures-tu ? Je suis heureuse pour toi, dit la princesse Marie qui, à cause de ses larmes, pardonnait tout à fait la joie de Natacha.

— Ça ne sera pas de sitôt, plus tard, mais pense quel bonheur ce sera quand je serai sa femme et toi celle de Nicolas !

— Natacha, je t’ai demandé de ne pas me parler de cela. Parlons de toi.

Toutes deux se turent.

— Mais pourquoi va-t-il à Pétersbourg ? dit tout à coup Natacha ; puis, se répondant hâtivement : Non, non, il le faut ainsi. N’est-ce pas, Marie ? Il le faut…