Gringalette (Recueil)/Les Révoltées de Brescia

Gringalette (Recueil)Librairie des bibliophiles parisiens (p. 95-163).


LES RÉVOLTÉES

DE BRESCIA.



(Récit d’un ancien diplomate)



E n mai 1852 je me trouvais à Géra, chez le prince de Reuss, avec les généraux Haynau et Herbillon. Haynau était célèbre par la manière énergique et cruelle dont il avait conduit la guerre et réprimé diverses insurrections en Hongrie et en Italie. Herbillon avait eu la confiance de Saint Arnaud et du prince président qui, au coup d’État de décembre 1851, lui donna l’ordre de combattre l’émeute au quartier Saint-Antoine.

Par une après-midi charmante nous nous promenions dans les jardins que venait d’arroser une légère ondée matinale ; le soleil en buvait la fraîcheur, fondait les perles suspendues aux branches, répandues sur les pelouses et les feuillées. Nous goûtions avec délices la douceur de l’air quand un cri suivi de gémissements, vint troubler notre plaisir.

— C’est un de mes jardiniers, nous dit le prince, qui est en train de corriger sa petite servante. Il la fouette souvent car elle a un fort mauvais naturel ; elle est aussi insolente et désobéissante que gourmande et paresseuse. Aussi je ne lui reproche point de la châtier ; si on ne lui donnait de temps à autre sur le derrière, cette enfant deviendrait avec l’âge une coquine accomplie. Je vous avouerai que je ne suis point opposé aux châtiments corporels. J’imagine que c’est le seul moyen de mettre en harmonie avec les lois sociales la cruauté inhérente à l’homme. J’ai observé que mon jardinier avait un véritable agrément à trousser les jupons de la petite insubordonnée ; il n’en est pas moins vrai qu’en satisfaisant sa passion il corrige cette fille et lui est utile. S’il avait pris une servante douce et soumise, il aurait tort de la maltraiter ; au contraire avec cette méchante créature il se conduit comme il doit. Par ce choix il justifie son instinct qui, en réalité, n’est nuisible que s’il s’exerce à contre-temps.

« Moi-même je vous avoue que j’ai été parfois aussi cruel qu’amoureux. Il y a quelques années je m’étais épris d’une princesse allemande fort jolie, mais qui montrait une froideur, une insensibilité exaspérantes. Je sus bientôt que si elle paraissait indifférente à mes déclarations, elle entretenait le commerce le plus ignoble avec un de ses valets ; je trouvai un motif pour me plaindre de ce valet et le faire enfermer ; quant à la princesse je la dénonçai à son mari et j’eus le plaisir de voir l’adultère châtiée sous mes yeux, avant un dîner de gala. Dans l’étroit boudoir où je lui fis la confidence, attenant au grand salon de réception, le prince, sans songer à ses invités qui attendaient dans les pièces voisines, déchira la robe et les jupons de l’épouse coupable, et parmi les dentelles et la soie en lambeaux, il brandissait sa canne, un jonc souple, et en cinglait de toutes ses forces les épaules, les jambes, le derrière de la princesse qui courait éperdue autour de la chambre, dont elle cherchait vainement à ouvrir les portes. Quand enfin elle y réussit, ses chairs étaient en sang et l’on put voir sa nudité rouge traverser vivement le grand corridor du palais, traînant après elle les loques d’une toilette de deux mille florins !

« Ce n’était pas un spectacle sans agrément pour un amoureux rebuté. Je vous avoue, toutefois, que j’eusse préféré tenir entre mes bras le corps sans blessure de la belle, mais pour cela il eût fallu lui imposer mon amour, lui faire violence ; il en serait résulté un scandale que je voulais éviter. Je me contentai donc d’assister à la punition de cette grossière amoureuse qui préférait les baisers d’un rustre à une liaison élégante et profitable. À voir ma physionomie impassible, le mari ne soupçonna point que je n’étais rien moins que justicier et que beaucoup plus qu’à son honneur conjugal je m’intéressais aux grâces charnelles de sa femme.

 

— Vous avez agi sagement, monseigneur, dit Herbillon, en vous abstenant d’aimer une femme qui ne vous aimait point. Si elle s’était froidement donnée à vous, vous vous seriez attendri sur elle ; vous n’auriez pas eu le courage ensuite de punir ses trahisons, ses dédains, son indifférence, et le mal que vous auriez épargné à sa chair, elle vous l’aurait fait elle-même à votre cœur.

« L’année dernière j’ai commis une grande sottise. Mes soldats venaient d’enlever la barricade de la rue Tiquetonne. Ils avaient saisi plusieurs gamins de quatorze à quinze ans dont les mains noires de poudre montraient qu’ils avaient tiré sur nous. Mes hommes étaient exaspérés ; ils voulaient passer grands et petits par les armes. Je m’interposai. Les écrivains révolutionnaires ne m’ont point reproché une férocité extrême. Je dis aux soldats : « Faites grâce aux mômes ; ils sont plus bêtes que méchants ; déculottez-les et donnez-leur une fessée un peu rude, qui leur servira de leçon ; c’est tout ce qu’ils méritent. » Ce genre de punition amusa les soldats et les rendit moins cruels. Je ne dis pas toutefois que leurs mains furent douces aux coupables qui en voyant abaisser leur pantalon poussaient des cris indignés comme si on les eût pour toujours déshonorés.

« En procédant à cette exécution d’un genre plus familial que militaire, voilà un soldat qui dit tout à coup : « Ah ! il en a, celui-là, des coussins pour s’asseoir, on n’aura pas besoin de viser avec lui… mais c’est pas Dieu possible ! c’est une fille ! » Je m’approche. C’était en effet une fille, les cheveux ramassés sous une casquette d’ouvrier, culottée et emblousée comme un garçon. Elle avait de beaux yeux vifs, un nez qui flairait les aventures et une bouche charnue ouverte sur les plus jolies dents du monde. Au milieu des mains d’hommes qui la tenait, elle se débattait avec une fureur qui semblait infatigable. « Allons, laissez-la, dis-je aux soldats. Vous n’allez pas vous attaquer aux filles à présent. Je prends celle-ci sous ma protection. » Ils grondaient, et j’eus de la peine à leur arracher leur proie. Sans doute ils eussent fouetté cette petite avec des verges de leur façon.

« Je l’avais confiée à l’un de mes aides de camp, et lorsque je revins à ma garçonnière de la rue d’Alger, je l’emmenai avec moi.

« Elle était blessée et je ne savais pas trop ce que j’allais en faire ; mais la grâce qu’elle conservait dans son costume masculin, en dépit de ses allures d’insurgée, m’avait ému ; je ne pouvais à présent l’abandonner.

« À mon arrivée je la couchai, je lui donnai les premiers soins, et le lendemain un médecin que j’appelai, après un examen sérieux me déclara la blessure de la fillette sans gravité, causé seulement par l’effleurement d’une balle qui avait déchiré la peau sans pénétrer dans le corps. Elle se remit vite ; quelques jours après elle était sur pied.

« Allais-je la renvoyer ? Je ne pouvais m’y décider. À la voir chaque jour je m’étais attaché à elle, à son joli visage, à ses gestes gentils ; il me paraissait difficile de m’en passer. Elle pouvait avoir quinze ou seize ans au plus ; je sentais un ardent désir d’étreindre son corps ; je me décidai à lui demander de rester comme femme de chambre. Jacques, mon valet, lui dis-je, a besoin d’aide dans son service. En réalité ce n’était qu’un prétexte pour la garder.

« Mais ma proposition l’indigna. Être servante ? Elle, Irène Bureau ? Vraiment, que lui demandait-on ? Elle me débita alors des phrases de son catéchisme révolutionnaire. Qui l’avait donc si bien instruite ? À force d’être indiscret je finis par la pousser aux dernières confidences ; elle m’avoua que c’était son ami Charlot qui lui avait fait son éducation. Charlot avait le même âge qu’Irène.

« — Eh bien, lui dis-je, si votre ami Charlot consentait à venir habiter avec vous, consentiriez-vous à rester ici ?

« Elle eut un sourire narquois.

« — Oh ! fit-elle, je sais bien qu’il n’y consentirait pas.

« — N’importe ! répliquai-je, écrivez-lui de venir vous trouver.

« J’avais mon projet qui n’était pas mauvais, comme vous allez le voir, si j’avais eu la constance de l’exécuter complètement. Lorsque Charlot arriva, je le pris à part. Je lui dis comment j’avais recueilli chez moi sa petite amie et que je désirais, s’ils le voulaient bien, les garder chez moi comme domestiques. Leurs gages seraient assez élevés. Mais tout dépendait d’Irène. C’était à lui, Charlot, de la décider.

« Je n’eus pas de peine à remarquer que mon amoureux révolutionnaire tenait bien moins à la gentille Irène et à ses idées politiques qu’à l’argent que je lui offrais, et comme il avait alors sur elle beaucoup d’influence, il l’eut vite décidée à rester.

« — Écoute, lui dis-je, Irène me paraît une excellente fille, mais elle est très jeune, très enfant ; elle a besoin qu’on la surveille et même qu’on l’éduque un peu. Ne me cache rien de sa conduite. Si elle agit bien ou mal, je veux le savoir. Tu me diras chaque soir comment elle se sera comportée dans la journée. Au reste je te paierai pour cette facile surveillance. Si tu me trompes, et je le saurai un jour ou l’autre, je te mets aussitôt à la porte.

« Deux jours ne s’étaient pas écoulés que déjà Charlot me faisait son premier rapport pour lequel je lui donnai un louis de récompense : Irène avait découvert la cave à liqueurs et avait bu tout un flacon d’anisette russe. J’appelai Irène et quand je fus seul avec elle, je lui reprochai sa gourmandise et son vol. Elle mentit.

« — Ce n’est pas moi ! Ce n’est pas moi ! répétait-elle avec des trépignements.

« — Je vois, Irène, dis-je, ce dont vous avez besoin.

« Sans peut-être deviner ce que je lui voulais, elle me laissa rabattre sur ses bottines son pantalon d’ouvrier, mais quand j’eus retroussé sa chemise et qu’elle me vit lever ma cravache, elle eut une rage folle et essaya de lutter avec moi. Je dus lui attacher les mains et alors, malgré les bonds et les contorsions de son corps, malgré les hurlements dont elle remplissait la maison, je lui donnai une cinglade qui lui marbra convenablement la peau.

« Enfin je la laissai aller pleurant, sanglotant, gémissant. Charlot, par la porte entr’ouverte, avait assisté à la correction et riait sous cape d’avoir vu écorcher le derrière de sa bonne amie.

« Pendant deux jours elle se tint à l’écart, triste et boudeuse ; elle n’obéissait aux ordres de Jacques ni aux miens ; elle ne parlait à personne. Le soir du second jour elle s’approcha de moi et me dit très vite comme si elle n’était pas sûre d’elle-même et craignait une seconde plus tard de manquer d’audace :

« — Ce n’est pas Jacques, c’est Charlot qui vous a dénoncé à moi. Eh bien, c’est un fourbe, ce Charlot, je le déteste ! C’est pour boire avec lui que j’ai pris le carafon de liqueur ; et puis il vous vole vos cigares…

« Mais il m’était indifférent qu’elle accusât Charlot et même que Charlot fût coupable de m’avoir volé des cigares. L’important pour moi, c’est qu’Irène et Charlot, d’amoureux fussent devenus des ennemis acharnés. Irène sentait en Charlot un espion et ne pouvait plus le souffrir ; Charlot trouvait son intérêt à dénoncer Irène et il ne l’aimait plus depuis qu’il l’avait vue courber le derrière sous ma cravache. Ce difficile amant la trouvait ridicule.

« Pour consoler Irène je lui commandai de jolis costumes d’homme : un pour la maison, deux pour sortir le jour, et un habillement complet pour m’accompagner le soir au cabaret et aux petits théâtres. J’avais aussi commandé des costumes pour Charlot.

« Le premier soir que nous dinâmes tous trois ensemble dans un salon du Café Anglais, Irène était si séduisante dans son travesti que je ne pus y tenir. Dès qu’on eut servi le champagne, je l’entraînai sur le canapé, et je déboutonnai ses vêtements. Je n’ai pas besoin de dire que ce ne fut pas pour la fouetter. Quelle joie de caresser son ventre lisse et de sentir sous mes mains la plénitude et la cambrure de ses fesses ! Les yeux d’Irène brillaient de plaisir ; ses joues étaient empourprées par le vin, l’émotion de la fête. Je l’embrassais comme un fou et elle me rendait au double mes baisers. Devant nous, Charlot faisait semblant de ricaner, mais au vrai il était furieux contre son ancienne maîtresse.

« Nous recommençâmes plusieurs fois ces dinettes ; nous terminions la soirée au théâtre. Le joli visage d’Irène lui valait des succès de toutes sortes ; des hommes, des femmes lui écrivaient ; beaucoup se trompaient ou feignaient de se tromper sur son sexe. Par ses espiègleries et aussi ses façons coquettes elle provoquait ces déclarations passionnées ; souvent même de notre baignoire, debout ou la tête penchée au dehors, elle répondait aux galanteries par des gestes, des œillades nullement équivoques.

« — Regardez donc Irène, me chuchotait Charlot, en me poussant le coude.

« — Irène, m’écriai-je, tu sais ce qui t’attend au retour.

« Elle me regardait, se rasseyait, et était prise sur son fauteuil d’un grand tremblement. Son derrière, dont la culotte étalait bien l’ampleur, se ramassait et semblait se rapetisser de crainte. Je jouissais vivement de son trouble qui durait tout le temps du spectacle. Cette angoisse augmentait quand nous montions en voiture. À peine rentrés, je la jetais sur un divan, je la faisais tenir par Charlot et après l’avoir à demi déshabillée, je la fessais vigoureusement avec une cravache. Elle criait, sanglotait. Elle se calmait ensuite dans mon lit entre mes bras.

« Elle était devenue tout à fait ma maîtresse ; laissant à Jacques et à Charlot les soins de la maison, elle ne s’occupait plus que de se vêtir et de se promener.

« Un jour Charlot me montra une lettre qu’elle venait d’écrire et qu’elle avait remise à un commissionnaire. Elle répondait à un inconnu et lui donnait un rendez-vous.

« — Qu’est-ce que cette lettre ? dis-je à Irène en colère.

« Elle pâlit, se troubla, mais vite elle eut dominé son émotion ; et, haussant les épaules :

« — Une invention de Charlot, fit-elle. Il me hait parce que je ne l’aime plus. Il a imité mon écriture, ce qui n’était pas difficile puisque c’est lui qui m’apprit à écrire, et qui autrefois me traçait les modèles que je m’efforçais ensuite de bien reproduire.

« Je feignis de me contenter de cette explication, mais je n’étais point rassuré sur la fidélité d’Irène.

« Le lendemain même, j’avais besoin de Charlot pour une commission ; je le sonne, il ne vient pas et Jacques m’apprend qu’il est sorti à la hâte il y a plus d’une heure. Cela me cause une certaine surprise car je lui avais défendu de quitter la maison sans m’en demander la permission.

« J’entre dans mon cabinet de travail pour écrire une lettre ; et là que vois-je ? Irène étendue tout de son long sur le parquet et paraissant évanouie.

« — Ah ! c’est vous, fait-elle, d’une voix éteinte, entr’ouvrant les yeux. Oh ! secourez-moi, sauvez-moi. Je crois que je vais mourir.

« Très effrayé, je la prends dans mes bras.

« — Mais qu’avez-vous, mon enfant, qu’avez-vous ?

« — Oh ! je ne sais pas, je me sens malade… étourdie. Il me semble qu’on m’a donné un grand coup… Ah oui ! C’est lui… Charlot.

« Sa tête retombe comme si elle n’avait plus la force de parler et qu’elle fût sur le point de perdre connaissance, mais un moment après elle revient à elle, elle me parle de nouveau.

« — J’étais là, dans ce fauteuil, quand Charlot est entré avec vos clefs. Il a ouvert le petit meuble. Comme il prenait des billets de banque, je me suis élancée sur lui : « Tu ne feras pas cela devant moi, je ne le permettrai pas ! » Alors il m’a donné sur la tête un coup terrible qui m’a jetée à la renverse, et je ne sais plus ce qui est arrivé.

« Avec l’aide de Jacques je transportai Irène sur son lit, je fis venir un médecin, qui trouva que le coup avait pu être donné avec violence mais qu’il n’aurait pas de suites, et que la victime ne s’en ressentirait nullement. Rassuré, j’allai inspecter mon secrétaire et j’eus l’ennui de constater le vol qu’Irène venait de m’annoncer : deux mille Francs avaient disparu de mon secrétaire.

« Le lendemain Irène était remise de son étourdissement et toute radieuse. Je ne l’avais jamais vue si gaie. Comme nous étions à déjeuner, Charlot, à ma grande surprise, revint. Il me dit que la veille, une lettre où on lui annonçait la mort de son père l’avait fait quitter brusquement la maison, mais qu’au moment où il allait prendre le chemin de fer pour se rendre dans sa famille et assister à l’enterrement, il avait rencontré par hasard un de ses parents qui lui avait donné des nouvelles de son père qu’il venait de voir, qui était à Paris et se portait à merveille.

« — Cette histoire m’intéresse peu, m’écriai-je, mais veux-tu me dire ce que tu as fait de mes deux mille francs ?

« Il écarquilla les yeux et parut plus étonné encore que je ne l’avais été de son retour.

« — Vos deux mille francs ? balbutia-t-il.

« — Oui, mes deux mille francs, qu’en as-tu fait, coquin, voleur ! Je vais te faire arrêter.

« — Mais, s’écria-t-il, je ne vous ai jamais rien pris, je vous le jure, mon général, je vous le jure sur la tête de mon père !

« Sans prendre garde à ses protestations je dis à Irène d’envoyer Jacques chercher des sergents de ville.

« Alors il comprit qu’il perdait sa peine à vouloir me convaincre ; voyant Irène se lever il tourne les talons et, sans qu’il me soit possible de l’arrêter, traverse en courant le corridor, le vestibule ; quelques secondes après il était dehors, au loin. Jacques essaya inutilement de le rattraper.

« — La vue de cet homme me fait mal, me dit alors Irène. Elle était toute pâle et j’entendais battre son cœur.

« — Sois tranquille, ma chérie, nous le retrouverons et nous le ferons mettre dans un endroit d’où il ne sortira plus pour t’ennuyer.

« Ce jour-là j’étais invité à l’Élysée et, comme j’avais à faire auparavant quelques visites officielles, je me mis de bonne heure en uniforme : je ne devais rentrer que fort tard à la maison. Par hasard je n’avais pris qu’une paire de gants ; il m’en fallait d’autres pour me présenter devant le prince. Je rentrai chez moi. Ah ! quelle surprise m’y attendait !

« Dans mon lit j’aperçus Irène à demi déshabillée et toute découverte auprès d’un homme dont elle ne laissait voir, dans sa posture, que les jambes et les bras, mais au juron que je proférai, l’homme se souleva du lit et me montra la figure effarée de mon aide de camp. Avec quelle colère je me jetai sur le couple ! Je saisis le ceinturon de mon amoureux pour les cingler, et je les frappai à tour de bras. La tête dans l’oreiller, Irène hurlait comme une chienne. Quant à son complice, il se sauva en chemise dans la rue ; je lui lançai par la fenêtre son sabre, son shako, ses bottes, sa culotte. Il dut se rhabiller dans une allée. Je revins à Irène ; après lui avoir donné des coups de cravache par le visage et lui avoir botté le derrière de la bonne façon, je la fis dégringoler mon escalier et je la jetai à la porte avec une jupe et une blouse sur les bras. J’étais comme affolé de ce qui venait de m’arriver ; j’étais si sot, si naïf que j’avais fini par avoir confiance dans cette fille ; j’avais beau être jaloux, je ne m’imaginais pas qu’elle pût me tromper.

« Je regrettai bientôt d’avoir traité si durement Charlot. Je retrouvai l’un de mes billets de mille francs dans un coffret d’Irène, et, dans son buvard, le brouillon de la fausse lettre qu’elle lui avait envoyée pour lui annoncer la mort de son père et le tenir éloigné de la maison au moment où elle l’accuserait de m’avoir volé. Ainsi elle avait inventé toute cette mise en scène de l’évanouissement pour m’émouvoir ! Tant d’astuce me paraissait inconcevable ; j’étais surtout désespéré qu’elle m’eût trompé avec un officier, avec un des miens. Une pareille trahison m’était doublement douloureuse.

« — Ah ! me disais-je, pourquoi n’ai-je pas laissé cette créature aux mains de mes soldats, le 3 décembre ! Quand ils lui auraient déchiré son derrière de voleuse, quand ils l’auraient violée, ne valait-il pas mieux qu’elle subit tous les outrages et qu’elle ne vînt pas déshonorer mon uniforme, en me donnant des façons de niais et d’amoureux transi.

« Pourquoi n’ai-je pas été cruel ! Pourquoi me suis-je laissé attendrir ?

 

« — Mais, fit Herbillon après une pause et en essuyant une larme, c’est assez de regrets.

Et se tournant vers Haynau :

— À vous, général, à vous de nous conter vos exploits de guerre et d’amour.

— Permettez-moi un aveu, répliqua Haynau. Je ne conçois pas que dans nos relations avec une femme nous oubliions notre orgueil plus que notre plaisir. Monseigneur, dans l’aventure qu’il a bien voulu nous faire connaître, s’est souvenu surtout de son autorité : je ne puis lui donner tort. Vous, Herbillon, il me semble qu’à la mode de nombre de vos compatriotes, après avoir affecté de traiter votre petite prisonnière en conquérant, vous l’avez laissée devenir un peu trop votre maîtresse. Vous vous êtes placé dans un état d’infériorité fâcheux à l’égard de vos subordonnés qui n’ignoraient pas vos façons d’agir ; le prince, lui, s’est seulement privé d’une jouissance. Je ne prétends pas m’offrir en exemple, mais je crois avoir réussi quelquefois à contenter mes désirs d’homme sans rien perdre de mon prestige sur mes soldats et mes officiers qui, soyez-en persuadés, connaissent la vie privée de leur chef et lui refusent, dans les circonstances périlleuses, pleine obéissance, lorsqu’ils savent qu’il a faibli ou s’est rendu le moins du monde ridicule devant une femme.

Je vais vous dire ce qui m’est arrivé à Brescia en avril 1849.

D’abord je tiens à me justifier des reproches que m’ont lancés les journalistes révolutionnaires. À les entendre nul bourreau n’a surpassé mes cruautés ; je ne suis pas un homme, mais un monstre. Ces messieurs eussent voulu me voir panser les blessés et soigner les malades italiens, comme si j’étais un médecin ou une sœur de charité !

Je suis général, aux ordres de Sa Majesté l’empereur d’Autriche ; mon devoir était d’obéir à mon souverain qui me commandait de pacifier ses états par les moyens les plus rapides et en épargnant autant que je pourrais la vie de ses soldats. Il me fallait choisir entre l’armée dont j’avais le soin et les bandes des insurgés qui s’attaquaient au pouvoir de mon maître. Quant aux représailles dont j’ai usé à l’égard des rebelles, les Français, durant la guerre d’Espagne, les Russes, durant la guerre de Pologne, m’en ont donné l’exemple ; elles sont inévitables dans ces luttes de partisans ; après un assaut pareil à celui de Brescia, où chaque rue avait une barricade, où chaque maison était une forteresse, mes troupes se seraient révoltées si je leur avais demandé d’être miséricordieuses ; elles étaient exaspérées par une résistance aussi farouche, aussi meurtrière ; elles avaient soif de vengeance.

On me reproche surtout, je le sais, d’avoir été impitoyable pour les femmes ; mais si, comme moi, on les avait vues prêcher l’assassinat, si on avait découvert leur complicité dans plusieurs empoisonnements d’officiers autrichiens, on s’abstiendrait de me blâmer. J’ai évité d’ailleurs presque toujours de les condamner à mort, les regardant comme des enfants qu’il faut plutôt punir que supprimer. Les fusiller est un mauvais moyen de leur faire expier un crime ; la plupart en apprenant leur sort perdent connaissance ; on n’exécute que des cadavres. Au contraire, frapper leur orgueil, humilier leur beauté, dégrader, endolorir leurs chairs précieuses, voilà un châtiment sûr et que je ne me fis point faute de leur infliger

Mais ce n’est point mon apologie que vous souhaitez entendre. Voici donc, sans plus tarder, l’aventure que je vous ai promise.

Je venais seulement d’entrer à Brescia.

À peine m’étais-je installé, avec mon état-major, à la maison de ville qu’un jeune homme fort élégamment vêtu vint se présenter devant moi. Assez bien fait, il avait un de ces jolis visages un peu efféminés dont Raphaël nous a laissé le portrait. Il me dit sans préambule :

— Son Excellence désire-t-elle connaître le nom des conspirateurs ?

— Quels conspirateurs ? lui demandai-je.

— Ceux qui ont juré d’anéantir l’armée autrichienne. Son Excellence ne doit pas croire qu’elle en a déjà fini avec Brescia ?

— Je ne le pense pas non plus, répliquai-je, et je fais bonne garde. Mais, comment sais-tu qu’il y a une conspiration ?

— J’ai surpris le secret d’un des conjurés.

— Tu es donc un traître ou un espion ?

— Ni l’un ni l’autre.

— Un délateur en tout cas !

— Je n’ai qu’un moyen de me venger.

— Enfin quel est ce secret ?

— Je ne puis pas le dire.

— Tu attends que je te donne de l’argent. Prends garde plutôt que je te fasse fusiller ?

— Je ne dirai pas ce secret, parce que je n’en sais que ce que je viens de vous apprendre ; il y a un complot ; quel est ce complot ? je l’ignore ; mais je connais le nom de la personne chez qui se réunissent les conjurés.

— Nomme-la donc.

— Emma Camporesi. Elle habite Contrada della Palata.

— C’est bien. Reviens demain au Municipe, et si tu n’as pas menti, tu auras ta récompense : tout service en mérite une, quoique j’aie pu dire tout à l’heure…

— Oh ! fit-il, je ne veux aucune récompense. Il suffit à mon plaisir d’être vengé.

J’eus lieu de voir, dans la suite, que ce mépris de l’argent, comme il arrive en pareils cas, n’était nullement sincère.

Cependant mon jeune homme s’éloigna et, absorbé par l’installation de mes troupes, je ne m’inquiétai point de sa dénonciation. Souvent on m’en a fait de semblables dont je reconnaissais bientôt la fausseté et qui n’étaient inspirées que par la cupidité ou un besoin servile de montrer du zèle au vainqueur. J’avais même tout à fait oublié le personnage et sa démarche quand le soir, en dînant avec les principaux officiers de l’armée, je sentis l’enivrement féroce qu’on éprouve en quittant les champs de bataille, cette griserie du sang où l’on oublie les fatigues de la lutte et où on sent naître, violent et terrible, le désir de l’étreinte comme si du carnage s’élevait un appel vers la vie. Mes compagnons, jeunes, ou dans la force de l’âge, subissaient, comme moi, cette ivresse. Au-dessus des verres on entendait à chaque instant se croiser les mêmes mots prononcés par cent voix différentes : « Les femmes… Les filles de Brescia… Ces putes-là !… Il paraît qu’il y en a de jolies… J’ai vu une frimousse tout à l’heure en sortant du Municipe… » Et toujours revenaient dans la conversation les mots de femme, de fille, de créature.

Soudain le colonel Zichy dit à son voisin :

— Il y a dans cette ville une très belle courtisane : Emma Camporesi.

Je me souvins du jeune délateur.

— C’est, prétend-on, m’écriai-je en souriant, un de nos plus terribles adversaires.

— Allons donc !

— Il n’y a qu’à l’envoyer chercher : nous apprécierons.

J’avais inscrit l’adresse d’Emma. J’envoyai une lettre fort galante que je fis porter par l’ordonnance du colonel Zichy. J’invitais la dame à venir boire du champagne le soir même en notre compagnie. La demande était peut-être un peu brusque, mais j’avais observé qu’en Italie, d’ordinaire, les princesses d’amour, même les plus huppées, ne se choquent point de façons vives et gaillardes.

L’ordonnance revint bientôt. Emma se trouvait à l’adresse indiquée. Elle habitait, au dire de notre soldat, un vieux palais très luxueusement meublé ; l’abord majestueux, mais le visage gracieux et joli, elle ne mentait point à sa réputation. Seulement ce friand morceau n’était point pour notre bouche.

— Madame, nous dit l’ordonnance, a fait répondre qu’elle refusait d’assister à une fête donnée par les ennemis de sa patrie. Il ne lui convient pas, a-t-elle ajouté, de se réjouir au moment où l’Italie est en deuil.

— Peste ! m’écriai-je, si nous avons affaire à des héroïnes, nous n’avons pas fini !

— Voulez-vous la voir ? ce n’est pas difficile !

La personne qui venait de parler ainsi était une femme grande, blonde et rose, aux hanches fortes, aux yeux gris, aux traits fins, le type de ces beautés du Nord qui vous charment d’autant plus qu’on a goûté longtemps aux méridionales langoureuses, dont l’amabilité facile mais commune du visage, le corps d’ordinaire mal fait, à la taille longue et aux jambes courtes, vous lassent bien vite.

— Est-ce que cette dame est entrée par le plafond ? demandai-je à Schwab.

— Mais non ! répondit Schwab, vous n’avez pas vu la tête de Hartmann quand il l’a amenée à son bras ?

— Est-ce donc sa maîtresse ?

— Vous savez bien, me répliqua Schwab, que Hartmann n’a pas une fortune à s’offrir une pareille femme.

J’examinai la nouvelle venue ; sa toilette d’une élégance recherchée, surtout les diamants de ses bracelets et de ses bagues, et les joyaux splendides qui étincelaient dans ses cheveux, qui chargeaient son cou et sa poitrine, tout annonçait en elle une femme qui met un haut prix à ses faveurs.

— Pourriez-vous nous amener votre amie, madame ? lui demandai-je.

— Oh ! ce n’est point mon amie, se hâta-t-elle de répondre, mais je vous l’amènerai tout de même.

— Vous aurez de la peine !

— Et pourquoi donc ne viendrait-elle pas où je vais bien, moi ? Ne suis-je pas aussi riche et aussi distinguée que cette demoiselle ?

— Vous n’êtes sans doute pas une italienne ?

— Par bonheur ! N’importe ! elle viendra, qu’elle le veuille ou non.

— Vous avez l’air de lui en vouloir. Seriez-vous jalouse ?

— Moi, jalouse d’elle ? Ah ! ce serait drôle par exemple. Si je n’habite pas, comme elle, un palais, mes amants sont plus riches que les siens, sans compter que j’ai une autre tournure !

Elle se cambrait et nous voyions se dessiner au milieu des fines batistes sa gorge aux pommes hautes et fermes et, sous la jupe serrée, les fesses amples et magnifiques.

— Avouez que vous avez une petite rancune à satisfaire.

— Certes ! répliqua-t-elle, je déteste cette femme, je la déteste à mort.

— Mais tout le monde a donc pour elle de la haine ?

Elle me regarda d’un œil interrogateur. Je lui contai la visite que j’avais reçue dans l’après-midi.

— Ah ! ah ! fit-elle, je sais : c’est Casacietto, son ancien amant ou plutôt son maq…

— C’est qu’il n’a pas l’air du tout de lui vouloir du bien !

— Je vous crois ! il s’imagine que la signora a un préféré, qui n’est pas lui, simplement parce que la Camporesi depuis quelque temps ne lui donne plus de galette et devient avare. On raconte qu’elle met de l’argent de côté pour qu’on lui dise des messes après sa mort.

— Vous êtes méchante. Que vous a-t-elle donc fait ?

— Une petite chose que je ne lui pardonnerai jamais… Elle m’a battue quand je servais chez elle.

Elle fit cet aveu avec une sorte de fierté qui surprit tout l’entourage.

— Eh bien oui ! dit-elle, j’ai été servante. Cela ne m’empêche pas d’être la maîtresse de ceux que je choisis pour m’adorer… Tenez, ce grand blanc qui est là, devant moi, avec sa poitrine couverte de plaques et de rubans, il sera à mes pieds quand je voudrai.

C’était à moi qu’elle s’adressait.

— Doucement, doucement, ma fille, lui dis-je en lui pinçant le derrière et je la secouai un peu rudement.

— Voulez-vous me lâcher, criait-elle en se débattant.

L’ancienne servante reparaissait toute dans ses façons grossières qui étaient en violent désaccord avec sa beauté gracieuse et l’élégance de sa toilette d’une richesse trop éclatante, mais pourtant de coupe et de nuances harmonieuses.

— Savez-vous que nous sommes les maîtres, dis-je, et que nous pouvons vous forcer à nous obéir ?

Changeant alors subitement de ton, elle prit une attitude câline, une voix caressante et mielleuse, où il y avait pourtant comme un arrière-goût d’ironie.

— Pourquoi prétendez-vous me contraindre, susurrait-elle, quand je suis toute aux ordres du vainqueur de Brescia ? Esther Bettington, dont la mère était autrichienne, est une admiratrice du général Haynau. Tout à l’heure je voulais plaisanter. Je sais bien qu’on n’est point la maîtresse du général, mais son humble servante. Que me commande votre Excellence ?

— Ce que vous désirez vous-même, ma charmante Esther Bettington, répliquai-je, radouci. Nous voudrions voir comment votre beauté efface toutes les grâces si vantées de la Signora Camporesi.

— Je vais m’empresser de vous satisfaire. J’ai justement une lettre de Casacietto qui lui donne rendez-vous dans cette salle. Je vais envoyer porter cette lettre par une femme de chambre que la Camporesi ne connaît pas pour qu’elle vienne ici sans défiance.

— Vous croyez qu’elle viendra ?

— Je n’en doute pas. Dès que son Casacietto l’appelle, elle accourt. Et l’imbécile s’imagine qu’elle ne l’aime plus ! Il est vrai qu’elle n’a plus pour lui ses prodigalités d’autrefois. Aussi lui ai-je conseillé d’irriter un peu son amour et sa jalousie afin de la rendre plus généreuse. Les amours trop confiantes deviennent égoïstes… Mon Casacietto lui donne donc aujourd’hui, à cette maison de ville, un rendez-vous auquel il ne viendra point.

— Mais pourquoi l’accuse-t-il de conspirer contre nous ?

— Par intérêt. Il espère obtenir ainsi une double récompense, de vous, pour l’avoir dénoncée ; d’elle pour l’avoir sauvée, car il croit à son innocence et pense qu’après quelques jours de prison il sera facile d’obtenir sa mise en liberté. Il compte, pour cette grâce, sur sa parenté avec une dame qui accompagne l’armée autrichienne, épouse de la main gauche d’un colonel… mais je dois être discrète.

— Et vous pensez sans doute, comme Casacietto, que la Signera Camporesi n’est pas coupable ?

— Je pense tout au contraire qu’elle est l’instigatrice du complot formé à Brescia pour massacrer les troupes autrichiennes. C’est moi qui ai dit à Casacietto d’aller la dénoncer, laissant croire à ce niais qu’il n’y avait à cela nul danger pour sa maîtresse et du profit pour lui-même.

— Mais parlera-t-elle ?

Esther Bettington eut un atroce sourire.

— Vous savez, mieux que moi, dit-elle, les moyens de la rendre bavarde.

— Envoyez-lui donc porter la lettre de Casacietto !

Esther aussitôt prit un papier dans son corsage, et le remit à l’ordonnance de Zichy pour sa domestique. La salle devint alors presque silencieuse. Malgré le vin bu en abondance, l’excitation des batailles récentes, du danger proche, et la vue de cette belle fille dont la personne n’avait rien de pudique, l’idée de cette Emma Camporesi nous avait rendus anxieux. Seul le colonel Hartmann, fier d’avoir amené Esther, ne cessait de chuchoter des plaisanteries à l’oreille de sa prétendue conquête, qui, assise sur le bord de la table, l’air indifférent, les yeux distraits, les accueillait par un petit rire de politesse, en s’éventant de son mouchoir parfumé.

Une heure se passa dans cette attente. Nous entendîmes un pas vif monter l’escalier.

— Je suis sûre que c’est elle, dit Esther en prêtant l’oreille, éloignez les lumières : cela vaudra mieux. Elle n’entrerait pas ici. Vous les rapporterez ensuite.

Les ordonnances emportèrent les candélabres de la salle qui demeura dans une pénombre. Une petite lampe qui brûlait dans l’escalier glissait seulement par la porte entrebâillée une mince lueur. Esther se couvrit le visage de sa sortie de bal et s’avança sur le palier ; puis contrefaisant sa voix :

— Vous cherchez sans doute Casacietto, Madame, dit-elle ; il va venir à l’instant. Il m’a prié de vous dire de l’attendre dans cette salle.

Emma Camporesi, la figure voilée, entra, suivie d’Esther. Aussitôt on rapporte les candélabres et on ferme les portes. Emma aperçut les officiers attablés, Esther qui avait rejeté sa sortie de bal et moi qui m’avançais vers elle pour lui faire les honneurs de la fête.

— C’est une indignité, s’écriait-elle, un pareil guet-apens !… C’est toi, coquine, lança-t-elle à Esther, c’est toi qui m’as attirée ici !

— Il m’a semblé, ma chère Emma, répliqua Esther, qu’on ne pouvait se réjouir à Brescia en votre absence.

— Ce n’est pas le moment de se réjouir, dit Emma, mais de se lamenter.

— Voilà des paroles bien graves, signera, répondis-je, pour une bouche aussi jeune.

Je la regardai. Sans être petite elle avait la taille courte et assez forte ; un visage aux grâces mignonnes, gentilles, presque enfantines, contrastait avec l’embonpoint naissant de son corps. Elle portait une mantille à l’espagnole et une jupe de satin noir ; aucun bijou, sauf une broche ornée d’une grosse émeraude dont les feux verts étaient pour ses amis un symbole d’espérance.

— Qu’on me laisse partir ! s’écria-t-elle comme mes officiers s’étaient approchés d’elle et l’entouraient. Qu’on me laisse partir ! Je ne veux pas rester ici une minute de plus.

— Et pourquoi êtes-vous venue, cara signora ?

— Un doux cœur et une bourse plus douce encore sans doute l’attendaient ici, chuchota Esther.

— Taisez-vous ! répliqua Emma indignée, si je me suis donnée, c’est librement et à un italien.

— Si distingué que soit votre ami, madame, dit le colonel Zichy sérieusement, les officiers qui vous entourent ne lui cèdent en rien en noblesse. Vous avez ici devant vous les représentants de la meilleure aristocratie autrichienne, et vous pouvez faire un choix parmi eux, j’imagine, sans vous croire déshonorée.

— F… moi la paix, s’écria Emma, et laissez-moi sortir.

Je crus qu’il était temps d’intervenir.

— Si vous avez refusé, dis-je, une invitation qui vous était adressée avec courtoisie, du moins vous ne vous déroberez pas à mon interrogatoire.

Elle me regarda et pâlit. Elle vit que je n’avais nulle intention de plaisanter.

— Je sais, continuai-je, qu’on se réunit chez vous en secret, pour des desseins qui n’ont rien d’amoureux ni de divertissant. Pourriez-vous nous en faire part ? Pourriez-vous nous nommer quelques-uns de ces mystérieux affiliés ?

Elle eut un tremblement, mais reprit d’une voix ferme.

— Je ne vous dirai rien. Je ne vous dirai rien parce que je n’ai rien à vous dire.

— Vous oubliez qu’on peut vous faire parler.

— Vous pouvez seulement me faire fusiller.

— Oh ! oh ! ma chère, décidément vous étiez née pour la tragédie. Quel malheur que je goûte peu ce genre, et que je préfère le comique, qui, j’en suis sûr, vous divertit beaucoup moins. Vous faire fusiller ? faire fusiller la plus belle femme de Brescia ? Dieu m’en garde. L’Autriche se reprocherait une pareille cruauté ; elle tient seulement à justifier au moins une fois le nom que vous lui donnez si fréquemment : «  L’Autriche n’est pas une mère, dites-vous, c’est une marâtre. » Or une marâtre, avouez-le, est bien excusable si à une fille toujours en révolte elle administre à la fois une copieuse fessée. Ce châtiment est peut-être moins décoratif qu’une fusillade, mais il est aussi plus bénin et il aurait pour nous de plus sérieux avantages. Nous ne voulons pas votre mort, chère madame, mais des aveux, des aveux sincères. Hein, dites-moi, belle signora Camporesi, que penseriez-vous d’une fessée, d’une fessée administrée d’une main un peu rude, mais juste ?

Emma Camporesi avait peine à se soutenir.

— C’est cela ! qu’on lui donne la fessée ! s’écria Esther en applaudissant.

— Oui ! oui ! qu’on la fouette ! qu’on la fouette ! rugirent les officiers.

— Vous entendez, chère amie ! dis-je, vos hommes politiques soutiennent l’excellence du suffrage universel ; vous accepterez donc une sentence qui a reçu une approbation aussi générale.

Emma tomba à mes pieds.

— Je supplie votre Excellence !… faites-moi grâce, laissez-moi me retirer sans outrage. Vous êtes un homme brave ; vous devez avoir la générosité des soldats et ne pouvez prendre plaisir à déshonorer une femme !

— Vous déshonorer, ma chère ? mais je n’en ai nullement l’intention. Est-ce que votre maman, ou votre institutrice vous déshonoraient en vous corrigeant ? Vous n’allez pas vous calomnier en vous proclamant trop vieille pour avoir le fouet, je suppose. Il me semble en vous regardant que vous sortez du pensionnat. Ne vous plaignez donc pas si je vous traite en pensionnaire. C’est un hommage que je rends à votre jeunesse.

— Grâce ! pitié ! répétait la malheureuse Emma en étreignant mes jambes.

— Allons ! m’écriai-je. En voilà assez !

Et faisant signe à des ordonnances qui étaient là pour nous servir les rafraîchissements et les liqueurs.

— Saisissez-la, dis-je, entraînez-la jusqu’au fauteuil ; vous la forcerez de s’agenouiller sur les bras où vous l’attacherez par les pieds ; l’un de vous lui inclinera le haut du corps sur le dossier tandis qu’un autre, par derrière, lui tiendra les mains.

L’ordre s’exécute malgré la fureur d’Emma qui ne suppliait plus, mais luttait désespérément comme un animal affolé. Enfin elle est liée sur le fauteuil.

— Allez donc, dis-je à Esther, ils vont lui déchirer ses jupes.

— Oh non ! répond-elle, avec une moue, en s’évantant de son mouchoir parfumé, je craindrais ses mauvaises odeurs ; je l’ai approchée de trop près ; je sais comment elle soigne ses dessous.

— Comme je regrette, ma chère, fis-je à Emma en prenant un air apitoyé, comme je regrette que votre femme de chambre ne soit pas là pour vous déshabiller.

À ce moment elle poussa un cri de rage ; ses jupons de soie craquaient ; et on lui relevait sa chemise sur les épaules. Les officiers poussèrent des « och ! och ! » de plaisir. Pour moi j’étais à la fois surpris et amusé que cette petite tête mignonne et sérieuse de fillette pût appartenir à la même personne que cette croupe vraiment monumentale.

Jamais femme n’eut plus de honte. Emma, paraît-il, avait posé autrefois devant des peintres idéalistes fort épris de sa figure virginale et ingénue, mais que choquait le développement de ses charmes inférieurs. Ces artistes lui avaient persuadé que ses hanches et ses fesses n’étaient pas en harmonie avec le reste de sa personne. Aussi, sans parler de l’effroi qu’inspirait à cette courtisane douillette l’idée d’une peine physique, c’était déjà pour elle un supplice atroce de subir ce déshabillage et d’être contrainte d’étaler aux yeux d’une centaine d’hommes, cette partie de son corps qu’elle croyait imparfaite et qu’elle dérobait même à ses amoureux.

— Voilà donc les grâces qui ont passionné l’Italie, s’écria Hartmann.

— Je ne sais, dit Esther, si divulguées, elles ne perdront pas de leur valeur et si demain on paiera comme hier cent florins pour les voir.

— Les galants suivront notre exemple désormais et s’en offriront le spectacle gratuit.

— À moins qu’ils ne les jugent trop connues pour leur plaire.

Réduite à l’humiliation extrême, la Camporesi qui n’avait plus rien à ménager, retrouvait ses libertés anciennes de fille publique pour insulter et braver ses bourreaux. Et elle lançait les pires grossièretés à l’adresse de l’empereur, des officiers, de moi-même.

— Ah ! fi donc, ma chère, disait Hartmann, on m’avait vanté vos talents de cantatrice, mais je croyais que vous les manifestiez d’une autre façon.

— Allons, dis-je aux ordonnances, prenez vos sangles, et qu’on se mette à la fouetter vigoureusement.

Sous les cinglons des soldats, des pois de pourpre apparurent sur les chairs qui nous étaient offertes, puis des raies sombres ; bientôt la croupe de la Camporesi fut pareille à une grande compote de fraises, d’un rouge violacé. Elle retenait ses cris ; mais la douleur fut plus forte que son courage ; à une cinglade plus coupante, des hurlements montèrent de sa gorge, suivis de rugissements, et les injures alternèrent avec les supplications.

Je me penchai vers elle :

— Consentirez-vous maintenant à parler, à nommer vos complices ?

Sans me répondre elle se mit à pousser des gémissements.

— Arrêtez un instant, commandai-je aux ordonnances ; déliez-la et donnez-lui un verre de champagne. Si tout à l’heure elle refuse de faire des aveux, vous recommencerez à la sangler.

Elle avait un moment de répit. Comme l’endolorissement de ses fesses ne permettait pas de l’asseoir sur le fauteuil, on la coucha sur des coussins. Elle eut beaucoup de peine à boire car ses mains tremblaient, et son corps était secoué par de grands sanglots.

Esther Bettington contemplait sa rivale d’un œil féroce ; elle avait suivi le supplice sans en perdre le moindre détail :

— Je vois, me dit-elle, que ce ne sera pas facile de la faire parler sous le fouet. Il y aurait peut-être un autre moyen de lui arracher des paroles.

— Lequel ?

— Je vous préviens qu’il sera assez coûteux.

— Je paierai ce qu’il faut si ce moyen me paraît effectif et praticable.

— Oui, il vous donnera un résultat. Il s’agit d’acheter Casacietto.

Je sus plus tard qu’il s’agissait aussi d’acheter Esther Bettington.

— Et il demande un prix si élevé pour se vendre ?

— Vous comprenez que cet homme tire de beaux revenus de l’amour de la Camporesi ; et il ne pourra plus guère y compter.

— Naturellement. Et combien voudra-t-il ?

— Dix mille florins au moins.

— Voilà des aveux que je n’aurai pas à bon marché !

— Mais songez donc que la Camporesi est à la tête des conjurés, qu’elle sait tout ce qu’ils préparent, et qu’en prévenant leur complot vous sauvez votre armée et peut-être votre propre existence !

— Évidemment, dis-je, ce n’est pas trop cher. Et une fois que mon homme est acheté, qu’arrivera-t-il ?

— Vous le verrez tout à l’heure.

— Vous allez amener ici Casacietto ?

— Dans un instant.

— Allez donc le chercher !

— J’attends que vous ayez versé l’argent.

— Vous avez ma parole.

— Je voudrais au moins un acompte et votre signature.

Je promis de lui remettre le soir même le papier qu’elle demandait et cinq cents florins que j’avais sur moi. Après quelques hésitations et m’avoir à plusieurs reprises regardé comme si elle craignait d’être ma dupe, elle partit à la recherche de Casacietto.

Elle le trouva promptement car elle connaissait les habitudes du beau sire. Chaque soir il allait jouer à la taverne de Saint Filastre l’argent que lui avait procuré ses amours.

Voilà l’entretien qu’Esther eut avec ce rufian, d’après ce qu’elle m’a rapporté :

— Veux-tu venir à la maison de ville où le général Haynau fait subir un interrogatoire à la Camporesi ?

Dans l’effroi que lui causa cette demande, Casacietto laissa tomber le cornet de dés qu’il tenait à la main.

— Aller à la maison de ville, s’écria-t-il, et pourquoi ?

— Pour y gagner quelques milliers de florins.

Il fut rassuré et se mit à sourire.

— Ce n’est pas à dédaigner.

— Alors tu viens ?

— Encore dois-je savoir ce que l’on attend de moi.

— Que tu aies l’air d’être mon amant !… Oh ! seulement l’air, ajouta-t-elle en riant. Je ne tiens pas d’ordinaire, à ce que tu frôles ton sale museau contre ma figure, mais pour une fois et quelques florins, j’y consens.

— Comment, s’écria cette brute, mais je n’ai pas l’intention de te donner quoi que ce soit.

— Sois rassuré, ladre ! réplique Esther, on nous paie tous deux.

Et lui prenant le bras, elle me l’amena ; puis, à voix basse, elle me dit le rôle qu’elle se proposait de jouer tout à l’heure aux yeux de son ancienne maîtresse et quel langage je devais lui tenir moi-même : cette femme, dans sa haine et sa soif de vengeance, me dictait mes actes et je me laissais conduire par elle.

La laissant à l’écart avec Casacietto au fond de la salle et bien dissimulée par un groupe d’officiers je m’approchai de la Camporesi qui ne cessait de sangloter.

— Eh bien, cara signora ! lui dis-je, ces coups sur votre beau derrière vous ont-ils amendée ? êtes-vous décidée enfin à vous confesser ?

Elle secoua la tête au milieu de ses larmes.

— Vous tenez donc à ce qu’on vous donne encore le fouet ?

Et comme elle me considérait d’un regard épouvanté :

— Oui ! nous sommes décidés à vous fouetter jusqu’à ce que vous soyez décidée à parler… Écoutez, lui dis-je, en m’asseyant auprès d’elle, nous ne vous voulons point de mal. Soyez seulement un peu raisonnable ! Nous savons que vous conspirez contre sa Majesté l’Empereur, que vous complotez avec plusieurs fous le massacre de nos troupes et pourquoi cela, je vous le demande ? Simplement, pour vous donner une réputation de femme héroïque, dévouée à la patrie, qui fasse oublier votre ancien renom de beauté facile, et si vous tenez tant à entrer dans la classe des femmes vénérables, avant l’âge ! c’est que vous désirez épouser certain marquis florentin, et pourquoi désirez-vous épouser ce marquis très riche, il est vrai, mais laid, vieux, infirme, plein de manies et d’exigences ? Est-ce donc que vous avez besoin d’argent pour vous-même ? Nullement. C’est que Casacietto devient chaque jour plus exigeant, et que vous voyez dans la fortune du marquis le moyen de satisfaire la cupidité de votre amant. Est-ce vrai ?

Je lui débitais tout ce que venait de m’apprendre sur son compte Esther Bettington. Elle parut très surprise que je fusse si bien informé.

— Vous voyez que je connais votre histoire, repris-je. Je sais aussi des choses que vous ignorez, et je vais vous les apprendre. Vous compromettez votre fortune et votre existence non seulement pour un homme qui ne vous aime pas, mais pour un ingrat, pour un traître.

— Que dites-vous ! s’écria-t-elle en se redressant vers moi.

— Votre bien-aimé Casacietto vous trompe avec Esther Bettington.

— C’est faux. Vous mentez !

Et, malgré la douleur qu’elle éprouvait, elle bondit vers moi, et sans les soldats qui la gardaient, elle m’eût frappé au visage.

— Calmez-vous, cara signora. Je puis vous prouver tout de suite que je ne mens pas. Regardez derrière vous.

Esther Bettington s’approchait au bras de Casacietto à la grande fureur du colonel Hartmann qui tenait à passer auprès des autres officiers pour être l’amant d’Esther.

— Eh bien ma chère, dit la Bettington, comment avez-vous supporté le fouet tout à l’heure ? Quel triomphe c’eût été pour vous, quand on vous a découvert le derrière, si vous aviez suivi mes conseils et pris des bains de lait qui donnent à la peau un éclat incomparable. Vous eussiez enflammé d’amour tous les officiers ! Mais vous négligez trop votre personne, je vous le dis franchement, et puis que la musique plaintive que vous nous avez soupirée était monotone. Cet accompagnement de sanglades, si original, aurait dû pourtant vous inspirer et nous valoir quelque brillante cavatine.

En même temps elle prenait la main de Casacietto qui lui entourait la taille.

La Camporesi eut un tremblement de colère.

— Combien lui donnes-tu, à ce porc, répliqua-t-elle pour qu’il te caresse ta peau… si avare que tu sois avec lui, je t’en avertis, tu perds ton argent, car il n’a pas de c…

— Un homme peut bien être impuissant avec une femme comme toi qui empestes !

— Tu ne sens donc pas ton odeur, bouche d’égoût ?

— Et tu ne vois donc pas ton derrière en marmelade et tes seins qui dégringolent, vieille rouleuse !

Les deux femmes continuèrent ainsi à se jeter d’immondes injures à la face. Je dus m’interposer et éloigner Esther.

— Donnez-moi du papier, une plume, dit alors la Camporesi d’une voix sourde. Je suis décidée à tout vous dire. À présent cela m’est bien égal !

Je m’empressai de lui apporter ce qu’elle me demandait. Elle écrivit d’une main ferme et sans s’arrêter deux grandes pages de dénonciations qui compromettaient les principaux nobles de Brescia et plusieurs femmes de l’aristocratie.

— Puis-je à présent me retirer ? demanda-t-elle.

— Ne voulez-vous pas avoir, dans ces moments de trouble, chère amie, un sauf-conduit qui vous assure la protection de nos troupes ? Les soldats quelquefois peuvent pécher par excès de zèle. Venez donc avec moi. Vous avez d’ailleurs besoin de réparer le désordre de votre toilette.

Je la conduisis jusqu’à ma chambre qui était au second étage de la maison de ville. J’avoue que la vue de son joli visage d’enfant, que les larmes rendaient encore plus gracieux, que l’offre forcée, tardive de cette amoureuse qui s’était refusée à mon invitation galante et auquel j’avais imposé un châtiment ignominieux, tout enfin m’incitait à achever ma victoire. Je la poussai vers mon lit, je l’y fis rouler sous mon corps en rut, et j’étreignis, j’embrassai sa chair. J’eus le temps de prendre mon plaisir ; mais tout à coup avec brusquerie elle rompit l’enlacement et me mordit la bouche.

— Ah ! coquine ! m’écriai-je, et je voulus la frapper.

Mais avec plus de vivacité que je n’en eusse attendue d’une femme aussi grasse et qu’avaient dû fatiguer les émotions et les peines de cette soirée, elle s’échappa.

— Monstre ! fit-elle du palier.

Le colonel Zichy dont la chambre était près de la mienne sortit à ce moment et la voyant s’enfuir :

— Vous la laissez s’en aller, me dit-il, vous ne craignez pas sa vengeance ?

— Je laisse à d’autres, lui répondis-je, le soin de se venger sur elle.

J’allais rentrer chez moi quand apparut la figure de Casacietto, basse de sournoiserie et de servilité.

— Que veux-tu ?

— Votre Excellence, je viens demander la récompense promise.

La morsure de la Camporesi dont je souffrais encore m’avait exaspéré. Je n’étais pas en humeur de libéralités.

— Ta récompense ? tu oses demander ta récompense ? Mais la récompense d’un espion et d’un rufian de ton espèce c’est une bonne bastonnade et le repos forcé au fond d’un cul de basse-fosse. Les désires-tu ?

Il n’en demanda pas davantage, descendit les escaliers très vivement et avec une grande peur qu’on ne le laissât pas sortir ; il fut tout surpris et tout heureux de pouvoir respirer l’air libre.

Esther Bettington ne se contenta pas si aisément. Dès le lendemain matin, et lorsque j’étais encore au lit, elle demanda à me voir, et mon ordonnance croyant que j’attendais sa visite, eut le tort de la faire entrer dans ma chambre.

— Je pense que votre Excellence tiendra sa promesse, me dit-elle après m’avoir salué.

— Vous pouvez y compter, ma belle, répondis-je, mais approchez-vous donc ; les chaises sont un peu rudes ici ; dans ce lit vous serez mieux pour causer.

— Votre Excellence me pardonnera, répliqua-t-elle froidement, mais j’ai « mes mois » aujourd’hui et ne puis la satisfaire.

— Est-ce que vous croyez que je tiens à vos bonnes grâces ? vous vous trompez, ma chérie ; je ne désire pas avoir les restes de vos souteneurs !

— Je ne suis pas venue pour entendre vos insultes mais pour recevoir les dix mille florins que vous m’aviez promis.

— On est déjà venu les réclamer hier soir.

— C’est à moi que vous deviez les remettre.

— Sa Majesté l’Empereur d’Autriche ne m’a pas nommé général de ses armées pour entendre les récriminations des catins. Vous allez me faire le plaisir de tourner les talons.

— Je ne m’en irai pas avant d’avoir mon dû.

— Oh ! oh ! si vous le prenez sur ce ton, nous allons voir, par exemple !

Et je sonnai mes ordonnances.

— Prenez cette femme par le bras, agenouillez-la devant mon lit, et troussez-lui ses jupons.

Esther Bettington eut un cri de colère, mais elle eut beau se débattre, ruer, mordre, donner des coups de poing, les deux soldats qui la maintenaient l’eurent bientôt fait tomber au pied de mon lit.

— Détachez vos ceintures, dis-je alors, puis me tournant vers Esther : regardez ces sangles, ma belle ; ce sont celles qui ont fouetté hier soir votre amie Emma ; elles portent encore les traces de son sang. Vous allez bientôt, si vous y tenez, les marquer à votre tour ; j’imagine en effet que les ceintures feront de fort jolis dessins rouges sur vos grosses fesses dont la peau me paraît plus blanche et plus fine encore que celle de votre amie.

— Grâce ! s’écria Esther prête à pleurer.

J’étais fatigué, avais envie de dormir et je ne me montrai pas impitoyable.

— Relevez-la, dis-je à mes ordonnances et mettez-la à la porte.

À mes paroles, elle se releva elle-même et s’enfuit aussi rapide que l’éclair. Elle quitta le soir même Brescia où elle avait tout à redouter de nos ennemis et où les officiers de mon armée eussent peut-être abusé de ses grâces.

J’appris peu de temps après, que sans égard pour la peine que je lui avais infligée on avait assassiné la Camporesi en représailles de sa trahison.

C’est ainsi que mes relations avec ces deux femmes fort séduisantes l’une et l’autre, mais toutes deux d’une vertu peu recommandable, n’eurent pas de suite. Mes amours ne me donnèrent que le délice d’un moment ; du moins ne me laissèrent-elles pas d’épines.

Le prince de Reuss avait écouté Haynau fort attentivement.

— Général, dit-il, je vous félicite de votre aventure ; mais laissez-moi vous dire que s’il y avait une émeute à Géra, je ne vous chargerais pas de la réprimer.

— Pourquoi, monseigneur ?

— Parce que vous la feriez dégénérer en révolution. Herbillon au contraire saurait la traiter doucement et l’apaiser.

Comme Haynau paraissait fort blessé de cette remarque tandis que son compagnon se rengorgeait, le prince eut un sourire, et pour atténuer l’effet désobligeant de ses paroles :

— Soyez-en persuadé ! dit-il, si des passions féroces soulèvent mon peuple, et qu’il faille une main de fer pour le châtier, nous penserons à vous, Haynau.

— Vous aurez raison, monseigneur, répondit simplement le général, je ne suis jamais si heureux que lorsque dans une ville tumultueuse en proie aux fureurs déchaînées de la foule je parviens à rétablir l’ordre et à faire régner la paix.

— Avouez, observa Herbillon, que vous ne craignez pas de ramener cette bonne déesse sur des ruines fumantes et des monceaux de cadavres.

— Ce sont les accidents inévitables de la guerre, répliqua Haynau. Ce n’est pas pour des jeux bénins que les peuples fabriquent des canons et équipent des armées.