Gringalette (Recueil)/Un jeu de femme

Gringalette (Recueil)Librairie des bibliophiles parisiens (p. 49-91).


UN JEU DE FEMME




M lle Trébuchet, l’une des plus ferventes dévotes de la paroisse Saint-Jacques du Haut-Pas, qui venait chaque jour assister à la première messe, arrivait, par faute de sa pendule, un peu en retard ce matin-là, et gagnait sa chaise avec plus de hâte et moins de componction que d’habitude, lorsque le bedeau l’arrêta par le bord de son châle.

— Vous ne savez donc pas ce qui est arrivé, Mademoiselle, chuchota-t-il ?

Mlle Trébuchet parut très étonnée. Depuis des années, la vie s’écoulait pour elle d’un flot si semblable qu’elle n’imaginait même pas que le lendemain pût différer de la veille.

— Un grand malheur ! continua le bedeau qui se composa un visage de circonstance et leva les yeux vers la voûte de l’église comme s’il eût espéré y apercevoir le visage de Dieu, un grand malheur !

— M. l’abbé Palloy ne dit pas la messe de sept heures ?

Elle ne prévoyait pas dans le cours de son existence de révolution plus considérable.

— Non, répondit le bedeau d’un ton d’infini dédain, l’abbé Palloy ne dit pas sa messe.

— Il est malade ? demanda-t-elle avec inquiétude.

— Il vaudrait mieux qu’il fût malade, et même qu’il fût mort.

Alors se penchant à l’oreille de Mlle Trébuchet, il murmura d’une voix à peine sensible :

— Il vient d’être arrêté par la police… pour affaire de mœurs… Il paraît que ce qu’il a commis est abominable.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! soupira Mademoiselle Trébuchet qui chancela et dut s’appuyer sur une chaise.

Elle crut qu’elle allait devenir folle. L’idée que le bon abbé Palloy, son confesseur, était un criminel, qu’on pouvait le confondre à présent avec le mauvais larron ou le Judas de son chemin de Croix était insupportable à sa pensée ; elle eût admis plus facilement la simultanéité du jour et de la nuit.

Ce ne fut qu’en récitant machinalement des prières qu’elle parvint peu à peu à dominer son trouble. Elle entendit la messe de huit heures et demeura longtemps en oraison après que le prêtre eut quitté l’autel.

Lorsqu’elle sortit de l’église, elle se sentit plus calme, mais avec un vif besoin de confidence. Elle ne pouvait garder pour elle seule le secret d’une telle aventure. Volontiers elle l’eût crié aux passants, mais elle préférait en instruire sa jeune amie Valentine Chassériau.

Comment Mlle Trébuchet, femme d’un âge mûr, d’une dévotion scrupuleuse, d’une vie modeste et tranquille, était-elle liée avec cette petite personne, coquette et évaporée, qui souriait aux jeunes gens et dont jasait tout le quartier ? Une circonstance les avait rapprochées. Le tuteur de Valentine était un parent de Mademoiselle Trébuchet, et comme il habitait La Rochelle et que Valentine désirait achever son éducation à Paris, il lui avait confié sa pupille. Deux ans plus tard, Valentine se mariait, malgré les conseils de Mlle Trébuchet, avec un professeur connu pour son anticléricalisme. À cette occasion, Mlle Trébuchet avait tenté une rupture, mais son âme tendre s’y était refusée. Valentine et l’abbé Palloy étaient ses seules attaches terrestres ; elles en étaient d’autant plus fortes.

Mademoiselle se dirigea vers une haute maison de la rue Claude-Bernard. Elle monta au second étage et fut introduite par une bonne, jeune, de visage aimable et fort proprement vêtue. L’appartement n’avait rien de fastueux ; les appointements de M. Chassériau ne permettaient pas à sa femme d’être aussi dépensière qu’elle l’eût souhaité ; mais Valentine était de ces personnes qui, faute de pouvoir posséder des meubles vraiment beaux, préfèrent à une simplicité qui ne tire point l’œil l’imitation banale et grossière du luxe. Il y avait de faux canapés Louis xvi, de faux bahuts Henri ii, de petites tables de Mapple achetées aux ventes publiques, des lambeaux de tentures liberty, et, pour harmoniser cet assemblage disparate, des rubans partout : aux fauteuils, aux tapis, aux rideaux, aux cadres. La bibliothèque, les livres mêmes du professeur en étaient entourés. On eût dit l’intérieur d’une « étudiante » ou d’une petite provinciale de la galanterie, et l’on juge que le châle noir, la capeline sombre et le long visage jaune et osseux de Mlle Trébuchet s’y trouvaient quelque peu dépaysés.

Bien qu’il fût onze heures, Valentine était encore au lit. En cette chaude matinée, elle avait rejeté les draps à ses pieds et, tournée vers l’ombre de la muraille, la chemise de soie noire retroussée sur les reins, c’était la médaille fendue et poinçonnée de sa personne qu’elle présentait aux regards.

— Que tu es paresseuse, ma pauvre Valentine ! s’écria Mlle Trébuchet en entrant ; mais voyant à quel interlocuteur inattendu elle avait affaire, elle parut très choquée et détourna pudiquement les yeux. Quelle indécence ! fit-elle, si au lieu d’une dame de mon âge, ç’avait été son mari ou sa bonne qui fût entrée dans sa chambre ; joli et édifiant spectacle, en vérité !

Les réflexions de Mlle Trébuchet, proférées à haute voix, éveillèrent la dormeuse.

Mouvant toute une vague d’odeurs : la senteur forte de sa chair unie aux pénétrants parfums des essences, Valentine se retourna brusquement et montra son autre figure, un petit nez fin aux ailes palpitantes, aux narines voluptueuses, des dents riantes dans une bouche large et molle comme un fruit ; des yeux brillants et calins sous leurs longs cils, et une chevelure sombre, ébouriffée, dont la double crinière cachait les seins menus laissés à découvert par la chemise trop lâche.

— Ah ! c’est vous, Mademoiselle, s’écria Valentine. Vous êtes bien aimable de venir me voir ; mais vous auriez bien dû ne pas venir si tôt.

— Si tôt ! Il y a cinq heures que je suis debout.

— Oh ! vous, vous êtes une sainte.

— Ce n’est pas un acte de sainteté de se lever de bonne heure ; seulement on a tort de passer comme vous ses journées dans son lit, surtout quand on a un ménage, un mari…

— Oh ! mon mari, vous savez bien qu’il ne rentre que le soir, pour dîner…

— Vous avez d’autres obligations, vous le savez, que de préparer le repas de votre mari… Il me semble, Valentine, que vous devenez bien indifférente à la religion, que vous négligez vos devoirs de chrétienne. Le matin, vous devriez assister à la messe…

— Mais vous-même, Mademoiselle, il me semble que vous ne prêchez pas d’exemple.

— J’ai entendu la messe il y a deux heures et, si je ne m’occupe pas aujourd’hui de mes œuvres ordinaires, c’est que je suis pour le moment incapable de penser à quoi que ce soit, sinon au grand malheur qui vient de m’arriver.

— Vous avez perdu de l’argent ?

— J’ai perdu, ce qui est bien plus douloureux pour moi, mon confesseur, le vénérable abbé Palloy, qui vient d’être arrêté sur une dénonciation que j’ai toute raison de croire calomnieuse. Je venais vous demander un conseil. Malgré votre jeunesse, vous connaissez bien mieux que moi les choses de ce monde, et peut-être sauriez-vous ce que je dois faire pour le voir, et même pour obtenir sa mise en liberté. Au besoin votre mari, qui est très instruit, connu pour son savoir et son honorabilité, pourrait nous aider. Il ne s’agit pas ici de combattre ou de défendre la religion, mais de sauver un innocent, accusé à tort, j’en suis persuadée.

Valentine se mordit les lèvres, se gratta la tête, rejeta sur son dos les touffes de cheveux qui lui couvraient la gorge et ne répondit pas.

— Qu’avez-vous ! s’écria Mlle Trébuchet surprise. Le service que je vous demande n’a rien d’extraordinaire.

— Il m’est impossible de vous le rendre, répliqua vivement Valentine.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que c’est mon mari lui-même qui a fait arrêter l’abbé Palloy.

— Votre mari ! mais c’est donc un monstre. Et quels griefs peut-il avoir contre notre malheureux vicaire ?

— Mais comment voulez-vous que je le sache ?

— Vous le savez, j’en ai la conviction. Votre mari ne s’est pas déterminé à un acte pareil sans vous en avertir.

— Pourquoi m’aurait-il averti ? Il ne me parle pas de ses affaires.

— Ce ne sont pas ses affaires, mais les vôtres. Vous avez vu l’abbé Palloy chez moi, vous avez entendu sa messe, peut-être vous êtes-vous confessée à lui. Si votre mari a songé à ce digne prêtre, c’est que vous lui en avez parlé. Qu’avez-vous pu lui dire ?

— Je ne lui ai rien dit à son sujet, je vous assure. Seulement, Victor, depuis quelque temps, est devenu très jaloux ; il s’est imaginé que l’abbé Palloy fleuretait avec moi.

— Voyons, votre mari n’a pas encore perdu la raison. Comment se serait-il imaginé de lui-même que l’abbé Palloy vous courtisait ? Si l’abbé Palloy est venu vous voir, ce n’est que dans la journée ; il ne sort jamais après six heures. Or, vous m’avez dit plusieurs fois que votre mari ne rentrait que fort tard dans la soirée à cause de ses cours et de ses leçons.

— Il est rentré une fois dans l’après-midi ; l’abbé était venu quêter chez moi pour une œuvre de charité. Cette visite a donné des soupçons à Victor.

— Et c’est sur de pareils soupçons qu’il aurait pu le faire arrêter ! Valentine, vous me trompez. Vous savez la vérité et vous ne voulez pas me la dire ; mais vous me la direz, je vous le promets ; et je ne m’en irai pas d’ici que vous ne me l’ayez dite complètement !

Valentine, petite créature faible, se sentit vaincue par la volonté de Mlle Trébuchet ; elle eut une mine craintive, imploratrice ; puis d’une voix gémissante :

— Je vous assure, Mademoiselle, que je ne suis pas coupable. Il ne faut pas m’en vouloir… C’est une aventure bien singulière.

— Pour le moment, il s’agit de ne me rien cacher, dit Mlle Trébuchet en s’asseyant tout près du lit ; si vous avez commis une faute, vous devez la réparer. Qu’est-il arrivé, voyons !

Après une courte hésitation, Valentine se décida enfin à des aveux. Sa confession fut d’abord timide ; mais peu à peu elle s’enhardit jusqu’à prendre des allures cyniques dont ne réussirent pas à la corriger les appels indignés et fréquents de son interlocutrice.

— Un jour, fit-elle, ou plutôt une nuit, j’étais si piquée de l’indifférence, de la froideur de Victor que je cherchais tous les moyens de lui être désagréable. Au dîner, il avait attaqué les ordres religieux et le clergé avec la fureur qu’il montre d’ordinaire lorsqu’il aborde ce sujet.

« — Ces prêtres que tu ne peux souffrir, lui dis-je tout à coup, n’ont pas votre âme sèche et brutale d’universitaires. Ils sont tendres, prévenants, amoureux.

« — Comment peux-tu le savoir ? me demanda-t-il.

« — Mais tu sais bien, lui répondis-je, que j’ai été élevée par des religieuses. Je voyais — c’est tout naturel — l’aumônier du couvent. Je me confessais à lui. Je l’aimais beaucoup, et il me témoignait lui-même la plus vive affection. Ah ! je l’ai bien regretté, je le regrette encore ! »

Ce fut tout ce que je lui dis ce soir-là, mais je sentis bien que je l’avais offensé, quoiqu’il ne m’eût soufflé mot. La blessure était faite, et j’allais, souvent sans le vouloir, l’élargir.

Le lendemain, au repas, il n’eût pas pour moi une parole. Il paraissait fort préoccupé. Comme nous nous déshabillions pour nous mettre au lit :

« — Qu’as-tu donc ce soir ? lui demandai-je.

« Alors, sans répondre à ma question :

« — Tu m’as parlé hier de l’aumônier du couvent où l’on t’a élevée. Tu m’as avoué qu’il te témoignait une grande affection. Est-ce qu’il t’embrassait ?

« — Oui, quelquefois, comme un père peut embrasser un enfant.

« — Seulement ce n’était pas ton père, et il n’en avait pas les droits… Et il te caressait ?

« — Il me donnait de petites tapes sur les joues, et aussi par dessus ma robe.

« — Ah ! il te donnait de petites tapes… À propos, il était ton confesseur ; quelles pénitences t’infligeait-il ?

« — Quelles pénitences ?… Mais le chapelet à réciter, quelquefois tout entier, quand je n’avais pas été sage.

« — Et il ne te battait pas ?

« J’eus grande envie de lui éclater de rire à la face, mais je me contins, et me ravisant :

« — Oh ! s’il me battait ! tu connais le proverbe : qui aime bien châtie bien.

« — Il t’a battue souvent ?

« — Plusieurs fois.

« — Et à quel âge as-tu quitté le couvent ?

« — À seize ans.

« — Et il te battait encore ?

« — Sans doute. Pour dire vrai, je ne m’en souviens plus. »

Cette fois encore nous en restâmes là, mais je pris dans la suite un malin plaisir à irriter sa jalousie.

Un jour que je m’attardais en déshabillé devant mon miroir, il me reprocha ma lenteur et me dit de presser ma toilette. Je fus fort dépitée de son observation et qu’il n’eut pas eu un regard pour ce que je lui laissais voir de ma personne.

« — Ah ! tu ne ressembles guère à notre ancien aumônier, m’écriai-je. Ce n’est pas lui qui serait resté indifférent à ce que je te montrais tout à l’heure.

« Voilà mon mari rouge de colère.

« — Qu’est-ce que tu viens de dire ? Qu’est-ce que tu viens de dire ? Répète-le.

« — Calme-toi d’abord, je te prie.

« — Je veux avoir des explications. Avoue-le ; il t’a prise, il t’a eue avant moi.

« — Tu sais bien que non, répliquai-je en souriant.

« — Enfin que signifie ta phrase de tout à l’heure ?

« — Que notre aumônier cherchait toutes les occasions de nous voir… de contempler notre beauté.

« — Le misérable !

« — Ce n’était pas un misérable. J’en aurais fait tout autant à sa place. C’était si facile pour lui ! Je me rappelle le cours d’instruction religieuse. Un jour, je me frottais sur mon banc le derrière qui me démangeait. À la fin de la classe, l’abbé m’appelle, me conduit dans le petit cabinet où l’on mettait les livres d’étude. « Vous souffrez, mon enfant ? me demanda-t-il. — Non, Monsieur l’abbé. — Vous ne pouviez tenir en place tout à l’heure. » Je rougissais et ne répondais rien. « Déshabillez-vous, me dit-il, et comme je déboutonnais ma pèlerine : non, par en bas ! Relevez votre robe et étendez-vous sur ce banc. » Juge si j’étais honteuse. Il m’écarte les jambes. « Petite coquine, que faisiez-vous tout à l’heure ? Que faites-vous la nuit ? Vous n’êtes pas sage. Vous allez être punie. Retournez-vous ! » Cette fois, je dois me coucher sur le ventre, les jupons retroussés, et comme je me demande, toute palpitante d’émotion, ce qui va m’arriver, je reçois un coup sur les fesses qui m’arrache un cri de douleur. Je sens les ongles de l’aumônier s’incruster aux creux et aux pleins de ma chair, tandis qu’il me recommande de ne plus crier si je ne veux pas augmenter la rigueur de mon châtiment. Il continue à me frapper, d’abord de ses larges paumes, puis de la souple baguette qui sert au maître de géographie pour montrer les cartes. Je lui obéis, je retiens mes cris, mais, à demi-voix, je le supplie de me pardonner : « Monsieur l’abbé ! Monsieur l’abbé ! je vous en prie, ne me battez plus ! J’ai trop mal ! » Mais il ne s’arrêtait pas. Ah ! comme il me cinglait. Il ne m’eut pas plutôt dit de me rajuster que j’éclatai en sanglots. Je n’osais pas rentrer dans la cour de récréation, les yeux rouges et comme meurtris. Quelque écolière indiscrète avait surpris la scène et était venue la raconter à mes condisciples ; les grandes chuchotaient en me regardant ; si je m’approchais, elles faisaient semblant de ne pas me voir, comme si la fessée que j’avais reçue m’avait déshonorée et rendue infréquentable. L’abbé, lui, me considérait en souriant. Il m’appela : « Écoutez-moi, mon enfant. C’est pour votre bien que je vous ai punie. Dites-moi que vous ne m’en voulez pas. Et donnez-moi un baiser de paix. — Non, Monsieur l’abbé, lui répondit-je en lui tendant la joue, je ne vous en veux pas. » C’était vrai. Même après une fessée aussi rude, je n’avais pas de haine pour lui. S’il m’administrait un jour des claques sur le derrière, une autre fois, pour me récompenser, il m’apportait des bonbons. Et puis, quoique gosse, je sentais bien qu’il s’amusait à me corriger, et de temps à autre je me résignais ainsi à lui faire plaisir.

« — L’infâme !… L’infâme ! » répétait mon mari tout troublé, et comme je prenais ma figure naïve, il haussait les épaules.

— Vraiment, s’écria Mlle Trébuchet fort surprise, cela le divertissait tant, votre aumônier, de vous donner le fouet ?

— Mais non ! répliqua Valentine ; seulement je m’amusais à conter des histoires à Victor pour l’agacer un peu. J’ai été élevée par une institutrice, et j’avais alors pour confesseur le curé de Saint-Michel dont je n’apercevais le visage que par le guichet du confessionnal.

— Alors, vous mentiez ainsi, par plaisir !… Mais c’est indigne !

— On voit bien que vous n’avez jamais eu de mari !

— Enfin ! quel rapport peut avoir ce récit avec l’arrestation de notre malheureux vicaire ?

— Vous allez le voir, répondit Valentine… Toutes ces confidences avaient exaspéré la jalousie de Victor bien plus que je ne me serais imaginée. En lui donnant de vagues soupçons, je ne songeais qu’à lui enlever quelque peu de sa belle assurance, à le rendre moins confiant dans ses propres mérites, moins sûr de mon affection et, par là même, plus amoureux. Quand je m’aperçus qu’il était si ému de mes fausses confidences, je fus très effrayée, mais il était trop tard.

— Il n’est jamais trop tard, observa Mademoiselle Trébuchet, pour se repentir et réparer le mal que l’on a fait.

— Je me serais déshonorée à ses yeux, dit Valentine, en lui avouant que j’avais menti. Il s’imaginait réellement que l’aumônier ne s’était pas borné à me découvrir le derrière, que les corrections qu’il m’infligeait n’étaient qu’un prétexte pour prendre avec moi les plus grandes libertés. « Jure-moi, me disait-il, qu’il n’a pas été ton amant. » Je le lui jurai. Mon serment ne réussissait pas à le convaincre. « Tu ne me feras pas croire, disait-il, que ce prêtre n’a pas essayé de te revoir à Paris depuis que tu es mariée. » Pour le persuader, je dus inventer encore une histoire et mentir à nouveau.

— Malheureuse enfant ! soupira Mademoiselle Trébuchet.

— Je ne pouvais pas agir autrement. Il me fallait à tout prix le rassurer, endormir cette jalousie du passé que j’avais irritée si étourdiment. Surtout, je ne voulais pas qu’il me jugeât coupable. En reconnaissant que ses soupçons n’étaient pas illusoires, en flattant sa manie d’anticléricalisme, je pensais qu’il me croirait plus volontiers. « Je ne te cacherai pas, dis-je un soir à Victor, que mon ancien aumônier a essayé de me revoir ; il est venu sonner à cette porte, et malgré moi il a pénétré ici. Après s’être informé de ma vie et de mes dévotions, peu à peu il m’a parlé du couvent ; il m’en a rappelé les exercices, les actes de piété, quelquefois sur un ton grave et religieux, mais le plus souvent avec des familiarités insinuantes, des sous-entendus libertins qui m’ont tellement choquée que je lui ai ordonné de se taire, le menaçant, s’il continuait ses propos inconvenants, d’appeler la femme de chambre pour le mettre dehors. Sans m’écouter, décidé sans doute à tout se permettre, il a essayé de m’enlacer ; par bonheur je suis parvenue à me dégager de son étreinte, à gagner la chambre voisine, à m’y enfermer, le laissant dans un véritable état de folie amoureuse ou sensuelle. Mes trois petites nièces, Henriette, âgée de douze ans ; Lise, qui a onze ans, et Émilie qui en a neuf, étaient à jouer à la maison ; elles couraient de chambre en chambre et firent irruption en se bousculant dans la pièce où il était demeuré. Comme les deux plus grandes fillettes avaient renversé leur cousine, ce lui fut une raison suffisante pour les gronder ; voyant qu’elles se moquaient de lui, il n’hésita pas à les gifler et à les battre. Était-ce fureur de n’avoir pas réussi, besoin de trouver à cet amour trompé une compensation luxurieuse ? Il saisit Henriette, la déculotta et à l’aide d’une embrasse de rideau il se mit à la fouetter avec une telle violence que la pauvre enfant, qui est très courageuse, poussa des hurlements que la bonne entendit de la cave. Elle reconnut la voix d’Henriette et remonta vite. J’étais si effrayée que je n’avais osé sortir de la chambre. « Madame, madame, me cria cette fille, le curé qui est à martyriser Mademoiselle Henriette ! » À côté de ma bonne je repris courage, toutes deux nous arrachâmes ma petite nièce à ce barbare et nous le jetâmes à la porte. Henriette gémissait et de temps à autre portait la main à ses fesses qui saignaient jusque sur le plancher. Tandis que nous pansions la pauvre petite, Lise nous dit que l’abbé, avant de fouetter sa sœur, l’avait attachée à un fauteuil et qu’il l’avait pincée sous ses jupes à deux reprises et en des endroits qu’elle n’osait désigner : « Attends, s’était-il écrié, que j’en aie fini avec ta camarade, et je reviens accorder ta guitare ». Nous découvrîmes au haut de ses cuisses et sur son derrière des meurtrissures profondes. Les ongles du prêtre avaient labouré, déchiré cette peau tendre et lisse comme un pétale de rose ». Lorsque j’eus fini mon récit, je regardai Victor avec inquiétude : il ne m’avait pas interrompue une seule fois, il m’avait écoutée sans un geste et d’un visage impassible. Allait-il me croire ? « Quel monstre ! s’écria-t-il enfin, et imaginerait-on qu’il puisse exister de telles passions ! Et quand je songe que les pauvres enfants de tes sœurs ont failli être victimes de cette cruauté bestiale !… Écoute, Valentine, tu vas écrire tout ce que tu viens de me raconter. Et tu demanderas aussi à la bonne et aux fillettes d’écrire ce qu’on leur a fait et ce qu’elles ont vu. L’infâme ne pourra repousser ces cinq accusations !… Je vais d’ailleurs moi-même interroger la bonne et les enfants. » Un résultat si imprévu m’atterra. Vainement dis-je à Victor que cette aventure regrettable n’aurait pas de suite et qu’il valait mieux l’oublier, je ne réussis pas à le détourner de ses projets de vengeance. La bonne ni les fillettes n’étaient pas à la maison, mais il allait les voir le lendemain. Aurais-je le temps de le prévenir, et au reste voudraient-elles, sauraient-elles répéter mes mensonges ? Qu’arriverait-il s’il venait à s’apercevoir que tout ce que je lui avais raconté était faux ? Je passai une nuit d’angoisses, sans un instant de sommeil. Dès le matin j’étais levée et je me trouvais à l’arrivée de la domestique. Je lui dis… ce que j’attendais de sa complaisance. Cette fille, qui comprenait mal mes raisons et craignait de s’engager dans une fâcheuse affaire, se refusa longtemps à se mettre dans mon jeu. Enfin ma bourse, que je vidai dans ses mains, la décida. Je courus aussitôt chez mes nièces. Henriette et Émilie, ravies des bonbons que je leur apportai, écrivirent tout ce que je voulus ; mais Lise fit des façons : « Pisque z’ai pas vu l’curé, disait-elle… pisque z’ai pas eu le fouet. »

— « Si tu ne l’as pas eu, tu vas l’avoir ! » m’écriai-je en la courbant vers la table et en la forçant à se lever de la chaise où elle était assise, comme si je me préparais réellement à la fesser. Elle eut peur, implora son pardon et se mit à écrire, à l’exemple de sa sœur et de sa cousine, ce que je lui dictai. Je commençais à être un peu plus rassurée et je ne fus pas trop émue quand mon mari rentra le soir et me demanda ma déposition ainsi que celles de la bonne et des enfants. « C’est bien, dit-il froidement, à présent il faut m’avouer le nom. — Le nom, quel nom ? m’écriai-je de nouveau effrayée. — Le nom du misérable qui est venu ici, qui a essayé de te prendre de force et de souiller tes pauvres petites nièces ! — Mais je ne sais pas son nom. — Tu ne sais pas son nom ! Tu ne sais pas le nom de ton ancien aumônier ! Prends garde, Valentine, je vais croire que tu es son complice. — Mais je vous jure !… »

Je ne trouvais plus une parole tant j’étais épouvantée. Il me serrait le bras si fort que je poussai des cris. Je crus qu’il allait me tuer : « On peut parfois pardonner à un adultère, disait-il, mais non pas une trahison pareille, et je serai sans pitié, sois-en sûre, pour une coquine qui s’est prostituée à un cabotin immonde comme ton galant. — Mais ce n’est pas mon amant, m’écriais-je, désespérée. — Ce n’est pas ton amant, alors pourquoi ne veux-tu pas me dire son nom ? Si tu as pitié d’un tel scélérat, tu es digne d’aller avec lui. » Je sentis qu’il fallait parler, et je dis le nom que j’avais sur mes lèvres, le seul nom que ma mémoire m’offrit à ce moment ; le nom du prêtre dont vous me parliez sans cesse, le nom de l’abbé Palloy. Je vous assure que je le lançai par hasard, sans mauvaise intention, ne cherchant qu’à me disculper devant mon mari. Vous savez le reste !

 

Mademoiselle Trébuchet avait écouté avec stupeur cette confession sans repentir. Elle ne trouva qu’un mot pour exprimer son trouble.

— C’est abominable ! C’est abominable ! répétait-elle en levant les yeux et en joignant les mains ; soudain elle se tourna vers Valentine dans un élan de colère si inattendu que la jeune femme, malgré l’apparence faible et vénérable de son interlocutrice, prit peur et eut un geste comme pour implorer sa grâce.

— C’est donc le diable qui est en toi, mauvaise fille ! s’écria Mademoiselle Trébuchet.

— Je vous assure… je vous assure que c’est bien malgré moi que j’ai fait ces mensonges. Mon mari m’y a, pour ainsi dire, forcée.

— Tu mériterais qu’on te battît, qu’on t’assommât ! continuait Mademoiselle Trébuchet en la menaçant de ses poings levés.

Enfin, les supplications, les yeux en larmes de Valentine ne la trouvèrent pas impitoyable ; elle se calma un peu.

— Je veux bien te pardonner, dit-elle, mais à une condition : c’est que tu vas rétracter par écrit toutes les calomnies infâmes que tu as osé lancer contre notre saint vicaire, et tu feras rétracter aussi toutes celles qu’ont proférées, à ton instigation, ta domestique et tes petites nièces.

— Oh ! Mademoiselle, que me demandez-vous ?

— Rien que de juste et de naturel. Tu as obtenu de quatre personnes qu’elles mentent pour t’être agréable ; tu obtiendras bien qu’elles disent la vérité pour sauver un innocent.

— Mais que dira mon mari ? Je vais être perdue !

— Tant pis. Tu l’auras voulu. Mais je ne permettrai pas qu’un bon prêtre comme l’abbé Palloy soit victime de tes mensonges… Allons, je ne partirai que lorsque tu m’auras donné ta confession, et bien sincère ! Dépêche-toi, et sois persuadée que tu n’as rien à gagner en faisant la fourbe avec moi. Je dirai à ton mari toute la vérité, si tu m’y contrains.

— Ah ! gémit Valentine, je le connais, il me tuera !

— Il ne saura rien. Mais avoue que s’il te battait un peu, tu ne l’aurais pas volé !

Valentine comprit qu’elle n’avait qu’à obéir ; elle se leva, s’enveloppa vivement de sa robe de chambre et se mit à écrire sous les yeux de Mlle Trébuchet ; puis elles allèrent ensemble trouver la bonne et les fillettes. Lorsque la vieille dévote quitta Valentine, elle emportait avec elle les cinq rétractations.

Elle ne perdit point de temps ; malgré les lenteurs de la justice, elle commença aussitôt ses démarches en faveur de l’abbé Palloy, et, trois jours plus tard, elle obtenait la libération du vicaire.

 

Quand M. Chassériau vit dans les journaux que l’abbé Palloy, comme si rien ne s’était passé, avait repris ses fonctions à Saint-Jacques du Haut-Pas, il ne put contenir sa colère. C’était un samedi soir qu’il apprit cette nouvelle ; il passa toute la nuit du dimanche dans une agitation étrange. Il se promenait dans sa chambre en lançant des imprécations, ou, se jetant dans un fauteuil, il semblait ruminer je ne sais quels projets, puis reprenait vite sa marche folle. Vainement Valentine se leva plusieurs fois, vêtue seulement d’une chemise fine et souple qui, sans rien voiler de ses grâces, en rehaussait la séduction par la soie obscure et lumineuse qui ne les couvrait un instant que pour en donner, la minute d’après, une vision soudaine et éblouissante ; elle se montrait un instant à la porte du cabinet de travail, avec un clignement amoureux vers son lit défait dont elle apportait l’odeur chaude ; et par les plus charmantes, les plus libres attitudes, appelait son mari au plaisir.

— Eh bien, mon ami, tu ne veux donc pas te coucher ?

— Non, non, laisse-moi, répondait-il d’une voix hargneuse.

Il n’avait pas fermé l’œil lorsque l’aube vint éclairer la chambre, mais il avait sans doute pris une résolution, car il se mit à écrire plusieurs lettres et réveilla sa femme.

— Habille-toi vite, lui ordonna-t-il d’un ton autoritaire, nous allons aujourd’hui à la grand’messe.

Valentine fut bien étonnée.

— Comment, mon ami, toi, un impie, qui ne crois à rien, tu veux aller à une messe qui va durer près d’une heure. Mais tu vas t’ennuyer. Moi-même, qui suis pieuse, cela ne m’amuse guère…

— Il ne s’agit pas de s’amuser. Nous allons ce matin à la grand’messe à Saint-Jacques du Haut-Pas.

— Mais, mon ami, implora Valentine.

— Pas de réplique. C’est une chose décidée. Lève-toi !

Et comme elle demeurait hésitante, la tête appuyée sur son oreiller, il rejeta le drap qui couvrait le lit et tira sa femme sans précaution. Valentine se sentit aussi pénétrée de honte et de crainte que si elle eût été une fillette menacée du fouet ; même elle eut peur pour ses grasses, indolentes et voluptueuses fesses que son mari regardait sans sourire, d’un œil dur, impitoyable. Domptée, elle ne résista plus, se leva et s’habilla avec soin, mais sans ses flâneries habituelles.

Elle était bien tremblante lorsqu’ils partirent. Son mari, d’ordinaire insoucieux de sa toilette, s’était vêtu avec une grande recherche d’élégance ; il lui donnait le bras cérémonieusement sans lui parler, sans tourner la tête de son côté, à la façon d’un sergent de ville qui entraînerait le malfaiteur qu’il vient d’arrêter.

Ils arrivèrent à Saint-Jacques-du-Haut-Pas ; elle trempa sa main dans le bénitier et fit le signe de la croix avec une dévote lenteur, puis elle offrit de l’eau du bout des doigts à son mari, qui refusant de toucher son gant humide, passa devant elle et fendit la foule. L’église était pleine de monde, mais M. Chassériau écartait vivement tous ceux qui se trouvaient sur son passage. Sa femme le suivait soumise, dominée par lui.

Tout à coup l’orgue déchaîna ses tempêtes ; des enfants calottés de rouge, des hommes obèses ou dégingandés, en surplis étroits ou trop courts, défilèrent ; des prêtres portant des chapes étincelantes parurent au milieu du rayonnement des cierges allumés. La messe commençait. L’abbé Palloy était parmi les officiants. À ce moment Valentine tourna la tête et vit tout près d’elle Mademoiselle Trébuchet agenouillée sur son prie-dieu et le front incliné vers son paroissien. Mademoiselle l’aperçut cependant par suite de ce don singulier qu’ont les dévotes de pouvoir à la fois lire des prières et ne rien perdre de ce qui se passe autour d’elles ; elle eut un petit signe de tête discret auquel Valentine s’apprêtait à répondre quand tout à coup quatre détonations retentirent tout près d’elle. Elle n’eût pas le temps de s’épouvanter. Après quelques secondes de silence, de stupeur, un grand mouvement et une rumeur énorme se produisirent. Valentine fut écartée presque brutalement, rejetée sur Mademoiselle Trébuchet, puis repoussée, emportée plus loin jusqu’en dehors de la nef. Alors avec des battements de cœur précipités elle regarda ce qui se passait. Sauf le prêtre qui disait la messe et qui était adossé à l’autel, tous les autres étaient groupés à droite de la balustrade devant un groupe très agité. Elle vit le bedeau, le suisse, et deux assistants qui emmenaient un homme dont, à cause de la distance, elle ne put distinguer les traits. Cependant l’orgue éclatait à nouveau ; les chants montaient vers les voûtes. La messe continuait. Ne pouvant changer de place Valentine ouvrit un paroissien, en tourna les pages, s’assit, se leva, se signa suivant les prescriptions, puis à la fin de la cérémonie, comme on commençait à sortir, elle gagna la porte, pensant qu’elle allait retrouver M. Chassériau. À ce moment Mademoiselle Trébuchet passa près d’elle et lui dit :

— Il est donc insensé, votre mari ?

— Mais qu’a-t-il fait ? Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

On ne lui répondit pas ; Mademoiselle Trébuchet était déjà loin.

Alors abordant le sacristain elle l’interrogea et put enfin apprendre l’événement.

— C’est un fou qui a tiré quatre coups de revolver sur M. l’abbé Palloy.

Cela lui suffisait. Elle était sûre à présent que le coupable était son mari. Elle fut quelques minutes assez émue. Cependant personne ne lui disait rien, le soleil brillait dans les feuillages clairs, une chaude odeur de printemps, de poussière, d’étoffe neuve et de parfums lui venaient aux narines. Elle eut faim, et se dirigea tranquillement vers un restaurant où elle déjeuna de mets délicats et d’un fort bon appétit.

De retour à la maison elle eut peur. « Il est arrêté, se dit-elle, et peut-être va-t-on m’arrêter moi-même. » Elle attendait à chaque instant l’arrivée d’un commissaire de police. Il ne vint personne. À la montée de la nuit elle songea qu’elle était libre de passer sa soirée selon son caprice ; elle s’habilla de sa plus belle robe, mit son chapeau neuf, ses bijoux, alla dîner dans un restaurant assez cher du quartier latin où son mari l’avait menée une fois, et se fit conduire ensuite aux Nouveautés, où elle rit et s’égaya de tout cœur. Un jeune homme, assez bien fait de sa personne, qui était assis près d’elle lui fit la cour ; ils causèrent durant les entr’actes et à la fin de la représentation il l’invita à souper.

— Non, dit-elle, après un moment d’hésitation, ce ne serait pas convenable.

Elle lui laissa toutefois son adresse et lui permit de lui écrire.

Elle eut une petite frayeur en rentrant dans son logis solitaire, mais son dîner copieux, le plaisir du théâtre, les émotions de la journée lui avaient donné quelque lassitude et à peine couchée, elle s’endormit.

Le lendemain elle fut mandée chez le juge d’instruction. Elle ressentit quelque trouble en apercevant ce magistrat, mais il fut si poli, si aimable qu’elle retrouva vite son assurance. Son mari apparut, pâle, affaissé.

— Mon pauvre ami, dit-elle en lui tendant la main, comment as-tu pu faire cela !

— Vous connaissiez depuis longtemps l’abbé Palloy, madame ? demanda le juge d’instruction.

— Nullement, monsieur, répondit Valentine, je le voyais seulement à la messe et aux offices de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, mais je ne lui avais jamais parlé.

— Mais il était votre confesseur ?

— Non, monsieur. Je ne me confesse qu’une fois par an, et à un dominicain.

— Pourquoi alors avez-vous raconté à votre mari qu’il s’était permis des libertés excessives à votre égard, qu’il vous avait fouettée comme une enfant, à nu, après avoir retroussé vos jupes, et que plus tard même il avait essayé de devenir votre amant ?… Non seulement vous l’avez raconté, mais vous l’avez écrit. Ce manuscrit, en effet, est bien de votre écriture, vous le reconnaissez ?

Et il lui montrait le cahier qu’elle avait donné à son mari.

— Mon Dieu, monsieur, dit-elle simplement, je griffonne parfois du papier pour me distraire : cela n’a aucune importance. Je me suis amusée à écrire un conte que je destinais à une revue où collaborent quelques-unes de mes amies.

— Mais pourquoi nommez-vous l’abbé Palloy ?

— Je parlais de l’abbé Palloy comme j’aurais parlé de l’abbé Durand. Je ne savais même pas qu’il y avait un prêtre qui portât ce nom.

— Tout cela est bien étrange Enfin ! signez votre déposition.

Valentine signa d’une écriture ferme et entoura son nom d’une élégante arabesque.

— Vous pouvez vous retirer à présent, madame, dit le juge d’instruction.

Elle tendit alors dignement la main à son mari qui n’eut pas un mot ni un geste, puis elle s’éloigna d’un pas léger avec une allure de petite innocente.

Les balles de M. Chassériau n’avaient atteint personne ; cependant pour sa tentative de meurtre et malgré une éloquente plaidoirie de son avocat il fut condamné à deux ans de prison. À l’audience Valentine ne chargea point son mari, mais ne le disculpa point non plus. Elle eut d’ailleurs une attitude que tout le monde s’accorda à trouver excellente. Quand elle entendit la condamnation de M. Chassériau elle faillit s’évanouir.

Son appartement lui paraissait bien vide à présent que son mari ne l’habitait plus. Elle eut des heures de mélancolie, et comme le jeune homme qu’elle avait rencontré aux Nouveautés était venu la voir, elle l’accueillit avec empressement, tel qu’un consolateur. Que pouvait devenir une pauvre femme toute seule ? Elle prit un amant.

Mademoiselle Trébuchet le sut ; elle alla trouver aussitôt Valentine pour la confesser et la gronder un peu, mais l’ayant trouvée docile, attentive aux conseils, toute disposée à reprendre les pratiques religieuses, elle jugea convenable de ne point se montrer trop sévère.

— Que veux-tu, ma chère enfant, lui dit-elle en la quittant, je ne t’approuve pas, mais ce Chassériau l’a bien mérité !