Gringalette (Recueil)/La Comédie chez la Princesse

Gringalette (Recueil)Librairie des bibliophiles parisiens (p. 167-224).


LA COMÉDIE
CHEZ LA
PRINCESSE




J amais la princesse Daschkoff ne s’était trouvée plus belle qu’à cette petite réception intime, où elle voyait les yeux de ses visiteurs s’allumer de désirs en la regardant. Dans son vaste et magnifique château de Glinnoë elle jouissait de tout le confort et de tout le luxe qu’elle avait à Pétersbourg, et elle se sentait plus adorée par les fonctionnaires et les châtelains oisifs du district, plus reine au milieu de cette armée de serviteurs attentifs à ses moindres désirs, prêts à satisfaire ses caprices les plus extravagants. Elle était digne aussi d’inspirer l’amour et l’admiration. Elle n’avait point cette stature massive de certaines Vénus slaves qui semblent avoir échangé les grâces de leur sexe contre une force trop apparente et masculine ; mais fine, souple, élancée, elle mouvait les hanches les mieux arrondies, et dans ses libres attaches sa jupe laissait deviner des formes amples et cambrées que n’annonce pas d’ordinaire une taille aussi mince. Au soleil couchant qui illuminait ses cheveux blonds, et mettait sur sa tête comme une auréole, toute droite sous une étole étincelante d’émeraudes, elle avait parfois quelque chose d’une sainte de vitrail ou d’une prêtresse à l’autel, mais vite un geste vif, un sourire malicieux corrigeait l’expression sévère ou orgueilleuse de son visage, et volontiers, malgré ses vingt-deux ans, elle devenait pour ses hôtes une gamine joueuse et espiègle, à condition que seule elle fût libre et que ses plus grandes audaces de paroles ne fissent point oublier le respect dû à son rang et à sa beauté.

À côté de la princesse se tenait comme son ombre, Madame Narischkin, petite, noirâtre, heureuse de tout ce qui pouvait rejaillir sur elle de son charme, de son luxe, de sa richesse, ayant renoncé par suite d’une humilité excessive au moindre succès personnel.

Parmi les visiteurs se trouvaient deux châtelains des environs, le général Kapieff, et l’aide-de-camp du nouveau gouverneur de Kalouga, M. Soubotchef qui s’était assis sur un siège très bas, tout près de la princesse et semblait un prêtre en extase devant son Dieu.

— Messieurs, dit-elle, en changeant soudain la conversation, profitons de ce que mon mari fait la sieste et n’est pas là à nous raser avec les réformes de l’administration et la politique du sultan pour organiser un complot.

— Un complot ! s’écrièrent ces messieurs avec surprise.

— Oui, un complot, mais avant que je vous explique ce dont il s’agit, il serait bon de prendre des forces. Vous en aurez besoin. Maria Pawlovna, ajouta-t-elle en se tournant vers Madame Narischkin, verse donc du Xérès et offre des gâteaux à ces messieurs… Que penseriez-vous, pour charmer les loisirs ou plutôt distraire les ennuis de Glinnoë, d’une comédie que nous jouerions, que nous inventerions nous-mêmes ?

On se regarda en souriant ; on était rassuré.

— C’est là le complot ?

— Mais c’en est un, reprit la princesse. Je n’ai pas l’intention d’écrire une pièce, mais de contraindre par une sorte de suggestion des gens à la jouer autour de moi et comme je le voudrais.

— Nous entrons dans le domaine de la sorcellerie.

— Nullement. Certaines circonstances en déterminent d’autres pour ainsi dire forcément ; vous vous rappelez la pièce de Gogol et comment le gouverneur et les principaux officiers d’une petite ville prennent ce farceur de Khlestakof pour un inspecteur général et le forcent ainsi à en usurper les façons. Eh bien, il faut que nous trouvions parmi nos voisins un homme auquel nous composions un rôle sans qu’il s’en doute, et qui le joue au naturel pour notre plus grand plaisir.

— Ce n’est pas un divertissement facile, princesse, que vous imaginez là !

— Le plus aisé du monde au contraire. Par exemple, prenons M. Soubotchef. Approchez, M. Soubotchef. Agenouillez-vous et tendez le museau. Bien ! comme cela. Donnez-moi un biscuit, Maria Pawlovna. Écoutez, vous Soubotchef. Vous allez garder le biscuit sur votre museau. Et prenez bien garde de le faire tomber jusqu’à ce que je fasse un signe. Attention. Une, deux, trois ! hop ! Mangez le biscuit maintenant. Vous voyez, messieurs, comme M. Soubotchef fait bien le chien, et sans sortir de son caractère !

Tout le monde éclata de rire, même M. Soubotchef qui s’était relevé et avait repris sa place sur le siège bas, auprès de la princesse.

— L’important, pour la réalisation de notre projet, c’est que la personne choisie par nous n’ait pas à sortir de son caractère. Trouvez-moi donc quelqu’un auquel on puisse faire changer brusquement son genre de vie sans qu’il change pour cela de nature.

— Le gouverneur, insinua Kapieff.

— Le nouveau gouverneur ? Je ne le connais pas.

— Il m’a dit qu’il avait eu l’honneur de vous être présenté par le prince à la gare de Kalouga.

— Je ne me le rappelais pas. Il était nuit, j’avais froid, je n’ai pas fait attention à lui, et il n’a pas dû non plus me trouver bien charmante, car j’avais relevé mon collet, baissé ma voilette et je m’étais emmitouflée de fourrures : on ne pouvait seulement découvrir le bout de mon nez.

— Il a dû garder cependant bon souvenir de cette entrevue puisqu’à peine installé à Kalouga il compte venir vous voir aujourd’hui.

— Simple visite de politesse ! Cela m’amuserait bien, moi, qu’il se dérangeât pour rien. Maria Pawlovna, veuillez donner l’ordre de ne pas recevoir le gouverneur, ou lui dire que je suis souffrante.

— Et s’il voit nos voitures dans la cour du château ?

— Tant pis ! il pensera ce qu’il voudra.

— Ce serait pourtant un acteur excellent pour votre comédie.

— Je le regrette. Seulement je ne suis pas en humeur de voir de nouveaux visages.

Mais il était trop tard. Madame Narischkin n’eût pas le temps de gagner l’antichambre que le maître d’hôtel, soulevant les draperies du salon, annonçait l’arrivée de l’importun.

— Son Excellence M. le gouverneur de Kalouga !

Grand et gros, correct et élégant, les yeux fureteurs, les lèvres fines, avec quelque chose de hautain et d’insolent, apparut M. le gouverneur. Devant la princesse il devint humble.

— Je n’ai pas voulu, madame, dit-il en s’inclinant, m’établir à Kalouga sans venir aussitôt vous présenter mes hommages. Il m’a semblé que de vous voir à mon arrivée serait non seulement un grand plaisir mais un gage de bonheur pour mon nouveau gouvernement. Je suis fort superstitieux et, en certaines circonstances, la vue d’une personne belle et aimable m’apparaît comme un heureux présage.

Ces compliments n’eurent aucun effet. Dès qu’elle avait aperçu le gouverneur, la princesse avait pâli, et tandis qu’il parlait, sans paraître se soucier de ces démonstrations de respect, elle le regardait avec stupeur.

— Je vous remercie, dit-elle froidement. Je suis en vérité très satisfaite de vous inspirer tant de confiance dans les agréments d’un séjour en notre district.

Le ton de ses paroles était d’une ironie si blessante, témoignait si évidemment de quelque ressentiment ancien que le gouverneur qui, jusque-là avait tenu les yeux baissés, leva la tête d’un mouvement brusque et regarda son interlocutrice : ce fut à son tour d’être surpris, mais il se remit vite de son étonnement ; un sourire narquois effleura ses lèvres, et il commença à examiner la princesse de la tête aux pieds avec l’attention injurieuse d’un fêteur en quête d’une compagne nocturne ou le souci minutieux d’un maître musulman qui veut acheter une esclave saine, solide et bien conformée.

Sous ce regard impudique et retrousseur qui détaillait son corps, en violait les charmes secrets, et lui donnait l’impression, malgré jupes, fourrures, étole, d’être nue comme une pauvre créature que le besoin d’une pièce d’or contraint à se livrer aux caprices brutaux d’un débauché, la princesse serrait les dents de rage et pouvait à peine maîtriser sa colère. Elle essaya toutefois, pour donner le change à ses visiteurs, de jouer l’indifférence et de lancer la causerie sur les plaisirs et les ennuis de Kalouga, mais son esprit, si brillant d’ordinaire, parut terne ou distrait ; ses paroles devinrent étranges ; et comme on n’y répondait que par politesse, la conversation traînait. Il y eut de longs et pénibles silences.

Elle se leva tout à coup.

— Messieurs, je vous prie de m’excuser : je suis un peu souffrante. Madame Narischkin, par bonheur, est là et me remplacera auprès de vous avec avantage.

Là-dessus elle sortit vivement, laissant ses visiteurs effarés, très émus du malaise mystérieux que venait de lui causer l’arrivée du gouverneur, et torturant leur imagination pour découvrir les motifs de cette scène inattendue.

Le prince, peu après, fit dire que l’état de la princesse l’obligeait à demeurer auprès d’elle et qu’il ne paraîtrait pas de la soirée. Au lieu du magnifique repas qu’il donnait chaque semaine aux jours de réception, ses visiteurs durent se contenter ce soir-là de sandwiches au caviar, de viandes froides et de quelques verres de kwas et de champagne, pris en compagnie de la triste Madame Narischkin qui tentait vainement de paraître gaie, et risquait des plaisanteries dont pas une n’arrivait à faire rire.

On remonta très tôt en voiture. M. Soubotcheff prit place dans l’automobile du gouverneur pour retourner avec lui à Kalouga. Le trajet fut court. Le gouverneur paraissait triomphant, mais n’adressa pas une parole à son compagnon qui n’osait par déférence l’interroger, quoiqu’il en eût grande envie. Enfin, au bout d’un quart d’heure, comme on entrait à Kalouga, le gouverneur fit arrêter l’automobile devant le grand hôtel.

— Vous dînez avec moi, n’est-ce pas ? Cette maudite collation de Glinnoë, loin de calmer mon appétit, m’a donné une faim de tigre.

M. Soubotcheff eût jugé malhonnête de refuser l’invitation, et d’ailleurs il était trop content de l’accepter. Il pensait bien que le gouverneur, excité par le vin et la bonne chère, se laisserait facilement aller aux confidences. Son attente ne fut pas trompée.

À peine à table le gouverneur se frotta les mains.

— Voilà une visite, dit-il, qui me promet des journées assez divertissantes. Jamais je ne me serais imaginé ce matin qui j’allais voir !

Et comme Soubotcheff écarquillait les yeux :

— J’aurai la princesse quand il me plaira. Je connais un secret de sa belle jeunesse qui me rend absolument son maître… Vous tenez à le savoir, vous aussi, curieux !… Eh bien, je vais vous le dire. Vous pouvez en profiter après moi, si bon vous semble, et cela m’amusera, moi, de vous le confier. Je revivrai ainsi en imagination une soirée ou plutôt une nuit qui vraiment ne me parut pas du tout ennuyeuse. Permettez-moi seulement de goûter encore à ces sterlets à la sauce impériale qui sont vraiment exquis.

Il mit sur son assiette tout ce qui restait dans le plat, et l’engloutit en quelques bouchées.

Alors il s’essuya la moustache, reprit haleine et conta ce qui suit :

« Il y a de cela cinq ans. On venait de découvrir un terrible attentat nihiliste. Le train impérial avait été miné. L’explosion devait se produire quelques minutes après le départ. Le Czar, la Czarine et tous ceux qui les accompagnaient auraient été tués. Ce fut le maître d’hôtel, que l’un des conjurés avait cru pouvoir mettre dans le complot, qui le dénonça. Il y eut des arrestations en masse, et la police reçut les ordres les plus sévères. Elle devait étendre partout sa surveillance et non seulement arrêter les suspects, mais punir sans jugement les moindres délits. Une parole imprudente ou irrespectueuse était à ce moment considérée comme une provocation.

« J’appartenais alors au bureau de Santousky et je fus chargé d’assister à un bal que donnait la princesse Youssoupoff, connue pour ses opinions libérales, même révolutionnaires, et ses relations avec la société cosmopolite de Pétersbourg.

« Délaissant les salons de danse et de jeu, j’avais pénétré avec deux ou trois officiers dans une sorte de boudoir où causaient plusieurs jeunes femmes. L’une d’elles, que sa beauté, ses dentelles, ses joyaux, notamment un merveilleux collier de perles grises et roses, me firent aussitôt remarquer, avait une singulière hardiesse de langage, et étonnait, amusait tout l’entourage par l’esprit et parfois l’étourderie impertinente de ses réparties. On vint à parler du dernier attentat.

« — Oh ! s’écria-t-elle, si nous n’avions plus notre petit père[1], ce ne serait pas un grand malheur. On en trouverait toujours un autre de sa force.

« — Vous êtes un peu anarchiste, avouez-le, insinua quelqu’un.

« — Moi, répliqua-t-elle, je ne trouve pas du tout absurdes les théories des révolutionnaires… J’en connais d’ailleurs quelques-uns. Ce sont de très honnêtes gens.

« — À part leurs assassinats, répliqua un interlocuteur ironique, je ne vois pas en effet ce qu’on pourrait leur reprocher.

« — Oh ! leurs assassinats, parlons-en ! dit la jeune femme. Si un homme ou même plusieurs hommes doivent, en mourant, procurer à l’humanité le bonheur, pourquoi hésiterait-on à sacrifier leur existence ?

« — Voici, fis-je à mon voisin, une bien aimable sectaire.

« — C’est la comtesse Pougatscheff, me répondit-il. Son mari n’a pas eu le temps de faire son éducation, car il est mort l’année dernière. Il y avait trois mois qu’il l’avait épousée.

« — Voilà comment elle le pleure !

« — Pougatscheff était vieux et maniaque, et elle avait à peine seize ans.

« — Son père aurait mieux fait, au lieu de la marier, de l’envoyer à l’école.

« — Durant tout le bal la comtesse Pougatscheff tint des propos aussi extravagants. Elle y prenait goût car elle ne sortit du boudoir que pour le souper, et ne quitta la fête que vers quatre heures du matin. On me dit qu’à l’ordinaire elle préférait de beaucoup la danse à la causerie, mais que cette fois, une légère entorse qu’elle s’était donnée en descendant de voiture l’avait contrainte à renoncer à l’un de ses plus grands plaisirs.

« J’attendis son départ, la devançai à la sortie, montai avec l’ivoschik et, dès qu’elle fut en voiture, j’ordonnai d’aller au bureau de police de Santousky. Elle ne s’aperçut du changement de direction qu’à l’arrêt de la voiture devant le couloir du bureau, d’aspect assez misérable. Comme elle s’attendait à voir l’élégant escalier du palais Pougatscheff elle crut à une erreur du cocher et eut un violent accès de colère.

« — Brute, stupide imbécile ! criait-elle, vous vous êtes encore grisé sans doute ! Ne Connaissez-vous plus le chemin du palais ? Allez-vous m’arrêter deux heures devant cette maison infecte et par un froid pareil. Vous mériteriez qu’on vous déchirât la peau !

« — Permettez, madame, dis-je en m’avançant vers elle et en lui offrant le bras, c’est moi qui ai dit à votre cocher de vous conduire au bureau de police. Nous aurions un petit renseignement à vous demander.

Elle fut si étonnée et même, malgré son assurance de tout à l’heure, si effrayée que je pus l’entraîner sans peine jusqu’au cabinet de travail de Santousky. Un vagabond, la face ensanglantée, et deux rôdeuses de la dernière classe, arrêtés le soir même, considéraient avec étonnement cette femme couverte de diamants, enveloppée des plus magnifiques fourrures et dont le passage laissait dans l’escalier une odeur fine et enivrante.

« Je chuchotai quelques mots à l’oreille de Santousky qui, après un court salut, demanda vivement et d’un ton assez autoritaire à ma comtesse :

« — Vous connaissez des nihilistes ?

« Elle répondit en balbutiant :

« — Mais non, monsieur, je vous assure.

« — Pourquoi donc, il n’y a qu’un instant, chez la princesse Youssoupoff, disiez-vous que vous étiez liée avec des révolutionnaires…

« — Et même que c’étaient de braves gens, ajoutai-je.

« Je la vis pâlir et trembler. Elle cherchait du regard une chaise pour s’y reposer, mais il n’y avait dans le cabinet de Santousky d’autre siège que le fauteuil où était assis le chef de police.

« — Oh ! fit-elle, je ne sais pas ce que j’ai dit tout à l’heure. Je m’amusais, je plaisantais.

« — Il y a des plaisanteries qui ne sont pas seulement inconvenantes, mais criminelles, reprit Santousky. Vous avez manqué de respect à Sa Majesté, vous avez excusé, bien mieux ! exalté l’assassinat. De tels discours tenus dans un salon plein de monde, sont une véritable provocation au meurtre. Félicitez-vous que votre rang et votre jeunesse ne vous vaillent cette fois qu’un avertissement.

« Elle regardait la porte avec angoisse, et pensa qu’on allait lui permettre, après cette admonestation honteuse, de se retirer, mais une humiliation autrement cruelle l’attendait.

« — Veuillez, je vous prie, me dit Santousky, débarrasser madame de ses fourrures.

« Je lui enlevai son manteau. Elle était si émue que [le] chef de police dut la soutenir pour l’empêcher de tomber. Soulevant alors une draperie, il l’introduisit dans un petit salon obscur qui se trouvait derrière son fauteuil. Il sonna. J’entendis presque aussitôt un cri étouffé. Je m’approchai. Je n’oublierai jamais le spectacle qui s’offrit à mes yeux :

« Santousky venait de donner l’électricité et l’étroit salon était en pleine lumière. D’abord je me demandai où était la comtesse. Et voici dans quelle situation je l’aperçus. Sa tête apparaissait au ras du parquet, le cou rentré dans les épaules ; ses bras étaient étendus, ses doigts accrochés aux planches. On eût dit qu’on venait de lui trancher le haut du corps et qu’on avait jeté au loin la partie inférieure de sa personne, ou bien encore qu’un enchanteur l’avait privée de ses membres inférieurs, la rendant assez semblable à ces anges qu’on voit sur les rétables des anciennes églises.

« Tandis que je me demandais où étaient passées ses superbes hanches qu’une heure plus tôt, au palais Youssoupoff, j’avais tant admirées, je compris l’aventure. Assez banale au temps de Nicolas, elle est d’un caractère plus surprenant à notre époque, sans être cependant unique. Je l’ai vue, moi qui vous parle, deux fois se renouveler, toujours il est vrai dans des moments de trouble, alors que les différents pouvoirs se trouvent sans contrôle et que les autorités peuvent se permettre les mesures les plus arbitraires pour ramener l’ordre.

« Par excès de zèle, peut-être aussi par vengeance, car j’ai su qu’il avait eu à se plaindre autrefois de la comtesse, Santousky l’avait soumise à une de ces corrections privées, qu’on n’administre plus guère qu’à des filles révoltées, en état d’ivresse ou coupables d’avoir frappé un policier. À un coup de sonnette, le gardien qui se trouvait dans le sous-sol avait fait descendre la trappe du petit salon où Santousky venait de mener la comtesse, de telle sorte que notre belle avait les reins au-dessous du parquet et les épaules au-dessus.

« Je vous assure que je n’ai point assisté à une comédie plus voluptueuse. Figurez-vous, au niveau du plancher, cette tête jeune et aimable dont l’effroi élargissait les yeux et rapetissait le front, la bouche entr’ouverte montrant les dents fines et claires, et le contraste surprenant d’une expression d’épouvante et d’une tenue de fête : les cheveux savamment crépés, en boucles sur les tempes, en casque par derrière, illuminés de diamants ; le cou entouré d’un collier de quatre rangs de perles ; les bras cerclés de bracelets ; les doigts chargés de bagues étincelantes, et les traits figés de la face, les crispations des mains, et ce sein soulevé d’émotion ! Santousky, les mains collées aux genoux, se penchait sur sa victime et approchait de cette peau nue éblouissante ses souliers mouchetés de boue comme s’il eût voulu en essuyer le cuir sur la chair satinée, comme s’il eût exigé qu’elle y posât ses lèvres !

« Tout à coup ce visage encore charmant malgré sa frayeur, s’allongea puis se contracta en une série de grimaces comiques : les paupières voilaient à demi et découvraient aussitôt les yeux vagues : comme si la comtesse s’attendait à un éternuement qui ne venait pas. Successivement elle serrait les dents, se mordait les lèvres, poussait un soupir. Enfin le cri qu’elle essayait de retenir s’échappa malgré elle, perçant, lamentable. Les yeux étaient grands ouverts, les sourcils arqués jusqu’aux cheveux et, de la bouche à présent, des hurlements montaient toutes les demi-minutes : il semblait qu’en bas le flagellateur voulût mettre un intervalle assez long entre chaque coup, de manière à produire une douleur lente et successive que doublaient les angoisses de l’attente. Santousky sans doute pressé ou qui était d’une cruauté moins raffinée que son bourreau, me dit :

« — Allez donc voir ce que fait cet animal. Je crois qu’il s’endort sur l’ouvrage.

« Je descendis dans la pièce qui était au-dessous du petit salon, aussi basse qu’une cave. L’abat-jour d’une lampe était disposé de façon à réserver toute la lumière pour le milieu de la chambre où de petits pieds chaussés de satin blanc se débattaient, se perdaient dans une longue jupe à traîne qui semblait pendue au plafond. Mais je vis, en m’approchant, que les pieds et la jupe reposaient sur la trappe descendue à quelques centimètres du sol et soutenue par quatre fortes chaînes en fer. Derrière, apparut un homme court et trapu, à la barbe bien fournie et qui tenait une verge épineuse à la main.

« — Y a pas moyen de fouetter cette gaupe-là, excellence, me dit-il. La robe est si lourde qu’elle lui retombe à chaque coup sur le derrière.

« — Eh bien, dis-je, appelle Serge Paulovitch et Ermeleï Serghéitch. L’un tiendra les pieds et l’autre retroussera les jupons, tandis que tu la cingleras.

« Les deux hommes arrivèrent un instant après. Il y eut un violent soubresaut de la comtesse lorsque Serge lui saisit les jambes ; ses reins alors se tendirent et nous vîmes se dessiner sous la jupe collante le double relief et le creux profond de la croupe ; mais c’est à peine si Ermeleï me laissa le temps d’admirer ce tableau sous son voile à demi transparent, tant il avait hâte probablement de l’étaler en pleine lumière.

« Quand il releva la robe et les dessous neigeux je crus voir s’ouvrir un riche écrin tandis que se répandait dans l’air une onde de parfums. Déjà rouges et pareilles à deux cornalines séparées par un onyx, apparurent les fesses de la Pougatscheff bien présentées par Serge qui, de la tête, à la façon d’un taureau qui assaille une cavale, lui repoussait le ventre de toute sa force et lui tirait les jambes pour qu’elle offrît largement son derrière aux piqûres des verges. Il n’était point si petit que la mignonne tête de la comtesse l’eût fait prévoir ; l’exercice du cheval l’avait développé, il eût inspiré l’admiration à des hommes moins rudes que ces policiers si la manière dont Serge l’offrait au regard ne lui avait donné un aspect quasi bouffon.

« Cependant les verges se levèrent, la croupe rougit encore, des gouttes de sang perlaient. Sans retenue dans son supplice, la vaste face lunaire s’agitait, et aux senteurs fines d’essence de fleurs qu’exhalaient les pantalons de dentelles, se mêlait une odeur forte et animale. Les mignons souliers blancs de la victime se levaient comme pour prévenir les coups ou implorer ses bourreaux, et retombaient ensuite avec une lassitude désespérée.

« Je voulus voir l’autre figure et je remontai dans le petit salon. Ce n’était plus le visage audacieux et fier que j’avais contemplé au palais Youssoupoff, mais une mine honteuse et effarée de petite fille. Les larmes faisaient paraître cette face de la comtesse aussi rouge et bouffie que son revers ; le fard des lèvres et des joues, le noir des cils se mêlaient à la poudre de riz et formaient ici et là de longues rigoles multicolores. Rien ne subsistait de cette beauté en détresse que son impeccable chevelure blonde dont, par un contraste plaisant, pas une boucle n’était défaite.

« Santousky était toujours penché sur sa victime. Elle lui avait saisi les pieds, les étreignait de ses bras nus et entre deux cris arrachés par le fouet qu’on ne cessait de lui administrer, elle murmurait d’une voix entrecoupée :

« — Grâce ! pitié !

« Le chef de police enfin agita une sonnette et le supplice fut arrêté. La comtesse remonta avec sa jupe relevée et ses jupons en désordre, laissant voir sa peau sanglante sur laquelle Santousky ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil.

« Remarquant les souillures qui tachaient ses dessous, il la conduisit haletante, secouée de sanglots, jusqu’à son cabinet de toilette et lui apporta un verre de Xérès.

« — Que cette leçon vous profite, madame ! lui dit-il.

« Tout en pleurant elle se lava et s’arrangea tant bien que mal. Je dus lui offrir mon bras pour la conduire jusqu’à sa voiture, et dans l’escalier elle eut à supporter les railleries ignobles des prostituées qui s’amusaient de ses yeux rouges, de ses joues luisantes de larmes, de ses jupons qui traînaient jusque sous ses souliers de satin mouchetés de sang. Santousky nous suivait à quelques pas.

« Lorsqu’elle fut dehors il parut qu’elle ne conservait plus de cette séance si pénible qu’un horrible désir de vengeance ; elle reprit son attitude fière, et nous jeta, à Santousky et à moi, un de ces regards qui fixent les traits d’un visage dans la mémoire comme pour les graver. Elle nous en voulait certes ! à tous deux, mais bah ! il a bien fallu qu’elle nous oubliât. D’ailleurs Santousky est mort comme vous savez, et quelques jours après cette aventure…

— Voudriez-vous dire ?… demanda Soubotcheff effrayé.

— Que la comtesse fut pour quelque chose dans cette fin ? Non, répliqua le gouverneur en souriant. Il est presque prouvé que Santousky a été assassiné par les nihilistes. Je n’ai jamais eu à me plaindre de la comtesse, et j’ai été bien étonné aujourd’hui de rencontrer à Glinnoë ma touchante fouettée de Pétersbourg.

— Alors cette comtesse Pougatscheff serait… ?

— La princesse Daschkoff. Elle a épousé le prince l’année dernière. J’étais alors malade, en congé à Menton. Je n’ai pas assisté à leur mariage. Je n’avais fait qu’entrevoir la princesse, si bien voilée et cachée dans son costume de voyage, qu’elle rendait méconnaissable cette beauté captivante dont j’avais pu découvrir au bureau de police, jusqu’aux charmes les plus secrets, jusqu’aux mystères les moins fastueux de son corps. Vous devez penser si je suis satisfait de cette rencontre, car une connaissance aussi intime n’est pas sans donner quelques droits à une possession complète et je compte bien en user !

— En vérité ? s’écria Soubotcheff d’un ton si insolent que le gouverneur fronça les sourcils.

— Mais certainement j’en userai, reprit-il, et vous, mon cher, que cela vous plaise ou non, vous me céderez la place comme c’est le devoir d’un subordonné à l’égard de son supérieur. Vous prendrez plus tard votre revanche. Vous pouvez attendre, vous ! moi j’ai quarante ans. Il faut me dépêcher de jouir de la vie.

À ces paroles Soubotcheff se leva, salua froidement le gouverneur et les deux hommes se séparaient.

Depuis plus d’un mois Soubotcheff était l’amant heureux de la princesse Daschkoff. La jeune femme savait se donner à un homme sans rien perdre de son autorité ni de ses avantages sur lui. En réalité elle ne se donnait point, elle se livrait à des baisers, à des caresses, et demeurait tout de même une maîtresse indépendante, railleuse, parfois impitoyable, toujours sans gratitude pour celui qui lui procurait du plaisir. Obligée à la suite d’un scandale, et pour compenser des prodigalités excessives, d’aller vivre quelque temps sur les terres de son mari, elle avait essayé de retrouver aux environs de Kalouga les amusements de Pétersbourg et choisi Soubotcheff parmi tous les jeunes gens du voisinage pour être le serviteur docile de ses fantaisies. Habitué à l’existence monotone d’une ville de province, Soubotcheff ne se sentait pas d’orgueil d’avoir été distingué par une telle femme. Elle n’avait pas eu besoin d’un effort pour le plier à son caprice ; il lui obéissait naturellement ; il était devenu avec délices son esclave.

Mais le zèle n’empêche point la maladresse, et Soubotcheff était un amant aussi inhabile que dévoué. La princesse, pensa-t-il, se doutera de l’indiscrétion du gouverneur et il est de mon devoir de lui en parler. Il profita d’une après-midi de congé pour se rendre à Glinnoë.

Le prince était à la chasse et la princesse le reçut avec l’empressement d’une amoureuse longtemps privée. Ils s’embrassèrent et se réjouirent jusqu’au soir. Comme Soubotcheff quittait enfin le lit de sa maîtresse, il contempla un instant les beautés majestueuses qu’elle offrait à la vue. Lasse d’étreintes elle s’était tournée vers la muraille pour reposer ; sa légère chemisette s’était enroulée sur son dos, et elle présentait ses larges fesses dans toute leur ampleur.

— Ô belles chairs ! s’écria Soubotcheff. Comment des mains barbares ont-elles osé vous déchirer !

La princesse, qui avait un sommeil très léger, se réveilla aux paroles de son amant, et, se tournant vers lui :

— Que dites-vous ? fit-elle avec une vague inquiétude comme si elle pressentait que Soubotcheff allait lui avouer quelque chose de désagréable.

— J’admirais, reprit-il avec une sotte assurance, j’admirais votre beauté si parfaite et je me demandais comment il avait pu se trouver sur terre un rustre assez grossier, assez barbare pour se permettre de déchirer ces chairs divines d’une forme et d’un éclat incomparables.

Elle se redressa brusquement :

— Êtes-vous fou ?

Il sentit bien sa maladresse, mais il était trop tard pour la réparer.

— On m’a conté, balbutia-t-il…

Elle lui mit les mains sur les épaules et le secouant :

— On vous a conté ! Qui vous a conté ?

— Le gouverneur.

— Et que vous a-t-il conté, le gouverneur ? À présent il n’osait plus répondre.

— Allons, parlez donc, dites-moi les belles choses que son excellence le gouverneur vous a contées.

Il se décida enfin et s’arrêtant après chaque mot :

— Mais il m’a dit qu’après un bal… où vous aviez tenu des propos… imprudents… il vous avait conduite au bureau de police et que là…

— Achevez donc ! en vérité vous êtes impatientant.

— Eh bien ! il a prétendu qu’il vous avait vue fouetter.

La princesse devint pâle, mais elle ne voulut pas laisser voir son émotion, et avec une colère qui n’était nullement jouée mais qu’on pouvait attribuer aussi bien qu’au ressentiment d’une injure réelle, à l’indignation qu’inspire une calomnie :

— Vous êtes un sot, mon pauvre garçon, oui, un sot, pour croire, comme parole d’évangile, les propos stupides que vous tient le gouverneur. Ah ! ce monsieur a beaucoup d’imagination ; seulement il devrait s’en servir pour conter des histoires de fées aux petits enfants et non pour essayer de noircir ses contemporains. Ses inventions en vérité sont trop absurdes ! Me voyez-vous fouettée, mon pauvre ami, et dans un bureau de police, moi, la princesse Daschkoff, qui suis à la tête de l’aristocratie russe ! Moi qui ai du sang royal dans les veines ! En vérité M. le gouverneur a des plaisanteries bien amusantes, mais tout de même un peu grosses.

Et comme Soubotcheff restait abasourdi.

— Habillez-vous vite, dit-elle, mon cher, mon mari va rentrer de la chasse et je ne voudrais pas qu’il vous rencontrât dans cette chambre. Ce serait là une mauvaise farce, presque aussi mauvaise que celles de M. le gouverneur.

Soubotcheff en partant voulut l’embrasser, mais elle ne lui laissa même pas baiser sa main.

— Au revoir, au revoir, fit-elle, en le poussant dans le vestibule.

Il s’en alla désolé.

Il était à peine sorti que la princesse fit appeler par un domestique Mme Narischkin alors occupée à lire dans la bibliothèque. Mme Narischkin laissa son livre et accourut aussitôt, comme pour montrer son obéissance et son empressement à se rendre utile.

— Maria Pawlowna, demanda la princesse à demi-voix, as-tu de l’affection pour moi ?

— Comment peux-tu m’adresser une pareille question, ma chère Alexandra Mikhailowna, je n’oublierai jamais ce que tu as fait pour mon pauvre père et comment tu m’as retirée moi-même de la pauvreté, m’offrant en partage ton bien-être, ton luxe, tes plaisirs. Oh ! oui, je t’aime, tu peux en être sûre !

— Alors, ma chère Maria, je vais faire appel à ta reconnaissance. J’attends de toi un grand service.

— Sans savoir ce que c’est, je suis prête à te le rendre, si seulement j’en suis capable !

— Écoute. On m’a dit qu’autrefois tu accompagnais ton père à la chasse, et que tu étais toi-même une véritable Diane, que tu ne manquais jamais un coup de fusil.

— C’est vrai. Mon frère prétendait qu’il n’avait jamais rencontré d’aussi bon tireur que moi.

— Alors Maria Pawlowna, voilà ce que je veux… je veux mettre ton adresse à l’épreuve.

Et se penchant contre elle, la princesse pendant quelques instants lui parla à voix basse, en tournant de temps à autre des yeux inquiets vers la porte. Madame Narischkin écoutait avec stupeur. Et quand son interlocutrice eut cessé ses chuchotements, elle ne trouva point de réponse.

— Eh bien ! demanda la princesse qui parut très anxieuse.

Madame Narischkin eut une hésitation, puis résolument :

— Je t’ai promis, Alexandra, de faire ce que tu voudrais. Dispose de moi !

— Ne t’effraie pas à l’avance, reprit la princesse. Le bois qui entoure le pavillon où tu demeures est vaste. Et sur la lisière habite le vieux Vladimir. On le dit affilié à je ne sais quelle mauvaise secte ; le staroste (maire du village) ne pense point de bien de lui. C’est lui qu’on soupçonnera. Je voudrais qu’on osât t’accuser.

— Ce serait possible, Alexandra !

— Non, non. Je suis là, moi, pour te défendre. moi, la princesse Daschkoff. S’il t’arrivait la moindre chose, je parlerais au Czar. Je n’aurais qu’un mot à dire pour te sauver. N’aie donc pas peur ! Seulement cette lettre que tu dois remettre au gouverneur…

— Quelle lettre ?

— C’est vrai, je ne t’en ai pas parlé ! J’ai écrit hier soir, pendant que le prince dormait, une lettre au gouverneur. Tu la porteras à Kalouga ; mais, une fois dans la ville, tu descendras dans une petite auberge, tu prendras un cocher et tu l’enverras avec la lettre au gouverneur en lui recommandant de ne pas la laisser et de te la rapporter.

— Mais le gouverneur ne voudra jamais la rendre !

— Si ! si ! Je lui demande de me répondre au crayon par un mot à diverses questions que je lui pose et sur le papier même que je lui adresse. C’est une mesure de prudence qu’il doit comprendre et je pense qu’il n’y fera pas d’objection. Voici la lettre et des roubles pour le cocher. Va maintenant, et aie confiance !

— Que Dieu nous protège ! soupira Madame Narischkin.

Les deux femmes s’étreignirent avant de se séparer.

La princesse savait se dominer et cacher à l’entourage ses plus fortes impressions. Elle était pourtant inquiète et fébrile lorsque le maître d’hôtel vint annoncer la visite du gouverneur. Elle eut dans les yeux un éclair de joie puis donna l’ordre de l’introduire aussitôt dans le petit salon de réception. Une toilette fort simple en apparence, mais d’une élégance calculée et séductrice, en révélant tous ses charmes, répandait sur son passage les plus violents désirs qu’irritait son attitude altière et que l’expression orgueilleuse de son regard promettait de laisser inassouvis.

Le gouverneur sourit en apercevant la princesse, mais il lui fit le salut le plus respectueux, et s’avança vers elle d’un pas dégagé.

— Je ne vous cacherai pas, princesse, dit-il, que j’ai été quelque peu surpris de l’honneur et du plaisir que vous avez bien voulu me faire en m’invitant aujourd’hui à venir vous voir après votre réception plutôt froide de l’autre jour.

— Réception plutôt froide ! Vous avouerez, mon cher gouverneur, que je ne pouvais pas, après ce qui s’était passé entre nous à Pétersbourg, me montrer très empressée, avant de savoir quelles étaient vos nouvelles dispositions à mon égard.

Il eut l’air embarrassé et son visage se tendit en une grimace des moins galantes.

— Oh ! fit-elle, rassurez-vous, je ne vous en veux pas.

Et comme pour témoigner qu’elle lui pardonnait, elle lui tendit la main qu’il prit après une courte hésitation tout en regardant son interlocutrice d’un œil observateur et défiant. Il paraissait redouter une mauvaise plaisanterie. Enfin il se rassura et en balbutiant :

— Vous étiez une enfant à cette époque. Imaginez que Santousky et moi étions vos professeurs. Ce n’était qu’une pénitence comme on la donne quelquefois aux écolières, une petite leçon…

— Et la leçon n’a pas été perdue comme vous allez le voir, reprit-elle, et c’est même pour prévenir un châtiment plus grave que je vous ai fait venir aujourd’hui si brusquement, car en autres circonstances, malgré tout le plaisir que j’éprouve à vous voir, je ne me serais pas permis de vous arracher de la sorte à vos occupations de Kalouga.

Il sourit assez niaisement, ne sachant trop si elle se moquait de lui.

— Et que désirez-vous donc de moi, parlez ! Le gouverneur de Kalouga ne négligera rien pour vous faire oublier le policier de Pétersbourg.

— Vous avez agi comme vous le deviez, dit-elle, en me punissant d’une parole imprudente. Aujourd’hui c’est moi qui remplis un devoir en venant vous dénoncer une conspiration des plus dangereuses et que j’ai surprise par hasard. Je ne veux pas que l’on me confonde avec des criminels.

— Comment vous soupçonnerait-on, princesse !

— J’ai le malheur de recevoir chez moi l’un des conjurés et même ce misérable, par ses ridicules propos, m’a fort compromise.

— En vérité ! Alors ce n’est pas seulement le souci de sauver le gouvernement qui vous a donné l’idée de m’écrire, mais aussi le désir de venger une injure personnelle ?

— J’ai pensé à l’État, mais aussi à moi-même ; cela ne doit pas vous étonner ?

— Nullement. Et quel serait le… misérable ?

— Vous voulez savoir son nom ?

— Oui.

— Vous vous rappelez que tout à l’heure vous vous êtes mis à mes ordres ?

— Quels sont-ils ?

— De faire arrêter à l’instant les coupables.

— Comme vous y allez !

— Vous les relâcherez ensuite si vous jugez que je me suis trompée. Vous allez entrer dans ce cabinet qui est devant vous. J’ai le téléphone. Vous communiquerez avec le bureau central de police.

— Et si vous vous jouiez de moi ? demanda-t-il toujours défiant, en la regardant avec attention.

Mais la princesse demeurait très sérieuse, et on ne pouvait surprendre dans son visage aucune intention d’ironie.

— Enfin je sers vos rancunes.

— Peut-être, mais vous sauvez aussi votre existence.

Il ne sut pas cacher une soudaine émotion.

— Pourquoi voudraient-ils me tuer ?

— N’êtes-vous pas un gouverneur assez sévère, et pensez-vous qu’on ne se souvienne plus du policier ? S’il vous faut d’autres détails pour mettre votre vie en sûreté, je puis vous les donner.

Et elle lui dit quelques mots à l’oreille.

Il était de plus en plus inquiet.

— Les noms… les noms de ces brigands, vite ! s’écria-t-il, rouge de colère.

— Voici le téléphone, dit-elle, vous allez les mettre sous bonne garde, j’espère.

— Vous pouvez m’en croire ! je ne vais pas les ménager. Quels sont leurs noms ?

— Je n’en connais que deux, mais je pourrai sans doute probablement vous donner les autres d’ici peu ; le premier est… on vous a mis en communication avec le bureau de police !

— Vous m’avez entendu. Je viens de vous obéir. On vous attend.

— Le premier coupable est Soubotcheff.

— Mon secrétaire !

— Lui-même. En êtes-vous surpris ?

— Pas trop. J’ai reçu déjà des lettres sur lui qui me le présentent comme un homme suspect en qui je ne dois avoir aucune confiance. Et quel est l’autre bandit ?

— Un fanatique, un paysan de Glinnoë, un certain Vladimir. Dans le village on vous montrera sa demeure.

Le gouverneur lança quelques paroles au téléphone, puis s’approchant doucement de la princesse.

— Vous pensez m’avoir sauvé la vie, dit-il, et cependant après vous avoir vue si bonne et si rayonnante de beauté, il me semble que je ne puis plus vivre si je n’obtiens de vous ce don suprême sans lequel ceux qui vous ont connue ne peuvent plus espérer le bonheur.

— Comme vous êtes galant aujourd’hui !

Il fut tout démonté de cette réplique.

— Ah ! vous raillez encore ?

— Pas le moins du monde. Je vous admire.

— Vous me raillez. Vous ne pouvez oublier cette aventure de Pétersbourg. Santousky seul pourtant en était cause.

— Je n’en ai voulu ni à Santousky, ni à vous, croyez-le bien, mon cher gouverneur. Au contraire ! Les femmes, vous le savez, aiment parfois qu’on les brutalise et ne gardent point rancune à leurs vainqueurs.

— Hélas ! je ne suis pas un vainqueur, il s’en faut !

— N’est-ce donc rien de m’avoir eue en votre pouvoir ? Il me semble que si j’étais homme, j’aimerais être de la police. Contraindre une femme à se déshabiller, et lui infliger le traitement qui vous plaît, n’est-ce pas une belle victoire ?

— Une victoire dont je me serais bien passé. Si vous croyez que je ne souffrais pas de voir meurtrir de si parfaites beautés !

— Souffrance bénigne, légère ; et que, si vous êtes franc, vous appelleriez un plaisir… Je m’étonne que m’ayant ainsi à votre discrétion, vous vous soyez satisfait si vite et à si bon compte.

Il crut pouvoir commencer une déclaration et sottement, sur un ton de prière :

— Oh ! princesse, je n’ai voulu jamais devoir qu’à votre générosité une si précieuse faveur !

— À ma générosité ! s’écria-t-elle, eh bien, mon cher, vous l’attendrez longtemps !

Il sentit soudain la colère et le persiflage de la princesse ; il en fut ému un instant, mais songeant combien était grande son autorité et que cette femme, malgré son rang, pouvait être de nouveau à sa merci, il retrouva toute son assurance.

— Vous oubliez trop, dit-il, que les pouvoirs d’un gouverneur surpassent de beaucoup ceux d’un simple policier et que plus ambitieux dans ses désirs il peut se satisfaire moins aisément.

Elle laissa passer entre ses lèvres une sifflante injure, il n’y prit pas garde et avec plus d’insolence :

— Qui m’empêche de vous mettre vous aussi dans ce complot que vous venez de me révéler si imprudemment ?

La princesse eut un rire triomphant.

— Le complot ! fit-elle. Et si je l’avais inventé, ce complot ? Si je m’étais jouée de vous ! Si j’avais voulu ridiculiser et compromettre votre toute puissante autorité !

— Je m’en doutais, murmura-t-il entre ses dents.

— Vous vous en doutiez. Seulement vous avez téléphoné tout à l’heure à Kalouga ; vos ordres ont été exécutés. Soubotcheff est arrêté en ce moment. C’était ce que je voulais.

— Mais je vais le faire relâcher à l’instant !

— Si vous le pouvez, dit-elle en se mettant entre lui et la chambrette du téléphone. Il voulut l’écarter, mais elle saisit un revolver et le dirigea contre lui, prête à tirer. Vainement essaya-t-il de lui saisir le bras, de détourner l’arme ; la princesse ne céda pas.

— Ne tirez pas, au nom de Dieu ! fit-il pâle d’effroi.

— Agenouillez-vous, dit-elle, et demandez-moi pardon.

Il tomba tout tremblant aux pieds de la princesse.

— Ah ! ah ! dit-elle, tu es moins fier lorsque tu es seul avec moi. Tu as besoin pour maîtriser une femme de sentir derrière toi tous tes policiers !

— Grâce ! implora-t-il.

— Relève-toi, dit-elle, en lui lançant des coups de pied, relève-toi donc, misérable ! Et maintenant pars. Mais va-t-en donc, coquin ! va-t-en donc.

Elle lui ouvrit une petite porte par laquelle il sortit effaré, sans prononcer une parole. Il se trouva dans un étroit escalier qui dépendait des appartements de la princesse et donnait sur un bois de pins. Un chemin qui traversait le bois conduisait au village de Glinnoë. Le gouverneur le prit, croyant que c’était une allée de parc. Avant de s’y engager il se retourna vers la princesse qui d’une fenêtre observait son départ.

— Tu entendras parler de moi ! cria-t-il. Sois sûre que je ne t’oublierai pas dès que je serai à Kalouga !

— Il faudrait pour cela y arriver, mon cher, répartit la princesse.

Et elle le regarda s’éloigner sous les grands arbres. Déjà la nuit tombait et le chemin devenait obscur. Bientôt elle le perdit de vue. Elle resta à la fenêtre ne pouvant dominer son impatience fébrile, prêtant l’oreille au moindre bruit et tambourinant sur les vitres avec une sorte de rage. Soudain une détonation retentit au loin.

— Enfin ! dit-elle.

Elle rentra dans son salon, alla s’étendre sur un canapé, les mains sur son cœur qui battait à coups précipités.

La nuit vint ; un valet de chambre apporta des flambeaux allumés et donna l’électricité ; le maître d’hôtel annonça le dîner ; la princesse demeurait toujours dans la même position ; seulement de temps à autre elle tournait la tête vers la porte du petit escalier et elle écoutait.

Un pas monta vivement ; elle se leva, courut ouvrir : Mme Narischkin entra en toute hâte ; ses cheveux en désordre, ses traits altérés, sa mise d’ordinaire si soignée et qui paraissait cette fois improvisée brusquement et comme à l’aventure la rendaient méconnaissable.

— C’est fait ! dit-elle d’une voix assourdie.

La princesse lui saisit les mains avec effusion.

— Ah ! Merci, merci ! s’écria-t-elle. Et comment est-il mort, le misérable ?

— Je l’ai atteint à la tête. Il a tourné sur lui-même et est tombé. Il a certainement été tué sur le coup.

— Tant pis !

— Pourquoi tant pis ?

— J’aurais voulu qu’il souffrit mille fois ce qu’il m’a fait lui-même souffrir et qu’il vît lentement la mort s’approcher.

— Oui, mais ç’aurait été plus dangereux pour nous. S’il avait appelé au secours et parlé, un domestique, un paysan peut-être aurait pu l’entendre. Tandis qu’avec cette balle dans la tête, qui a fait de sa figure une bouillie sanglante, personne ne peut plus reconnaître son cadavre. J’ai eu soin de le déshabiller, d’emporter chez moi ses vêtements et de les brûler. Mais n’as-tu pas commis quelque imprudence quand il était avec toi ?

La princesse raconta la scène qui s’était passée entre elle et le gouverneur.

— Oh ! s’écria Madame Narischkin, pourquoi faire arrêter Soubotcheff ?

— Parce que dans un assassinat bien organisé, il faut d’avance choisir le faux coupable sur lequel iront s’égarer les soupçons.

— Mais s’il te dénonce, à son tour ?

— Je suis tranquille. Il n’osera jamais rien dire contre moi.

— Pauvre Soubotcheff ! fit Madame Narischkin pensive.

— Tu le plains ?

— Certes ! Il était innocent et il avait pour toi un grand amour.

— Il savait mon secret, dit la princesse.

À quelques jours de là, il y avait grande réception au château de Glinnoë. Le général Kapief, qui était parmi les invités, s’approcha de la princesse.

— Eh bien, dit-il, cette fameuse comédie où vous deviez suggérer son rôle au personnage principal, quand donc la jouerons-nous ?

— Mais général, répartit le prince Daschkoff qui, par hasard, ce soir-là, se trouvait au château, vous savez que nous sommes maintenant en plein drame : le secrétaire Soubotcheff est arrêté. On le soupçonne d’avoir fait assassiner le gouverneur. On soupçonne aussi divers paysans du district.

— Ah ! ce Soubotcheff, dit le général. J’avais toujours prédit qu’il finirait mal. Il était trop adonné aux femmes ! N’importe. Ce sont de vilaines histoires pour notre tranquille Kalouga.

— Elle était trop tranquille, répliqua la princesse, et le procès qui s’annonce nous promet des séances mouvementées. Je tâcherai d’avoir des cartes pour vous, messieurs.



  1. Le Czar.