Gringalette (Recueil)/La Crinoline

Gringalette (Recueil)Librairie des bibliophiles parisiens (p. 228-277).


LA CRINOLINE




L e souper auquel prenaient part de jolies femmes, de délicats jouisseurs, quelques entremetteuses fières de leur expérience et quelques antiques fashionables, vieux habitués de Compiègne et de Fontainebleau, farcis d’anecdotes et de souvenirs, se continuait joyeusement mais sans tumulte comme entre gens qui connaissent l’art du plaisir et jugent que le bruit empêche de goûter l’esprit d’une conversation, la saveur des mets, le fin bouquet des vins, l’éclat et la lumière des épaules nues et des chevelures diamantées. On parlait des toilettes de l’année et du retour qui s’annonçait déjà aux modes du second empire, quand le marquis de Clérambault s’écria tout à coup :

— Mesdames, permettez-moi d’abominer la crinoline : elle m’a fait rater mon mariage !

— Mais alors, observa quelqu’un, vous devriez avoir pour elle de la dévotion : ne vous a-t-elle pas rendu aux amours libres et volages ?

— Les amours libres et volages, si charmantes qu’elles soient, ne m’ont pas encore consolé de m’être séparé de ma femme, pour ainsi dire avant d’en avoir goûté, car le fruit me paraissait exquis.

— Mon cher ami, si vous devenez élégiaque, nous nous en allons.

— Oh ! je n’ai pas l’intention de vous conter mon histoire.

— Si ! si ! cria la voisine de Clérambault, une petite blonde à l’œil narquois et au nez joliment retroussé, contez-nous la !

— Oui ! oui ! contez-nous la, reprirent en chœur toutes les femmes, duègnes et amoureuses.

— Puisque vous le désirez, dit Clérambault, qui était en veine de paroles ce soir-là, je vais vous satisfaire : du moins essaierais-je d’être le moins triste et le plus joyeux que je pourrai.

— Quand vous deviendrez trop lugubre, on vous donnera une coupe de champagne pour vous rendre la gaieté.

— Soit, fit Clérambault qui commença aussitôt le récit de son infortune conjugale :

Elle s’appelait Alix. Il est inutile que je vous donne son nom de famille. Elle était riche et de vieille lignée, orpheline et sous la gouverne d’une grand’mère dont elle faisait l’enchantement et qui, en retour, était soumise à tous ses caprices. Elle sortait du couvent, avait l’air modeste qui alors était de mode chez les jeunes filles, mais cependant ne se montrait ni gauche, ni embarrassée ; elle n’était même pas dépourvue d’une certaine coquetterie, s’habillait avec le goût d’une femme expérimentée et prenait de temps à autre des allures fières qui ne déplaisaient point à un chasseur de femmes de mon genre, dédaigneux des proies faciles, cherchant le gibier qui se dérobe et qu’on n’atteint qu’à force d’art et d’habileté.

On commençait alors à porter des crinolines, et Alix en avait une monumentale, étant à un âge où l’on se fait un point d’honneur d’exagérer tout ce qui paraît neuf, comme si on était fier de montrer ainsi sa jeunesse et d’insulter aux vieilles façons. Malgré ses proportions inusitées, je vous avoue que cette crinoline ne me paraissait nullement ridicule et que je trouvais au contraire qu’elle convenait à merveille à la beauté d’Alix.

Imaginez une petite tête fine sans maigreur, encadrée de beaux cheveux châtain clair dont les yeux bruns, un peu myopes, semblaient de loin par leur dignement vous regarder avec insolence et devenaient plus larges et plus doux lorsque vous approchiez ; une peau fort blanche de blonde, pourtant bien enluminée aux joues d’une rougeur de santé ; la taille assez mince et ornée, pour tout joyau, d’une croix d’or suspendue par une longue chaîne de cou : cette figure où l’on trouvait à la fois les traits d’une madone et l’expression d’une petite fille espiègle ; ce buste vraiment virginal aux épaules et aux bras chastement couverts, aux seins menus et à peine accusés sous la mousseline ; cette image d’autel retouchée par un peintre un peu sensuel et irrévérencieux, mais malgré cela, grave, convenable, évoquant les vertus de famille, vous la voyiez se dresser comme au-dessus d’une estrade d’étoffes, et tandis que cette figure, ce corsage et ces mains restaient si parfaitement honnêtes, les cent volants de la jupe se mouvaient, s’agitaient, s’étalaient, tourbillonnaient avec une coquetterie, une impertinence, une impudeur extraordinaire. Vous asseyiez-vous devant, derrière, à côté, loin de cette jupe crinolisée ? Vous étiez sûr de l’avoir dans le dos, sur les épaules, à vos pieds ou même sous le nez. Vous ne pouviez pas y échapper. Elle vous entourait, vous enveloppait de soie et de parfums. On eût dit que la femme, telle qu’une étrange sirène, était parvenue à grandir monstrueusement le bas de son corps pour prendre les hommes comme dans une nasse énorme qui avait fini par s’adapter si bien à sa personne qu’elle en faisait partie, qu’on ne l’imaginait plus sans cela. Et quand sur un canapé, ou dans une voiture, vous étiez battu, souffleté, pressé par ces vagues d’étoffe, lourdes ou écumeuses, il vous semblait que c’était une chair féminine qui vous opprimait ainsi et c’était pour vos désirs mâles une irritation délicieuse. Énervante aussi. Devant la crinoline au repos d’Alix, il m’arrivait souvent de me demander quelle sorte de malicieux animal, grassouillet, large, cambré, palpitait au milieu de cette cage éblouissante. J’avais l’envie qu’on éprouve de briser un écrin pour avoir un diamant, de lacérer les feuilles d’un arbuste afin d’en cueillir le fruit.

L’innocente grand’mère s’étonnait en voyant sa mignonne petite fille se mouvoir avec aisance au milieu de ces jupes grossies, bouffantes, tendues, qui vous mettaient à chaque instant dans l’attente d’un malheur : la prise et l’arrêt d’une femme dans l’embrasure d’une porte, le renversement d’une table à thé ou d’une console. Mais Alix passait partout comme une sylphide et sans autre éclat qu’un long bruissement d’étoffes comme si elle courait sur des feuilles sèches, et elle n’avait à se reprocher jusqu’ici ni le bris d’une porcelaine, ni la déchirure d’un volant. Ce qui n’empêchait pas la grand’mère de s’écrier :

— Ah ! ma pauvre enfant, comme ces modes nouvelles sont extravagantes ! Si nous avions porté ces robes-là dans notre temps !

Observation qui amenait un sourire sur les lèvres d’Alix, et le sourire persistait au mot de la grand’mère :

— J’avoue qu’elles sont bien plus convenables pour une jeune fille que les jupes étroites.

Pauvre dame ! Qu’importe l’étroitesse ou la largeur d’une jupe ! Le Diable travaille toujours avec les couturières au grand bénéfice des amoureuses.

La vérité, c’est qu’avec ces robes qui remplissaient un salon et ces crinolines qui les défendaient contre toute entreprise, les femmes prenaient une importance, un orgueil, une hardiesse inimaginables. Sous la protection de pareilles cuirasses elles devenaient d’une liberté effrénée et elles s’exposaient au péril, avec la sérénité la plus complète, persuadées qu’elles pourraient y échapper sans aucun dommage.

Ma fiancée, sortie à peine du couvent, n’avait pas encore l’audace d’une femme habituée à la vie mondaine, mais à ses intempérances de langage, à ses réparties trop vives, au ton décidé, impérieux, tranchant de ses confidences qui avaient pour but principal de m’initier à ses fantaisies et à ses volontés, je sentais qu’en dépit de sa gentillesse et de sa grâce, elle allait être pour moi, si je n’y mettais ordre, un inlassable despote. Cela excitait bien mon désir de conquérant, mais effaçait toutes mes idées matrimoniales ; elle se fût peut-être révélée la plus charmante des maîtresses ; au contraire elle promettait à un mari l’existence la moins unie et les plus ennuyeuses aventures.

Seulement elle savait si bien corriger ses paroles imprudentes par une manière chaste d’abaisser les yeux, et une expression d’ineffable modestie, que mes craintes se dissipaient et que je me laissais aisément persuader par mon amour qu’elle était aussi douce que jolie.

— Ce sont, me disais-je, ces pimpantes toilettes, si nouvelles pour une fille qui sort du pensionnat, qui la grisent ; elle a l’impression de figurer dans un bal costumé ; comme un masque elle se croit tout permis. Plus habituée à ces robes, ou moins fastueusement vêtue, elle sera par là même moins vaniteuse, moins volontaire ; elle perdra son effronterie et adoptera le maintien qui convient à une femme mariée.

Ayant hâte de voir cette transformation s’accomplir, je fus d’accord avec sa grand’mère pour décider que nous irions passer les premiers jours de notre union en Anjou, dans une vieille propriété de famille et qui faisait partie de sa dot.

Dès que nos noces furent célébrées, immédiatement après la collation, Alix dépouilla son étincelante robe et revêtit un costume de voyage, mais, hélas ! s’il était de teinte plus sombre et d’étoffe moins fine, il avait une coupe aussi compliquée, des formes aussi embarrassantes que des toilettes de ville ; enfin la jupe était soutenue par l’indispensable, l’inévitable crinoline.

Ce qui m’effraya davantage, ce furent les malles énormes dont on chargea la voiture. Une troupe de théâtre n’emporte pas plus de bagages.

— Mais, demandai-je, nous n’allons pas là-bas donner des réceptions ?

— Rassurez-vous, dit-elle, c’est pour nous !

Nous arrivâmes assez tard et assez fatigués dans ce château de La Chesnaye où, malgré la lettre de la grand’mère, on ne nous attendait point. Il fallut réveiller les domestiques, préparer des chambres à la hâte. Alix feignit l’embarrassée quand elle vit qu’il n’y avait qu’un lit pour nous deux, mais, comme elle était assez lasse, elle cessa vite ses minauderies et se décida à se déshabiller, tandis que j’allais dans une chambre voisine procéder à ma toilette nocturne.

Elle était déjà couchée lorsque je revins la trouver. Elle ne parut pas trop effarouchée quand je me glissai à ses côtés, mais à peine étais-je dans le lit qu’elle se redressa et souffla vivement la bougie qui brûlait près de nous.

Rien ne pouvait m’être plus désagréable. Les jouissances de la vue sont pour moi les principales, et puis j’aime à savoir où je suis ; d’un cloaque ou d’un jardin parfumé parfois les dehors sont les mêmes. Enfin j’espérai que le contact de cette peau éblouissante compenserait le chagrin que j’avais de ne point la contempler, et j’étreignis avidement Alix. Hélas ! si mon épousée n’était pas en crinoline, cela n’en valait pas mieux pour moi. Une chemise empesée, aussi dure qu’une cuirasse, lui montait jusqu’au cou et lui descendait jusqu’aux pieds ; vainement j’essayais de la soulever, Alix se mit à se débattre, à égratigner les mains qui la caressaient, à mordre les lèvres qui la voulaient baiser, à envoyer de furieux coups de genou dans ces jambes qui essayaient de la presser amoureusement. Bref cette nuit fut pour moi une révoltante défaite. Je perdis sans effet des flots d’éloquence. J’étais las de mon effort ; elle criait toujours en me repoussant : « Laissez-moi, mais laissez-moi donc ! » Je l’abandonnai ; elle me tourna son derrière, protégé comme le reste de sa personne, et j’accueillis en sauveur le sommeil qui me fermait les paupières.

En m’éveillant à la lumière le lendemain, avec le vague souvenir de cette nuit humiliante, je me promettais de mieux employer les heures de la journée et de venger l’affront qu’on venait de me faire. Je fus bien surpris de ne point voir Alix à côté de moi ; je me levai, j’allai dans les deux cabinets de toilette, dans le petit salon qui formait l’entrée de notre appartement nuptial : personne ! L’oiseau s’était envolé ! Tout confus d’une pareille aventure, je me décidai pourtant à m’habiller et, une fois vêtu, à me mettre à la recherche de mon épousée, je ne pouvais dire encore de ma femme ! Il n’était pas probable qu’elle eût quitté La Chesnaye. J’errai donc une grande heure à travers le château, ne laissant pas un coin inexploré. Je ne découvris point Alix ; seulement, comme j’entrais dans une chambre, il me semblait entendre un trot léger dans la pièce voisine. Jugeant cette chasse inutile et ne voulant pas me risquer dans le parc où une pluie battante, comme pour narguer nos épousailles, s’était mise à tomber, je retournai à notre chambre. Mais je ne pus en ouvrir la porte qui était fermée à clef. De l’intérieur j’entendis la voix d’Alix qui me criait : « On n’entre pas ! On n’entre pas ! » Elle avait joué, mais sans rire, à cache-cache avec moi. Comme je priais et suppliais, à la fin sous la porte on glissa un papier. Il était à mon adresse. Voici ce que j’y lus :

« Vous vous êtes conduit hier soir en goujat. Je vous déteste. Je ne vous reparlerai jamais.

« N’essayez pas de me voir. Je vais rester dans ma chambre jusqu’à l’arrivée de ma grand’mère avec laquelle je retournerai à Paris.

« Alix. »

Je ne le cacherai point : j’étais furieux ; et je ne sais à quelles violences je me laissais emporter quand survint une vieille servante portant le chocolat de « Mademoiselle ». Une idée me vint alors à l’esprit, fort inconvenante, mais qui me calma et me réjouit pleinement. « Attendez, dis-je à la servante, mademoiselle a toujours coutume de mettre dans son chocolat un peu de vanille et je n’en sens pas le parfum. » La bonne femme s’arrêta docilement ; aussitôt, courant à la petite pharmacie qui était renfermée dans une de mes valises, je retirai d’une boîte quelques pincées de poudre que je laissai tomber au milieu de la tasse : « Cela remplace la vanille ! » ajoutai-je ; la servante n’en demanda pas davantage, frappa chez sa maîtresse : « Mademoiselle, voici votre chocolat ! » La porte s’entrebâilla, une main prit vivement la tasse, puis on referma aussitôt.

La comédie commençait et j’attendis que mon tour fût venu d’y jouer un rôle.

Une heure ne s’était pas écoulée que voici mon Alix toute pâle, toute effarée qui sort de sa chambre.

— Je savais bien, me dis-je, que je t’en délogerais, petite obstinée !

Je n’eusse point osé souhaiter un pareil négligé. Les cheveux en torsade, ébouriffés, et non seulement point de crinoline, mais point de robe : une camisole légère comme les femmes alors en portaient la nuit, par-dessus la chemise longue il est vrai, mais libre et flottante sous le large et court jupon : c’était là toute sa toilette.

Elle passa très vite et s’enferma précipitamment dans une petite pièce du vestibule.

J’attendis son retour à la porte de sa chambre.

— Ah ! monsieur, c’est lâche ! Profiter de ce que je suis malade pour venir ici… Mais vous n’entrerez pas !

— J’entrerai !

Et après des poussées et des repoussées, je parvins à ouvrir, puis, lui saisissant les mains, je l’entraînai avec moi et verrouillai la porte. Elle était ma prisonnière.

— Ah ! ah ! c’est affreux, c’est infâme, s’écria-t-elle.

J’étais tellement irrité que j’oubliai avec elle les galanteries ordinaires. Le moment des prières, des chatteries était passé ; il fallait bien lui parler d’un ton rude, et même, je le devinai de suite, il fallait plus encore pour la soumettre.

« Alix, lui dis-je, je suis votre mari depuis hier. Vous devez m’obéir comme vous obéissiez à votre grand’mère. »

Du fauteuil où elle s’était laissée tomber, elle eut cette riposte :

« Je ne lui obéissais pas.

— Vous aviez tort, lui répliquai-je à mon tour, mais croyez bien que je ne serai pas aussi indulgent que cette bonne dame.

Elle prit une attitude de défi.

— Pensez-vous que je vous supporterai ?

— Je vois ce dont vous avez besoin, m’écriai-je, et je m’élançai sur elle.

— Grand’mère ! grand’mère ! appela-t-elle, comme si sa grand’mère, de Paris, pouvait l’entendre et voler à son secours.

Elle avait une frayeur extrême, et, cependant, par des coups de pied et des coups de dents, elle essayait de se défendre. Je parvins pourtant à la lever de son fauteuil, à la jeter en travers du lit, à la retourner sur le ventre ; en dépit de ses jambes qui les tenaient serrés entre leurs chairs, j’arrachai de sa peau jupon et chemise ; je dénouai et abaissai jusqu’à ses chevilles son pantalon, puis, m’asseyant à côté de son derrière, je lui enserrai la taille, et, de la main restée libre, je commençai à faire prendre à ses joues inférieures l’empreinte de mes cinq doigts.

Ce qui me surprit, c’est que sa main, durant toute la correction, demeura obstinément plaquée sur le haut de sa fesse droite, et que je ne pus l’en chasser. Enfin, j’avais un champ assez vaste pour la châtier ; elle devait sentir mes coups, et elle le témoignait bien par ses soupirs et le battement de ses jambes.

Quand ma colère se fut un peu dissipée, j’éprouvai le besoin de regarder ces beautés secrètes que, durant plusieurs mois, je n’avais même pu deviner sous la robe à crinoline. À la vérité, la petite obstinée à taille mince qui était ma femme possédait des hanches vastes et une croupe large, plus grasse que n’en ont d’ordinaire les jeunes filles, croupe honnête, pleine de gravité bourgeoise et différant fort du reste de sa personne évaporée, croupe qui, honteuse, eût-on dit, de ses proportions, dissimulait sa fente et ses mystères, en rapprochant ses vastes joues.

Par malheur, la main qui me cachait le côté droit des reins, le jour pluvieux, les arbres qui, devant les fenêtres, interceptaient la lumière, les lourds meubles qui emplissaient la chambre, le lit garni de rideaux, la posture de ma victime, tout était réuni pour dérober ces fesses joliment replètes et m’empêcher de bien jouir de leur aimable vue. Cependant, si imparfait que fût le spectacle, faute d’être éclairé suffisamment, je tenais à le prolonger. Aussi, comme je demandais à la douce épousée si elle était prête désormais à m’obéir et qu’elle me répondait par des injures en me traitant de « lâche » ou de « misérable », je trouvai dans ces paroles un prétexte à reprendre la correction. J’aperçus contre la cheminée un balai de genêts verts, et il me parut qu’en la cinglant de ces verges piquantes je rendrais la leçon pour elle plus profitable qu’en lui administrant une simple fessée.

De fait, elle ne les eût pas plus tôt reçues que sans retirer la main de sa fesse droite, elle se mit à pousser les hauts cris : « Au secours ! Grand’mère ! grâce ! ah ! c’est affreux ! grâce ! grâce ! au secours ! » Voyant sa peau rouge et meurtrie, et n’étant pas un bourreau impitoyable, je jugeai qu’elle en avait assez et je jetai les verges.

Quand elle ne sentit plus les cinglons, elle rabattit sa chemise et son jupon, remonta sa culotte et se coucha sur le lit. Je m’étendis à côté d’elle.

— Serez-vous obéissante, maintenant, lui demandai-je, reconnaîtrez-vous que je suis votre mari ?

Elle ne répondit que par des sanglots ; alors je l’étreignis et, jouissant du souvenir tout frais de ses grâces secrètes et de la vue de sa jolie figure rouge de larmes, je l’épousai réellement, cette fois, ce dont elle ne parut pas trop se plaindre, puisqu’à la fin du jour elle me rendait au double mes baisers.

— Oh ! dit-elle, pourquoi m’avez-vous ainsi maltraitée ?

— Pourquoi m’avez-vous fermé votre porte ?

— J’étais toute blessée de ce que vous aviez fait hier soir.

— Qu’avais-je donc fait de si horrible ?

— Vous m’avez regardée à la lumière ; vous avez soulevé ma chemise ! Dites que vous ne le ferez plus !

— Je ne le ferai plus, mais alors vous ne vous barricaderez plus dans votre chambre ?

— Non, mais jurez-moi de ne plus me maltraiter.

— Je le jure…

Puis, me penchant à l’oreille de ma petite femme :

— Jamais vous n’avez eu le fouet ?

— Jamais on ne m’a battue, dit-elle.

Il est à remarquer que les enfants admettent qu’on peut les battre, mais non pas les fouetter. Le battu en effet rend les coups, tandis que le fouetté subit sa peine avec une passivité déshonorante. Ainsi une fillette qu’on a troussée, déculottée, et qui a les yeux encore rouges de la fessée qu’elle vient de recevoir, reconnaît avoir été battue ; elle n’avouera jamais qu’on l’a corrigée. Les enfants comme les hommes font tenir leur orgueil dans des mots et des paroles.

 

Satisfait sottement de ce premier acte d’autorité, que je croyais suffire à assurer mon autorité de mari, je ne voulus pas blesser ma femme par mes exigences. Je pensais que peu à peu elle accommoderait ses habitudes aux miennes et que ses caprices céderaient quelquefois devant mes goûts. Mais il n’en fut rien. Je ne pouvais l’embrasser que dans les ténèbres, couverte de cette étrange chemise dont j’ai déjà parlé ; et à peine nous étions-nous enlacés qu’elle quittait mon lit pour aller dormir dans une chambre voisine dont elle fermait la porte à clef. Dès le matin elle était habillée, protégée par sa crinoline inattaquable, et elle retrouvait cette expression orgueilleuse, ces façons d’inconnue et d’étrangère qui prévenaient de ma part toute tendresse, toute expansion, toute familiarité. Sauf, en ces courts moments de la nuit où elle voulait bien s’étendre à côté de moi et recevoir mes caresses, dans une telle obscurité, un silence si bien gardé et en si grand secret qu’elle aurait pu aisément se faire remplacer pour cet office par une autre femme, j’étais moins pour elle un mari qu’un voisin de table, l’habitué d’une même maison à qui on adresse des phrases polies et indifférentes sans jamais s’abandonner devant lui à une confidence. Ce n’est pas ainsi que je conçois le mariage, ni même une cohabitation avec une femme. Aussi je ne tardai pas à reprendre ma liberté ; mais ce ne fut pas sans regret que nous nous séparâmes.

 

Là-dessus M. de Clérambault poussa un soupir et nous dit :

— Croyez-vous maintenant que je puisse adorer la crinoline ?

— Mais, observa quelqu’un, je ne vois pas trop comment cette pauvre crinoline peut avoir causé vos malheurs conjugaux.

— Il n’y eut pourtant pas d’autre coupable. Avec sa crinoline, la femme ne peut plus être soumise, ni bonne, ni douce ; elle perd même toutes ses grâces enfantines ; elle cesse d’être joueuse et espiègle ; elle a l’impression d’être éloignée des autres êtres, cuirassée contre les attaques des hommes ; elle est portée au sérieux, à la solennité ; convaincue d’être une puissance, elle se croit le devoir de se montrer un despote. La crinoline est un symbole ; elle représente bien le besoin qu’ont les femmes du monde moderne d’être toujours — comment dirais-je ? — sous les armes, de n’apparaître qu’en toilette et parées ; la crainte aussi qu’elles éprouvent de laisser voir une boucle défrisée à leur chevelure, un mauvais pli à leur jupe, une défaillance à leur orgueil.

— Accusez encore la crinoline. Elle peut être, comme vous le prétendez, un conseiller d’orgueil, mais aussi un déguisement, un moyen de cacher quelque défaut.

— Que voulez-vous dire ? demanda Clérambault prêt à se mettre en colère.

— C’est sûr ! dit la petite blonde au nez retroussé qui, en sa qualité de femme galante, se croyait tout permis et ne redoutait nullement d’irriter Clérambault. C’est sûr ! Ne nous as-tu pas conté que lorsque tu as troussé ta femme pour la fesser, elle plaquait la main sur le côté droit de son c… ?

— Oh ! je ne prétends pas, s’écria l’interlocuteur mâle de Clérambault, que votre femme eut rien à cacher, mais les crinolines du jour, les chemises longues de la nuit ont été inventées bien moins par la pudeur et l’orgueil que par une coquetterie savante, soucieuse de dissimuler les imperfections du corps féminin. Écoutez plutôt ce qui est arrivé à un de mes amis :

J’étais, me disait-il, à Biarritz en septembre 186., au moment où la présence de l’empereur attirait sur cette plage les femmes les plus élégantes de Paris et de Madrid.

Elles s’y disputaient les hommes d’amour, non seulement aux bals et concerts du Casino, mais aussi le matin, à l’heure du bain, où, après s’être montrées la veille au soir, enveloppées jusqu’aux épaules, le corps dérobé par les jupes amples, les voiles de soie et de crêpe de Chine, la peau couverte par les fleurs et les diamants, elles révélaient subitement des charmes inattendus, dans un costume simple et serré qui moulait leurs formes, laissait éclater la cambrure et l’ampleur de leur croupe ; la fermeté ronde de leurs seins ; la sveltesse de leur taille ; des chevilles fines, des jambes hautes, de larges cuisses, des hanches fortes, une chair lumineuse et pleine ; — bref, toutes les séductions d’un corps bien fait. Plus que les fêtes du Casino le bain était le triomphe des beautés jeunes et accomplies. Les femmes qui n’étaient pas sûres de leurs grâces n’osaient s’y risquer. Et telles qui s’étaient faites remarquer l’hiver précédent par une physionomie expressive, langoureuse, espiègle, passionnée ; par les traits réguliers de leur visage ; par l’art de se bien vêtir et de porter avec aisance une toilette somptueuse ; se voyaient avec étonnement dédaignées, laissées en oubli pour des créatures de nom, de figure et de tenue moins nobles, mais d’une solide et harmonieuse charpente, d’une chair riche, claire, qui réjouit et la main et l’œil.

Aux bals du Casino, une jeune femme me séduisit fort par sa mutinerie, son enjouement, ce qu’il y avait de gai et de naturel dans sa causerie. Bien qu’avec leurs crinolines, il est fort difficile de juger un corps féminin, elle me parut bien faite ; d’ailleurs, de formes ingrates ou admirables, je m’imaginais qu’elle devait être assez exempte de coquetterie pour affronter toutes les critiques et même s’en gausser au besoin ; aussi je fus assez surpris de ne point la voir se baigner. Je pensai qu’il fallait attribuer cette abstention à la crainte de certaines promiscuités, ou peut-être à l’une de ces étranges et excessives pudeurs qui se rencontrent quelquefois chez les femmes les plus libres et les plus hardies. Cela ne m’empêcha donc point de lui montrer qu’elle me plaisait, de lui faire la cour et d’avoir bientôt avec elle les relations les plus amicales. Mais bien que je ne sois point un timide, j’étais arrêté dans mes entreprises amoureuses par la colère soudaine et l’énergie de sa défense ; protégée comme elle était par sa toilette compliquée, véritable geôle pour son corps, dont elle seule connaissait les sorties et les échappées secrètes, il me paraissait inutile de l’attaquer ; que sa résistance fût feinte ou réelle, je ne pouvais réellement pas le savoir, tant qu’elle serait ainsi vêtue. Comme mon désir devenait de jour en jour violent et qu’il était bien improbable qu’elle changeât tout à coup sa manière de s’habiller, voici le stratagème que j’imaginai pour avoir bon gré mal gré cette hésitante ou cette moqueuse ; je ne la voyais en effet qu’avec l’un ou l’autre de ces caractères. Rien alors ne m’expliquait sa conduite avec moi que la crainte religieuse qu’elle pouvait avoir de commettre un péché ou le plaisir orgueilleux de se jouer d’un amant.

Une compagnie de jeunes gens et de jeunes femmes de notre connaissance avaient arrangé pour le lendemain une excursion assez lointaine et nous étions invités tous deux à y prendre part.

Mon amie se réjouissait à l’idée de changer de place et de voir du nouveau ; j’étais heureux à l’idée que cette promenade favoriserait mes desseins, car alors il me serait facile de me trouver seul avec elle, en un de ces abandons qui sont fréquents, même chez les prudes, en pareille circonstance, et dans un endroit assez isolé pour qu’elle ne songe point à s’y défendre ; seulement mon projet n’avait quelques chances de réussite que si elle renonçait à ces robes-forteresses qu’elle portait toujours, même en négligé. Naturellement elle ne s’y déciderait pas d’elle-même ; je devais donc l’y contraindre.

Dans la nuit qui précéda l’excursion, pendant qu’elle était au Casino, je fis enlever de chez elle et transporter chez moi toutes ses toilettes. Le lendemain sa femme de chambre que j’avais achetée, ce qui n’avait pas été sans peine, ni sans gros débours, devait au moment où elle ferait sa toilette lui apprendre le vol ; il était vraisemblable que Madame serait au désespoir. Là-dessus la femme de chambre avec douceur insinuerait notre proposition :

— Si Madame voulait sortir quand même aujourd’hui, il y aurait bien un moyen.

— Lequel ?

— La bonne de la villa voisine, à qui j’ai conté la chose, m’a dit que sa maîtresse était prête à mettre à la disposition de Madame un costume de chasse tout neuf, qu’elle n’a pas encore porté.

— Mais il ne m’irait pas, ce costume !

— Elle a la même taille que Madame.

— Et puis, c’est une personne de la galanterie ?

— Oh ! elle est tout à fait comme il faut.

Bref la femme de chambre, par de chaleureux discours, triompherait des répugnances de mon amie qui finirait par accepter le costume de sa voisine, une de mes anciennes maîtresses, restée en fort bons termes avec moi et qui s’était prêtée avec beaucoup de plaisir à cette petite intrigue.

Tout se passa comme je l’avais désiré, et mon amie, avec des soupirs mensongers et une joie réelle, revêtit cet habillement de Diane moderne qui la changeait des robes à volants et des jupes monumentales.

Vous n’imagineriez rien de plus gracieux que ce costume demi-masculin, si bien ajusté à la taille de mon amie qu’on eût dit qu’il avait été fait pour elle. Je la découvrais plus jolie que je ne l’eusse rêvée sous cette veste légèrement flottante qui laissait voir le souple et ample dessin des épaules, la nuque longue et fine ; dans ce gilet qui ne déguisait rien de la beauté ronde de sa gorge ; dans cette culotte bouffante aux genoux, serrée sur le derrière large aux courbes hardies, qui, disproportionné chez une autre femme, au contraire était glorieux chez elle, porté par des cuisses fortes et de hautes jambes. Un chapeau tyrolien, orné d’une aigrette de plumes de coq, posé de côté sur les cheveux chatain clair donnait à mon amie quelque chose de brave ou de fanfaron, qui rendait son charme encore plus irritant.

Sa beauté, que cette tenue rendait éclatante, et à laquelle on ne s’attendait point ; puis le récit du vol dont elle avait été victime, lui valurent un grand succès. Les femmes lui lancèrent des regards envieux, les jeunes gens s’empressèrent autour d’elle ; les compliments, les œillades, l’ardeur amoureuse de son entourage la mirent en des dispositions excellentes pour mes projets, mais j’eus mille peines, lorsque nous descendîmes de notre char-à-bancs, à l’isoler de son cortège d’adorateurs. Il fallut, avec l’aide du guide, égarer les uns après les autres, ces messieurs, qui ne voulaient pas la quitter.

Enfin ils nous avaient laissés dans cette campagne assez sauvage, où je n’apercevais ni une maison, ni un être humain ; ni rien qui pût arrêter mon désir, lorsque tout à coup, pâle de gêne, et peut-être de la contrainte qu’elle s’imposait depuis quelques instants, elle me dit qu’elle voulait arranger ses dessous, négligés par sa femme de chambre, et me pria de la laisser seule un instant. Je feignis seulement de lui obéir. Le chemin que nous suivions, très ombragé, faisait un coude à quelques mètres de l’endroit où nous étions. J’allai jusqu’à ce tournant de route, et, au risque de m’entendre crier les pires injures, je revins sur mes pas en me cachant derrière les arbres jusqu’à la place où je l’avais quittée. Dans la violence de mon désir, je ne craignais ni sa honte, ni sa surprise, ni sa colère ; je voulais l’étreindre et j’avais hâte de la tenir dans mon embrassement.

Je l’aperçus de dos. La culotte aux chevilles et la tête courbée vers ses bas comme pour les rajuster, elle me tendait les reins.

À mon approche une bouffée de vent souleva sa courte et lâche chemisette ; et pareille à une large jatte de lait qu’on me lancerait au visage, je vis jaillir sa croupe vaste. Mon regard allait s’en délecter quand tout à coup j’aperçus au bas des reins, à droite, sur le haut d’une de ses fesses magnifiques, une inscription et un dessin qui formaient sur la peau claire des arabesques d’un bleu noirâtre. Ces tatouages étaient alors fort mal portés. Ils n’étaient en usage que chez les femmes à matelot et les rôdeuses de barrière ; si épris que je fusse, la découverte de ces caractères et de ce grossier croquis furent pour mon désir comme une douche d’eau glacée. Je n’en voulus pas voir davantage. Je détournai les yeux. Je m’enfuis. Laissant là mes amours et leur cortège, je revins seul à Biarritz et repartis le soir même pour Paris.

— Si elle était si jolie, dit un convive, votre ami n’était pas excusable.

— Que voulez-vous ? J’avais… mon ami avait pris une aventurière de la dernière catégorie pour une femme du meilleur monde. La désillusion était cruelle. Trouver une pierreuse qui s’était donnée peut-être pour quarante sous sur les fortifs quand on s’attendait, après une attaque difficile, à conquérir la comtesse de Pommereuil !

— Comment s’appelait-elle ? demanda avec anxiété M. de Clérambault.

— La comtesse de Pommereuil, répéta le conteur, Alix de Pommereuil.

— Mais c’était ma femme ! s’écria Clérambault en levant les bras au ciel. Malheureux ! vous avez osé faire la cour à ma femme !

— Ce n’était pas moi, c’était mon ami. D’ailleurs, vous le voyez ! il l’a respectée !

— Jolie façon de respecter une personne vertueuse et du meilleur monde ! C’était un goujat, votre ami, le dernier des goujats.

— Mais puisque vous étiez séparés ?

— Peu importe. C’était un insolent pour oser prétendre à l’amour de Mme de Pommereuil, et un sot pour s’imaginer ensuite qu’elle était une aventurière. Qu’y avait-il donc d’inscrit sur sa peau ?

— Vous devez bien le savoir puisque vous avez été son mari.

— Sauf pendant la querelle dont je vous ai parlé je n’ai jamais vu ma femme, le jour, qu’en crinoline ; la nuit, je vous l’ai dit, elle avait une chemise qui lui tombait jusqu’aux pieds. Encore me forçait-elle de souffler les bougies dès qu’elle s’était couchée. J’ai toujours ignoré qu’elle portât sur son corps une inscription. Mais quel était donc ce tatouage ?

— Je vais vous le dire, moi, s’écria tout à coup une dame majestueuse, presqu’imposante sous le harnais, à la faveur du henné qui lui teignait les cheveux, et qui ressemblait à sa voisine, la petite blonde au nez retroussé, comme une vieille chromo peut ressembler à une fraîche peinture, je vais vous dire aussi pourquoi on lui a fait ça !

— Vous connaissez Mme de Pommereuil, vous ! lança dédaigneusement Clérambault.

— Certainement, je la connais, Alix de Pommereuil, et je l’ai connue avant vous, avant son mariage.

Et, sans attendre qu’on l’en priât, la dame imposante nous fit ce récit :

J’étais alors toute gamine et j’avais un petit ami que j’aimais bien, qu’on appelait Totor. Totor et moi nous faisions des promenades à n’en plus finir dans la banlieue de Paris, même que nos paternels ne nous arrangeaient pas au retour pour cracher comme ça sur l’ouvrage et passer en ballade les trois quarts de la journée et la moitié de l’autre quart. Une fois, un jeudi que je crois, nous étions partis toute une bande. Chacun de nous, Gisèle, Henriette, Clémentine, avait son ami. Il y avait même un garçon de trop, le petit Riri, qui était vieux d’à peine quinze ans et qui ne promenait point de demoiselle à son bras, quoiqu’il ne lui eût p’t’être pas marché su’l’pied s’il en avait trouvé une à sa convenance, vu qu’y nous regardait toutes avec des mirettes en braise à chacun de nos tourniquets. Seulement Totor lui avait dit en partant : « Riri, n’te fais pas de bile ! Nous te trouverons une gosse gironde et nous te marierons en route. » Or nous voilà tous envolés sur les hauteurs, là-bas, à Montmartre, qui n’était point un quartier de rupins comme aujourd’hui, mais pour ainsi dire la campagne perdue. Totor nous conduisit chez « La Mère Michel, » un petit caboulot où l’on sirotait pour un rond une prune à l’eau-de-vie. Comme nous étions là à rire, à buvocher et à chanter, nous voyons défiler des régiments de demoiselles, des petites et des grandes et des moyennes, avec des sœurs dont les grandes coiffes claquaient en l’air et de longs chapelets qui leur battaient les cuisses avec le bruit d’un sabre de cavalerie, et toutes ces chères sœurs se remuaient et se trémoussaient et allaient de droite à gauche et alignaient les unes et morigénaient les autres, et avançaient celles-ci, et reculaient celles-là, que toutes baissaient les yeux et se laissaient mettre en place comme un troupeau de baudets. « Qu’est-ce que toute cette bondieuserie, Mère Michel ? demanda Totor. » — M’sieur Totor, répondit la bonne femme qui était une copine pour lui, tout ça vient de Saint-Pierre. Y a fête et, je crois bien, pèlerinage. » Enfin comme le soir venait, toutes les chères sœurs se remisèrent avec les petites oies qu’elles conduisaient. « Y faut rentrer aussi nous, » dit Totor, et il paya, en grand seigneur, la Mère Michel. Nous étions encore à souhaiter le bonsoir à la bonne femme quand voilà une grande demoiselle de quatorze, quinze ans, qui passe à côté de nous, effarée et toute niaise, comme si elle cherchait son esprit qu’elle avait perdu en chemin : « Messieurs, Mesdemoiselles, le chemin de Paris, s’il vous plaît ?

— Le chemin de Paris, le voilà ! s’écrie Totor, et nous descendons avec vous. » Elle voulait se sauver, mais nous la rejoignons. « Tiens ! dit Totor à Riri, voici la femme que tu cherchais. Donne-lui le bras. » Et nous le poussions dans les jupons de la petite qui faisait toujours son effarouchée, d’autant mieux que Riri, qui n’avait point l’air moins penaud, ne pouvait guère lui donner confiance. Enfin, comme nous poussions toujours Riri et que nous nous moquions de sa timidité, mon Riri, d’un coup, s’enhardit, parle à Mademoiselle. Ce qu’il lui raconte, je n’en sais rien, mais ça ne devait pas être des oraisons, car la frimousse de Mademoiselle devient rouge comme un panier de cerises. Riri n’en reste pas là. Il lui prend la taille et l’embrasse. Pour le coup, Mademoiselle se fâche. Elle le gifle. Riri lui répond par une claque. Mademoiselle lui lance une ruade. Riri lui botte le fessier. Ils se prennent aux cheveux, se griffent, se mordent, se donnent des coups de poing. Nous les séparons, mais, comme Mademoiselle faisait toujours sa renchérie, Clémentine, qui venait d’avoir une roulée de sa belle-mère et la sentait encore dans les jambes, propose, histoire de se venger, de flanquer le fouet à Mademoiselle. « C’est ça ! c’est ça ! crient toutes les filles et les garçons qui mouraient d’envie de voir le derrière d’une personne du monde, fichons-lui le fouet. » Nous entrons dans un autre rince-gueule, du genre de celui que nous venions de quitter, et, au milieu de la cour, la demoiselle a beau jouer des pieds et des mains, ses cotillons et sa chemise sont bientôt par-dessus sa tête, et nous y allons chacun d’une claque sur sa fesse, avec un entrain tel qu’on nous aurait payés nous n’y aurions pas mis plus de cœur ! Quand son séant a été rouge comme une culotte de soldat, elle s’est cachée la tête contre le mur, dans son jupon, mais alors Riri s’est mis à lui parler doucement, doucement, et, comme elle était toute tremblante et qu’elle n’aurait pas fait de mal à une mouche, je crois bien que mon Riri s’est conduit avec elle comme un petit homme. En tout cas, il en était fort capable, le scélérat ! Totor, qui les avait laissés s’expliquer en tête-à-tête un moment, est revenu avec nous et, voyant Riri embrasser la fillette, il lui a dit : « Riri, à présent, tu as une femme, c’est bien, mais ton mariage n’est pas signé ! Faut que tu passes devant Monsieur le Maire ! » Il appelait ainsi un grand maigre, un ancien matelot, qui était toujours dans la boutique et qui faisait métier de dessiner et d’écrire des devises sur la peau. Cet homme est venu. Et il a demandé à la demoiselle quel était son nom. « Alix, » a-t-elle répondu. Alors Totor a commandé au dessinateur de lui écrire ceci : « Alix est à Riri pour la vie. »

— Et où faut-il lui écrire ça ?

— Sur le c… ! dit Totor que nous avons tous applaudi pour cette idée.

Là-dessus on a couché Alix sur le lit, on l’a retroussée encore une fois, et on lui a gravé en haut de la fesse droite deux cœurs percés d’une flèche avec cette inscription : Alix est à Riri pour la vie.

Quand l’opération lui causait trop de mal, nous lui apportions pour la calmer un verre d’anisette. Je crois bien qu’elle était ivre à la fin de la séance ; elle n’en dut pas moins assister à l’inscription de son mari auquel on grava sur le bras le même dessin avec cette devise :

Riri est pour toute la vie à Alix.

Puis nous banquetâmes en l’honneur des nouveaux époux et toute la nuit se passa dans cette maison nuptiale.

Le lendemain Alix errait, dégrisée, d’une chambre à l’autre, comme une folle, criant sans cesse :

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Que vais-je devenir ! que m’a-t-on fait ! Mon Dieu ! mon Dieu ! prenez pitié de moi ! Que vont dire les sœurs ?

Ses supplications nous émurent.

— Faut la ramener, dit Totor, mais où demeures-tu, la gosse ?

— Chez les sœurs de Marie, gémit Alix.

— Et où logent-elles, ces sœurs de Marie ?

— Au coin de la rue de Bourgogne et de la rue de Varennes.

— C’est bien, et comme Totor agissait toujours en grand seigneur, il prit une voiture pour reconduire Alix à son couvent.

On fut bientôt arrivé, Totor descendit avec la fillette et sonna à une grande porte ; une vieille tourière vint ouvrir.

— Dites donc, madame ! c’est une demoiselle qui s’est égarée de notre côté, qui était quasiment perdue et que nous vous ramenons. Y a-t-il une récompense ?

Pour toute réponse, la tourière prit Alix par le bras, la fit entrer dans le couvent et ferma la porte violemment.

— Eh bien, y sont rien pingres, dans cette boîte, observa Totor en réglant la voiture avec les quarante sous qui lui restaient.

À présent, je crois bien que Alix de Pommereuil, — car c’est bien le nom que j’ai vu inscrit sur le livret que la gosse avait laissé tomber de son jupon, — Alix de Pommereuil n’a point fait de boniments sur cette histoire, et si les chères sœurs en ont su quelque chose, elles se sont bien gardées d’en souffler mot à sa grand’mère.

— Allez donc vous fier aux jeunes filles, déclara Clérambault en matière de conclusion.

— Tu parais tout triste, mon vieux, dit la petite blonde au nez retroussé.

— On le serait à moins !

— Mais puisque tu t’es séparé de ta femme, que t’importent à présent les aventures qui lui sont arrivées avant ou après toi ?

— Je pensais que j’avais épousé une fière et chaste jeune fille, soupira Clérambault, et c’est navrant de perdre à mon âge ses illusions.

— Tout ça ce sont des fadaises ! s’écria la petite blonde qui, grisée, allumée par le champagne, monta sur le canapé du salon et releva ses jupes. Tiens ! contemple ! Tu n’auras pas d’illusions à perdre avec moi. Tu peux me regarder à gauche, à droite, de haut en bas, tu ne découvriras pas un défaut.

Et frappant sur ses fesses avec orgueil :

— J’ai posé pour Dalou, pour Falguière, pour Rodin, mon cher ! Il n’y a pas beaucoup de femmes qui pourraient s’en vanter ! Et j’en suis plus fière, moi, que d’avoir eu sur le dos des diamants et des frusques pour cinq cent mille francs !