Grazia (p. 86-106).

IV

J’étais revenu plein d’une sorte de rage contre mon malheureux ami. Voilà ce qu’avaient obtenu ses lenteurs et ses romanesques rêveries ! Voilà que sert de rêver au lieu d’agir ! Que n’avait-il fait sa demande huit jours plus tôt ? Que faisait-il en ce moment même ? Il s’attardait sans doute à vanter à son oncle les charmes de Grazia, quand Grazia lui échappait pour toujours ! Et je m’en prenais à cette race du Midi, à la fois si fougueuse et si nonchalante. Il allait maintenant se désespérer, songer peut-être au suicide, quand avec un peu plus de décision et d’activité, sans doute, il aurait pu être heureux.

Au fond, cependant, je ne pouvais m’empêcher d’être inquiet d’Effisio, et quand je l’accusais avec tant d’irritation, c’était aussi pour me rassurer. Emporté par son désir d’aller plus vite, n’avait-il pas roulé dans quelque précipice, la nuit ? Vers trois heures de l’après-midi, ce fut décidément l’inquiétude qui l’emporta et je communiquai mes craintes à Nieddu et à Pietro de Murgia, que je rencontrai se promenant ensemble. Ils sourirent et me raillèrent un peu. Effisio s’était arrêté, pour une cause ou pour une autre, voilà tout. Mais tout le long du chemin de Nuoro à Silanus, c’était la grande route à suivre ; il n’y avait pas le moindre danger.

— Et qu’allait-il faire à Silanus ? me dit de Murgia, d’un air inquisiteur qui me déplut.

— Voir son oncle malade, répondis-je.

— Eh bien ! il sera resté à le soigner, c’est tout simple.

Il me disait cela d’un air méchant, un peu étrange.

— À propos, répliquai-je avec l’intention de lui être désagréable, vous aussi vous voyagez la nuit, il me semble ? N’est-ce pas vous que j’ai vu ce matin glisser comme un fantôme dans la rue, en tenant par la bride votre cheval ?

Pietro de Murgia lança sur moi un regard féroce qui, semblable à une lame de poignard, visait le cœur.

— Vous avez rêvé, me dit-il brutalement.

— Je suis sûr de ne pas avoir rêvé. Que ce fût vous, ou un autre, je n’en suis pas absolument certain ; mais c’était du moins un homme qui tenait à n’être ni vu ni entendu, car les fers du cheval ne frappaient pas le pavé ; il m’a semblé qu’ils étaient entourés de linge.

— Ne dites donc pas ces folies ! reprit Pietro.

Il était devenu rouge, et sa main tordait convulsivement la poignée de sa dagué.

— Vous vous serez trompé ! me dit Nieddu en me serrant furtivement le bras, tandis que son regard ami, fixé sur le mien, m’engageait fortement au silence.

— Après tout, dis-je en souriant, les expéditions amoureuses et nocturnes de ce pays ne me regardent pas.

— Évidemment ! dit Pietro avec empressement, comme si mon explication du fait lui est été agréable, — il faut fermer les yeux sur les mystères d’amour ; vous aujourd’hui, moi demain. Et je vous engage à ne pas parler de cela ! ajouta-t-il d’un air presque menaçant. Puis, se ravisant : Seulement ce n’était pas moi.

— Admettons que ce n’était pas vous, répondis-je.

En ce moment arrivait la diligence de Macomer. Elle s’arrêta non loin de nous et tout à coup je vis les gens courir et s’amasser autour d’elle.

— Qu’est-ce que cela peut être ? dit très-haut Pietro de Murgia.

Nous y allâmes ; on poussait des exclamations ; les femmes gémissaient et levaient les mains au ciel. Je ne sais quoi ma frappa au cœur, me disant, avant la pensée, que ce malheur était pour nous. La voiture s’ouvrit, un vieillard en descendit ; mon regard se glissa dans l’intérieur, et j’y un homme pâle couché sur les coussins…

— Effisio…

Il me regarda, m’appelant du regard, tandis que je m’élançais dans la voiture.

— Qu’est-il arrivé chez de Ribas ? me demanda-t-il d’une voix faible.

— Rien répondis-je, sentant bien qu’il fallait mentir.

— Ah, tant mieux ! fit-il avec un soupir de soulagement. Nous pouvons donc espérer… Ah ! que j’ai souffert de ce retard !…

Il oubliait sa blessure, et pendant ce temps j’entendais raconter que la voiture de Nuoro à Macomer avait été attaquée par les brigands, qu’Effisio l’avait défendue, et une narratrice de seconde main affirmait à deux pas de lui qu’il était mortellement blessé.

— Ce n’est pas vrai, me dit-il en souriant ; ce ne sera rien, si mon oncle me rapporte une bonne nouvelle.

On conduisit la voiture jusqu’à sa porte, et nous le montâmes péniblement dans sa chambre. Un médecin était venu ; mais Effisio ne voulut se prêter à aucun pansement que son oncle ne fût parti. Je sortis avec le vieillard, sous prétexte de lui servir un rafraichissement et je lui dis la fatale vérité : Nous avions été prévenus ; de Ribas était enchanté d’avoir Tolugheddu pour gendre.

— Cependant, observai-je, si je ne me trompe, il n’y a pas de parole donnée et la réponse est renvoyée à huit jours.

— C’est l’usage ici, me dit don Louis Cambazzu, de ne point donner une réponse immédiate ; on renvoie même souvent le prétendant à un mois, à plusieurs mois quand la demande ne plaît pas ; et huit jours est le délai le plus favorable, quand on ne veut pas avoir l’air de donner sa fille au premier mot.

— Toutefois, répliquai-je, la parole n’est pas donnée ; c’est un grand point ; de Ribas n’est pas engagé ; Grazia est pour nous, et l’on peut espérer qu’à force d’instances, de justes observations… Représentez à de Ribas qu’il ferait le malheur de sa fille ; qu’elle-même fasse valoir ses sentiments, sa volonté ; qu’elle prie, pleure, supplie ! On ne peut pas marier une fille contre son choix.

Mais le vieillard secouait la tête.

— Dans notre pays, on ne s’inquiète guère de ça. Si les fortunes d’Effisio et d’Antioco étaient égales, je ne dis pas ; mais entre un riche et un pauvre… J’en suis bien fâché pour mon neveu qui tient beaucoup à cette fille ; mais c’est là désormais une démarche inutile…

Il eût bien voulu ne pas la faire et je fus obligé de l’exiger, au nom de l’état d’Effisio. Je cherchai à donner à notre ambassadeur un peu d’espérance, je lui dis que nous avions foi en lui, que la destinée de son neveu était dans ses mains, et je parlai même de son éloquence, dont je n’avais pas la moindre notion. Il me promit enfin d’insister et partit d’un air découragé.

Bien qu’épuisé par la perte de beaucoup de sang et la fatigue du pansement, Effisio ne pouvait reposer ; il attendait avec anxiété le retour de son oncle. Pour l’occuper, je lui fis raconter son aventure.

À mi-chemin environ, dans un désert, où pendant six heures, de Nuoro à Silanus, on ne voit aucun village, Effisio avait aperçu d’une hauteur, aux premières lueurs de l’aube, la diligence arrêtée, le conducteur et les voyageurs luttant contre des brigands. Alors il avait mis son cheval au triple galop et tiré de loin des coups de fusil pour épouvanter la bande et lui faire croire à l’arrivée de plusieurs personnes. Tout en courant, il avait rechargé, et, parvenu à portée, avait tiré de nouveau. Un homme était tombé. Mais toute la bande fondait sur lui. Il ne pouvait plus se défendre qu’à coups de crosse et venait de recevoir une balle dans l’épaule, quand avaient paru deux carabiniera, attirés par les coups de feu. Alors les grassatori avaient ramassé l’homme blessé ou mort et étaient partis à bride abattue.

Malheureusement, la diligence était dévalisée des valeurs assez considérables qu’elle portait ; mais Effisio était arrivé à temps pour épargner les derniers outrages à deux malheureuses femmes à demi évanouies. L’homme qui les accompagnait, leur mari et frère, était dangereusement blessé. On avait laissé ces trois personnes à Silanus ; mais Effisio, au lieu de se faire soigner, avait voulu revenir de suite à Nuoro par la voiture de retour et il avait non sans peine décidé son oncle. — Et peut-être mon bonheur est-il sauvé, ajouta-t-il, les yeux éclatants de fièvre. Le crois-tu ? reprit-il, avec ce tutoiement si facile aux Italiens dans l’amitié.

— Ainsi, il y a des brigands dans vos montagnes ? dis-je, évitant de lui répondre.

— Dans nos montagnes, oui certainement, puisque nous sommes ici dans la montagne ; mais on pourrait aussi bien dire dans nos villages.

— Comment ?

— Eh oui ! Ne vous ai-je pas dit que ces hommes étaient masqués ?

— Masqués ?

— Tous. Mais si j’avais eu le temps d’y bien regarder, j’aurais reconnu les chevaux ; c’étaient peut-être des gens de Silanus, de Lallove, peut-être même de Nuoro, qui sait ?

— De Nuoro ! m’écriai-je.

— Oui, c’est de cette manière que des gens qui veulent de l’argent à tout prix s’en procurent parfois. Ils se rassemblent au nombre de vingt ou trente, se masquent et vont la nuit, soit attendre la diligence, soit attaquer une maison, où ils savent qu’il y a de l’argent. Le coup fait, ils regagnent leur maison avant l’aube et nul n’a rien vu ; car si quelque voisin s’aperçoit d’une rentrée suspecte, il n’oserait en ouvrir la bouche, de peur qu’un jour on ne le trouvât mort, percé d’une balle au détour d’un chemin.

— Savez-vous que cela est épouvantable ! Franchement, j’aime mieux les brigands légendaires, habitants des cavernes et des forêts. On sait du moins avec eux à qui l’on a affaire, tandis que de ni votre entourage, qu’on peut coudoyer, à qui même on peut serrer la main !… Bons bourgeois le jour, et bandits la nuit ! Brr… ! C’est un envers de votre hospitalité, que je n’avais pas prévu.

Effisio rougit, et je craignis de l’avoir blessé, tant il était jaloux de l’honneur de son pays. Il ne trouvait certes pas cela bon, et l’avait noblement prouvé ; cependant il éprouva le besoin de l’excuser.

— Que voulez-vous, me dit-il, en s’efforçant de sourire, nous sommes des descendants de ces Iliens, restes des Troyens errants sur les mers, de ces Grecs Ioniens, auxquels les oracles avaient promis une liberté éternelle en Sardaigne, et qui, réfugiés dans les montagnes, luttèrent sans jamais se rendre, d’abord contre les Carthaginois, puis contre les Romains. Ceux-ci, irrités de ne pouvoir ni les vaincre, ni les séduire, les appelèrent barbari, d’où le centre de la Sardaigne porte encore le nom de Barbargia. Jamais nos peuples ne se sont ralliés à la civilisation, et ils gardent encore quelque chose de ces habitudes de rapine à main armée, qu’ils furent autrefois obligés d’adopter pour vivre dans leurs rochers arides, et qui étaient fort légitimes alors contre les voleurs de leur pays. Il y a bien longtemps de cela ; mais les Barbariani, nos rudes montagnards, n’ont pas d’histoire. Les siècles ont passé sur eux comme un jour. Ils sont encore au lendemain de la conquête d’Asdrubal, ou de Manlius. Ajoutez que jusqu’ici nous ne connaissons guère de la civilisation que ses lois fiscales. Enfin, je dois vous dire que cette terrible facilité à prendre la vie de son semblable, ou sa bourse, tend à s’effacer. Beaucoup de familles aujourd’hui renoncent à la vendetta, même au cas d’un de ces affronts qui la recommandaient autrefois cous peine de déshonneur.

Je ne voulus point le chicaner là-dessus et m’efforçai plutôt d’occuper d’idées agréables son esprit impatient de l’attente, et qui de moment en moment le devenait davantage.

— Il parle longtemps, mon oncle, me disait-il, ébauchant un sourire ; espérons qu’il parle bien.

— Et cependant, reprenait-il, quand même il serait accueilli avec bienveillance, je n’ose espérer une promesse formelle dès aujourd’hui. On me renverra peut-être à un mois, et si dans cet intervalle Tolugheddu se présente… Ah ! mon ami, c’est en amour qu’on peut admettre la suppression d’un homme ! Je hais ce Tolugheddu !

Je guettais le retour de l’oncle et l’arrêtai au passage. Il me dit :

— Je le savais bien ! Tout ce que j’ai pu alléguer n’y a rien fait, et comme nous sommes de vieux amis, de Ribas a fini par me fermer la bouche, en me disant que Tolugheddu serait son gendre.

— Lui avez-vous parlé des projets d’Effisio ? Lui avez-vous dit que dans quelques années il sera devenu riche et honoré pour les progrès qu’il aura fait accomplir à l’agriculture en Sardaigne ?

— Oui, oui, dit le bonhomme d’un air goguenard, j’ai touché un mot de ça, puisque je l’avais promis ; mais les projets sont des projets, et tout le monde sait qu’un champ ne peut donner qu’une récolte ; De Ribas n’y a seulement pas fait attention.

— Au moins, dans l’état de fièvre où est Effisio, laissez-lui quelque espérance.

Don Cambazzu comprit que cela était utile, et il dit à Effisio qu’on l’avait renvoyé pour la réponse à un mois. Mais ensuite, aux mille questions que le pauvre amant, cherchant quelque base où poser des conjectures, lui adressait sur les paroles et l’attitude du père de Grazzia, l’oncle répondit de manière à laisser percer son propre découragement et ne laissa à mon ami d’autres illusions que celles qu’il s’obstinait à garder. Rassuré par le médecin sur le sort de son neveu, don Cambazzu partit bientôt, et je n’en fus pas fâché.

Qu’allais-je faire ? Que pouvait-on faire ? Que pensait, que faisait Grazia ? Pouvait-elle, aimant Effisio, se laisser donner à un autre sans protestation ? Sürement, elle devait agir. Peut-être avait-elle besoin de moi ?

Mon rôle était difficile. Après la demande d’Effisio, après la phrase mal reque que j’avais adressée à de Ribas, m’aller présenter chez eux et chercher à m’entretenir avec Grazia, dans une langue que toute la famille n’entendait pas, c’eût été peut-être me brouiller avec de Ribas. J’allai sur le chemin de la fontaine, emportant dans ma poche une poignée de ces bonbons en papillottes, que le progrès des siècles a fait pénétrer jusqu’à Nuoro. Dans une de ces papillottes, au lieu de bonbon, j’avais mis un billet, plié en même forme et de même volume, où je disais à Grazia l’état d’Effisio, nos angoisses, et lui demandais le moyen de nous entendre avec elle. Elle pouvait nous jeter un mot à la poste ; du moins, je le pensais.

Mon espoir était que Grazia viendrait avec sa petite sœur, ce qui eût rendu ma précaution inutile et nous eût permis d’échanger quelques paroles. Mais elle arriva, flanquée de deux amies, outre Effisedda.

— Bonjour I me cria la petite fille ; bonjour, ami !

Je fouillai dans ma poche, et lui montrai les bonbons. Elle vint en sautillant, sa cruche sur la tête, les prendre. Puis, je saluai les jeunes filles, et comme pris d’une idée subite, m’approchant d’elles, je leur offris aussi des bonbons. Elles acceptèrent en riant.

— Ah ! dis-je en mettant la main dans ma poche, et en lançant à Grazia un coup d’œil significatif, il m’en reste encore un. Le voulez-vous ?

Je vis dans ses yeux qu’elle comprenait, et lui remis le billet. Nous ne pâmes échanger d’autres paroles. Le moindre mot, la moindre allusion, pouvaient être saisis par les oreilles curieuses, et peut-être jalouses, de ses compagnes.

Je vis que la pauvre enfant était triste et pâlie, et ce fut tout.

À peine étais-je de retour qu’entra de Ribas. Il venait voir Effisio, que je m’épuisais vainement depuis deux jours à défendre contre les visites de tout le village. Qu’allait-il arriver de cette entrevue ? Certainement Effisio parlerait du sujet qu’il avait à cœur ; mais de Ribas, tout rude qu’il était, userait sans doute de ménagement et laisserait au malade l’illusion que nous lui avions nous-mêmes conservée ?

Le premier cours de l’entretien confirma cette prévision. Effisio rappela la démarche de son oncle et, saisissant la main de Ribas, le pria de croire que s’il consentait à lui faire épouser sa fille, elle serait heureuse et qu’il acquerrait un gendre dévoué. Surpris d’une telle espérance, quand il n’en avait permis aucune, de Ribas eut d’abord un petit ricanement ; puis, se reprenant, il parla au malade comme à un enfant, lui dit de se tranquilliser et de se guérir, que c’était le principal, qu’on verrait après, et que toutes les filles à marier, y compris la sienne, ne valaient pas un brave garçon tel que lui. Puis, changeant de sujet, il questionna Effisio sur l’attaque de la diligence, et dit une parole qui me frappa au sujet des voyageuses contre lesquelles avaient eu lieu des tentatives de violence :

— Pour ça, ce n’est pas bien ; la femme et la fille du prochain doivent être respectées. Il ne trouvait pas ça bien ? Approuvait-il donc le reste ?

Mais une préoccupation plus vive m’agitait. Devais-je continuer à tromper Effisio, quand le délai pendant lequel on pouvait encore agir était si court, et quand lui seul pouvait insister ? Insister avec toute l’éloquence du sentiment ?

Ce jour-là, il se trouvait mieux ; la fièvre avait tombé ; bientôt, je vis de Ribas, embarrassé de l’équivoque à laquelle il se prêtait, sur le point de s’en aller ; mon parti fut pris.

Effisio, dis-je rapidement, je ne puis vous laisser plus longtemps dans l’erreur. Soyez courageux et plaidez vous-même votre cause. Don Antonio vous préfère Tolugheddu.

Le pauvre garçon poussa un cri, et se tourna vers de Ribas avec une expression déchirante.

— Ah !… vous me trompiez !… Quoi ! vous me refusez Grazia ? Vous voulez donc que je meure ?

— Ce n’est pas moi qui t’ai trompé, mon garçon, répondit de Ribas fort contrarié ! J’ai vu qu’on te ménageait la chose, à cause de ta maladie, et j’ai fait comme les autres, croyant bien faire. Ce n’est pas ma faute si ton ami a changé d’idée. Allons ! du courage ! et ne parle pas de mourir. Est-ce qu’il est digne d’un homme de se laisser gouverner ainsi par l’amour d’une femme ?

— Oui ! don Antonio, oui ! car il n’y a rien de plus grand que l’amour vrai. J’aime Grazia, et je la rendrais heureuse, et vous sentiriez que cela est beau de faire des heureux ! Oh ! prenez-moi pour gendre, et vous verrez ce que je puis faire, excité par l’amour. Vous voulez un riche, jo le deviendrai, jo le veux ! Cela sera !

— Eh ! mon garçon, je crois à ta bonne volonté ; mais ne devient pas riche qui veut, et le plus sur est de l’être. Calme-toi, remets-toi ; nous parlerons de cela plus tard.

— Quand vous aurez promis à Tolugheddu ! Non, non ! il faut que vous m’entendiez…

Il se mit alors à développer nos projets d’amélioration, fit valoir l’argent que je lui faisais prêter, sema, récolta, bâtit, fit merveille. Il parlait comme un professeur d’agriculture ; et je ne sais où il prenait tout cela. Peut-être dans son imagination ; je n’étais pas assez savant pour en juger. Mais, s’il me faisait illusion, il ne gagnait rien sur de Ribas, qui l’écoutait avec un sourire, et ce dédain moqueur de l’ignorant et du sauvage pour ce qui froisse leurs habitudes et dépasse leurs conceptions.

Effisio vit cela et tout à coup, se dressant sur son lit, malgré sa blessure, et découvrant ses linges sanglants, pâle, n’ayant de vie que dans ses yeux, brillants d’un éclat extraordinaire, il eut un de ces accès d’éloquence lyrique, comme les Italiens en ont encore et comme nous n’en avons guère plus. Il exalta l’amour, ses joies, ses forces, les miracles qu’il accomplit, peignit en traits de feu le bonheur de deux amants qu’un père consent à unir et qui l’en récompensent par le spectacle d’une union parfaite et féconde ; il dit que l’amour était le dieu, l’âme et le créateur du monde, que nul n’avait le droit de toucher, mais d’adorer seulement. Il tendait vers le père de Grazia la seule main qu’il pût mouvoir ; tout son aspect était saisissant autant que ses paroles. Mes yeux, malgré moi, s’emplissaient de larmes, et je vis le barbare, sensible à la poésie comme tous ses compatriotes, vivement ému.

— Don Antonio, dit enfin Effisio, permettez-moi d’espérer encore ! Suspendez votre décision ! Laissez-moi le temps de vous parler ; je suis sûr de vous convaincre ! Vous, le père de Grazia, vous ne pouvez être méchant… Ne précipitez rien !… vous en auriez des remords ; car vous me tueriez !… Je ne puis vivre sans Grazia !… je ne savais pas encore combien je l’aimais ; je le sens à cette heure où je suis menacé de la perdre. Ah ! vous aussi, je le sais, vous avez été amoureux de votre femme et vous avez eu peine à l’obtenir ; vous avez connu ces douleurs, don Antonio, ayez donc pitié !…

— Euh ! je n’en serais pas mort, dit le mari de la Francesca, en haussant les épaules. Il est vrai qu’on ne sait cela qu’après. Ce que c’est que d’être jeune ! Mais tout ça passe, vois-tu. Allons, calme toi, mon pauvre Effisio, je t’assure que je t’aime et t’estime bien. Tu es un garçon vaillant, quoiqu’un peu léger de tête ; tu es d’une bonne famille, et si tu avais eu seulement 50,000 fr., vrai, je t’aurais préféré à tout autre.

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 3 MAI 1878.

(9)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

IV. — (Suite.)

Il voulut en même temps se retirer, car ce malheureux appel ad hominem avait eu pour effet de dissiper tout son attendrissement. Effisio devint livide ; la sueur baignait son front, il chancela et cependant fit un dernier effort :

— Don Antonio ! Tolugheddu ne peut pas rendre votre fille heureuse. Moi seul… car e l’aime tant !… Elle m’aime aussi… Don Antonio, vous n’êtes pas un mauvais père… De Ribas qui tenait encore la main du malade, d’un air compatissant et bon, recula et sa physionomie devint pleine de menace et de colère.

— Elle t’aime, cria-t-il ! Qui a dit cela ? Mensonge !… Si je le savais, je la tuerais ! Ma fille est une honnête fille ; elle n’aime et n’aimera personne que l’époux que son père lui présentera.

Effisio tombait foudroyé. Je me hâtai de lui donner des soins, tandis que de Ribas sortait. En revenant à lui, mon pauvre ami pleura abondamment et il répétait :

— Je l’ai trahie ! Perdue et trahie ! va lui dire que j’en ai menti, répétait-il, va ! Il la rappera peut-être, je ne veux pas qu’elle souffre pour moi !

— La frapper ! disais-je.

Et la rudesse de ces mœurs m’épouvantait. Je dus feindre, pour apaiser Effisio, d’aller remplir sa commission ; mais il ne me fallut pas beaucoup réfléchir pour comprendre que ma vue et mon message ne feraient qu’irriter davantage ce père brutal. À mon avis, tout était perdu, à moins que Grazia ne refusât obstinément d’épouser Antioco. Mais, à quoi s’exposait la malheureuse enfant par cette résistance ?

Je fis tout cependant pour conserver un peu d’espoir au malade, que la fièvre dévorait et qui s’épuisait en gémissements et en remords. Après tout, puisque de longues fiançailles devaient précéder le mariage, tout n’était pas désespéré ; tant que Grazia ne serait pas mariée, l’espérance était possible. Ces consolations étaient faibles, je l’avoue ; aussi n’avaient-elles que peu d’empire et n’interrompaient-elles guère les plaintes d’Effisio. Rarement, l’Italien contient sa douleur non plus que sa joie ; c’est un torrent qui s’épanche. Peu habitué à de si vives démonstrations, j’espérais qu’elles affaibliraient la douleur. Je me trompais.

Il était minuit ; je veillais près d’Effisio, qui, vaincu par la fatigue, sommeillait, gonflé de soupirs et agité de soubresauts nerveux, quand, par la fenêtre que j’avais laissée entr’ouverte, une poignée de sable tomba dans la chambre. J’allai voir aussitôt et, distinguant une forme de femme dans l’angle du mur en face, je courus ouvrir.

C’était bien Elle ! pieds nus, vêtue seulement d’un jupon sombre et de son corset, la tête cachée sous un petit châle de laine brune et tout entière enveloppée dans les plis d’une grande jupe d’étoffe brune, que les femmes de Nuoro relèvent d’une façon pittoresque à la manière d’un manteau ; son visage, presque aussi blanc que sa gorgerette, avait une expression qui me frappa ; on eût dit une inspirée marchant à la mort. Peut-être, en effet, la pauvre enfant risquait-elle la vie dans cette démarche ? Elle me dit :

— Je veux voir Effisio ! je veux le voir avant qu’il ne meure !

— Il n’est point en danger de mort, lui répondis-je ; sa blessure n’a affecté aucun organe essentiel. Il sera peut-être longtemps à se rétablir ; mais sa vie ne court aucun risque, au moins du fait de sa blessure. Ah !… C’est bien vrai ? me demanda-t-elle ; au moins j’aurai ce bonheur qu’il ne ne mourra point !

— Si ce n’est de chagrin peut-être.

Elle s’écria, cacha son visage dans ses mains, et je la vis tout à coup se précipiter à genoux sur les dalles de la première pièce où je l’avais reçue.

— Oh ! Madonna !… Madonna !… Madonna delle Grazie, santa mia Padrona (ma sainte patronne), ayez pitié de nous ! et faites-nous mourir tous deux, puisque nous ne pouvons vivre ensemble !

— Grazia, ma chère enfant, lui dis-je, en la relevant, et en l’emmenant dans une salle du rez-de-chaussée, dont je fermai soigneusement la porte, — bien que la vieille Angela passablement sourde, fût allée sur mon ordre dormir paisiblement, Grazia, si vous ne pouvez épouser Effisio sans le consentement de votre père, au moins, vous pouvez refuser de vous laisser marier à un autre.

La pauvre fille me regarda de ses grands yeux doux, ua peu égarés ; puis les détournant, parut contempler fixement, dans tous ses détails, le parti que je lui offrais ; je la vis bientôt frémir des pieds à la tête.

— Ah ! dit-elle, si vous saviez ?….

— Quoi ! votre père ? Que pourrait-il vous répondre quand vous lui diriez : — Je ne puis pas épouser un homme que je n’aime pas.

— Il ne me répondrait pas ; il me battrait !

— Vous !… vous ! Grazia !

Je la regardais : jolie, vraiment distinguée comme elle était de nature ; son front penché, pur, sous le voile épais du mouchoir qui le couvrait ; ses yeux splendides baissés, ombrés de leurs cils épais ; sa bouche rose largement fendue, pleine d’amour et de bonté ; ce cou, d’un galbe charmant, encadré par le col de la chemise aux boutons d’or ; et l’adorable contour de son sein de vierge, dessiné par les plis de la chemise et les pans étroits du corset.

Au-dessous de la jupe brune qu’elle avait mise pour échapper dans la nuit, se laissaient voir deux pauvres pieds blancs, déchaussés comme ceux des filles pauvres, pour faire moins de bruit. Je la trouvais belle et charmante, un vrai joyau champêtre et artistique à la fois, une réalisation de l’antique. Et le sang me bouillait à l’idée qu’un sauvage, imbu des ivresses barbares du vieux despotisme, oserait briser entre ses mains cette fleur de jeunesse et de liberté sacrée, cette fille des Grâces d’Homère, implantée par les vents de la mer sur le sol de la Sardaigne.

— Grazia, lui dis je, voulez-vous fuir ?

Elle me regarda tout effarouchée.

— Quelque part… Voyons… chez votre tante de Sassari ?

— Contre mon père !… Elle ne voudrait pas. Et moi, est-ce que je puis ?… Oh ! non !… non ! Mais je ne puis rester longtemps ; laissez-moi voir Effisio !

Elle ne m’écoutait plus ; je la conduisis dans la chambre du malade. Il ne dormait pas ; ses yeux inquiets erraient autour de la chambre. J’entrai seul d’abord.

— Quelqu’un désire te voir, lui dis-je.

— Grazia ! s’écria-t-il sans hésiter.

Elle entra, courut au lit, s’y pencha, pendant qu’il se soulevait vers elle, et en un moment leurs mains, leurs haleines, leurs bouches, furent unies. Oh ! ces amours italiennes ! Qu’elles fussent durables autant que passionnées !… Je me sentis de trop et les laissai seuls.

Pourtant, il me fallut rentrer sans être appelé ; car il était une heure et demie du matin et je tremblais pour Grazia. Je les trouvai presque dans la même attitude ; elle, assise à côté du lit, à demi-couchée, les mains dans celles d’Effisio, leurs deux fronts unis ; ils pleuraient, se parlaient ; on eût dit que leur sentiment d’amour, jusque là paisible, indécis et contenu, avait tout à coup rompu ses digues, comme le torrent gonflé par les neiges de la montagne, aux rayons du soleil de mai. Ils ne sentaient plus que leur amour, ne vivaient plus que pour lui. Ma voix les éveilla comme d’un rêve. Je crus voir qu’ils n’avaient parlé de rien de ce qu’ils avaient à faire, et s’étaient absorbés dans la joie, nouvelle pour eux et foudroyante, de s’aimer. Honteux et bien à regret, je dis à Grazia :

— Il faudrait partir, hélas ! Il est près de deux heures. La nuit s’éclaircit ; les gens se lèveront bientôt pour aller dans la campagne. Il ne faut pas que vous soyez aperçue.

— Oui, dit-elle, il faut partir !

Elle souleva lentement la tête, puis, jetant un faible cri :

— Ah ! Mais quand le reverrai-je ?… O mon Dieu ! mon Dieu !…

— Grazia ! dit la voix plaintive d’Effisio, oh ! que ne suis-je fort ! je t’emporterais bien loin d’ici !…

— Il faut s’entendre, dis-je, avant de se séparer. Grazia, que voulez-vous ? que pensez-vous faire ?

— Je ne sais, répondit-elle. Non ! je ne sais pas !… Si vous savez ce que je dois faire, dites-le moi.

J’hésitai. Évidemment, il fallait de la résolution, de la force. Mais la force ne s’inspire pas. Dans un tel milieu, d’ailleurs, la lutte pouvait aller pour elle jusqu’au martyre et de telles choses relèvent de l’inspiration, non du conseil.

— Grazia, lui demandai-je, que vous a dit votre père lorsqu’il est rentré de chez Effisio ?

— Il m’a regardée d’un air terrible, et je me suis mise à trembler. Puis il m’a dit : « Quelqu’un aujourd’hui a parlé contre ton honneur de fille ; on a prétendu que tu aimais sans ma permission. Moi, je m’étais promis de le prier, de lui dire que j’aimais Effisio… mais le voyant ainsi, j’ai eu peur et n’ai pu répondre. Il a repris : « Si je le croyais !… » Et il a levé la main comme pour m’écraser. Je me suis enfuie. C’est par Effisedda que j’ai su qu’Effisio s’était trouvé mal. Mon père l’a raconté devant elle à ma mère en disant : « Il est plus malade qu’on ne croit. » Cela m’a brisé le cœur, et je suis venue…

— Seriez-vous capable de déclarer à votre père que vous ne voulez point épouser Tolugheddu, et trouveriez-vous la force de lui résister pendant deux années ?

Elle répéta :

— Deux années !… en frémissant d’épouvante.

— Et alors, ayant atteint votre majorité, consentiriez-vous à vous rendre chez Effisio, qui vous respecterait et vous défendrait, pendant les formalités judiciaires, nécessaires à votre mariage ?

— Chez Effisio ! s’écria-t-elle, au comble de la surprise.

— Oui ; car pendant ce temps vous ne pourriez rester dans votre famille, où vous seriez trop exposée. Il faudrait faire des sommations à vos parents.

La pauvre Norésienne me regarda comme si j’étais fou.

— Vous me conseillez d’agir comme une femme de mauvaise vie, dit-elle. Quel honneur apporterais-je donc à mon mari ? Et puis, avant noue mariage, mon père m’aurait tuée, et lui aussi.

Elle se tourna vers Effisio.

— Il sera plus simple de mourir, dit-elle, du chagrin qui m’emplit le cœur.

— Ah ! s’écria-t-il, reste ! mourons cette nuit même ! N’emporte pas ma vie avec toi !

— Vous vous perdez. Grazia, dis-je en entendant chanter les coqs du village.

— Eh bien ! dit la jeune fille en ramenant sa jupe sur sa tête, je pars ! mais je reviendrai ; jusqu’à lundi, mon père n’a pas donné sa parole ; je suis libre encore, je reviendrai.

Elle se jeta de nouveau sur Effisio, le couvrit de larmes et de baisers et partit en me serrant la main. Je la fis sortir avec précaution et la suivis de loin dans la rue jusqu’à sa maison, où je la vis rentrer sans encombre. Après quoi, j’écoutai longtemps ; mais, n’entendant aucun bruit dans la maison des Ribas, je me persuadai qu’elle avait regagné sa chambre sans être aperçue, et je me hâtai de rentrer moi-même.

Il ne s’agissait plus que de soigner un être malade de désespoir et d’amour, et la blessure devenait secondaire, bien que l’état moral nuisit fort à la guérison. Pour moi, les dernières paroles de Grazia m’avaient enlevé toute espérance de trouver en elle un concours sérieux ; or, nous ne pouvions agir que par elle. Non-seulement elle tremblait sous la tyrannie de son père, mais elle était elle-même imbue de tous les préjugés de son éducation et de son pays. Quel acte de liberté pouvait-on attendre d’une fille qui se regardait comme engagée par la parole de son père et d’avance n’accordait de preuves d’amour que jusque-là ? Elle n’en aimait peut-être pas moins, la pauvre enfant ? Mais sa conception du devoir, toute chrétienne et autoritaire, arrêtait jusqu’aux mouvements de son cœur. Elle se soumettrait donc ; cela n’était pas douteux ; cette pure et sainte liberté serait profanée ; cette simple vie, toute d’amour, de la fille des champs, qui pouvait rester une idylle, de son aube à son coucher, deviendrait un esclavagé brutal ; tout ce qui florissait en elle devrait mourir, et elle n’aurait plus à vivre que de dégoût et de tristesse, dans les bras d’un homme qu’elle n’aimait pas, osant à peine se rappeler son doux rêve flétri. Cette fleur de jeunesse et de poésie, ces aspirations ardentes, faites pour s’épanouir dans le saint amour conjugal et maternel, tomberaient dans la fange d’une prostitution légale ; on tuerait l’âme de cette pauvre enfant !

Je ne lui en voulais pas, en pensant à l’éducation qu’elle avait reçue. Courbée dès l’enfance sous la terreur paternelle et nourrie des préjugés du faux devoir, dépouillée par la doctrine chrétienne du sens de la liberté et de la dignité personnelle, n’ayant jamais connu d’autre milieu moral et intellectuel, elle ne pouvait être différente. Ce goût du nouveau qui existe toujours dans la jeunesse, et surtout son amour pour Effisio, l’avait bien attirée vers le monde que pour elle nous représentions ; mais si vaguement, qu’au premier choc sa religion d’enfance devait ressaisir tout l’empire. Non, je ne lui en voulais pas ! Je la plaignais, d’une âme profondément attendrie par son innocence et son malheur ; elle me ramenait dans l’esprit de poétiques réminiscences, les élégies consacrées aux douces choses brisées, et je la trouvais plus infortunée que la jeune captive, que la mort du moins ne flétrissait pas. Avec toute la rage d’un naufragé, Effisio s’attachait à des lambeaux d’espérance ; il voulait effrayer Antieco Tolugheddu, le forcer à se retirer ; il rêvait d’enlever Grazia, d’aller vivre avec elle je ne sais où, de je ne sais quoi. Plus les obstacles s’amoncelaient, et plus l’énergie de son amour semblait augmenter. Je ne pouvais sans l’irriter lui parler de se résigner à me suivre en France.

— Je la disputerai jusqu’au dernier souffle ! me disait-il.

Et il voulait se hâter de guérir, sans pouvoir vaincre l’agitation qui envenimait son mal. J’épuisais les calmants pour lui procurer le sommeil, et le retrouvais chaque matin avec une forte fièvre.

Grazia ne revint pas, malgré sa promesse, et la poste du village nous apporta ce billet :

« Cher Effisio, vous que j’aime plus que moi-même, adieu ! Nous ne pouvons plus être heureux en ce monde. J’ai prié de toute mon âme ; mais la Madonna n’a pas exaucé mes ardentes prières. J’ai osé parler à mon père, et dans sa fureur, il m’a brisée. Oh ! que je serais heureuse de mourir, puisque je ne puis être à vous ! Oubliez-moi ; car je veux que vous du moins vous soyez heureux. Je prierai pour vous Effisio, aussi longtemps que mon cœur battra. Ne vous faites pas trop de peine pour moi, et que j’aie la consolation d’apprendre bientôt que vous êtes guéri. Je salue de cœur votre bon ami. Je ne puis aller vous voir : je ne le puis pas !

» À vous mon âme pour toujours !

» Grazia de Ribas.

Les réticences de ce billet nous furent bientôt expliquées par la voix publique. Une scène terrible avait eu lieu entre de Ribas et sa fille. Il l’avait battue, foulée aux pieds, et la malheureuse enfant gisait dans son lit, malade, et, comme elle nous l’avait dit, brisée.

Au village, il n’y a guère de secrets ; de Ribas dans sa fureur avait laissé échapper des éclats de voix significatifs ; aussi disait-on hautement que Grazia ne voulait point de Tolugheddu, et qu’elle en aimait un autre. Seulement, les versions variaient sur le point de savoir qui était l’amant préféré. Les uns nommait Effisio, les autres Pietro de Murgia. Nieddu ne s’y trompa point. Étant venu, c’était la troisième ou quatrième fois, visiter Effisio, il nous dit que Pietro de Murgia, lui aussi, avait demandé Grazia en mariage, et avait été refusé, bien qu’il eût offert des cadeaux superbes.

Ne m’a-t-on pas dit qu’il était pauvre ? observai je.

— Il l’était, répondit Nieddu, d’un air mystérieux ; mais il parait qu’il ne l’est plus. Quelque temps encore, il causa de son air pensif et doux ; puis, se levant, et sans autre préambule :

— Grazia de Ribas est malheureuse, parce-que son père veut lui faire épouser Antioco Tolugheddu. Mais ce mariage ne se fera pas !

Effisio tressaillit et regarda Nieddu sans lui répondre ; moi, étranger naïf, je m’écriai :

— Comment ? Qui l’empêchera ?

Nieddu me serra la main, avec un sourire mélancolique, où passa je ne sais quoi d’étrange et de cruel, et me répéta, sans autre explication :

— Il ne se fera pas !