Grazia (p. 64-85).

III

Il fallait bien rêver d’elle, car désormais les jours passaient sans la voir, et moi, qui n’étais pas amoureux, le sourire de cette aimable fille me manquait aussi ; je l’aimais en frère. Plusieurs fois, nous rencontrâmes de Ribas ; mais cela n’eut d’autre résultat que des conversations au café, et mes questions sur les autres membres de la famille n’obtinrent pas l’invitation de les aller voir. Ce brave don Antonio restait imperturbable dans une fatuité de croire qu’il représentait pour nous tous les siens, et que nous n’aimions que lui.

Pour voir Grazia, nous fûmes obligés d’aller à l’église, où, de loin, le coloris de ses joues et le timide éclat de ses yeux, nous parlèrent ; mais ce fut tout ; il n’y avait point de bal ce dimanche, et nous perdions patience, quand vint Quirico, chargé de nous avertir que le Graminatorgiù avait lieu le surlendemain.

Il va sans dire que nous arrivâmes des premiers. Deux ou trois Jeunes filles, ou jeunes femmes, seulement se trouvaient là, aidant les dames de Ribas à faire les apprêts. C’était dans la cour que l’épluchage de la laine devait avoir lieu ; elle fut apportée sur des draps. Les femmes, à mesure qu’elles arrivaient, s’asseyaient autour ; ce fut bientôt une corbeille complète, et des plus gracieuses, car on n’y voyait que frais visages ; les femmes âgées, ou se tenaient à part avec dona Francesca, occupée à préparer le repas, ou bien étaient restées à la maison. Assurément, il y avait dans ce triage, imposé par la coutume, un sens artistique, la volonté de former un joli tableau. Et le tableau était réussi. Plus ou moins belles, plus ou moins intéressantes de physionomie, toutes avaient l’éclat de la jeunesse, et dans les yeux l’éclair de la coquetterie ou l’émoi de la pudeur. Les propos joyeux s’échangeaient, les lèvres riaient. Je vis Raimonda, moins sombre que le jour du 1er  mai, parlant avec animation à l’une de ses compagnes, et j’admirai de nouveau l’expression passionnée de son visage. Que disait-elle ? La plus simple chose sans doute, et pourtant, émanation involontaire d’un feu intérieur, c’était une intonation vibrante et des regards pleins de feu.

Quand Nieddu s’approcha d’elle, il fut accueilli par un sourire, qui découvrit une rangée de dents éblouissantes, et, à l’air dont elle lui parla, je vis qu’il devait être son parent ou son ami.

Fedèle Nieddu était ce jeune improvisateur qui, le 1er  mai, à la requête de Grea, m’avait adressé un compliment en vers. Il parlait l’italien, et, dès son entrée, était venu me serrer la main. Je lui parlai de Raimonda.

— C’est ma cousine, me dit-il, une bonne fille et un grand cœur ; mais elle a le mauvais sort.

— Comment cela ?

— Oui, tout se tourne à mal contre elle let rien ne lui réussit. Il y en a qui naissent ainsi. Généralement, dans notre famille, on n’est pas heureux.

— Si jeune ! Quel malheur peut-elle avoir éprouvé ? Elle a au plus vingt ans.

— Dix-neuf seulement, d’avril dernier. Le jour de sa naissance, la maison de son père a été dévalisée par les bandits, qui ont enlevé une grosse somme, et jamais la famille ne s’est relevée de ça. Plus tard, la maladie s’est mise dans leur troupeau. De quatorze à seize ans, elle a reçu un sort, dont elle a failli mourir et qui, tous les deux soirs, au coup de six heures, la faisait trembler de fièvre ; enfin, mille petites choses trop longues à dire. Le plus triste, c’est qu’elle a perdu son père l’an dernier, et son frère il y a longtemps, dans une rixe ; elle n’a plus que sa mère, et c’est à moi que revient le devoir de la protéger.

Il me disait tout cela d’un air simple et bon, d’un ton mélancolique, et je lui trouvais, à le regarder attentivement, une expression douce, rêveuse et fatale, qui me touchait.

— N’avez-vous point de sœur ? lui demandai-je.

— Si, j’en ai deux et un frère.

— Et peut-être une fiancée ?

— Non, répondit-il brièvement.

— Je croyais que l’on se fiançait de bonne heure ici ?

— Oui, quand le cœur a parlé.

— Et le votre serait encore muet ?… Je ne sais pourquoi, je le crois sensible.

— Eh ! cela se peut, me répondit-il en soupirant ; mais d’un air à n’en pas vouloir dire davantage.

En ce moment, un joueur de guitare, s’asseyant près du cercle des femmes, se mit à chanter en s’accompagnant, tandis que les garçons, dont quelques-uns avaient des fleurs à la main et au justaucorps, tournaient autour d’elles, parlant à celle-ci ou à celle-là. J’en remarquai un, d’une taille particulièrement élevée, et pleine d’élégance, qui parlait à Grazia avec animation et des intentions marquées de galanterie ; sa figure, quoique assez belle, ne me plut pas ; elle avait une expression flottante, au premier abord indéfinissable, qui me parut un mélange d’audace et de ruse ; d’ailleurs, une chevelure magnifique, d’un noir éclatant, qui s’échappait hors du bonnet noir ; des yeux, à ce moment, d’une douceur presque langoureuse mais que peu après je surpris pleins de dureté ; des manières à la fois plus cultivées et plus prétentieuses que celles des autres jeunes gens. Effisio me dit son nom : Pietro de Murgia.

— Est-ce un don aussi ? demandai je.

— Il voudrait le faire croire, mais personne ne lui accorde ce titre ; il est pauvre ; surtout, il est peu aimé.

Une rumeur nous fit tourner les yeux du côté de la porte. C’était Antioco Tolugheddu qui descendait de cheval et qui bientôt s’avança dans tout l’éclat d’une mise recherchée. Est-ce parce qu’il venait d’Oliéna qu’il arrivait le dernier ? où bien avait-il voulu produire de l’effet par son entrée ? L’expression de sa figure et sa toilette donnaient lieu à cette dernière supposition. En le voyant, je ne pus m’empêcher de sourire. Pour peu que l’on ait voyagé, si peu observateur que l’on soit, j’entends observateur psychologue, on a bien vite reconnu, au travers des races nationales, ou soi-disant telles, certains types humains, toujours les mêmes en tous lieux et qui existent, à part des classes, aussi bien que de sexes et des nationalités. En voyant arriver Antonio Tolugheddu, dans cette réunion de montagnards galluriens, il me parut, abstraction faite du costume, assister à l’entrée de n’importe quel beau, dans n’importe quel salon ou chambrée.

Le costume d’ailleurs n’avait rien qui rabaissât le personnage, au contraire.

Il portait un capolu (prononcer capotou) de forme nouvelle, appelée dans le pays capotu serenicu, plus large et plus long que l’autre, de couleur brune, bordé de rouge, et richement orné, aux manches, aux poches et au capuchon, de velours rouge tailladé. Il se promena ainsi quelque temps, puis, s’étant débarrassé de ce vêtement, il se montra dans le costume oliénais, peu différent de celui de Nuoro et peut-être plus gracieux.

La différence consiste en une casaque rouge, ou rouge et bleue flottante, au lieu de justaucorps. Cette casaque n’était pas en velours de coton, selon l’usage du pays, mais en velours de soie, ornée aux manches de ganses d’or et de boutons d’or ; la chemise de fine toile, attachée au col par deux énormes boutons d’or, s’épanchait, à flots d’une blancheur éblouissante, par l’ouverture des manches ; les ragas[1] étaient du plus beau drap noir, et au lieu de guêtres de drap, Antioco était chaussé de cuir fin. Avec cela, montre, chaîne d’or et breloques, indispensables à tout beau de village, de l’Océanien au Français. Enfin, le jeune Oliómais tenait à la main un gros bouquet de roses nouvelles, apportées, je n’en doutai point, à l’intention de Grazia. Tout le monde le regardait, et il jouissait de son triomphe.

— N’a-t-il pas l’air d’un cavaliere ? dit une femme près de moi.

— Ne l’est-il point ? demandai-je.

— Non, ce ne sont que des signori ; mais son père Basilio est le plus riche d’Oliena.

Je cherchai des yeux Grazia, puis Effisio. Ils se regardaient à travers leurs paupières demi-baissées et ne faisaient aucune attention à Tolugheddu. Celui-ci vint enfin, tout souriant, vers Grazia et se tint quelque temps près d’elle sans lui parler. Je voyais les yeux de Raimonda attachés sur lui, brûlants de passion et de jalousie.

Quand le chanteur à la guitare eut fini son chant, sorte de complainte, que deux accords plaqués accompagnaient tour à tour, Tolugheddu offrit son bouquet à Grazia, en lui disant sur le même air ces paroles :

    Reine de beauté parfaite,
    Acceptez la reine des fleurs ;
    Elle règne dans nos jardins
    Comme vous sur nos cœurs.

— Où diable a-t-il pris cela ? demandai-je à Effisio ; c’est du Mercure galant.

Mon ami ne comprit pas, je crois, la seconde phrase ; car il était plus homme de cœur et d’action que littérateur ; mais il répondit :

— Il l’a pris dans quelque recueil ; il n’est pas fort inventeur, Antioco Tolugheddu.

Je fis silence pour écouter Grazia, qui devait répondre.

Confuse et rougissante, mais obéissant à l’usage de ces sortes de réunions, elle se mit à chanter en vers de même mesure, c’est-à-dire de huit syllabes :

    Je ne suis reine ni belle,
    Et j’aime mieux pour mon cœur
    L’amitié de mes compagnes
    Que tous ces beaux compliments.

Les applaudissements de ses compagnes la récompensèrent, et ceux des hommes ne lui manquèrent pas. Quant à moi, qui percevais à peine le sens des paroles, je ne pouvais juger de la poésie ; mais je devinais que l’auditoire n’était difficile, ni sur la rime, ni sur l’expression. Toutefois, je constatais avec surprise le goût poétique de ces montagnards du pays le plus inculte de l’Europe [2]. Je remarquais de plus en plus dans leur langage une foule de tournures classiques et d’expressions imagées. On sentait, dans ce pays fermé à la civilisation moderne, un parfum lointain de l’ancienne Grèce, de poésie latine et de cours d’amour.

Tolugheddu, se piquant d’honneur, après avoir un instant cherché, répondit :

L’amitié de vos compagnes,
Ô belle ! ne vous en flattez pas,
Ce serait plutôt de la jalousie ;
Mais l’amour vous en vengera.

Bravo ! Antioco, s’écria de Ribas, en lui frappant sur l’épaule, je ne te savais pas si bon improvisateur. Allons, Grazia, réponds-lui encore, et réponds-lui bien.

Troublée par cette intervention de son père, la jeune fille hésitait et balbutiait. Une voix, qui n’était pas la sienne, alors s’éleva, et, bien que ce fut le même rhythme et le même air, la pâle et monotone mélodie s’emplit aussitôt d’accents vibrants :

    Il y a des serpents à deux langues
    Et des hommes à double face !
    Que les jeunes filles se gardent
    Des hommes faux et trompeurs !
    On se mit à rire.

— Bien ! Bravo ! Bien répondu, Raimonda ! Il faut que les filles se défendent.

Mais beaucoup souriaient avec malice. Raimonda, elle, ne souriait pas. Je crus voir Nieddu agité. Tolugheddu ne l’était pas moins, bien qu’il s’efforçât de sourire. Je ne sais qui me pria de chanter. J’acceptai, sentant le besoin d’une diversion, et je leur entonnai la Marseillaise, après avoir fait dire par Nieddu que c’était l’hymne national de France.

Ils écoutèrent avec attention, et après le premier couplet, dont, il va sans dire, ils ne comprenaient pas un mot, ils me prièrent de répéter encore. À la quatrième fois, la guitare essaya un accord et des voix accompagnèrent le refrain. Je dus promettre de leur apprendre cet air, et quand ils apprirent que c’était un hymne de guerre et d’indépendance, ils déclarèrent qu’ils y adapteraient des paroles dans le même sens.

On ne s’occupait plus de Raimonda et Tolugheddu se tenait un peu à l’écart. Nieddu refusa de chanter, et ce fut Pietro de Murgia qui, s’étant assis auprès du guitariste, entonna cette chanson d’amour :

L’amour m’a frappé
D’une flèche pénétrante,
Pourtant d’être amant
Je ne le prends point à déshonneur[3].

Les couplets suivants peignaient le martyre de la vie amoureuse et la chanson se terminait ainsi :

Ah ! si je ne suis pas aimé,
Je vais mourir de douleur.
Mais d’un tel malheur,
Amour par toi je suis délivré[4].

Pendant cette chanson, que le brun jeune homme avait soupiré d’une voix langoureuse, la guitare l’avait constamment accompagné de ses deux accords plaqués, jetés l’un sur l’autre à temps égal. Ni le chanteur, ni l’accompagnateur, ne savaient une note de musique ; pourtant, si l’effet est monotone, il n’a rien d’offensant pour l’oreille, ce qui tient à l’extrême monotonie du chant lui-même. Là, comme en Sicile, j’ai entendu ré péter, une heure durant, la même phrase musicale, accompagnée du même accord. Les paroles changeaient seules et devaient être improvisées. C’est le divertissement des réunions de famille ou d’amis dans le peuple. Tandis que l’un tient la guitare et chante, les autres, écoutent, jouent ou chuchotent. Nul ne connaît une note de musique, ce qui n’empêche nullement de jouer de la guitare et de chanter.

Le plus curieux fut après cela une joute entre deux improvisateurs, qui, tels qu’autrefois les héros de Virgile, se répondirent alternativement en vers de huit syllabes parfaitement rhythmés. C’étaient un homme d’âge mûr et un vieillard, qui tous deux avaient dans ce genre une réputation faite. D’avance ou les applaudit ; et l’on s’empressa de les écouter.

Le débat roulait sur les agréments et les inconvénients du graminatorgi. Le premier improvisateur traitait son sujet avec une emphase lyrique ; l’autre plaisamment, et celui-ci excitait fréquemment les rires. Je comprenais un peu le premier ; pas du tout le second, dont le langage était plein de sous-entendus et de jeux de mots ; j’entendais seulement les vers tomber en cadence, avec une surprenante régularité. La guitare, de son côté, soulignait le rhythme de ses éternels accords, et tout cela me plongeait dans une sorte de torpeur, douce et somnolente, quand je vis, en face de moi, les sourcils de Nieddu se froncer et un éclair passer dans ses yeux. En même temps, un sourire courait dans l’auditoire ; les yeux de Raimonda brillaient à la fois de colère et de confusion et elle rougissait.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 1er  MAI 1878.

(7)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

III. — (Suite.)

— Qu’est-ce ? demandai-je à Effisio.

— Il a fait allusion aux jalousies de femmes, que révèle parfois le graminatorgiù et aux changements qu’il peut causer dans les cœurs.

— Tolugheddu serait-il un don Juan ?

— Il y a en Gallura, comme partout, de simples débauchés, me dit Effisio d’un ton sérieux, mais pas de don Juan ; car le rôle ne serait pas tenu longtemps ici ; on ne séduit pas les femmes et les filles honnêtes, à moins de vouloir en finir avec la vie.

— Diable alors que se serait-il passé entre Antioco et Raimonda ?

— Je ne sais ; ils ne sont pas fiancés, du moins officiellement. Il y aura eu des galanteries, des aveux, une promesse verbale. Dans ce cas, il faudra bien qu’il la tienne, et je ne serais pas fâché de ne plus voir ce bellâtre rôder autour de Grazia,

— N’ayez peur, puisqu’elle vous aime.

— Je n’en sais rien, et d’ailleurs…

Il soupira.

Depuis quelque temps, les mains s’agitaient avec une activité fiévreuse ; de rapides propos couraient, avec de petits rires, et les dernières toisons disparaissaient sous les doigts des éplucheuses. Subitement, elles se levèrent d’un mouvement général, nettoyèrent en un clin d’ail les traces de l’ouvrage, et se prirent par la main.

On allait danser, fin obligée de la fête. Mais cette fois, le joueur de launedda manquait. Je vis alors un groupe de trois ou quatre hommes se placer au milieu de la cour ; quelqu’un de la foule prenant à son tour la guitare, vint se joindre à eux, et les chanteurs, penchés les uns sur les autres, la main sur la joue, d’un seul côté, comme pour réunir leur voix en un son unique, nasillèrent l’air habituel de de la danse, en l’accompagnant des pieds et de la tête. Ce n’était pas entraînant pour des gens gâtés par les orchestres des capitales ; mais cela marquait la mesure d’une façon originale, après tout vivante. Les danseuses entourèrent le chœur de leur ronde, et les jeunes gens coururent se placer entre elles. Grazia se trouva entre Effisio et Tolugheddu, et moi j’allai prendre une main de Raimonda, quand déjà Nieddu tenait l’autre. Elle me regarda en face de ses yeux profonds et je me plus à la considérer de près : elle était, comme disent les Italiens, affascinante. Son corps souple et fort avait des lignes fuyantes de sirène ; sa gorge, brune sous la guimpe blanche, attirait ; ses lèvres, ombrées d’un duvet noir, avaient un souffle chaud qui causait des frissons ; le nez était fort, mais droit et bien fait ; les yeux et le front superbes. Pourquoi ne souriait-elle pas ? Il y avait sur elle en effet comme une expression fatale, due sans doute à la persuasion où elle était de son mauvais sort. J’eusse voulu la rassurer, la désabuser ; mais nous pouvions à peine échanger quelques paroles ; elle comprit ma sympathie et m’en remercia par un regard très-doux cependant, que je n’eusse pas attendu de ces yeux brûlants.

C’était d’autant mieux à elle qu’elle eût pu m’en vouloir. Un peu moins novice que la première fois, mais très inexpert encore, je fatiguais ma danseuse. J’en demandai pardon à Raimonda et ma maladresse lui arracha un sourire, qui éclaira son visage, comme un coup de soleil un paysage noir. Mais elle redevint sombre aussitôt après.

Ce jour passé, nous retombâmes dans notre solitude à deux. Effisio s’efforçait de l’animer par des courses aux environs, ayant observé et fort bien compris, que je n’étais pas venu à Nuoro pour écouter les gentillesses d’un Cesare Siotto, ou de toute autre forte tête, qui n’avaient tous d’autre idéal que de reproduire du mieux possible les usages et les opinions du continent. J’étudiais Nuoro comme base d’observation, et me proposais de parcourir ensuite la Sardaigne avec Effisio. Il avait accepté ce projet et nous devions partir en touristes sur deux jolis et doux chevaux sardes, d’un noir d’ébène et à jambes de gazelle, qu’il possédait ; mais la date du départ était restée indécise. Et comment aurais-je osé lui en parler dans la situation où il se trouvait ? Il ne pouvait quitter Nuoro que fiancé de Grazia, sur de son bonheur. Je lui disais seulement :

— Qu’attendez-vous ? faites votre demande, puisque vous êtes fort amoureux et bien décidé.

Mais, partagé entre le désir et la crainte, il hésitait. Déjà il redoutait un refus au point de n’oser l’affronter. Il m’opposait des indécisions, des motifs d’attendre. D’abord, il devait s’expliquer avec Grazia. Puis il lui fallait le concours de son oncle, résidant à plusieurs lieues de là ; car don Antonio tenait aux usages, et la demande de mariage devait être faite, non, par le jeune homme, mais par son père ou son plus proche parent.

Ainsi laissait-il les jours s’écouler, plongé dans son doux rêve, et tour à tour agité de crainte et enflammé d’espérance, il ne cherchait que les moyens de revoir Grazia. Je savais l’heure à laquelle habituellement elle se rendait à la fontaine, et chaque soir, délaissant la route poudreuse où se pressaient les gens comme il faut de la colonie, renonçant à étouffer dans les nuages soulevés par les traines de ces dames, nous allions a l’autre bout du village, sur le chemin de la fontaine qui se trouve près de la route d’Oliena. Là, prenant l’air indifférent de simples promeneurs, nous allions et revenions, interrogeant du regard l’espace, et nous arrêtant chaque fois qu’au bout du chemin l’écarlate d’un corsage et le ruban d’un jupon saisissaient notre regard.

Souvent, ce n’était pas elle ; alors Effisio ne regardait plus ; moi j’y revenais, avec moins d’intérêt assurément, mais sans indifférence ; car c’est aux jeunes filles surtout qu’est dévolu le soin d’aller à la fontaine, et rien n’est plus charmant que de les voir passer, la cruche sur la tête, droites, alertes, souriantes, et fières de leur beauté ; car elles savent combien cette attitude leur donne de charme, et que les garçons inoccupés préfèrent à toutes les promenades le chemin de la fontaine. La taille serrée par l’étroit corset de brocard, le sein projeté en avant, sous la chemisette blanche gonflée, retenue par les boutons d’or, leurs pieds nus fouettant, d’un mouvement vif, la jupe bordée de rouge ou de vert, elles vont par deux, trois ou quatre, causant entre elles, et jetant du coin de leurs grands yeux des regards coquets aux passants ; on les voit rire et tourner la tête, changer de place et même lutiner un peu, sans même porter la main à la cruche, qui semble soudée sur leur tête, où elle pose sur un coussinet. Je me demandais quelquefois quel serait l’effet produit, si la cruche venait à tomber ! Sans doute une honte inexprimable ; mais un tel malheur n’a jamais lieu, d’après ce que je puis croire, n’en ayant jamais entendu parler pendant mon séjour dans le Nuorese.

En allant à la fontaine, la cruche est couchée sur le flanc ; au retour, posée droite naturellement, elle surmonte comme une tour la tête de la porteuse. La forme est celle de l’amphore, deux anses légères accompagnant un étroit goulot.

Au reste, les poteries communes d’aujourd’hui en Sardaigne sont les mêmes pour la forme et la qualité que celles qu’on a découvertes dans les sarcophages et les ruines des villes antiques, et qui remontent la plupart, dit-on, au temps des Phéniciens, des Carthaginois et des Romains. Peu de choses ont changé dans cette ile étrange, depuis les premiers temps de l’histoire. Seulement, comme la verdure de l’année nouvelle remplace la verdure de l’an passé, comme les moissons se succèdent sur le même terrain, ce sont des corps jeunes et robustes qui remplissent l’antique Mastruca, et la cruche du Lydien Sardus, ou d’Iolas l’Athénien, orne aujourd’hui la tête des filles de Nuoro.

Grazia arrivait enfin, et lorsqu’elle était en retard, son pas plus pressé, sa joue plus rose, un regard plus vif, qu’elle jetait en nous apercevant, témoignaient bien que d’une volonté tacite elle avait accepté le rendez-vous et s’était épuisée en efforts pour n’y point manquer. Elle me saluait d’un regard, puis Effisio l’absorbait ; c’était juste et je ne me plaignais point, heureux d’aider à leur douce entente. Alors, elle ralentissait le pas, autant que le lui permettaient ses compagnes ; car jamais elle ne venait seule, ne fût-elle accompagnée que d’Effisedda. Quand c’était la petite fille, J’avais toujours dans ma poche quelques bonbons à lui offrir, qui la faisaient s’arrêter près de mai, et les deux amants pouvaient échanger quelques paroles. Autrement, sous les yeux malins et observateurs des jeunes filles, nous passions droits et sérieux ; les regards seuls se parlaient. J’avais en ma qualité d’étranger le privilége d’occuper la galerie, et comme elles étaient plus coquettes que malignes, les belles Nuorésiennes, tout se passait assez bien. Au retour, nous nous retrouvions de même, par hasard, à leur rencontre, ayant manœuvré pendant qu’elles puisaient leur eau, et, l’amour-propre aidant, plus d’une pensa peut-être que ce pouvait être pour elle que nous venions là, Elles ne nous trahirent pas.

Il en fut ainsi jusqu’au dimanche, où nous devions rencontrer Grazia au bal. On dansait sur une éminence, non loin de la maison de Ribas.

Effisio m’avait fait entendre qu’il voulait ce jour même faire l’aveu de son amour à Grazia, et obtenir d’elle la permission de la demander en mariage.

Si le père lui répondait, suivant la coutume : « Bien, mon enfant, tu es un garçon honorable. Dès à présent tu es mon fils, et ma maison t’est ouverte, jusqu’au jour où tu pourras te marier. »

Alors Effisio se mettait à la tâche, suivant mes conseils, améliorait son troupeau et ses cultures, et deux ans après, quand déjà les résultats commenceraient à se faire sentir, il épouserait Grazia et continuerait, avec son aide, d’embellir et développer son domaine.

— Mais pendant ces deux ans, avais je objecté, si de Ribas venait à être tenté d’une autre alliance ?

— Un tel danger n’existe pas, m’avait répondu Effisio ; les fiançailles sont aussi sacrées que le mariage ; il n’y a presque pas d’exemple qu’elles soient rompues, surtout par l’action. des parents. En cas d’infidélité, le coupable tombait autrefois sous la vengeance de l’offensé ou des siens. Aujourd’hui, les choses tendent à se passer plus doucement, mais la parole n’en est pas moins respectée, et bien peu de mariages se font ici, sans avoir été précédés de fiançailles de deux à trois ans.

— Quelle patience ont vos amoureux !

— Eh ! me dit-il, ils n’en ont pas toujours. Alors, quand la chose est trop flagrante, on presse le mariage ; mais cela n’entache point l’honneur, car on était l’un à l’autre pour la vie, du consentement de tous.

En songeant à cette coutume, que je trouvais excellente et faite pour prolonger aussi longtemps que possible le temps des chastes amours, je regardais la danse et lorgnais du coin de l’œil mes deux amis. Grazia baissait les yeux ; Effisio paraissait ravi ; mais, à ce qu’il me sembla, trop ému pour oser parler. Les mains unies, occupés à cacher leur émotion à ceux qui les entouraient, je les voyais absorbés dans une sorte de béatitude, et ils se laissaient emporter au mouvement frénétique des autres danseurs, sans savoir ce qu’ils faisaient.

— Ce soir, me dis-je, il y a toute apparence que nous ne serons pas plus avancés que ce matin.

La danse finit en effet, sans qu’Effisio ni Grazia eussent, à quelques mots près, ouvert la bouche ; puis, les filles allèrent d’un côté, les garçons d’un autre, selon la coutume ; il y avait une demi-heure d’intervalle entre les danses pour laisser reposer le zampognatore. Quand le bal recommença, je vis Antioco saisir la main de Grazia. Il était venu d’Oliena pour cela, et décidément ce n’était pas une fantaisie passagère. Que ne se hâtaient-ils donc de s’entendre en face de ce prétendant, de ce lourd richard ? Tougheddu, ma foi, ne perdait pas son temps, lui. Avec quelle hâte et quelle chaleur il parlait à Grazia ! En revanche, toute l’attitude de la jeune fille dénotait une gène extrême ; elle restait la main dans la main de Tolugheddu, ne pouvant lui faire l’affront de se retirer ; mais le doux laisser-aller dont toute sa personne était remplie avait fait place à l’effort de la contrainte, et son cou blanc, par une flexion gracieuse, plaçait aussi loin que possible son oreille des paroles de l’audacieux prétendant.

Je cherchai des yeux Raimonda, elle dansait avec Pietro de Murgia et ne regardait que Tolugheddu et Grazia, sur lesquels ses yeux lançaient des flammes. La danse finie, Grazia s’écarta vivement de son danseur et, s’arrêtant quelques instants près d’un groupe de ses compagnes, elle nous chercha du regard. Je la vis alors comme agitée d’une indécision ; puis tout à coup, se détachant du groupe, elle vint droit à nous.

Sans doute, c’était une audace inusitée ; car le visage d’Effisio marqua une vive surprise, et Grazia marchait oppressée, les yeux baissés, comme une personne qui accomplit un acte extraordinaire. On la regardait. Arrivée près de nous, elle prit aussitôt la parole. en italien, et feignant de s’adresser à moi, mais les yeux toujours baissés :

— Antioco Tolugheddu vient de m’avertir qu’il allait me demander en mariage ; il est riche, mon père consentira !

Ayant dit ces mots, son regard glissa sous ses paupières jusqu’à Effisio, puis elle ferma les yeux, perdit la respiration et chancela. Elle semblait près de s’évanouir, et pourtant : la rose de la pudeur empourprait ses joues. Jamais je ne vis fille plus charmante. Effisio était éperdu.

— J’irai dès demain ! répondit-il, merci ! oh ! merci, Grazia !

Déjà, elle s’éloignait, et nous la vîmes, de son air décent et doux, se réfugier dans le groupe des autres filles. Me prenant par le bras, Effisio m’emmena à l’écart.

— Oh ! mon ami ! me dit-il, qu’elle est bonne et grande ! N’est-ce pas un être divin ? Je n’avais pas encore osé lui dire que je l’aime ; j’ai été niais, lâche, tout à l’heure, tandis qu’elle est venue là, devant vous… tout dire… afin de nous sauver… s’il se peut !… Ah ! ce Toluggheddu ! ce vantard ! un imbécile ! un garçon qui a couru les femmes de mauvaise vie et qui ose !… Il faut que je le devance !… Dès ce soir, je cours à Silanus, j’en ramène mon oncle, et demain, avant midi…

— À votre place, je parlerais tout de suite ; ce serait plus sûr.

— Impossible ! Je vous l’ai dit, je crains déjà trop d’être refusé. Mon oncle est ami de don Antonio ; il parle bien et fera valoir le peu que je vaux.

Il ne tenait plus en place ; il aurait voulu partir de suite ; il voulait remercier Grazia, lui exprimer, s’il était possible, combien il l’aimait lui était reconnaissant !… Comme elle l’avait bien compris !… comme elle avait deviné !… Elle seule, oui ! elle seule, pouvait ainsi, sans explication, tout dire :

— Antioco Tolugheddu va me demander en mariage, et mon père consentira.

Ce qui revenait à ceci :

— Effisio, je sais que vous m’aimez, et moi aussi, je vous aime ! Hâtez-vous d’agir, car nous sommes menacés d’un grand malheur ! Chère courageuse ! Avec son air si doux si timide, auriez-vous cru cela ?

Il riait et ses yeux débordaient de larmes.

À la troisième reprise de la danse, il conquit de nouveau la main de Grazia. Ils se parlèrent peu, mais leur visage rayonnait d’un bonheur intense. Le plaisir de s’aimer et de s’entendre leur faisait oublier le danger qui les menaçait.

En rentrant, Effisio fit seller son cheval, et, prenant à peine le temps de manger quelques bouchées, jetant son fusil sur son épaule :

— À demain matin ! s’écria-t-il en prenant le galop.

J’allai me coucher, inquiet de l’issue de cette affaire, et attendant son retour avec impatience.

Après un sommeil agité, je m’éveillai à la pointe de l’aube et me mis à la fenêtre. Les montagnes étaient noyées dans la brume, le village dormait, et j’allais me recoucher, quand un bruit léger, comme le pas régulier d’un cheval, frappa mon oreille. Effisio déjà peut-être ? Le bruit n’était pas lointain, comme je l’avais cru d’abord, et bientôt je vis passer un cheval, conduit par un homme qu’à l’élégance et à la hauteur de sa taille, je crus reconnaitre pour Pietro de Murgia. Chose étonnante ! l’homme et le cheval glissaient comme deux fantômes, presque sans bruit, et je n’entendais ni le choc des fers, ni celui de semelles ferrées sur l’âpre pavé de la rue. L’homme était pieds nus, sans doute ; mais le cheval !

Me penchant dehors, comme ils dépassaient la fenêtre, je vis aux pieds du cheval des sortes de boules, qui me firent croire qu’il avait les pieds emmaillotés. Que voulait dire cela ? Ils tournèrent le coin de la rue, du côté où se trouvait la maison de Murgia, et je n’entendis plus rien.

J’allai me recoucher, et, quand je m’éveillai de nouveau, le soleil inondait la terre. Il était plus de sept heures. Effisio n’était pas encore de retour.

Cela ne m’étonna pas. Il y a cinq heures de chemin de Nuoro à Silanus, et, bien que la hâte de mon ami les eût sans doute abrégées, toutefois l’oncle avait pu vouloir au moins attendre l’aube pour partir ; un vieillard n’est pas un amoureux. Pourvu qu’ils fussent chez de Ribas avant midi, il n’était pas probable que Tolugheddu, ne se doutant de rien, mit tant de promptitude à faire sa demande, si même il la faisait dès ce jour. Qu’Effisio et son oncle emportassent la parole du père de Grazia, tout était fini ; les rivaux pourraient ensuite se présenter.

À dix heures, je fis préparer par la vieille Angela un déjeuner froid, qu’on put manger aussitôt, et la priai d’aller à la cave, dès qu’elle entendrait le pas des chevaux. À onze heures, j’allai sur la route, et, ne voyant point venir ceux que j’attendais, je revins, espérant qu’ils pouvaient avoir pris un autre chemin et que j’allais les trouver à la maison, ou peut-être apprendre d’Angela qu’ils étaient déjà repartis pour se rendre chez de Ribas. Mais nul n’était venu, et midi, une heure, sonnèrent sans que je visse Effisio.

L’attente dès lors devint pénible. Que pouvait-il être arrivé à Effisio ? Car, assurément, ce retard n’était pas volontaire ; il était dans une disposition à briser l’obstacle plutôt que d’y céder. Voulant échapper à ce supplice de compter les minutes en vain, je sortis dans le village et me dirigeai machinalement vers la maison des Ribas. Derrière la fenêtre ouverte, je vis Grazia, pâle, inquiète. Son regard anxieux interrogeait la rue ; elle tressaillit en m’apercevant. Que pouvais-je lui dire ? J’hésitais à m’approcher, quand de Ribas me frappa sur l’épaule ; il revenait de la chasse :

— Entrez donc, me dit-il.

Maintenant, je commençais d’entendre le sarde ; nous pouvions causer un peu.

— Vous êtes seul ? me demanda-t-il.

— Oui. Effisio est allé faire une course à cheval.

— Eh ! bien, dinez avec moi.

Nous nous mîmes à table et Grazia vint nous servir ; ses yeux me faisaient mille questions. Pendant que de Ribas gourmandait son fils, nous pûmes échanger quelques-mots : je lui dis à la hâte qu’Effisio, parti la veille vers sept heures, n’était pas encore de retour.

— Que lui est-il arrivé ? murmura-t-elle.

— Je vais, lui dis-je, monter à cheval et aller à sa rencontre.

La jeune fille soupira profondément :

— J’ai fait cette nuit des rêves de malheur. Oh ! que n’est-il ici ?

Le repas s’achevait, et j’en attendais la fin impatiemment pour pouvoir quitter mon hôte sans impolitesse, quand parut sur le seuil un vieillard dont la présence me causa un grand saisissement. Était-ce ?… Non, hélas ! j’avais déjà vu cet homme quelque part… Je regardai Grazia ; elle était pâle comme un lis. Il n’y avait pas de doute : c’était Basilio Tolugheddu.

Grazia disparut par une porte latérale.

— Que la bénédiction de Dieu soit avec vous ! dit le nouveau venu.

— C’est vous, Basilio Tolugheddu ! s’écria de Ribas, en allant au-devant de son hôte. Eh ! que de temps qu’on ne vous a vu ! Que demandez-vous de moi ?

— La perle de votre troupeau, répondit le vieillard en s’avançant.

Et il promenait ses regards autour de la chambre, comme s’il eût cherché quelqu’un, ou plutôt comme s’il eût voulu se rendre compte de l’état des choses et du mobilier. Je vis un sourire dans l’œil du père de Grazia il avait compris et la perspective ne semblait pas lui déplaire — Effisio ! pauvre Effisio ! où donc était-il ?

Je me levai pour sortir ; mais de Ribas me retint et je restai pour savoir jusqu’où iraient les choses. À vrai dire, c’était de ma part trop de présomption ; si je saisissais assez de mots pour être averti du sens général de l’entretien, et même suivre ses détours, je ne parvenais point à pénétrer le sens exact de chaque phrase ; à plus forte raison, la valeur des engagements que ces deux hommes pouvaient échanger. Plusieurs fois, ils répétèrent le nom d’Antioco, dont ils firent l’éloge, puis le nom de Grazia, et j’entendis de Ribas jurer avec emphase qu’il n’y avait pas dans toute la Sardaigne une fille plus soumise, plus douce et plus attachée à ses devoirs ; elle serait la richesse et le : contentement d’uns maison, et il ne consentirait à la donner qu’à un homme capable de la rendre heureuse. Malheureusement, on sait ce que signifie cette phrase dans la bouche d’un père ambitieux ; le bonheur des filles n’est jamais que ce que les pères souhaitent.

Ils en vinrent promptement aux questions d’argent. Les biens de part et d’autre furent passés en revue : le vieillard énuméra ses terres et ses troupeaux ; de Ribas parka du trousseau pompeux qu’il préparait à sa fille. Puis, on discuta les cadeaux : couronne d’ivoire et d’or (c’est le chapelet, principal bijou des Galluriennes, tant de boutons d’or, tant en argent, chaînes et bagues, velours, soi rubans, tout fut offert, demandé ou promis, et l’entretien prit fin sur ce mot, répété par de Ribas : « Réponse dans huit jours. » Après quoi les deux pères se quittèrent, avec de grandes marques d’estime et de cordialité.

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 2 MAI 1878.

(8)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

III — (Suite)

Pendant ce temps, m’étant levé de table, j’étais resté assis sur la fenêtre, feignant d’être absorbé dans une lecture. J’avais voulu entendre le dernier mot de l’entretien. Le délai suspensif imposé par de Ribas me laissait une lueur d’espoir ; mais à peine son hôte avait-il dépassé le seuil, que don Antonio se retournant, de l’air d’un homme comble de joie, vint à moi et me frappant sur l’épaule :

— Je vais, me dit-il, marier ma fille Grazia avec un des plus riches d’Oliena ! Evviva ! cria-t-il en levant les bras.

— Mais Grazia ! lui dis-je, Grazia y consent-elle ? Savez-vous si ce garçon lui plait ?

Il me fit répéter deux fois, d’un air étonné, comme un homme qui ne peut se décider à comprendre ; puis, haussant les épaules sans me répondre, il courut au-devant de sa mère qui entrait, et lui dit à peu près les mêmes paroles qu’il m’avait dites, en lui nommant les Tolugheddu.

L’aïeule se mit aussitôt à pousser les mêmes exclamations de joie.

Pour eux, cette belle alliance était déjà faite. Grazia n’en était que le moyen.

  1. Les ragas sont cette espèce de culottes coupées à la naissance des cuisses, et qui, très amples, figurent une courte jupe.
  2. C’est une chose surprenante, pour ceux qui ne sont pas habitués à voir dans les autres pays les campagnards peu doués en facultés intellectuelles, et encore moins en imagination, d’assister en Sardaigne à ces tournois poétiques, que paysans et pasteurs, complètement privés d’instruction, soutiennent avec chaleur, quand quelque fête publique ou privée leur en fournit l’occasion. Le campegnatore du village, personnage important, car aucune réjouissance ne peut avoir lien sans son concours, se tient au milieu des combattants ; il invite au combat par ses préludes ces Tyrcis et ces Corydons qui chantent alternativement. La mesure la plus usités est l’octave. La plus grande preuve d’esprit consiste à s’emparer des dernières paroles de son adversaire et de les retourner à son avantage, soit qu’on exalte la nymphe du jour, soit que la lutte porte sur un sujet désigné. On ne saurait dire que, dans ce déluge de syllabes, on n’entende pas les énormités les plus bizarres. Mais cependant cela est rare lorsqu’il s’agit, non de rivaux vulgaires, mais des plus célèbres de la province. Et s’ils se trompent souvent, c’est surtout sur la propriété, l’arrangement des pensées (connaissance qu’on ne peut exiger de leur complète ignorance) ; mais ils se trompent rarement sur ce qu’on peut appeler la partie matérielle de la poésie, c’est-à-dire la consonance des rimes, la cadence et l’accent des mètres. À cela leur suffit cette nature, qui a mis tant de distance entre l’épaisseur béotienne et le sel attique. (MANNO : Histoire de Sardaigne.)

  3. Me has lanzadu amore,
    Gum frizza pénétrante.
    Pero d’essere amante,
    Non l’happo a disonore…


  4. Ma se non so amadu,
    Eo morio d’affano.
    Pero dao tale danno,
    Dea te amore sono istaddu liberaddu.