Grazia (p. 33-64).

II

Les jours suivants, il devint évident pour moi, qu’en me cédant pendant huit jours à de Ribas, Effisio n’avait pas fait un sacrifice douloureux. Car il avait ainsi, grâce à moi, l’occasion de voir Grazia tous les jours et de lui parler librement. Les droits que la maison de Ribas avait à ma présence furent scrupuleusement respectés. Rarement, Effisio, de lui-même, me proposa de sortir, et je ne fis guère d’autres promenades que celles qui me furent imposées par mon hôte, Ce n’est pas que mon ami ne se proposât de me montrer tout ce qu’il jugeait de nature à m’intéresser et ne projetât de fort belles courses, mais tout cela était remis après mon installation chez lui. Le matin — car il venait dès le matin, — il s’installait dans ma chambre. Ma fenêtre donnait sur le jardin et, justement vers l’heure où arrivait Effisio, Grazia avait à sarcler ses salades, ou à arroser ses fleurs. Nous nous mettions. à la fenêtre ; d’abord, les paroles s’échangeaient de loin, à voix contenue, pleine d’inflexions prudentes, qui signifiaient pour moi comme pour eux :

— Prenons garde ! qui sait si quelqu’un ne voudrait pas troubler la joie si grande que nous éprouvons de nous parler ? le mystère est si bon en amour !

Puis, tout doucement, peu à peu, Grazia se rapprochait ; les voix descendaient alors au ton de la confidence, et l’italien, par lequel on débutait toujours quand on se parlait de loin, le cédait au sarde aussitôt, sans respect pour ma présence. Je ne leur en voulais pas ; ils le savaient, et Grazia de plus en plus me témoignait l’amitié d’une sœur.

L’après-midi, fidèles à une consigne tacite, Grazia et moi nous attendions Effisio dans la salle commune. C’était l’heure où l’aïeule, dans son coin favori, la quenouille sur ses genoux, le fuseau dans sa main pendante, sommeillait. Quant à don Antonio, le plus souvent il partait dès le matin, le fusil sur l’épaule, pour aller donner un coup de main à ses vignes, ou surveiller ses champs, ou visiter ses troupeaux, et ne rentrait que le soir. Peut-être ne travaillait-il guère, comme disait mon ami ; mais il s’agitait beaucoup. Effisio, qui se permettait de le critiquer en cela, en prenait autrement à son aise. Qui aurait pu deviner en lui un propriétaire rural ? Il ne bougeait de Nuoro, je veux dire de chez les Ribas. Et là, sans vergogne, à deux pas de moi, prétexte de sa visite, ils se parlaient tous les deux, m’oubliant au point que de nouveau, bientôt, ils retombaient de l’italien dans le sarde — l’aïeule était trop sourde pour les entendre. — Sans comprendre ce qu’ils disaient, sauf quelques mots qui commençaient à me devenir familiers, je voyais bien pourtant qu’ils se bornaient à s’entendre secrètement, sans se déclarer qu’ils s’aimaient. Tout pénétrés de cette pudeur, qui serait un calcul de volupté, si de telles impressions n’excluaient pas tout calcul, ils savouraient une à une les intonations de leur tendresse, et recueillaient mutuellement, avec délices, des révélations que celui qui les formulait recevait lui-même d’une force inconnue. Vaine était leur précaution de se parler dans une langue que je ne comprenais pas ; car ce qu’ils se disaient, justement, était moins dans les paroles que dans tout ce qui parle aux yeux. Je les voyais parfois rougir ensemble, ou l’an après l’autre, par la seule raison que l’autre avait rougi, celui-ci peut-être ne sachant lui-même pourquoi. À certains moments, ils se taisaient en baissant les yeux, et c’est comme si j’eusse senti leurs cours battre à grands coups. Moi-même j’avais honte de ma présence en ces doux et sacrés mystères, et me retirais au fond de la chambre. Effisio m’en gronda, un jour que la mère était venue, et ne m’avait pas trouvé près d’eux.

Cette mère, heureusement, n’était pas gênante ; c’était l’être le plus effacé de la maison : silencieuse, douce, avec des yeux placides, un peu rêveurs, elle allait et venait sans cesse, veillait à tout et servait son mari avec l’humilité d’une esclave. — Francesca ! disait-il sans cesse. Et elle accourait obéissante, n’objectant jamais rien à ses ordres, recevant sans murmure ses brutalités. Pendant les huit jours que je passai dans cette famille, je pus voir combien chez ce peuple, comme chez tous les peuples primitifs, la femme est encore a baissée. Le Sarde est monarchique ; il y a dans son histoire une longue et noble résistance à la conquête étrangère ; mais on n’y trouve point de révolte contre les divers gouvernements établis, sauf en 93 et 94, où l’ébranlement de la Révolution française vint jusqu’à soulever dans leurs forêts ces paysans et ces pasteurs à demi sauvages.

La monarchie donc régnait au foyer des Ribas, absolue, incontestée. Au froncement de sourcils du maître, tout se taisait ; les serviteurs, comme les enfants, comme l’épouse, obéissaient sans mot dire. Grazia, l’orgueil de son père, n’en tremblait pas moins devant lui. L’aïeule, plus respectée, seule avait de l’influence. Peut-être cela tenait-il surtout à la communauté d’idées entre elle et son fils. Cette femme, âgée de soixante-dix ans, qu’on appelait encore l’Effisia, avait une expression d’énergie remarquable, un peu mystique. On la voyait habituellement, absorbée, silencieuse, filer sa quenouille au fond de la chambre. Quelquefois, d’un filet de voix clair, point cassé, même harmonieux, mais qu’on eût dit arriver de loin, à travers je ne sais quels espaces, elle chantait les chants de sa jeunesse. L’Effisia n’était pas méchante, elle ne tracassait personne ; elle était plutôt bienveillante, et même gaie, quand elle parlait avec ses voisines, ou avec ses petits-enfants. Mais on sentait en elle quelque chose d’inflexible et de formé. On voyait que, repliée sur ce qui avait été sa vie d’autrefois, elle ne pouvait plus rien recevoir du temps actuel. Comme ces vieillards du passé, qui étaient les temples de la tradition, elle gardait en elle, dépôt sacré, le souvenir exact, scrupuleux, des coutumes du pays et de la famille. On la consultait sur ce point avec déférence et elle donnait ses avis avec autorité.

André Léo.
(À suivre)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 26 AVRIL 1878.

(4)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

II. — (Suite.)

Effisedda allait à l’école, et, au retour, avait pour occupation d’exécuter les ordres de tout le monde. Partout où la femme est maltraitée, on abuse extrêmement des petites filles. Cette Cendrillon, toutefois, au-dessous de laquelle il y avait encore une petite bonne, dont on abusait bien autrement, n’avait rien de mélancolique. Vive, fraiche, forte, elle attachait sur moi les yeux les plus grands et les plus curieux que puisse avoir une fillette de treize à quatorze ans ; puis se pendait au cou de sa sœur, qu’elle paraissait aimer beaucoup.

Le jeune garçon, Quirico, ne s’entrevoyait guère qu’aux heures des repas, encore pas toujours. Il était censé, lui aussi, aller à l’école ; mais sa principale occupation était de chasser au piége ou à la fronde, les petits oiseaux ; de plus, il élevait un sale vautour et courait sur les chevaux. Quelquefois il obtenait la permission d’aller passer des journées avec les pâtres dans la montagne. À dix ans, il maniait déjà un fusil et parlait de suivre avec nous la chasse prochaine. Ce petit garçon s’arrogeait le droit de commander à ses sœurs, même à l’aînée. Apporte-moi ceci, Grazia. — Effisedda, je te châtierai !

Cela me causait un déplaisir extrême, souvent de l’indignation, quand l’arrogance de la brutalité masculine allait à l’excès, et je n’en étais que plus porté à affirmer ma déférence envers les femmes, qui n’étaient nullement inférieures en réalité, envers Grazia surtout, que de plus en plus je trouvais intelligente et bonne. L’amour aussi la développait, comme une journée de soleil bâte l’éclosion d’une fleur encore en bouton. Son rôle d’interprète vis-à-vis de moi nous créait forcément une intimité dont nul ne s’effarouchait ; la religion de l’hospitalité donnant à l’étranger tous les droits d’un membre de la famille et supposant chez lui une religion réciproque. Ce sentiment était en moi ; je respectais Grazia comme une sœur, et pour cela même avais-je à cœur de venger sa dignité outragée par un commandement brutal et dédaigneux.

Un jour que, rapportant du linge de la fontaine, fatiguée, elle s’était laissée tomber sur un siége, son père lui commanda de me donner un verre qui était presque à portée de ma main, je me levai aussitôt, la priant de ne pas se déranger, et je pris moi-même le verre.

Don Antonio fronça le sourcil.

— J’avais commandé cela à ma fille, dit-il.

J’avais compris ; mais n’en fis point semblant.

— C’était à moi de vous le donner, dit Grazia, venue près de moi.

— Pas du tout, lui répondis-je ; en France, où beaucoup se croient aussi plus forts que les femmes, ils trouvent dans cette idée une raison de les servir. D’autres, qui croient à l’égalité, ne les servent pas, mais auraient honte de les commander.

— Votre ami, me dit-elle, évitant de prononcer devant son père le nom d’Effisio, pense aussi comme cela ?

— Je le crois.

— Oh ! je l’ai vu ! Tous deux, vous êtes bien bons, meilleurs qu’on ne l’est ici.

Je lui serrai la main pour la remercier ; elle la retira bien vite, et je vis de Ribas se lever, plein d’émotion. Il prononça quelques mots, d’une intonation colère, et Grazia me dit en rougissant :

— Signor, ce n’est pas l’usage chez nous qu’un homme touche la main d’une femme, à moins d’être son fiancé.

— Faites mes excuses à votre père, lui dis-je, car j’ignorais cela ; mais dites-lui bien en même temps que c’est parce que nous traitons les femmes en égales que nous leur donnons ainsi la main. C’est de la fraternité.

Elle dut rendre ma pensée exactement ; de Ribas, d’ailleurs, m’avait entendu et je le vis très-surpris. Il haussa les épaules en me regardant, afin d’exprimer sa pensée dans une langue commune à tous les pays, puis il me tendit la main et nous quitta. À partir de ce moment, il prit au sujet de ma politesse pour les femmes l’air d’indulgence et de supériorité que nous aurions vis-à-vis des mœurs patagoniennes, et j’eus la mortification de voir que mon exagération des vertus françaises avait considérablement nui à la France dans son esprit.

Le surlendemain de notre chasse, au point du jour, un concert bizarre me réveilla. C’était un chant sur des paroles sardes, chanté à l’unisson, par deux ou trois voix d’hommes, et accompagné d’un chœur de sons gutturaux faisant la basse avec des modulations diverses. Peut-être n’était-ce pas très-harmonieux ; mais cela était plein d’une saveur sauvage et j’écoutais en rêvant, quand on frappa.

C’était mon hôte, suivi d’Effisio.

— Pardon de vous réveiller, me dit celui-ci ; mais nous sommes au 1er mai, le mois des fleurs ; on le fête ici, et j’ai pensé que vous seriez content de voir cela, que peut-être vous n’avez jamais vu ailleurs.

Je m’empressai de m’habiller et suivis Effisio à la porte de la maison, où je vis les chanteurs. Ils étaient de ceux avec lesquels nous avions chassé, et parmi eux je reconnus Antioco Tolugheddu ; tous avaient des fleurs attachées sur la poitrine et des bouquets à la main, et ceux qui faisaient la basse enflaient leur voix en mettant les mains devant leur bouche, et se contorsionnant d’une manière bizarre. Bientôt, des maisons voisines sortirent des jeunes filles qui vinrent se joindre à nous ; Grazia parut tour. Elle était fort parée, ainsi que ses compagnes. Les jeunes gens avaient également leurs plus beaux habits ; de gros boutons d’or attachaient le col de leur chemise (ils ne portent pas de cravate). Effisedda vint en courant de la maison, apportant un grand drap blanc, que l’on déplia en riant beaucoup. En même temps, une jeune fille, tenant une corbeille couverte, la présentait successivement à chacun.

— Mettez-y un objet quelconque, me dit Effisio, mais que vous puissiez reconnaître.

J’y déposai une petite clef ; la tournée finie, je vis tout le monde s’asseoir en rond devant la porte, en se couvrant du drap élevé en conque au-dessus des têtes. J’observai qu’Effisio se glissa près de Grazia, assez prestement pour empêcher un autre de prendre la place. On m’avait fait asseoir le premier. Alors s’éleva la voix de Grazia, chantant sur un air simple, d’une jolie voix pure, ces paroles, dont je compris à peu près le sens :

    Maju, maju, beni venga,
    Cum totu su sole e amore,
    Cum s’arma et cum su flore,
    E cum sa margaritina. >

    Mal, mai, sois le bienvenu,
    Avec tout le soleil et l’amour,
    Avec l’arme et avec la fleur,
    Et avec la marguerite.

Elle continua :

Que tes jours soient épais comme l’herbe,
    Riants comme la fleur ;
    Que des parfums s’exhalent
      Autour de tes pas.

Et elle s’arrêta, pendant que sa petite sœur plongeait la main dans la corbeille et en retirait le porte-cigare d’Effisio.

Des bravos éclatèrent.

— Pourquoi cela ? demandai-je à mon ami.

— On me félicite du bon augure que je viens de recevoir ; maintenant, pour celui qui va suivre, ce sera tout le contraire.

Grazia chantait de nouveau :

Prends garde au scorpion
Qui hante les murs sombres,
À l’infidèle amant,
Aux paroles trompeuses.

L’enfant éleva à sa main un nouvel objet et un cri se fit entendre, poussé par une jeune fille qui, un moment auparavant, était venue embrasser Grazia, et que celle-ci avait saluée du nom de Raimonda.

— C’est à toi ! dit la fillette, en jetant l’étui sur les genoux de Raimonda.

Mais celle-ci cachait son visage dans ses mains, comme saisie de tristesse et de crainte.

C’était une fille au visage bruni, aux traits accentués, un peu forts, mais non sans beauté. J’avais déjà remarqué cette figure, qui avait quelque chose de romain. On la plaisanta, mais elle resta sombre, et je vis ses regards chercher ceux d’Antioco Tolugheddu, qui lui répondit la première fois par un signé d’intelligence, puis ne s’en occupa plus. Il regardait Grazia. Celle-ci passa bientôt la chanson à un autre, et le jeu continua ainsi, par des strophes alternativement favorables et défavorables, que le sort attribuait à tel ou tel. Antioco Tolugheddu eut la bonne chance : il reçut l’augure de succès d’amour et de noces pompeuses ; quant à Grazia, cette strophe lui fut appliquée :

Le lierre est pour les nids
Comme pour les tombes ;
L’amour donne la vie
Comme il donne la mort.

Ces paroles prononcées, en voyant retirer le dé d’or qu’elle avait déposé dans la corbeille, Grazia devint toute attristée.

— Est-il possible que vous soyez superstitieuse au point de vous affecter d’un tel hasard ? lui dis-je.

— Eh ! que sait-on ? me répondit-elle, plus profondément qu’elle ne pensait dire.

Les gages furent épuisés sans que le mien se trouvât au fond de la corbeille.

C’était une malice, ou plutôt une attention de Grazia, qui s’en était saisie, de peur sans doute que la mauvaise chance tombât sur moi ; l’élevant en l’air, elle pria un des assistants de composer un compliment pour moi.

Le jeune homme qu’elle avait nommé, Nieddu, se leva aussitôt, et sans prendre une minute de réflexion, improvisa quatre vers aimables et bien rhythmés, en langue sarde ; il me remerciait de l’honneur que j’avais fait au village, en venant le visiter, et me souhaitait de longues prospérités. Ces vers me furent traduits sur-le-champ par Effisio, et j’allai remercier Nieddu.

Je ne pus m’empêcher ensuite d’exprimer à Effisio mon étonnement de trouver un poëte parmi ces villageois.

— Oh ! vous en verrez bien d’autres, me dit-il ; poëtes, nous le sommes un peu tous, excepté moi, qui ai tant vu de prose au dehors.

— Quoi ! beaucoup improvisent ainsi ?

— Oui. Ce n’est pas toujours très-beau ; mais il y a la rime, et surtout la mesure ; vous verrez au Graminatorgio.

Le jeu était fini, mais non la fête ; bientôt, arrivèrent d’autres jeunes gens, garçons et filles, précédés d’un sonneur villageois, soufflant dans un instrument que je voyais pour la première fois. C’étaient trois roseaux de différentes longueurs, l’un placé en avant, beaucoup plus court, et tous les trois percés de trous, comme une flûte. Le sonneur réunissait dans sa bouche les trois embouchures, et les joues gonflées, soufflant et bavant, promenait ses doigts sur les roseaux, tout en agitant son corps en cadence ; il produisait ainsi des sons nasillards, mais doux, mélancoliques et champêtres, qui rappellent assez ceux de la musette. Cela me parut primitif à la plus haute puissance, et, tout en pensant vaguement à la flûte des satyres, je demandai à Effisio si ce n’était point là celle des bergers de Virgile ?

Il me répondit avec empressement que j’avais raison, que cela était prouvé par les historiens de la Sardaigne :

— La launedda ou lionedda, me dit-il, est l’ancienne tibia de Virgile, celle que faisaient chanter Ménalque et Tircis ; et même La Marmora se demande si les launeddas des Sardes, n’ayant depuis tant de siècles subi que légères modifications, l’air qu’on joue actuellement dans l’ile sur cet instrument, ne serait point encore le même que les musiciens romains tiraient de leurs tibia ?

— Qu’importent les fibia, si ce n’est pour danser ?

Tel était le sens du regard, brillant d’une impatience timide, que Grazia jetait au passage sur Effisio.

Tandis que nous parlions ainsi, les jeunes filles s’étaient réunies en rond dans la cour, dégagée et balayée, et, se tenant par la main, serrées les unes contre les autres, épaules contre épaules, elles piétinaient sur place, ou peu s’en fallait ; car la ronde tournait lentement. C’est au passage que Grazia avait jeté ce regard, sous lequel je vis Effisio rougir.

— Il faut bien que j’aille danser, me dit-il aussitôt ; sans quoi l’on m’accuserait d’être devenu étranger aux choses du pays.

En même temps, il se dirigea vers Grazia ; mais déjà le jeune Olienais, Antioco Toluggheddu, l’avait devancé et, rompant la chaine des jeunes filles, avait pris de la main droite la main de Grazia, qui dès lors était sa danseuse, en même temps qu’il donnait la main gauche à la jeune fille de l’autre côté. L’un après l’autre, tous les garçons imitèrent cet exemple, et le pauvre Effisio ne put même obtenir l’autre main de Grazia ; la place était prise. Il entra piteusement dans la ronde, côté de Raimonda, sur laquelle mon attention par là fut attirée. Décidément, les sentiments de cette jeune fille étaient violemment excités. Son visage exprimait à la fois la douleur et la colère, et ses yeux, brillants d’un éclat extraordinaire, revenaient sans cesse s’attacher sur Antioco et Grazia. Était-elle jalouse ?

Mais bientôt je la perdis de vue dans le mouvement général. La ronde, quelque temps encore lente et oscillante, s’anima ; les trépignements devinrent plus forts, plus marqués ; ils produisaient sur la terre un rhythme sourd, qui de plus en plus animait les danseurs ; les bras s’étendirent, le cercle s’élargit ; alors, une partie de la chaîne se précipita sur l’autre, revint, riposta. Une autre partie à son tour, se précipita dans un autre sens, et tous ces plis humains s’enroulèrent, se déroulèrent, en se ruant les uns sur les autres, avec un entrain sauvage, aux trépidations monotones et précipitées de la launedda, que les assistants aidaient de la voix. Et plus le mouvement s’accroissait, plus la danse devenait furieuse, haletante, et prenait le caractère d’un assaut, plutôt que d’un exercice joyeux. Enfin, la launedda se tut ; le zampognatore, ou sonneur, se jeta dans un coin, à demi mort, ruisselant de bave et de sueur ; la ronde excitée, galopa quelque temps encore, telle qu’un cheval emporté par son élan au delà du but ; puis, les rangs se rompirent, les danseuses, au visage écarlate, s’éparpillèrent dans tous les coins, et les hommes, non moins échauffés, mais voulant paraître plus fermes, restèrent debout, et se formèrent en groupe au milieu de la cour.

Je m’étais approché de Grazia ; Effisio vint nous rejoindre :

— Comment trouvez-vous notre danse ? me disait-elle.

Étrange, tout à fait !

— Oh ! je sais comment on danse, autrement ; à Sassari, j’ai vu des contredanses et des polkas. Oui, c’est plus joli, plus doux ; pourtant, j’aime notre danse, parce que c’est la nôtre.

— Effisio ne l’a pas oubliée.

— Je ne sais pas, dit-elle d’un air air boudeur, qu’elle voulait rendre indifférent, et sans paraitre voir le coupable.

— Ce Tolugheddu est bien gênant ! dit-il en soupirant.

— Pourquoi cela ? demanda-t-elle, comme pour prouver que la plus douce et la plus naïve des filles a ses hypocrisies coquettes. Je me mis à rire, et lui demandai comment elle trouvait le jeune Oliénais.

Elle se garda de manquer l’occasion et affirma qu’il était fort bien. Pauvre Grazia ! en ce moment-là, ce garçon ne l’inquiétait guère. Et pourtant Effisio se donna la peine d’être indigné. — Les amoureux sont bêtes et charmants en tous pays.

Au bout d’un quart d’heure, la danse recommença, et cette fois Effisio fut le plus prompt à saisir la main de sa cousine. Cette danse peut irriter les sens, mais elle ne favorise pas les entretiens. Cependant, il faut veiller à ne tenir que le bout des doigts de sa danseuse ; aller plus loin, paume contre paume, serait une inconvenance bientôt punie par le père ou par le frère, à moins que les jeunes gens ne soient fiancés. On me pressa de me mêler à la danse, mais je dus m’en retirer ; car ce trépignement, tout sauvage qu’il soit, est un pas, et doit être appris, pour qu’on puisse s’accorder avec les autres.

Après le bal, il y eut banquet chez de Ribas ; une profusion de viandes couvrait la table, au milieu desquelles figuraient pompeusement le rôti de daim et la hure de sanglier. Tout le monde ne pouvant trouver place, les plus considérables seuls étaient assis, dont j’étais, il va sans dire ; les autres allaient, venaient, entraient ou sortaient, et se servaient à leur convenance. Le vin coulait à flots, et l’Oliénais, qui avait apporté une cruche de sa cave, en offrait lui-même à tous.

À mesure que se précipitaient les rasades, la parole montait, vive, passionnée, bruyante ; mais contenue dans les limites d’une bonne humeur fraternelle, et je ne vis de sombre que la figure de Raimonds, qui rôdait autour de la table en portant des regards inquiets sur Antioco Tolugheddu. Celui-ci ne s’en inquiétait guère. Il vidait son verre à grands coups, mangeait et parlait comme deux, tout entier à la joie de la fête et à la satisfaction d’être lui-même un des plus beaux et des plus riches garçons du pays. C’était évidemment Grazia qui l’occupait, et les regards qu’il jetait sur elle devenaient plus vifs à mesure qu’il buvait davantage. Il voulut bien me favoriser de son entretien. Je lui demandai s’il venait souvent à Nuoro.

— Oh ! souvent, me dit-il, tout ce printemps j’y suis venu danser les dimanches.

— Vous préférez donc les beautés de Nuoro à celles d’Oliena ?

— Eh ! cela se peut. Il y a de jolies filles à Nuoro. Il y en a aussi à Oliena. On fait ce qu’on peut.

— En voici une là-bas, dis-je en lui indiquant Raimonda, qui a une tête remarquable.

— Vous trouvez ? me dit-il un peu surpris ; eh bien, ma foi, je vois que notre goût s’accorde.

— Ah ! serait-ce votre fiancée ?

Il haussa les épaules avec dédain.

— Non pas !… Il est vrai que je l’ai trouvée jolie…

— Et que vous le lui avez dit ?

Il se mit à rire.

— Ce qui ne lui a pas déplu ; car elle vous regarde beaucoup, il me semble.

— Ah ! ah ! vous observez bien, monsieur le Français. Eh bien ! puisque vous la trouvez belle, faites-lui la cour, je ne m’en fâcherai pas.

— Vous n’y tenez plus ?

— Je n’en dis pas de mal ; c’est une honnête fille ; mais avouez que dona Grazia est autrement gentille. Vrai ! je ne l’avais pas vue jusqu’ici ; ou bien, si, car je l’avais rencontrée une fois ; mais je ne sais pourquoi, à cause de la Raimonda sans doute, je n’y avais pas fait attention. Ne trouvez vous pas qu’elle a l’air d’une petite princesse ? De fait elle est fille de cavaliere, tandis que la Raimonda n’est qu’une paysanne.

— Qu’importe ? C’est le même costume…

— Non pas, dit-il en m’interrompant avec feu, comme si la chose edt eu à ses yeux beaucoup d’importance. Dona Grazia porte la casaque rouge d’une seule couleur, tandis que celle de Raimonda est rouge et bleue. Et quelle différence en tout ! Don Antonio n’est pas riche, si vous voulez ; mais il est magnifique dans ses manières. J’aime ça ! moi…

Le vin, l’excitation de la fête lui déliaient la langue et ses intentions semblaient assez manifestes.

— Bah ! qu’importe ? me dis-je, puisque Effisio est aimé.

Avant de quitter la table, de Ribas fit un petit discours où revint plusieurs fois un mot répété par les convives : Graminatorgiu, dont je demandai l’explication.

C’est l’épluchage de la laine après la tonte des moutons. On convoque à cette occasion les parents et amis pour faire l’ouvrage en commun, et cette réunion devient une fête, où le goût des Sardes pour l’improvisation, la danse et la galanterie prend occasion de se satisfaire. En se séparant chacun répéta comme une promesse de retour : Graminatorgiù !

Je passai une partie de mes dernières journées chez de Ribas à lire les histoires de Sardaigne, que m’avait apportées Effisio. Quel meilleur emploi pouvais-je faire de mon temps à notre mutuelle satisfaction pendant que les deux amants, l’un au jardin, l’autre à la fenêtre, se regardaient et se parlaient. C’étaient, en vérité, de curieuses histoires, qui tenaient à faire de la Sardaigne le premier pays du monde habité, et ne pouvant la pousser bien haut dans le présent, la faisaient du moins dans le passé fabuleusement importante. Le père Madao, l’un de mes auteurs, affirmait l’existence d’une race de géants avant le déluge et, bientôt après, de longues dynasties de princes, au nombre desquels il compte Phorcus, fils de Neptune et arrière-petit-fils de Noé, et sa fille Méduse. Tous les fils de dieux, tous les héros de l’antiquité, tous les peuples sacrés par la poésie ou par l’histoire, viennent gouverner et coloniser la Sardaigne ; Sardus, fils d’Hercule ; Hercule lui-même, Iolas, Aristée ; et les Phéniciens, et les Ioniens de la fine Attique, et les Troyens errants à la recherche d’une patrie…

M’étant permis de sourire de ces facéties, je pus voir que le patriotisme sarde, si vif chez ces historiens, ne l’était guère moins dans la nation, même chez les plus intelligents ; car Effisio fat piqué de mes railleries, au point d’abandonner la conversation qu’il avait avec Grazia pour se jeter dans une dissertation sur la ressemblance qui existerait encore entre les coutumes des Sardes et celles qu’Homère a dépeintes dans l’Odyssée.

— Nos pasteurs, dit-il, font rôtir leur viande comme les Grecs d’autrefois ; certaines populations, comme à Orgosolos, par exemple, s’oignent encore d’huile le corps et les cheveux ; nos garçons, jusqu’à leur mariage, couchent sur des nattes, comme on y voit coucher Télémaque chez Ménélas…

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 27 AVRIL 1878.

(5)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

II. — (Suite.)

Le voyant si animé, je m’abstins de lui faire les objections qui me venaient à l’esprit et continuai de lire le père Madao et le père Bresciani aussi sérieusement qu’il me fut possible, jusqu’au moment où je pus me procurer le voyage d’Albert de la Marmora, ouvrage très-érudit et très-bienveillant, que les Sardes trouvent pourtant sévère ; car ils n’admettent pas la plus légère critique, et qui ne les loue pas assez les offense. Éclairés et justes sur d’autres sujets, ils déraillent absolument sur celui-là. Mais comme leur patrie est une des plus humbles, des plus obscures et des plus souffrantes, cela m’a toujours paru plus touchant que ridicule.

Effisio était Sarde avant tout, Italien en second lieu, Français en troisième ; ses compatriotes sont ainsi généralement, et ce n’est pas à nous de leur en vouloir.

Il est très-certain que l’antiquité moderne de la Sardaigne ne saurait être contestée. Les usages de la vie domestique y sont d’une primitivité, qu’on ne voit ailleurs aujourd’hui que chez l’Arabe. À Nuoro, qui revendique le titre de ville et qui a 6,000 habitants, il n’y a pas un boulanger. Quelques familles font du pain au-delà de leur consommation et le font vendre par de petites filles qu’on voit assises dans la rue près de leurs corbeilles. C’est tout ce qu’ont pu obtenir les besoins de la colonie continentale, pourtant assez nombreuse. Chaque maison, à peu d’exceptions près, a son four et son meunier (molenti) ; on appelle ainsi l’âne chargé de tourner le petit moulin de pierre établi à l’un des bouts de la cuisine ; au milieu se trouve le foyer, placé tout bonnement sur le pavé et sans autre cheminée qu’un jour étroit, pratiqué dans la toiture. Dans un angle, le four, construit dans la même pièce et dont le sommet aplati sert de dressoir. La fumée avant de trouver l’issue qui lui est offerte, remplit toute la pièce ; mais la chose parait toute simple ; nul ne s’en occupe et le patient molenti ne réclame pas. C’est dans cette même cuisine que, l’âne mis dehors, couchent les garçons de la famille et les serviteurs mâles, sur des nattes, ou des pièces d’étoffe étendues à terre.

J’étudiais en liberté les détails de cet intérieur ; j’étais chez moi. Tout m’était ouvert ; chacun s’empressait de satisfaire mes désirs, et le maître de la maison lui-même, omnipotent et fier comme un patriarche, était plein de déférence pour moi. Je pouvais à mon gré causer avec Grazia, jouer avec les enfants, lire dans ma chambre, me promener seul, ou suivre mon hôte dans ses excursions. De cette dernière permission, je n’abusais guère, à cause d’Effisio, qui décemment eût éte obligé de se retirer, s’il ne m’eût pas trouvé à la maison. Je laissais croire à de Ribas, que les Parisiens étaient sédentaires, et le voyais parfois avec envie partir au galop de son cheval, et le fusil à l’épaule, pour aller, à deux ou trois lieues de là, visiter ses blés ou ses troupeaux.

Comme nous ne pouvions causer ensemble, j’étais d’ailleurs excusable de ne pas rechercher sa compagnie. Celle de Grazia, je l’ai dit, m’était accordée au nom de l’hospitalité, sans aucune défiance ; je la suivais dans ses travaux de ménage, quand, vêtue seulement d’une chemise et d’un jupon, elle allait dans la cuisine bluter la farine. Sa taille dégagée du corset, n’en paraissait que plus pure, et elle me plaisait à voir, au milieu de ce travail, comme une Grecque d’Homère.

Les Sardes ont l’habitude de diviser la farine en plusieurs qualités, dont ils font plusieurs sortes de pains. Le plus blanc est celui de l’étranger ou des invités, qu’on ne consomme qu’en dernier lieu, si l’occasion a manqué de le servir. Du seuil, je regardais Grazia, assise au milieu de cinq ou six corbeilles et d’un pareil nombre de tamis, agiter de ses bras nus l’ustensile léger, autour duquel s’élevait un fin nuage ; un de ses pieds nus, d’un blanc plus doux que celui de la farine, s’allongeait de mon côté ; nous ne pouvions guère, à cause du bruit, nous parler ; mais de temps en temps, levant les yeux sur moi, elle me souriait, tout en jetant furtivement un coup d’œil en arrière, pour voir si l’absent ne venait point.

Je l’étudiais avec un double intérêt, celui du bonheur d’Effisio, et celui qu’inspire tout être bon et gracieux, à qui l’on est redevable d’attentions constantes.

En l’absence d’Effisio, notre conversation était fort nourrie. Elle m’apprenait des mots, des locutions sardes et me questionnait sur la France. Au repos, silencieuse, elle semblait absorbée dans une sorte de pensivité douce ; mais dans la conversation elle s’animait ; elle avait des curiosités, des réflexions qui montraient un esprit très-capable de s’étendre, très-avide de connaître un monde plus vaste. C’était à ses yeux un des charmes d’Effisio qu’il eût connu ce monde et en eût reçu l’empreinte. Toutefois, que ce fût par nature ou par préjugé, elle n’allait jamais loin dans cette voie. J’essayai plus d’une fois de la pousser hors de son milieu moral et intellectuel ; elle cédait à l’impulsion facilement, mais à peine s’en apercevait-elle qu’inquiète et effarouchée, elle se rejetait en arrière.

— Non, non, me disait-elle un jour que j’élevais contre l’autorité paternelle le droit de l’enfant, non, c’est un crime que de ne pas obéir à ses parents ; c’est le commandement de Dieu, et sur ce point vos lois sont impies.

Elle aussi avait le patriotisme excessif, et c’était peut-être une des raisons qui lui faisaient accepter comme sacrées les coutumes de son pays. Elle était Sarde de cœur et d’esprit et avant tout Gallurienne et Nuorésienne. Sa montagne était sa patrie, et sa patrie ne pouvait être que la meilleure partie du monde. Elle eût bien voulu voir et savoir ce qui se passait ailleurs, et y choisir à son gré ; mais, à la réserve de ne point blâmer ce qui se faisait en Gallura. On eut dit un chevreuil de la forêt, curieux d’observer la plaine, et sorti pour cela du couvert des bois, mais qui au moindre bruit s’y rejette. Gouvernée d’ailleurs, comme toutes les femmes de son pays par l’idéal religieux, je la voyais, prosternée à l’église, confier à Dieu ou à la bonne Vierge le secret de ses amours.

Ainsi passa la semaine réclamée par l’humeur hospitalière de don Antonio, et je pris congé de mes hôtes pour aller m’établir chez Effisio. Ce fut avec une émotion sincère que nous nous quittámes. De Ribas me jura qu’il aurait voulu me garder toujours, et m’engagea à venir chasser avec lui. Dona Francesca s’arracha à ses préoccupations de ménagère pour venir me saluer, d’un air attendri. L’aïeule mit solennellement sa main sur ma tête et me souhaita les bénédictions du ciel. Je vis sur les yeux de Grazia un voile humide. L’Effisedda voulut m’embrasser et Quirico me combla de poignées de main, aussi franches au fond que peu nettes à la surface. Je leur laissais et j’emportais d’eux quelque chose de familial. Cette hospitalité, si religieuse, si cordiale, prend le cœur.

— Nous y retournerons tous les jours, dis à Effieio, quand nous fames sortis.

— Hélas, non ! me dit-il, vous n’êtes plus l’hôte de don Antonio et je ne suis pas le fiancé de Grazia.

Il m’expliqua alors qu’un jeune homme ne pouvait aller fréquemment dans une maison, où se trouvaient des jeunes filles à marier, sans avoir le titre officiel de fiancé. Alors vos usages sur ce point ressemblent fort à ceux du grand monde. Et comment se connaît-on ?

— On se voit, on se parle à la danse, aux fêtes, voilà tout. Je pourrai vous accompagner de temps en temps dans la maison ; mais, à moins d’un bon prétexte, il faut attendre que de Ribas nous y appelle lui-même.

— Qu’allez-vous donc faire ?

— Il faudra bien risquer ma demande. Mais je suis terrifié par la crainte d’un refus ; de Ribas est ambitieux et je suis pauvre.

— Vous avez vos troupeaux et votre fusil, le vivre en un mot et le couvert. C’est assez.

— Je n’ai pas deux ou trois mille francs à mettre en cadeaux de fiançailles ; je ne possède que les bijoux de ma mère.

— Ils suffiront.

— Non ; de Ribas en serait humilié ; il veut un gendre magnifique.

— Mais vous n’êtes pas le premier venu ; vous êtes comme de Ribas de noble famille, beaucoup plus instruit que les autres jeunes. gens d’ici ; vous avez vu le monde, vous avez suivi Garibaldi.

— Eh ! cela peut-être ne plaidera pas en ma faveur. De Ribas est routinier.

— Sa fille l’emportera, elle dira qu’elle vous aime.

— Elle ne l’oserait pas !

— Allons donc ! On ose toujours quand on aime.

— Vous ne connaissez pas ce pays.

Tel fut le dernier mot d’Effisio sur ce sujet, et il resta ; triste jusqu’au moment où nous entrâmes chez lui et où il s’empressa de me faire les honneurs de sa maison.

Elle était plus bourgeoise que celle de Ribas, grande, assez bien distribuée, avec des volets verts ; deux grandes salles au rez-de-chaussée, autant à l’étage au-dessus, avec de nombreux recoins partout ; les plafonds étaient peints comme les murailles.

— Un palazzo ! dis-je, — à la manière des Italiens qui nomment palais tout ce qui n’est pas cabane ; Grazia sera là dedans la reine de Nuoro.

Une vieille femme, vêtue de noir, en se qualité de veuve, était venue à ma rencontre et m’avait souhaité la bienvenue. C’était la ménagère et la nourrice d’Effisio, la vieille Angela. En la voyant, je ne pus retenir un sourire ; car c’était, m’avait dit Grazia, une femme qui avait sept esprits. C’était beaucoup pour une simple femme, et beaucoup aussi pour Nuoro !

— Mais que fait-elle de ses sept esprits ?

— Ils lui parlent souvent et lui disent ce qui va se passer. Quelquefois, la nuit, elle ne peut dormir, tant ils l’agitent, les uns lui rappelant le passé, les autres lui disant l’avenir. Ne vous moquez pas ! la vieille Angela n’est pas une menteuse, et d’ailleurs elle a fait voir souvent que c’était vrai.

— Ah ! veuillez me citer une de ses prophéties ?

— Je ne me rappelle pas bien… Par exemple, il y a quelques mois, un homme est tombé de cheval et s’est fendu la tête contre un mur. Eh bien ! la vieille Angela avait déjà dit depuis plusieurs jours : — Je sens un malheur qui va venir.

On ne pouvait nier que la chose ne fût concluante.

Les mystiques sont des natures compliquées et mystérieuses, qui ont toujours excité ma curiosité ; je m’étais promis de questionner Angela, et lui demandai dès l’abord si elle avait deviné que j’allais venir.

— Pour aujourd’hui, signor, ça ne m’était pas difficile ; mais quand don Effisio est parti pour la chasse, deux jours avant votre arrivée à Nuoro, je lui ai dit : — Vous aurez une surprise à votre retour. — Est-ce vrai don Effisio ?

— Laisse-moi la paix ; tu sais bien que je ne [ais pas attention à ces niaiseries, lui répondit-il, ce qui en ma présence la mortifia beaucoup.

Je rétablis sa bonne humeur et captai toute sa confiance en déclarant qu’Effisio avait tort de mépriser ces choses, qu’il y avait des faits extraordinaires, etc. Être ainsi prise au sérieux par un homme qui avait tant vu de choses, par un Français de Paris, Angela ne s’en sentait pas d’aise : elle conçut dès lors pour moi une haute estime et me communiqua toutes ses rêveries, ce qui fut un ennui sans compensation ; car c’était toujours la même chose. Mais je l’avais bien mérité.

Angela m’avait préparé la plus belle chambre, mais, à son grand étonnement, j’en pris une sous les toits, au second étage, tant à cause de son plafond original que par sa belle vue sur la route et la montagne. Ce plafond, en angle aigu, ou plutôt cette couverture, car immédiatement au-dessus venaient les tuiles, était formé de trois poutres de chênes non équarries et de petites poutrelles dans le sens de la retombée du toit, sur lesquelles posait un tissu de cannes, ces grands roseaux (sortes de bambous de petite espèce) cultivés dans tout le Midi et qui font ici les toitures à l’aide d’un enduit de chaux jeté dessus, extérieurement. Ce plafond et la fenêtre fixèrent mon choix, en dépit d’Angela, qui m’objectait que les meubles n’étaient pas assez beaux pour ma seigneurie. En revanche, les murs blanchis à la chaux offraient de fort beaux tableaux de sainteté, dont l’un entr’autres représentait saint Effisio en cuirasse, donnant la main à la Sardaigne en costume de fiancée. Et dehors, un plus beau tableau que ceux d’aucun musée, varié, mouvant, inimitable, achevé, et que pourtant retouchaient sans cesse deux grands peintres : le soleil et l’ombre.

Ce n’est pas que ce pays de montagnes méridionales ait rien de la grâce de nos paysages, pétris d’eau en même temps que de soleil. Le sol y est dur, nu par grandes places, semé de moins d’arbres que de rochers ; les lignes y sont arrêtées, les couleurs sèches : le fauve y abonde plus que le vert ; il y a plus de lumière vive que de bleus lointains ; mais chaque nature a sa beauté ; celle-ci me charmait à son tour.

Au premier plan, j’avais la route, à l’entrée du village, côte assez rapide entre quelques maisons et quelques figuiers, où sans cesse apparaissaient tantôt des cavaliers lancés à toute bride, tantôt des chars à bœufs chargés de liége, ou des filles revenant de la fontaine la cruche sar la tête.

Plus près… mais ici le tableau devient moins poétique…

À côté de la maison d’Effisio, de l’autre côté de la rue, sous ma fenêtre, était une petite maison sans étage, occupée par une famille de dix personnes, aïeuls, père, mère et enfants. L’homme, Cabizudu, petite taille, barbe noire, bonnet noir enfoncé jusqu’aux yeux, figure plus rusée qu’intelligente, était occupé toute l’année chez Effisio ; c’est lui qui soignait les chevaux, faisait les commissions, cultivait le jardin. Sa femme aidait la vieille Angela à laver le linge. L’aïeul, vieux et cassé ; la grand’mère, plus vieille encore, — 97 ans — filait continuellement sa quenouille ; parmi les enfants, un garçon de 20 ans, une fille de 18, jolie, puis quatre autres en gamme descendante, jusqu’au dernier qui marchait à quatre pattes, au milieu des poules et des chats. C’était tout un tableau de mœurs sardes, que les Cabizudu exposaient avec la plus grande ingénuité. D’abord, si j’étais matinal, c’étaient les vases que je voyais vider à la porte, ou d’autres évacuations plus directes, effectuées sans vergogne tout proche de la maison. Puis les grands partaient ; les petits restaient avec les vieux, et alors le grand-père cessait de ne rien faire pour se livrer à l’examen attentif de l’intérieur de sa chemise et de son bonnet ; la grand’mère déposant sa quenouille, puis sa chemise — les chemises des Norésiennes sont en deux morceaux, une camisole continuée par une jupe — se livrait à la même occupation. Les grands, ceux qui travaillaient peu ou prou, n’avaient pas le temps d’être si soigneux, et c’était seulement le dimanche matin qu’avait lieu une scène de famille vraiment touchante :

Père ou mère, frère ou sœur, chacun posait la tête sur les genoux d’un des siens et la chasse aux parasites commençait. J’aimais ce moment, non pour la vue mais parce qu’il versait dans les âmes une douce tranquillité ; plus de ces glapissements, de ces criailleries, de ce jurements, qui à tout moment retentissaient : il n’y avait plus qu’harmonie et fraternité.

Ce qui me faisait mal, c’était la brutalité des grands vis-à-vis des petits. Si la civilisation veut être incontestable, il faut qu’elle défende partout les faibles contre l’abus, hélas ! trop naturel, de la force dans les sociétés primitives.

Non-seulement les parents, en Sardaigne, généralement, battent leurs enfants sans pitié et les accablent de fardeaux ; mais tout adulte se permet de battre l’enfant d’un autre et de le commander. Une fois sorti des langes, l’enfant devient une chose vile et corvéable à merci. Même brutalité pour les animaux domestiques, si humbles et si doux. Que les bêtes aient des besoins ou des souffrances, et par conséquent des droits, cette idée-là, j’en jurerais, n’a jamais pénétré sous le bonnet noir du Sarde. Il n’y avait pas deux jours que j’étais la lorsque Cabizudu, battant son enfant avec colère et à plusieurs reprises, je l’apostrophai vivement. L’étonnement de cet homme fut immense.

— Comment, il trouve mauvais qu’un père batte son enfant ! D’où peut venir ce signor ? Est-il fou ?

Ses yeux me dirent cela plus que sa bouche. J’essayai de lui persuader qu’il y avait de meilleurs moyens d’éducation ; il ne put s’empêcher de sourire.

— Au moins, lui dis-je, ne comprenez-vous pas qu’on ne doit jamais frapper étant en colère ; car alors on ne connait pas de mesure et l’on risque de donner un coup dangereux.

— Non, non, me répondit-il, soyez tranquille ! D’ailleurs ça me regarde, puisque l’enfant est à moi.

Cet homme là, très-babillard, ne connaissait pas une lettre de l’alphabet, et ses enfants, qui se roulaient tout le jour dans la poussière, n’avaient pas le temps, me dit-il, d’aller à l’école. Le fond de l’affaire, c’est qu’il les voulait sous sa main pour les commander. Je fis honte à Effisio de son insouciance à cet égard, car il avait l’influence du maître, et, à la louange du gouvernement italien, l’école est partout gratuite. Grâce à moi, deux des enfants de Cabizadu y furent envoyés, mais contre le gré de leurs parents, et il n’est pas certain qu’ils soient arrivés au bout de l’abécédaire.

Ignorance, misère, là comme ailleurs, le couple y était. Je les voyais prendre leur repas. Ils n’avaient autre chose que ce pain grossier, fait de la dernière qualité de farine, que les Sardes de la Gallera étendent en minces galettes ou plutôt en feuilles légères, et auquel suffit la moindre cuisson. Ils l’appellent, je ne sais pourquoi, papier à musique (carta di musica), et mangent ces feuilles minces, qui se conservent pendant des mois, quelquefois avec du mauvais fromage, d’autres fois en les arrosant d’un peu d’eau. La viande d’agneau, — à la vérité fort mauvaise, — se vend un sou l’hectogramme ; mais ils sont trop pauvres pour en acheter.

Dès qu’il n’y eut plus moyen de voir Grazia, Effisio me fit parcourir les environs et me promena à cheval sur ses domaines. Cet homme pauvre possédait plus de deux cents hectares de champs, de vignes et de bois. Ajoutons pour la vérité, pas mal de rochers, répandus sur tout cet espace. Mais sur ces rochers mêmes, la vigne pouvait croître, et je pensais à ces escarpements des Alpes, où le vigneron suisse a porté et fixé la terre, à ces champs de la Beauce, océan d’or des moissons, à ces prés lombards, fauchés toute l’année, tandis que je parcourais des champs d’orge et de froment clair-semés, qui en France eussent à peine valu les frais de la récolte ; des prés pelés, atteints au cœur par la dent des moutons ; des vignes mal plantées, mal travaillées et mal taillées, dont on ne remplaçait pas même les ceps manquants ; des bois réduits aux vieux troncs de cent, années, où le pâturage avait dévoré vingt coupes en germe, et qui s’en allaient, rechignés et attristés, vieillards sans postérité. Au plus près du village, se voyaient quelques champs de fèves, de pois et de lentilles, mêlés d’herbes sauvages ; le jardin n’était qu’un fouillis de plantes parasites, au milieu desquelles étouffaient quelques choux et quelques salades et où s’élevaient trois cerisiers, seuls arbres à fruit de tout le domaine. Sous le hangar, je vis l’instrument de labour ; c’était le vieil araire romain, tel que l’avait vu Pline ; une sorte de gros clou bon à gratter la terre, non à la fouiller profondément. Et pour une telle exploitation, un seul char, frère et contemporain de la charrue, le petit char triangulaire à roues pleines.

— Mais, dis je à Effisio, tout ceci est l’enfance de l’agriculture à un point inimaginable, à vingt siècles dans le passé ! Vous avez vu ce qu’elle est en France ; je vous ai entendu vous émerveiller sur la richesse de nos campagnes. Que n’essayez-vous d’améliorer ?

Il haussa les épaules.

— Comment faire ? Je n’ai point de connaissances spéciales.

— Il n’en faut guère pour améliorer simplement un état si désastreux. Je ne vous demande pas de faire de l’agriculture scientifique, mais seulement celle de nos paysans français ; avoir une charrue qui remue le sol, des roues à jantes, qui tournent sans gémir et n’écrasent pas l’attelage plus que la charge du chariot ; donner du fumier à ces terres appauvries, qui sont bien riches de puissance native, puisqu’elles donnent toujours sans rien recevoir. S’il se peut, replanter vos bois, mettre partout des arbres, soit à fruits, soit autres, qui donnent la fraîcheur au sol desséché ; laisser le fusil et prendre la bêche. Dans dix ans, vous aurez quintuplé vos récoltes ; dans vingt ans, vous serez riche.

— Oh ! dit-il, vingt ans ! — avec le sourire indolent de l’homme du Midi, pour qui, si le lendemain existe, l’avenir est presqu’un rêve.

— Dans vingt ans vous en aurez quarante-trois, c’est-à-dire que vous serez en pleine force, en pleine maturité. Pensez-vous que la vie alors vous soit indifférente ? Et ne sauriez-vous en outre imaginer, vous qui n’avez pas une âme féroce, que vous éprouverez autant qu’un autre, et peut-être beaucoup plus, la passion du bonheur de vos enfants ?

— Si je me marie, dit-il mélancoliquement.

Ce serait un moyen de vous marier. Dites vos plans à de Ribas ; commencez-les sous ses yeux ; il croira à votre fortune, et il sera fier de vous.

— Je ne sais pas ; il est routinier, vous dis-je, et pour lui la seule occupation digne d’un homme est de chasser, monter à cheval, surveiller les travailleurs. Vous lui prouveriez qu’il peut décupler son revenu en se consacrant à l’agriculture, qu’il n’en ferait rien ; et pourtant il souffre d’être pauvre. En tout cas, si je prenais la bêche, comme vous me le conseilliez tout à l’heure, il regarderait cela comme un déshonneur. Grazia elle-même, peut-être, serait de son avis.

— Grazia est intelligente et bonne, c’est-à-dire capable de beaucoup comprendre, surtout si c’est vous qui l’enseignez.

André Léo.
(À suivre)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 30 AVRIL 1878.

(6)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

II. — (Suite.)

Il sourit de plaisir, mais au lieu de me répondre, il se mit à rêver d’amour.

Plus je regardais autour de moi, plus je m’étonnais de l’état où était tombée l’agriculture, dans ce pays si fertile autrefois.

Ce qui surprendrait au premier abord un paysan de nos contrées, c’est de ne voir en Sardaigne, aucune ferme, point de ces hameaux, de ces villages espacés, qui rendent nos campagnes si humaines, si riantes, et qui attestent leur fertilité. Cela tient évidemment à l’état de guerre où sont restées ces populations entre elles, après la désolation et les ruines des guerres étrangères. Comme au moyen âge, on s’agglomère, on se serre, pour se protéger mutuellement, soit contre le clan ennemi, — car, il y a peu de temps encore, on se livrait des batailles de villages à villages, soit contre les bandes, qui vont la nuit voler à main armée et à qui des fermes isolées offriraient une proie trop facile. Le paysan sarde, à l’encontre de tous les autres, habite la ville, si l’on veut donner ce nom usurpé aux bourgs de 1,000 à 6,000 habitants, épars à de grandes distances (de trois à six lieues) sur la surface de l’ile.

Dans cette donnée, on pourrait du moins imaginer que ces bourgs sont des agglomérations de maisons rurales, autour d’un quartier commerçant et bourgeois ? Rien de tel ; l’habitation du plus riche paysan est une simple maison, avec une cour, souvent privée de jardin. Pas d’étables, pas d’écuries, pas de granges, pas de fumiers. Le foin est plus que rare ; le blé se bat dans les champs ; le bétail couche en plein air, aussi bien sous la pluie, la neige et la gelée, que pendant les grandes chaleurs, et il vit de paille hachée, de joncs, ou de pacage. Pour travailler ses terres, le paysan sarde a souvent deux ou trois lieues à faire, et il part à trois heures du matin, à cheval ou en char à bœufs, arrive avec des bêtes fatiguées, pour travailler à la chaleur du jour et revient le soir, écrasé de fatigue, mais n’osant coucher dehors ; car il pourrait avoir à subir une attaque nocturne, où son bétail lui serait enlevé, où peut-être lui-même perdrait la vie. « Pourtant, même en de telles conditions, un meilleur emploi des ressources naturelles, et des soins intelligents, obtiendraient des résultats immenses, car la terre en Sardaigne est étonnamment fertile et accomplit ce miracle de produire toujours, sans pluies, sans irrigation, sans fumier, presque sans culture.

Je revins donc à la charge près de mon ami sur le devoir, pour tout homme plus instruit que ceux qui l’entourent, de donner l’exemple, et d’élever le niveau du bien-être et de l’intelligence dans son pays.

Ce n’était pas une nature à proprement dire active que celle d’Effisio ; mais plutôt rêveuse à l’ordinaire ; ses élans de cœur et de conscience le portaient aux choses héroïques ; mais à part cela il avait la nonchalance des Méridionaux. Après sa fugue européenne, il se retrouvait parfaitement Sarde, heureux de vivre à cheval, le fusil sur l’épaule, l’amour au cœur, et goûtant volontiers la joie de ne rien faire. Toutefois, il ne fallait que le convaincre ; dès lors, il se trouvait prêt à tout.

Je le vis, subitement épris de mes visées, partir à ma suite, pour me dépasser bientôt. Il acheta en un clin d’œil pour plus de cinquante mille francs de bétail et d’outils nouveaux, puis, se ravisant tout à coup : Mais je n’ai pas le son, mon cher ! Comment voulez vous que je puisse faire seulement le premier pas ? Tout ce que produisent mes terres et mes troupeaux en sus de ma nourriture et de celle de mes travailleurs, je le donne à l’esattore (percepteur). Il ne m’en reste rien, ou plutôt je n’en ai pas assez, puisque le fisc a fait vendre l’année dernière pour se payer, une de mes pièces de terre.

— Est-il possible ? Combien payez-vous donc ?

— Sept cents francs.

— Et vos terres vous rapportent moins que cela ?

— À peine, frais déduits. Je suis le fermier de l’État, rien de plus. Et je ne suis pas le seul au moins, ne le croyez pas. En Sardaigne, elles sont nombreuses, les propriétés dont l’esattore fait vendre chaque année un morceau, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus. Il est vrai qu’on ne trouve pas toujours d’acheteurs. Qui désire acheter pour augmenter ses impôts ? On ne se soucie guère de ne travailler que pour le gouvernement.

— Mais aussi votre agriculture est déplorable.

— Eh ! sans doute ! mais comment faire autrement ? Vous voyez bien que je ne puis pas ; on nous reproche d’être paresseux ; nous sommes découragés.

Sans vouloir chicaner Effisio sur ce point, je m’occupai des moyens de le mettre à même de commencer des réformes, et je me fis fort de lui trouver 2, 000 francs à emprunter. Il accepta avec enthousiasme et reconnaissance, et nous passâmes la moitié de la semaine à faire des plans qui, de la modeste somme du point de départ, s’élevèrent à des chiffres superbes. Nous entendîmes bêler plus de vaches que n’en rêva Perrette ; nous vîmes onduler plus de moissons qu’on n’en attribua jamais au marquis de Carabas. Tout cela pour Grazia. C’était devant elle que nos épis s’inclinaient ; autour d’elle que bondissaient nos troupeaux ; c’était sous sa main blanche que coulaient délicieux les flots de lait ; c’était sa présence qui rendait le travail attrayant et la richesse poétique.