Grazia (p. 106-129).

V

Voici, comme nous le sûmes plus tard, ce qui s’était passé entre Raimonda et Fedele Nieddu, le soir du graminator giù :

Fedele Nieddu reconduisit sa cousine chez elle. Elle était voisine des Ribas. Aussi laissèrent-ils de suite la troupe, encore folâtre, avec laquelle ils étaient sortis, pour s’engager dans une de ces ruelles sombres et tortueuses qu’on décore à Nuoro du nom de rues, et au bout de laquelle était la demeure de Raimonda. Il était minuit. Les portes était fermées, la ruelle était silencieuse, tous ceux qui n’avaient point été en fête dormaient depuis longtemps. Nieddu s’arrêta et prit la main de sa cousine.

— Qu’as-tu à faire avec Antioco Tolugheddu ? lui demanda-t-il.

Raimonda voulut retirer sa main et recula ; Nieddu la retint.

— Parle, tu dois tout me dire ; tu n’as plus ni père ni frère ; et c’est moi qui les remplace. Dis-moi ce qui s’est passé entre toi et Antioco.

— Et que veux-tu qui se soit passé ? Rien du tout. Pourquoi me demandes-tu ça ? Antioco ne m’a seulement pas parlé ce soir, et moi non plus.

— Tu n’as que trop parlé, Raimonda, et non-seulement ceux qui ont des oreilles ont entendu, mais ceux qui ont des yeux ont pu voir. Tu as trahi ton secret, ou peut-être le savait-on déjà ; car nul n’a paru surpris et l’on a ri méchamment de toi, pendant que celui pour qui tu oubliais tous les autres ne te voyait même pas. Il n’a d’yeux que pour Grazia de Ribas.

Raimonda se débattit de nouveau pour échapper à l’étreinte de son cousin, et, ne pouvant cacher de ses deux mains son visage, elle le couvrit de la main restée libre ; car, à ces paroles de Nieddu, son cœur venait de se briser et un torrent de larmes coulait de ses yeux.

— Tu aimes donc Antioco ! demanda-t-il d’une voix tremblante.

Elle voulut parler et ne put que sangloter.

— Tu as fait là un mauvais choix ! Antioco Tolugheddu est plein de vanité, léger de caractère ; il n’aime que lui-même et son plaisir. Il cherche l’amour facile et non pas l’amour honnête ; il a fait la cour à toutes les veuves d’Oliena. Son père est riche et orgueilleux ; toi, tu es pauvre, Raimonda. Tu aurais dû penser que te marier avec lui était une chose impossible.

— Et pourquoi ? dit-elle impétueusement, un cœur en vaut un autre ! S’il m’aimait, cela suffirait. Mais je vois bien à présent qu’il ne m’aime plus. Oh ! le trompeur ! C’est une chose horrible !… Je le tuerai !…

Ses yeux jetaient comme des éclairs dans la nuit, et, aux clartés des étoiles, son visage, couvert de larmes, brillait comme la rosée dans les prés. Nieddu baissa la tête, garda un instant le silence ; puis, amèrement :

— Toi aussi, Raimonda, tu as été séduite par de beaux habits et une langue dorée. Je te croyais le cœur plus haut. Je te croyais fière et je t’admirais… Oh ! comme tu m’as trompé !…

— Je le vois maintenant, Fedele, que tu vaux mille fois mieux que lui ; mais mon cœur me rendait aveugle. Il me disait qu’il m’aimait et je le croyais. Oh ! je me vengerai !…

— Comment pouvais-tu croire qu’il t’aimait, puisqu’il n’est jamais venu honnêtement te demander à ta mère ou à ton parent, puisqu’il n’a jamais franchi le seuil de ta maison ? Et maintenant dis-moi… Raimonda, jusqu’où est allée ta folie ?… Où te parlait-il ?… Où vous êtes-vous rencontrés ?

La jeune fille, par un mouvement instinctif, s’était éloignée de son cousin à cette interrogation directe ; mais il reprit sa main, qu’il avait lâchée peu auparavant, dans l’accablement de sa douleur.

— Il faut que tu me dises tout ! reprit-il avec force.

— Et où l’aurais-je vu ? dit-elle avec éclat, si ce n’est où se voient les filles et les garçons, à la danse ?

Nieddu réfléchit un instant et, d’une voix sévère :

— Tu l’as vu ailleurs !

— Non !

— Tu mens !… Il ne venait que rarement aux danses de Nuoro ; toi-même, tu restais souvent sans y aller. Donc, tu le voyais ailleurs.

— Non ! non !

— Prends garde, Raimonda ! Tu ne peux pas me tromper ; j’ai de bons yeux en tout ce qui te regarde. Il faut que je sache tout ! car, je te le répète, je suis ton père et ton frère, et je serai ton vengeur, si Tolugheddu s’est mal conduit envers toi. Pour toi, bien que tu aies cruellement éprouvé mon cœur, je ne te ferai point de reproches ; tu es assez punie par ta honte et ta douleur. Avoue-moi tout ce qui s’est passé, et je n’en parlerai pas, même pas à la mère.

— Ah ! s’écria-t-elle, en lui jetant les bras autour du cou, dans un de ces élans familiers à son impétueuse nature, ah ! Fedele !… Tu es le plus généreux homme de la terre !… Pourquoi t’ai-je dit autrefois que je ne pouvais pas t’aimer ?…Pourquoi t’ai-je laissé, toi, le joyau d’or, pour une parure menteuse de cuivre doré ? Oui, je te dirai tout ! et tu m’aideras à mettre si bas le misérable, qu’il en vienne à me supplier à genoux !… lui qui se rit de moi maintenant ! Oui, oui !… je veux le voir à mes pieds ! et alors je lui dirai : lâche !… traitre… homme sans foi et sans honneur ! je. te hais et je te méprise !!! Et j’écraserai sa tête sous mon talon !… Et je trépignerai sur son cœur !!! Et je lui rendrai, s’il est possible,

tout ce qu’il m’a fait souffrir !…
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 4 MAI 1878.

(10)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

V. — (Suite.)

Nieddu, les yeux à terre, écoutait d’un air sombre ces paroles sauvages, où s’épanchaient encore les rages de l’amour. Il reprit :

— Eh bien, dis-moi tout ! T’a-t-il fait des promesses ?

— Il m’a promis le mariage ! s’écria-t-elle d’une voix éclatante, que par prudence elle ramena aussitôt au ton sourd où leur conversation s’était maintenue jusqu’alors.

Ils étaient arrêtés dans un endroit où la rue ne se continuait que par un mur d’enceinte d’un côté, de l’autre, par une maison à moitié bâtie, puis abandonnée, comme on en rencontre si souvent en Sardaigne, rêve inachevé d’un pauvre ambitieux, où l’herbe poussait.

— Et tu as pu le croire ! observa Nieddu d’un ton amer, quand il évitait de venir chez toi ?

— Il me disait que c’était à cause de son père ; mais qu’il l’amènerait peu à peu à sa volonté ; même, il m’a dit qu’il avait commencé de lui parler et que la chose n’avait pas été si mal prise qu’il l’avait craint ; mais qu’il y fallait du temps et une grande prudence.

— Et où te disait-il cela ? reprit Nieddu d’une voix altérée, mais insistante.

— Là-bas, dans la tanca (enclos) des grosses pierres, à une heure du matin, répondit-elle en se cachant le visage.

— Ah ! malheureuse ! Fille indigne ! s’écria-t-il, en la secouant rudement, malgré la promesse qu’il avait faite, c’est ainsi que tu as soigné ton honneur !…

Puis, il la lâcha, et fit quelques pas seul, cherchant à contenir sa douleur et son désespoir. Raimonda le suivit et, les mains jointes :

— Fedele, j’ai gravement péché, je le sais ; mais je te le jure ! par la Madonna et par tous les saints, il n’a pas triomphé de moi ! je lui ai toujours dit : — Non ! je veux être vierge le jour de nos fiançailles ; je ne risquerai point de mettre la honte au front de ma mère ; quand ton père sera venu dans notre maison, alors je serai à toi !

Nieddu poussa un long soupir.

— Ainsi, reprit-il, il t’a promis mariage, et il a essayé de te séduire ! Et il t’a de plus gravement compromise ; car, je l’ai bien vu au graminatorgin : on riait de toi, et tout le monde semblait au fait de la jalousie. Quelqu’un vous aura surpris dans la tanca ?

— Une fois, dit-elle, pleine de confusion, Miale, le pastore, a passé près de nous ; je me suis cachée derrière la grosse pierre, et je ne sais s’il m’a reconnue.

— Et d’autres peut-être t’auront vue sortir de la maison après minuit, ou y rentrer avant l’aube. Et voilà ton honneur perdu, Raimonda ! Que ferait ton père, s’il était encore de ce monde ?

— Tue-moi, si tu veux ! Je ne ferai pas de résistance, va ! Guéris-moi de la vie ! j’ai le poison dans le cœur, et je souffre plus que pour mourir.

— Je te vengerai ! dit-il. Tu es ma sœur, et Tolugheddu t’a outragée. Il faut qu’il t’épouse ou qu’il meure ! Je ferai mon devoir !

— Tu veux lui parler ? demanda-t-elle.

— Je lui parlerai.

Ils marchèrent alors en silence jusqu’à la maison de Raimonda, et là Nieddu, d’une voix rauque :

Adieu ! dit-il.

— Mais la jeune fille, se tournant brusquement, lui prit la main :

— Fedele, je t’en prie, attends encore un peu ! Deux hommes qui se parlent de ces choses se querellent toujours et si Antioco n’était qu’égaré un moment par cette Grazia ?… Attends, je te prie ! Dimanche, il viendra, je lui parlerai.

Nieddu fut longtemps à répondre, comme s’il faisait un effort ; il dit enfia :

— Raimondica, tu ne le connais pas encore et peut-être y a-t-il plus d’amour que de haine dans ton cœur ? Mais je suis ton père et ton frère ; je ne veux pas que tu puisses m’accuser d’avoir gâté ta destinée. Fais ce que tu voudras.

— Tu es plus tendre qu’un père, et plus dévoué qu’un frère, dit la jeune fille en baisant la main de Nieddu. Je te dirai tout désormais.

Et ils se quittèrent.

— Mais ç’avait été vainement que le dimanche, à la danse, Raimonda avait attendu Antioco ; il ne s’était pas approché d’elle, il n’avait recherché que Grazia.

Folle de fureur et de jalousie, le soir elle avait dit à son cousin :

— Maintenant, je te l’abandonne !

Et sur-le-champ Nleddu s’était mis à chercher Tolugheddu.

Mais celui-ci, plein de ses projets amoureux, était reparti de bonne heure pour Oliena, afin de décider son père à venir le lendemain demander la main de Grazia. Nieddu se rendit à Oliena ; les Tolugheddu père et fils étaient partis pour Nuoro. Il les attendit jusqu’au soir.

À la manière dont la demande avait été reçue par de Ribas, les Tolugheddu regardaient le mariage comme fait, et le bel Antioco se pavanait dans sa joie, quand un message lui vint, le priant d’aller trouver, sous le porche de l’église, quelqu’un qui avait à lui parler. Un peu inquiet, il s’y rendit, et fut plus inquiet encore en voyant Nieddu. Celui-ci, assis sur le banc de pierre, fit asseoir son rival à côté de lui :

— Antioco Tolugheddu, voici une belle journée !

— Très-belle, Fedele Nieddu. Tu es donc venu à Oliena ?

— J’y suis depuis ce matin, pour vous attendre, et, quoique la journée soit belle, elle a été longue pour moi.

— Ah ! vous avez affaire à moi ?

— Oui. Je suis cousin de Raimonda Nieddu, comme vous savez.

— Ah !… oui, je le sais… Et quoi ?….

— Je suis venu vous demander quand vous comptiez tenir la promesse de mariage que vous lui avez faite ?

— Moi ! une promesse de mariage !… Ah ! par exemple !… votre cousine a mal compris. Je lui ai dit qu’elle était jolie, voilà tout !… et cela est permis en dansant avec une jeune fille, il me semble. Vous qui faites des vers, Nieddu, vous savez bien que ces choses-là ne tirent pas à conséquence.

— Je sais que les séducteurs de filles sont toujours des lâches, Antonio Tolugheddu !

— Je n’ai pas séduit Raimonda !

— Vous l’avez essayé du moins. Je sais tout. Vous lui avez promis le mariage dans la tanca des Grosses pierres, la nuit ; vous lui avez dit, ce qui n’est pas vrai sans doute, que vous en aviez parlé à votre père et que vous travailliez à obtenir son consentement. Vous avez compromis l’honneur de Raimonda Nieddu ; car on a surpris vos rendez-vous. Il faut réparer votre faute vis-à-vis de cette jeune fille et de sa famille, Antioco Tolugheddu.

— Mon père n’y consent pas.

— Il fallait demander le consentement de votre père avant de vous engager vis-à-vis de Raimonda.

— Peut-être ; mais vous prenez tout ceci trop haut, Fedele Nieddu ; je n’ai point mis le pied dans la maison de cette jeune fille, je ne l’ai point fréquentée publiquement ; il n’y a point eu de fiançailles entre nous ; par conséquent, je n’ai pas manqué à ma parole.

— N’y a-t-il de sacrées que les paroles dites devant témoins, Antioco ?

— Au moins n’y a-t-il que celles-là qu’on soit obligé de tenir, Nieddu.

— Je te l’ai déjà dit, Antioco Tolugheddu, tu es un lâche ! et tu parles comme les gens sans honneur.

— Vas-tu finir de m’insulter ? mauvais rimailleur ! Si tu crois que j’ai le temps d’écouter tes sottises… Non ! non ! cesse de te monter la tête : le fils de mon père n’épousera pas une Nieddu. Il faut que tu sois fou pour y avoir seulement pensé.

— Alors je t’apprendrai que les Nieddu sont plus forts et plus respectables que toi ; car ils ne manquent pas à leur parole et ne laissent jamais une injure impunie. Antioco, tu as attaqué l’honneur d’une femme de ma famille : tu l’épouseras ou tu mourras !… Et maintenant, je vais parler à ton père.

— Tu ne me fais pas peur, va, tout Noir [1]que tu es et parent du diable. Et c’est moi qui t’apprendrai ce que tu dois savoir.

Malgré ces bravades, Antioco était resté pâle et terrifié sur la pierre où il était assis, tandis que son adversaire se dirigeait vers la maison des Toluglieddu.

Là, en causant avec Basilio, Nieddu s’était assuré que jamais Antioco n’avait parlé à son père de Raimonda.

Le vieillard avait blâmé son fils ; mais, rejetant vivement l’idée d’une telle alliance, il avait ajouté qu’il venait, le jour même, de s’engager avec de Ribas. Effrayé toutefois de l’attitude menaçante de Nieddu, Basilio offrit de l’argent. Nieddu haussa les épaules.

— Tu crois, Basilio, que l’honneur se paye ?

Et, souriant avec mépris, il partit.

Ignorant alors ces détails, et mal au fait des mœurs locales, je fus surpris du changement d’humeur qui se produisit chez Effisio, après la visite de Nieddu. Son agitation, ses rages, ses accès de désespoir, disparurent ; il ne lui restait plus que de la tristesse ; on l’eût dit résigné. Quand je l’interrogeai sur le sens de la prophétie de Nieddu : — Ce mariage ne se fera pas ! — Il rougit, balbutia, et ne me fit que des réponses embarrassées.

— Oublie cette parole ! me dit-il, je t’en prie, et ne la répète à personne.

Depuis sa maladie, nous nous tutoyions.

— Mais pourquoi ?

— Si tu étais appelé en justice pour témoigner, que ferais-tu ?

— Étrange question ! Je dirais ce que je sais, ce que j’ai vu ou entendu, en un mot la vérité. Est-ce que vous ne faites pas de même, vous autres ?

— Quelquefois. Et maintenant qui préfèrerais-tu. Nieddu ou Tolugheddu ?

— Tu le sais bien ; je t’aime trop pour ne pas haïr un peu ton rival, qui d’ailleurs me représente un type d’égoïsme et de fatuité, fort général à ce qu’il paraît. Nieddu, au contraire, me paraît un jeune homme plein de sentiment et d’honneur, et son air doux et pensif m’intéresse. Mais il ne s’agit pas de cela !

— N’y pense plus ! Et que nul ne sache ce que nous a dit Nieddu.

De telles recommandations d’ordinaire produisent l’effet contraire ; j’eus soupçon de la vérité, ma conscience s’émut et je posai à Effisio le cas du mandarin de Voltaire

— Ce n’est pas la même chose, me dit-il ; ton consentement ni le mien n’ont rien faire ici. Tout se passe en dehors de nous.

— Mais le silence est une complicité.

— Non, quand on ne peut sauver l’un sans perdre l’autre.

— Tu diras ce que tu voudras ; vos diables de mœurs ne mettent pas la conscience l’aise, et il faut être né là dedans pour le prendre comme tu fais.

Il est certain — je ne dis pas cela à l’avantage de mon ami — qu’il se rétablissait promptement, et que sa tristesse avait pris ce caractère modéré que peut donner le mélange de la crainte et de l’espérance. Et cependant, les fiançailles de Grazia et d’Antioco Tolugheddu avaient eu lieu. Peu de jours après la réponse affirmative donnée par le père de Grazia, une troupe de vingt personnes à cheval, composée des deux Tolugheddu et de leurs parents et amis, était venue d’Oliena à la porte des Ribas. Ce sont les paralymphes (paranymphos), disait-on, sur leur passage.

La porte était fermée ; ils frappent à grands coups. On ne répond pas ; ils frappent encore. Enfin, de l’autre côté de la porte, une voix s’élève :

— Que voulez-vous, et qu’apportez-vous ?

— Honneur et vertu !

La porte est ouverte par de Ribas, qui les conduit dans une seconde pièce, où la famille est assemblée.

— Mère, voici un autre petit-fils ! Femme, voici ton gendre ! Fille, voici ton fiancé. Poignées de main, embrassades et félicitations s’échangent ; puis, les cadeaux sont apportés. On ne parlait dans Nuoro que de ces cadeaux. Pour les Sardes, c’est le grand sujet d’ostentation, et ils y consacrent généralement tout l’argent qu’ils possèdent, car ils n’ont souci de thésauriser. La parure de la femme est la gloire de l’époux et le trésor de la famille. Basilio Tolugheddu avait été magnifique : deux parures complètes de gros boutons d’or et d’argent, finement travaillés, pour manches de corsage ; deux paires de boutons et autant d’argent pour attacher la chemise ; une large agrafe d’or ; un chapelet d’ambre et un le corail, montés en or ; quinze bagues plus ou moins grosses, à couvrir tous les doigts de la fiancée ; rubans brodés de fils d’or et d’argent pour ceinture, et pour orner le corset et le bas des jupes ; enfin, chose qui surtout causait émerveillement, une montre avec une chaine d’or ! Il y en avait, assurait-on, pour mille scudi (5, 000 fr.)

— Est-elle heureuse ! disaient les jeunes filles à l’envi, pendant que la pauvre Grazia pleurait.

À partir de ce jour, Grazia était devenue comme l’épouse d’Antioco Tolugheddu. Le lien qui les unissait, consacré par la famille, était aussi sacré que le lien légal ou religieux. Ils n’avaient ni l’un ni l’autre le droit moral de le rompre ; ils étaient liés pour la vie. Désormais, Antioco pouvait entrer à toute heure chez de Ribas, comme un membre de la famille, y manger, y dormir et traiter Grazia avec une familiarité, décente sans doute, mais qui n’avait de bornes que la pudeur de la jeune fille et sa volonté. De Ribas eût trouvé de nuit son futur gendre dans la chambre de sa fille, qu’il n’y eût pas eu matière à sanglants reproches. On eût pressé le mariage, voilà tout. Comme ces fiançailles durent plusieurs années, surtout chez les gens pauvres, qui ont peine à se procurer les meubles et le trousseau, il est rare qu’au jour du mariage l’épouse soit vierge ; il n’est pas rare qu’elle offre les signes d’une maternité avancée. Mais on ne voit pas de mal à cela ; ils étaient époux d’avance.

La chose va si loin, que dans les cantons plus au nord, à Tempio, par exemple, dit-on, le fiancé est mis immédiatement en possession de ses droits d’époux, et le mariage quelquefois n’a lieu qu’après la naissance de plusieurs enfants.

Quant à Grazia de Ribas et Antioco Tolugheddu, jamais le dicton que : richesse n’est pas contentement, ne montra mieux sa réalité sur deux visages. Grazia était l’image vivante de la mélancolie. Plusieurs fois, je la rencontrai sur le chemin de la fontaine : elle marchait silencieuse et morne, à côté de ses compagnes riantes et babillardes, et à ma vue elle pâlissait, baissait les yeux ; souvent une larme roulait sur sa joue. Nous échangions un salut sans nous parler. Je n’osais point l’aborder, et elle semblait m’éviter. Une fois même, elle tourna la tête, en feignant de ne pas m’avoir aperçu et je compris qu’elle cherchait à étouffer son cœur, et à remplir ce qu’elle croyait son devoir.

Pour Antioco Tolugheddu, il n’était plus le même. Son épanouissement naïf et vantard, ce contentement de soi, qui brillait sur sa figure, avait fait place à un air sombre et défiant. On le voyait quelquefois, tout à coup, regarder derrière lui d’un air effaré. Quand il était à Nuoro, il ne sortait jamais de la ville et toujours une escorte de deux ou trois amis l’accompagnait sur le chemin de Nuoro à Oliena. Lui qui, auparavant, ne portait presque jamais d’armes, de peur sans doute de gâter le velours de ses habits, il avait, pris un fusil pour cause de défense personnelle, ainsi que le porte le permis délivré à tout Sarde qui en fait la demande, contre le prix de sept francs. — Beaucoup même le portent sans cela. — Il avait, outre ce fusil, la dague passée à la ceinture, et d’une de ses poches sortait la crosse d’un revolver. Souvent, il logeait chez de Ribas, et y restait deux ou trois jours, pour ne pas multiplier les voyages sur le chemin d’Oliena, où les gorges sont fréquentes et l’embuscade facile.

C’était au café seulement qu’on le voyait retrouver un peu son ancienne faconde, rire et plaisanter ; mais d’un rire bruyant et excessif, comme celui d’un homme dont les nerfs sont surexcités. Il maigrissait, et ses compagnons le raillaient quelquefois, avec la cruauté que peuvent comporter de telles mœurs.

— Tu aimes trop ta fiancée, Antioco ; l’amour te rend blême. Quel pauvre galant tu fais ! Quoi, tu as pour promise la plus belle. fille du pays, et tu prends la mine d’un fiancé de la mort !

Antioco se fâchait de ces plaisanteries et elles le rendaient plus inquiet encore. Au fond, tout le monde savait plus ou moins de quoi il s’agissait ; on savait pourquoi Raimonda, sombre et fière, ne venait plus à la danse, et passait dans le village sans se mêler aux conversations. On devinait la cause des angoisses d’Antioco. On regardait Nieddu, silencieux et grave, avec respect. Tout le monde savait, et dans cette agglomération de six mille âmes, seules, quelques personnes ignoraient tout, et ne devaient jamais rien savoir. C’étaient les agents de l’autorité, depuis le président du tribunal jusqu’au dernier carabinier, en y comprenant cette colonie italienne, composée de fonctionnaires et de spéculateurs, que la péninsule jette sur la Sardaigne, comme une métropole sur ses colonies, et qui représente la civilisation d’une manière absolument antipathique aux Sardes, — que ceux-ci aient tort ou raison.

J’avais mentalement fixé mon départ au jour du rétablissement d’Effisio ; et maintenant sa blessure était à peu près fermée : il se levait, sortait de sa chambre, mangeait assez bien, dormait à peu près, et, s’il restait mélancolique, il ne semblait point désespéré. Je parlai donc de partir ; mais au premier mot je le vis profondément chagrin, et il me supplia de rester, si aucun intérêt ne m’appelait ailleurs.

— Quoi, me dit-il, tu voyages pour ta santé et ta distraction : en dépit de la mauvaise réputation de la Sardaigne, tu ne trouveras nulle part un air plus pur qu’à Nuoro. Sur ces montagnes, n’arrivent point les miasmes des plaines, et les vents des deux mers renouvellent sans cesse notre atmosphère. Tu as un terrain illimité de chasse et de promenade ; mes chevaux pour courir la campagne. Après m’avoir aidé, secouru, soigné comme tu l’as fait, n’as-tu donc rien de plus pour moi ? qui, désormais, t’aime autant qu’un frère ? Demande-moi ce qui te manque, je tâcherai de te le donner ; mais reste auprès de moi, si nulle affaire urgente ne t’appelle. Tu ne saurais visiter en cette saison le reste de la Sardaigne ; car, à partir de juillet, c’est la saison de l’intempérie, à laquelle les étrangers ne peuvent s’exposer sans péril. De toutes les plaines cultivées, et principalement des plus fertiles, s’élèvent des exhalaisons pestilentielles, sources de fièvres parfois mortelles, même pour les gens du pays. À Naples, à Florence, à Rome, tu trouverais ou la mal’aria ou des chaleurs telles qu’elles t’ôteraient tout le charme du voyage. Reste avec moi ! Ta seule présence peut m’aider à supporter le poids qui m’accable. Je ne t’ai pas caché mon espérance de ne point perdre Grazia pour toujours ; mais la savoir fiancée d’un autre, exposée aux tendresses de ce Tolugheddu, et s’efforçant elle-même de ne plus m’aimer, par l’idée qu’elle se fait de son devoir, cela par moments surmonte mon courage, et me rendrait peut être capable d’un coup de tête, si j’étais entièrement guéri. Je suis au milieu d’événements, où un bon conseil peut m’être bien nécessaire ! Vois-tu, j’ai dans les veines du sang de ce pays, et en même temps j’ai pris hors d’ici la conscience et l’esprit d’un civilisé, deux pôles différents, entre lesquels parfois j’oscille d’une manière cruelle. Si le mariage de Grazia s’accomplit, je ne puis rester ici ; j’y deviendrais fou ! Tu m’as proposé de m’emmener en France, je te suivrais alors. Si… ce mariage est empêché, tu peux m’être bien utile encore, je ne sais… Tout ce que je puis te dire, c’est que ce m’est un grand chagrin de te voir partir, et que, si tu n’as pas d’impérieuses raisons, il faudrait rester.

Il me parlait ainsi, les yeux pleins de larmes Je l’embrassai en lui disant que je resterais encore. Il avait raison dans ce qu’il affirmait. de Nuoro et des avantages que je trouverais à y passer l’été plutôt qu’ailleurs. Mais ma décision, je l’avoue, n’allait pas sans quelque dévouement. Après tout le pittoresque dont mes yeux avaient été frappés dès l’abord, je commençais à sentir le manque absolu e certains côtés de la civilisation, que j’apprécie fort, la propreté par exemple. À Nuoro, ce qu’on appelle les rues est orné de plus d’immondices que de pavés, et l’intelligente population, pour la plupart agricole, qui l’habite, va chaque soir, ou chaque matin, porter à toutes les issues du village les détritus journaliers de cuisines, des bêtes et des gens, de sorte qu’on ne peut aller à la campagne d’aucun côté, sans avoir à franchir, pendant une centaine de pas, un chemin jonché d’ordures. Le matin et le soir, les rues sont dangereuses pour les passants, par la fâcheuse habitude qu’ont les ménagères de vider par la fenêtre tous les vases de la maison. À l’intérieur des appartements, les commodités sont nulles ; et pour l’ornement des murs et des meubles, l’araignée semble fort appréciée comme tapissière, de même que la poussière sur le carreau, — poussière animée par une prodigieuse quantité de puces, dont les gens ne semblent même pas s’apercevoir.

Ces mêmes ignorances du confortable et de la délicatesse se retrouvaient dans la cuisine, surtout entre les mains de la vieille Angela ; mais ce qui me manquait plus que tout encore, incomparablement, c’était la lecture et le mouvement des idées. Peu de journaux, tous arriérés ; pas de livres, pas de bibliothèque. On peut trouver du charme à s’isoler momentanément du monde, au sein de la nature ; mais c’est à condition de porter avec soi cette partie de l’humanité qui est la moelle des siècles passés, et à beaucoup d’égards encore celle des siècles futurs. En outre, je ressentais souvent le besoin, au milieu de ces mœurs, de ces costumes et de ce langage d’antique provenance, de rafraichir mes souvenirs, d’étudier les origines, de pouvoir m’expliquer à moi-même ce que j’avais sous les yeux.

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 7 MAI 1878.

(11)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

V. — (Suite.)

Préoccupé de satisfaire mes désirs autant qu’il lui était possible, Effisio voulut m’ouvrir la seule bibliothèque qui existât dans les environs, celle du curé de X…, dont il avait été autrefois l’élève. Ce prêtre avait une collection peu moderne, mais très fournie d’ouvrages anciens et de tous les ouvrages marquants du 18 siècle, plusieurs même du 19, jusqu’en 1830. Je devais trouver là, sinon de quoi guider mes recherches sans interruption, du moins de quoi m’occuper amplement.

Ne pouvant monter à cheval, mon ami écrivit au curé de X… il signor vicario don Gaetano, et me donna Cabizudu pour me conduire à X…, qui est à trois heures de distance de Nuoro.

Cabizudu était, par nature, tout à fait apte à remplir la fonction de guide. Agile, bavard, et, pour un Sarde, industrieux, il tenait à m’informer de tout. Il entendait fort bien l’italien, et je savais assez de sarde pour le comprendre.

Nous fîmes vif et bon voyage, et arrivâmes à X…, après trois heures de chevauchée, accomplies presque sans fatigue. Il est vrai que nulle monture n’est plus douce que celle de ces petits chevaux sardes, pleins de courage et de vigueur, dont l’amble est l’allure habituelle. Le Sarde, qui passe la moitié de sa vie à cheval, les dresse à cette allure en leur attachant les pieds latéralement et en les forçant, par un nœud coulant, à se mouvoir ainsi. Malheureusement, il faut le dire en passant, ce peuple n’a pas plus le respect de la souffrance des animaux que celui de la vie humaine. J’étais souvent révolté de la barbarie usitée vis-à-vis de ces serviteurs patients et utiles, que l’homme devrait traiter en auxiliaires. C’est en Sardaigne seulement que j’ai vu le bœuf conduit en laisse à l’aide d’un nœud coulant, passé autour de l’oreille, et qui souvent l’ensanglante et la déchire, tandis qu’un long aiguillon lui laboure les flancs. Ces animaux sont en outre fort mal nourris et ne reçoivent aucun soin, pas même un abri. Ils passent les nuits, hiver comme été, dans des enclos, où ce qui manque le plus, par les chaleurs, c’est l’herbe et l’ombrage. Certainement, c’est à cette incurie et à ces mauvais traitements qu’il faut attribuer la dégénérescence et la petitesse du bétail en Sardaigne.

Avant d’arriver au presbytère, j’avais déjà de nombreux détails sur le signor vicario.

— Vous serez fameusement bien reçu, signor, m’avait dit Cabizudu ; à moins pourtant que la Nanina n’ait ses lubies. Mais don Gaetano a de bon vin, et il n’en sera pas avare pour un ami de don Effisio. Ils étaient parents, don Gaetano et le père de notre jeune maître, et c’est pourquoi il signor vicario a voulu quelque temps se charger d’instruire don Effisio ; mais non pas par besoin, signor, car il en a refusé bien d’autres ! C’est un homme riche que don Gaetano. D’abord il a eu l’héritage de ses parents par la mort de ses frères, et puis il s’y entend à faire valoir son bien ! Ah ! quoiqu’il soit le vicario, il ne faut pas venir lui demander grâce pour le loyer de ses maisons ou de ses terres. Euh…

« — Ce qui est convenu, est convenu, dit-il, quand je fais l’aumône, je la fais ; mais pour la faire, il me faut mon dû. Payez-moi, ou je fais vendre. » Et il le fait comme il le dit ! Ce n’est pas qu’il n’ait le cœur tendre ; ah ! oui dà ! Mais il faut que ce soit une femme. Si elle est jolie et… pas trop farouche, oh ! alors…

— Voilà des commérages ! lui dis-je ; êtes-vous bien sûr de cela ? Effisio ne m’en a rien dit.

— Eh ! signor, c’est qu’il n’y a pas pensé, ou bien que la chose ne lui a pas paru valoir la peine d’être dite ! C’est pourtant comme ça. Mais ne croyez pas qu’il soit le seul.

Et Cabizudu se mit à parcourir tous les environs, me disant ceci du curé de tel village, cela de tel autre, et enfin revenant à celui de X…, et se penchant à mon oreille :

— La moitié des enfants du village !… Oui, monsieur, à ce qu’on assure. Aussi dit-on qu’il devrait au moins laisser son bien à la commune.

À ce qu’on assure ; mais que sait-on ?

— Enfin, si sa Seigneurie ne veut pas me croire, elle verra du moins la Nanina, une des plus belles femmes du pays, signor.

— La gouvernante ?

— Oui, excellenza. Oh ! le mari y est aussi et s’y trouve bien. La cuisine est bonne chez don Gaetano !

Ce fut avec ces connaissances dans l’esprit, que je frappai à la porte du presbytère, et le premier objet que je vis ne fut pas pour les détruire ; car cet objet c’était la Nanina elle-même, aussi belle femme que l’avait représentée Cabizudu, et qui n’ouvrit une fenêtre qu’après nous avoir laissé frapper trois fois.

— Que voulez vous ? nous demanda-t-elle, d’un air assez revêche.

— Voir M. le vicaire, parbleu ! répondit Cabizudu.

— Il est à la messe, répliqua-t-elle, en nous fermant la fenêtre au nez.

Tout l’essaim de diables que peut invoquer un Sarde en colère, fut envoyé par Cabizudu à la Nanina. Je fus obligé de lui défendre de frapper encore ; il voulait, je crois, prendre le presbytère d’assaut.

— C’est una vergogna, signor, une infamie ! recevoir ainsi un ami de don Effisio ! Ah ! porcaria ! elle a beau être la bonne amie, je veux lui faire donner une volée de bois vert (legnata) par son maître. Il faut qu’elle soit là avec un galant ! Oui, j’en jurerais…

— Conduisez-moi de suite à l’auberge, lui dis-je.

— L’auberge ! sa Seigneurie se croit sur le continent, où il y a des auberges partout. Il n’y a pas d’auberges chez nous. À Nuoro, oui, parce que c’est une grande ville ; mais, ailleurs, l’hospitalité… les amis. On est Sarde, signor !

— Alors, trouvez-moi quelque part, au moins pour nos chevaux, une hospitalité que je puisse payer et où nous puissions manger du pain, et boire du vin, que vous m’acheterez.

— Du pain ! Il n’y a personne ici qui vende du pain, bien sûr. — Ah ! s’écria-t-il en se frappant le front, je me souviens, j’ai votre affaire ! Venez, signor ; nous allons chez une dame noble, dona Rafaëla.

— Je ne veux pas aller demander l’hospitalité, comme on demande l’aumône, dis-je en arrêtant mon cheval, que j’avais déjà poussé en avant. Menez-moi chez un pauvre, pourvu qu’il puisse procurer du son et de l’herbe à nos chevaux, et à nous seulement un coin d’ombre. M’avez-vous entendu ?

— J’ai parfaitement entendu Votre Excellence, répondit Cabizudu, avec une grande majesté, et Votre Seigneurie se serait épargné toutes ces paroles, si elle avait un peu plus de confiance en moi. Je vais la conduire chez dona Rafaela, où l’on paie très-bien…

— Ah bah !

— Oui ; c’est une veuve de cavaliere, dont le mari a été tué pour une inimitié (hemistà). Elle avait trois enfants et pas de fortune. elle s’est remariée…

— Ah ! Ah ! avec un manant ?

— Pas du tout, signor, avec un autre cavaliere, encore plus noble. Seulement, il gardait les vaches à la montagne, parce qu’ils avaient perdu leur fortune depuis longtemps. Un jour, comme son bétail ne prospérait pas assez, il en a pris à d’autres, en sorte qu’il est aux galères pour dix ans. Vous voyez que dona Rafaëla a du malheur. C’est pourquoi, afin de pouvoir manger, elle et ses filles, elle s’est décidée à donner à manger aux autres ; mais non pas à tout le monde au moins ; il n’y a pas d’enseigne à sa porte et il faut être présenté.

— Diable !

Et je me mis à rire en pensant que j’allais être présenté par Cabizudu. Je n’en fus pas moins bien reçu, et dona Rafsela me donna la main, en me disant : — Soyez le bienvenu ! comme eût pu le faire une noble dame à la porte de son château. Elle et ses deux filles étaient vêtues à la mode paysanne de X…, peu différente de celle de Nuoro. Une différence qui me plut, c’est qu’elles laissaient voir leurs cheveux sous les châles de laine dont elles se couvraient la tête. Dona Rafaela me demanda ce que je voulais à mon dîner, comme eût pu le faire un maître-d’hôtel qui dispose de grandes ressources. Je lui laissai carte blanche, et, après nous être rafraichis, je me fis conduire à l’église par Cabizudu.

Les églises sardes sont pauvres comme le pays. Celle de X avait assez bonne mine ; mais tout s’y passait en famille, comme je ne tardai pas à le voir. Lorsque j’entrai, — Cabizudu retournait se mettre aux ordres de dona Rafaëla, la messe en était à l’évangile, et l’officiant, — don Gaëtano, se tourna vers le public, pour faire une publication de mariage : à peine l’avait-il prononcée, qu’enflant la voix, et s’adressant au troupeau de femmes agenouillées près de la porte, tandis que les hommes entouraient le chœur :

— Qui est-ce qui rit là-bas ? N’avez-vous point de honte ? Celles qui rient seraient bien aises d’en faire autant ! On ne vient pas rire à l’église et on ne s’y tient pas assises sur les talons comme vous faites. Allons donc ! Vous pouvez bien rester à genoux une heure, peut-être ? N’êtes-vous pas assez contentes de venir à l’église, pour vous y faire voir dans vos beaux habits ; car vous n’y venez que pour ça ! je le sais bien, moi. Au moins, tenez-vous-y décemment. — Et vous, signor, là-bas, vous aussi, croyez-vous qu’on ne vient à l’église que pour voir les femmes ? Ne pourriez-vous pas vous tourner une fois du côté du chœur ? On y met un peu plus de politesse envers le bon Dieu. Quand vous allez chez un homme pour voir sa fille, vous ne tournez pas le dos à cet homme ; vous cherchez au contraire à lui faire croire que c’est pour lui que vous êtes venu ; sans cela il vous mettrait à la porte. Prenez garde que Dieu n’en fasse autant ! Allons ! attention maintenant ; voilà le père capucin qui va vous faire ses adieux. Écoutez-le, et ne ronflez pas !

Il disait tout cela du ton grognon d’un bonhomme chez soi. C’était un gros et grand personnage de cinquante ans environ, à la figure rubiconde, aux sourcils retombants sur un œil impérieux. Après avoir fait ce petit discours à ses ouailles, il alla s’asseoir dans sa stalle, de l’air bourru d’un homme qui s’apprête à subir une corvée. Je me rappelai ce que venait de me dire Cabizudu d’un antagonisme entre le curé et le syndic de X, et que ce dernier, se plaignant de ce que le vicario ne prêchait jamais, avait, au nom de la commune, fait venir un capucin pour prêcher une neuvaine. Don Gaetano avait refusé de recevoir chez lui le prédicateur imposé, et de plus avait trouvé moyen de lui fermer un grand nombre de maisons ; si bien que le capucin infortuné aurait dû coucher à la belle étoile sans le dévouement d’une veuve, amie du syndic, qui avait offert une chambre au prédicateur et lui donnait à manger.

« J’étais nu, et vous m’avez donné des vêtements ; j’avais faim et vous m’avez donné à manger ; j’avais froid et vous m’avez réchauffé, etc.

Tel fut le texte du sermon que prononça le capucin, après avoir (promené du haut de la chaire sur l’assemblée des regards vindicatifs. Il y eut beaucoup de gens qui se regardèrent. Un grognement partit du chœur. Le sermon fut ce qu’on devait attendre ; la condamnation des gens de mauvais cœur ; l’éloge enthousiaste de la personne de bonne volonté, cachée sous les traits de la veuve charitable de l’Évangile, qui avait recueilli et nourri le capucin. Vers la fin, l’allusion était devenue si nette que le prédicateur ne prenait plus la peine de gazer sa reconnaissance et ses rancunes. On se regardait plus que jamais. Tout à coup, une voix retentissante part du côté du chœur. C’est le vicario, don Gaetano ; qui lance au moine cette apostrophe :

— Excusez, père Giovanni ! mais ce n’est pas un sermon que vous nous faites là ! Je m’y connais, quoi qu’on en dise. C’est tout bonnement l’éloge de comara Antonietta Saldi. Attendez un peu qu’elle soit canonisée !

Le prédicateur reste stupéfait et le rire prend tous les assistants, quand de l’autre bout de l’église, près de la porte, part une autre voix :

— Taisez-vous, homme scandaleux !

Tout le monde se retourne et j’entends répéter : il sindaco (le maire) et je vois un Sarde, aux yeux fulgurants, debout sur les marches de l’église, et qui ajoute, mais d’un ton plus bas, quelques paroles à l’adresse de ceux qui l’entourent.

— Taisez-vous vous-même, sindaco Lortu ; c’est vous qui êtes scandaleux ! Je n’irai point parler dans votre municipalité ; vous n’avez pas la parole dans mon église[2].

Le capucin troublé fit un appel à la concorde et descendit de la chaire.

Je revins dîner fort en joie et j’aurais fait un repas copieux, sans l’idée qu’eut la noble donna Rafaëla de déchiqueter de ses propres mains — propres mains et non mains propres — la volaille qu’elle me servit.

Cabizudu avait bien raison de dire que donna Rafaela donnait à manger pour manger elle-même, elle et ses filles : car, au lieu de trouver mon couvert mis, j’en vis quatre, et ces dames, toujours comme des châtelaines, daignèrent me tenir tête. C’était fort bien, si elles s’étaient servi de fourchettes ; mais tout se passa comme on Océanie.

Quel dommage que ces beaux pays du soleil haïssent tant la propreté, dont ils auraient tant besoin ! Les deux filles de donna Rafaëla étaient vraiment jolies ; elles rendaient plus poétique encore, par une certaine grâce non exempte de prétention, le costume pittoresque du pays. Mais il y avait certains détails… par exemple, de petites oreilles, presque aussi noires que les cheveux qui les entouraient… et ces détails gâtaient tout le reste.

— Signora Rafaëla, vint dire Cabizudu.

Qu’y avait-il, bons dieux ! Donna Rafaela s’était levée, rouge d’indignation :

— À qui parles-tu, maroufle, asinaccio (gros âne), cria-t-elle, ne sais-tu pas qui je suis ? Je suis une donna, fille et femme noble, et tu n’es qu’un vilain grossier. Tâche de rendre honneur à qui le mérite, et d’apprendre à parler à tes supérieurs !

— Que Sa Seigneurie m’excuse, dit Cabizudu confus.

Il va sans dire que Cabizudu avait mangé à l’office, autrement dit la pièce d’entrée.

— Je voulais seulement dire à Sa Seigneurie que don Gaetano lui fait réclamer son hôte. — Parce que, continua-t-il en s’adressant à moi, je ne me suis pas fait faute de raconter la vilenie que nous a faite la Nanina, et j’ai dit qui nous étions ; puis, don Gaetano, qui a de bons yeux, a vu Sa Seigneurie à l’église.

Je partis, au grand désespoir de donna Rafaela, sans avoir pris le café, dont l’eau avait été puisée à la cruche, où elles allaient boire à même les unes après les autres. Je le payai toutefois, ce qui la radoucit, et elle me pria de ne pas l’oublier une autre fois ; car on pouvait être sûr chez elle d’un dîner propre et soigné. — Et ce n’est pas la même chose chez la Nanina, ajouta-t-elle.

Qu’allais-je devenir à X… ?

Pourtant, je passai deux jours chez don Gaetano, qui, charmé de voir un continental, et surtout un Français, me retint par mille instances. J’ai montré le prêtre à l’église ; à la maison, don Gaelano était un bon bourgeois assez érudit, parlant de toutes choses librement, comme si l’Évangile et la sainte Église n’eûssent jamais existé ; mangeant bien, buvant mieux encore, et très-libéral envers ses hôtes des excellents vins de Sardaigne, qui vieillissaient dans sa cave. Il me parla en passant de son inimitié avec le syndic.

— Ce coquin-là, me dit-il, serait capable de me tirer un coup de fusil !

— Un syndic !…

— Tout comme un autre ! je ne vais jamais sans ce revolver, ajouta-t-il, en me montrant l’arme qu’il tenait en poche. Ils le savent, et c’est utile. Je ne veux pas me laisser égorger sans résistance, comme ils ont fait du vicario d’Orune et de celui d’Oliena. Non ! non ! ils n’auront pas si bon marché de moi !

Je me disais tout bas : si les curés et les syndics s’en mêlent.

Don Gaetano eût voulu me garder une huitaine et me présenter à tous les notables de X… ; mais j’alléguai l’état de mon ami, à peine convalescent, et partis chargé d’excellents livres, en promettant de les rapporter moi-même.

  1. Nieddu signifie noir.
  2. Le fait est historique.