Grazia (p. 441-467).

XXI

Désormais, tout dépendait de la résolution de Grazia. Mais ce fut vainement que nous allâmes chaque nuit interroger notre poste secrète : aucun billet ne s’y trouvait. La gardait-on à vue ? Aurait-elle cédé aux objurgations de son aïeule, de son père ? Aucun bruit extérieur ne venait à nous, et nous ne pouvions que conjecturer.

Dans les termes où j’avais quitté don Antonio, c’eût été de ma part une inconvenance que de me présenter dans la maison, à moins d’un motif très-plausible. Nous restâmes donc à nous dévorer dans l’attente.

Si nous avions été moins absorbés, plus attentifs aux bruits du dehors, nous aurions su la cause du silence de Grazia.

Ce fut le seul désir de m’instruire des choses du pays qui me fit demander à Angela ce qu’était cette fête de la neuvaine, dont j’entendais parler à Nuoro.

C’est dimanche prochain, après-demain, dit-elle. Est-ce que Leurs Seigneuries n’y vont pas ? Quoi ! don Antonio ne vous a pas invités ?

— Non, dis je.

— Est-il possible ! s’écria-t-elle. Oh ! alors !…

Je l’interrompis pour lui demander où se tenait cette fête, et pourquoi don Antonio faisait des invitations ?

— C’est sur notre montagne, là-bas, répondit Angela étendant la main vers l’Ortobene, à la Cresietta (Chiesetta, petite église) de la Madonna. Pourquoi don Antonio fait des invitations ? C’est bien simple, puisqu’ils ont pris cette année une des chambres.

Après deux ou trois nouvelles questions, j’eus enfin l’explication complète. Cette fête de la neuvaine, comme son nom l’indique, venait après neuf jours de prières faites sur la montagne, où les gens se transportaient avec meubles et provisions, pour y passer tout ce temps autour du sanctuaire, assistant dévotement, matin et soir, aux offices, et le reste du temps vivant là en famille et en comité d’amis. Le dixième jour, toute la population de Nuoro, augmentée de nombreux visiteurs des environs, se rendait aussi à la Cresietta, et l’on y banquetait et l’on y dansait jusqu’au soir ; après quoi la neuvaine était finie et l’on rapportait chez soi ses ustensiles, avec des bénédictions pour toute l’année.

Angela, qui ne demandait qu’à m’instruire, m’apprit ensuite qu’il y avait d’autres fêtes semblables aux environs, tout l’été ; particulièrement, en septembre celle de Gonnara, la plus belle de toutes, où l’on venait de partout, depuis Sassari jusqu’à Oristano. Une fois, il y avait de cela quatre ou cinq ans, un orage épouvantable avait éclaté le jour de la fête, et la foudre, tombant sur le chêne le plus élevé, sous lequel s’étaient réfugiées un grand nombre de personnes, en avait tué ou blessé une vingtaine, pères de famille, enfants, jeunes gens. C’avait été une désolation !

— Que voulez vous, Angela, dis-je, c’est la Providence !

Elle parut étonnée un instant, mais acquiesça, en se signant avec dévotion, et reprit :

Ainsi, don Antonio ne vous a pas invités ?

Elle soupira profondément.

— Alors c’est donc vrai ce qu’on dit, et que je ne voulais pas croire, que c’est Pietro de Murgia qui a voulu qu’ils allassent faire la neuvaine et qu’il est avec eux là-haut, comme le futur époux de Grazia ? Je n’ai pas voulu dire ça devant Effisio, mais je suis bien aise de pouvoir demander à Elle (Sa Seigneurie), ce qu’il en est ?

— Vous savez bien, Angela, que pour moi je ne connais les nouvelles que par vous. J’ai peur seulement qu’il n’en soit ainsi.

— Hélas ! dit-elle, en portant sa main à sa joue pour essuyer une larme, notre Effisio ne sera donc point heureux ! J’ai pourtant mis tant de cierges à la Madonna ! Ah ! signor, c’est que vous n’êtes point assez pieux tous deux pour que Dieu vous favorise !…

Il y avait donc sept jours passés que la famille de Ribas était sur la montagne ; ceci expliquait le silence de Grazia, aussi bien que l’absence de tout mouvement dans la maison, qui m’avait frappé, quand j’avais passé dans le quartier, ou l’avais regardée du haut de la colline. Je résolus d’aller à la fête. Là, je saurais où en étaient les choses et je pourrais parler à Grazia ; bien que de Ribas n’eût pas jugé à propos de m’inviter, il ne pouvait songer à m’exclure du groupe d’amis et de connaissances qui iraient le visiter ce jour-là. Effisio ne crut pas devoir m’accompagner et je l’approuvai de ne point aller se livrer à la curiosité des indifférents.

À dire le vrai, j’étais un peu surpris de n’avoir reçu à cette occasion aucun avis d’Effisedda. Il me semblait que la chère enfant aurait dû prendre malaisément son parti de mon exclusion, et il fallait qu’elle eût reçu à ce sujet une défense formelle. Mais la veille au soir le message vint, apporté par Quirico. Il était descendu avec son père pour les provisions du lendemain, et me pria, de la part d’Effisedda, de lui porter une assiette des belles pêches du jardin d’Effisia.

Nous les offrimes de suite,

— Comme tu voudras, me dit l’enfant ; Effisedda m’a dit qu’il vaudrait mieux les cueillir demain et les apporter toi-même pour qu’elles soient plus fraiches ; mais ça ne signifie rien.

— Si, je les porterai moi-même ; tu peux le lui dire.

J’étais en route aux premiers rayons du soleil levant. Ainsi que me l’avait dit Angela, le chemin était, comme celui d’une fourmilière, tracé par le grand nombre de gens qui montaient des outres de vin, des comestibles, la plupart dans des charrettes à bœufs, ce qui, vu l’état du chemin, est chose inimaginable. Ces braves ruminants, dont on respecte ailleurs la pesanteur, et qui, chez nous, ne sont guère employés qu’aux labours et dans la plaine, sont charges en Sardaigne de tous les transports ; on en a fait, bon gré mal gré, des mules de montagne, les chevaux étant exclusivement réservés pour la selle. Le chemin de l’Ortobene, à l’inclinaison ordinaire des chemins de montagne, joint l’absence complète de main-d’œuvre, — qui d’ailleurs lui est commune avec toutes les voies de viabilité rurale, — si bien que les roues ont à franchir des roches qui saillent à l’aventure, et que les pauvres bouis doivent grimper en tirant leur charge, ou la descendre sur la croupe, la tête en bas. Tout arrive sain et sauf, on ne sait comment, sauf toutefois les malheureuses bêtes, maigres et flétries à faire pitié.

L’Ortobene, qui de Nuoro semble un éventail, se creuse et s’étend au-dessus de la première cime, et c’est sur la seconde, plus élevée, que se trouve le sanctuaire, objet de la neuvaine. Une fontaine est sur le chemin à peu de distance du sommet, et j’y rencontrai des filles norésiennes qui venaient d’en haut chercher de l’eau pour les besoins des fluèles. Ce chemin était bordé de touffes d’yeuse et de tentisque, et çà et là de rochers énormes. Toute la montagne est couverte de chênes-yeuses assez beaux et assez serrés, et rafraîchie par le vent de la mer, dont on aperçoit de la cime, au loin, la ligne bleue.

Ce jour là, autour de la petite église dédiée à la vierge, se trouvait réunie toute une population, parmi laquelle je reconnus la fleur de la bourgeoisie de Nuoro. Le plus pittoresque, c’est que les toilettes n’étaient pas achevées. À cette heure matinale, on voyait de jeunes, et même de vieilles, beautés, soit par les portes ouvertes, soit allant de çà et de là, dans l’appareil négligé de femmes qui font leur toilette du matin en famille. Des jeunes gens, en simple chemise et pantalon, se lavaient la figure dans les seaux apportés de la fontaine ; des enfants demi-nus couraient, échappant à leurs mères ou à leurs bonnes. Tous ces fidèles de la neuvaine, établis là depuis neuf jours, vaquaient à leurs affaires sans cérémonie. D’ailleurs, l’état des habitations excusait ce laisser-aller. Il eût fallu pour loger tout ce monde au moins un village, et l’on ne voyait autour de l’église que de petites chambres sans fenêtres, pareilles à des étables, et peu nombreuses. en Chacune d’elles pourtant devait contenir une famille et ses invités. Introduit par Cesare Siotto, je pus voir un de ces intérieurs dans tous ses détails : c’était le long d’un mur une rangée de matelas, à laquelle faisait pendant, de l’autre côté, une rangée de feuilles, et là-dessus des couvertures ; au milieu, une et table chargée d’ustensiles. La cuisine se faisait généralement en plein air.

— Ceci, me dit Cesare Siotto, en me montrant la rangée de matelas, ceci est le côté des femmes — et là — en montrant la rangée de feuilles — le côté des hommes.

Je me mis à rire.

— Et vous, que venez-vous faire là ? lui demandai-je.

Il fit un grand geste en levant les yeux au ciel d’un air langoureux.

— Ah ! mon cher ! figurez-vous quelles révélations ! quelles rencontres ! quelles familiarités forcées !… Un enchantement 1… On fait plus de chemin ici en une heure qu’à la ville en deux ans, Et des surprises !… Figurez-vous : j’étais venu pour Clotilda M…, je suis maintenant amoureux de la délicieuse Adela P… Il y en a qui perdent énormément à ces indiscrétions, d’autres y gagnent. Un homme qui veut s’éclairer, qui à le culte de la beauté…

— Doit venir faire une neuvaine à la Madonna, dis-je en achevant sa phrase. Ô catholicisme ! farouche ennemi de la nature et de l’amour !…

Césare Siotto rit à ce propos et me raconta quelques chroniques ; puis il dit :

— Mais avouez-moi la vérité. Est-il vrai qu’Effisio aime la belle Grazia de Ribas, veuve Tolugheddu, et qu’il est au désespoir de se voir préférer par le père seul à ce qu’on assure — ce grand coupe-jarret de Murgia ? Tout le monde le dit. Quant à la belle, elle est lamentablement triste ; il n’y a pas à le nier ; et que ce soit pour l’époux mort, je ne le crois guère. Mais comment Effisio ne m’a-t-il pas parlé de cela ?

— Il n’en parle à personne ; c’est un amant sérieux.

— Bah ! il faut qu’il se console. Tenez, je lui connais, moi, une fille ravissante, que j’aimerais si ce n’était Adela. Mais Adela ! mon cher…

Il se mit à exalter les charmes de son adorée et me montra en confidence un ruban qu’elle lui avait donné. Je l’écoutais distraitement, car je venais d’apercevoir Effisedda sortant, en simple jupon, d’une chambre, à peu de distance. La jolie enfant n’était pas de celles qui perdent à se montrer sans toilette. Elle avait la tête nue, une énorme tresse de cheveux noirs battait ses épaules, et sa jupe courte et sans corset dessinait une flexion de taille gracieuse, des hanches déjà saillantes, et laissait voir, grâce à des mouvements étourdis, une jambe déjà pleine et bien faite. Elle ne fit que passer comme un oiseau, puis revint, m’aperçut, fit un petit cri et voulut courir vers moi ; mais alors un mouvement de pudeur naissante la prit. Je la vis rougir, elle rentra dans la chambre et revint peu après, un châle sur la tête ; mais bras et jambes nus comme auparavant. Pour la Norésienne, comme pour beaucoup encore de nos paysannes de France, l’essentiel est d’avoir la tête couverte.

— Ah ! te voilà, me dit-elle, les joues animées d’un incarnat plus qu’ordinaire, j’en suis bien contente ! J’aurais voulu que tu füsses venu plus tôt. N’entres-tu pas chez nous ?

— Il est de bonne heure ; je saluerai ton père plus tard, lui répondis-je avec réserve.

— Mais non, viens tout de suite, nous sommes tous levés.

À mon second refus, elle comprit sans doute ; car elle rentra, et peu après, je vis de Ribas venir à moi. Il me donna la main et m’engagea à venir prendre le café chez lui ; mais avec un peu d’embarras, que je remarquai, sans pouvoir démêler si c’était gêne ou froideur. Je penchai pour la première supposition, en voyant Pietro de Murgia, planté à la porte de la chambre, qu’il dépassait en hauteur, et nous regardant d’un air de surveillance hautaine. Il demeurait donc en effet avec eux ; il était là comme un membre de la famille, ou plutôt il en semblait le maitre. Je me demandai si la tentative faite, à mon instigation, par don Antonio, pour secouer le joug de cet homme ne l’avait point appesanti ? si, pris d’un côté par la crainte, de l’autre par des engagements pécuniaires, le père de Grazia n’avait point perdu toute liberté de réagir contre la volonté de Murgia. D’autre part, malgré la promesse qu’il m’avait faite de ne point nommer à Pietro son accusateur, don Antonio n’était pas assez fic, surtout en face du rusé Pietro, pour que celui-ci ne m’eut pas deviné. Et je crus voir la haine couler pour ainsi dire des paupières de ce grand diable, en ce moment abaissées à la manière des félins ; ainsi que de son faux sourire, tandis qu’il nous contemplait. Afin de ne pas le saluer, je fis semblant de ne pas le voir, et continuai de causer avec de Ribas, qui me promena dans l’enceinte du pèlerinage.

Il y avait peu de chose à voir : en tout, une dizaine de chambres, si l’on peut donner ce nom aux toits bas, sans étage, et sans lumière, où s’entassaient les fidèles, et dont il fallait bien, au risque des regards indiscrets, ouvrir la porte, pour y voir et pour respirer. C’étaient partout les mêmes scènes de déshabillé intime : celles-ci peignant leurs cheveux ou dressant leurs faux chignons, et montrant, sous la camisole blanche, plus ou moins brodée, l’absence ou la présence de leurs charmes ; tel bourgeois oignant sa barbe ou ses cheveux ; tel indigène, — ceux-ci couchent tout habillés, — secouant les feuilles sèches de son lit attachées à son bonnet ou à ses ragas. Des Norésiennes se lavaient les pieds, avant de mettre leurs chaussures, qu’elles ne portent guère que le dimanche. Le prêtre, dans une chambre à part, avec le sacristain et sa gouvernante, endossait son surplis. Toutes sortes de cuisines en plein vent vous envoyaient leur fumée et leur fumet, au visage Les pasteurs d’un covile voisin apportaient le lait ; on déchargeait les provisions venues d’en bas, et les bœufs fatigués se couchaient à terre, bien qu’attelés encore à leurs petites charrettes ; et les enfants, par-dessus tout ce mouvement et ce bruit, criaient, couraient, heureux de ce désordre.

Cette fête n’avait rien de commun avec les nôtres, où les petits étalages et les restaurants abondent. Ici, chacun portait avec soi ses provisions, à moins d’être invité. Le vin était la seule denrée qu’on pût trouver à acheter, et le matin, Angela, tout en grondant fort de ce que je n’eusse pas reçu d’invitation et se disant que j’en recevrais sans doute, bien qu’un peu tard, avait mis dans mon sac un petit pain et une tranche de viande-ne fût-ce, ajoutait-elle, que pour faire honte aux de Ribas ! — Je répondis en effet à don Antonio, en lui alléguant mes provisions ; mais il se fâcha, et m’obligea presque sur-le-champ à les donner à un pauvre. Sur le point de sa magnificence et de son ostentation, il restait le même, et Pietro devrait avoir de la peine à l’en guérir. Nous finîmes donc notre inspection par la chambre des Ribas, où tout commençait à être en ordre, autant qu’il était possible. La famille était au complet, y compris l’aïeule, de plus les deux Tolugheddu, père et mère d’Antioco, et deux jeunes filles, amies de Grazia et d’Effisedda. Pietro était le seul étranger admis à partager la chambrée ; aussi une telle marque d’intimité prenait-elle, à tous les yeux, le caractère de fiançailles, et c’était, comme Cesare Siotto me l’avait fait voir, la nouvelle et le commérage de la neuvaine, où la vie sociale, pour être placée de plus près sous le patronage d’une des cent madonne de la montagne, ne différait que par un peu plus de désordre et d’oisiveté.

Je vis Grazia, mais nous ne pâmes échanger que des paroles officielles et quelques regards d’intelligence. Ils m’apprirent ce que toute sa contenance disait éloquemment : c’est qu’elle était de plus en plus brisée et désespérée. Ses joues avaient pris des tons de cire, ses yeux étaient éteints. Je vis peser sur elle, comme sur son père, le regard doucereusement dur de Pietro de Murgia. Moi-même, ce regard me suivait sans cesse, et je me demandais si de toute la journée il me serait possible de parler à Grazia.

On préparait déjà le repas qui devait être offert à midi aux invités de la famille de Ribas et à ceux de Pietro. Car lui aussi, prenant tout à fait le rôle de gendre, invitait. Preddu Floris et quelques autres allaient et venaient autour de lui, plumant effrontément des perdrix tuées en contrebande, et aidant à dresser la table sous un grand chêne, à quelque distance de là. J’éprouvai bientôt le besoin de me retirer de ce brouhaha et me mis à chercher un peu de solitude. En suivant la crête de la montagne, j’obtins çà et là quelques belles échappées de vue sur les montagnes ou la mer ; il était maintenant près de dix heures, et, bien que tempéré par l’air vif de la hauteur, la chaleur était forte. Je voulus m’étendre à l’ombre et me dirigeai vers un point où les chênes, plus rapprochés, formaient une oasis de fraicheur. Mais en approchant, je vis la place prise, et de telle façon, qu’il eût été indiscret de disputer à ces occupants la solitude qu’ils étaient venus chercher.

C’étaient deux amoureux déjeunant sur l’herbe. De la femme, qui me tournait le dos je ne voyais que le corset de damas rouge, brodé d’or, mis par-dessus la basquine, ainsi que font les Norésiennes aux jours de fête ; mais cette taille, forte et belle, ne pouvait dire que celle de Raimonda ; car c’était Nieddu l’homme assis près d’elle. Penché, il la regardait avec amour ; un rayon de soleil ; qui tombait d’en haut sur sa barbe noire, l’illuminait de tons fauves et donnait une poésie nouvelle à son doux et fin visage.

— Tu ne manges pas, lui dit-elle.

— Je te regarde !

— Ne m’as-tu pas assez regardée ?

— Il me semble que je ne te verrai jamais assez. J’ai peur de ne pas te voir toujours ! Avoir les yeux dans les miens !… cela est si doux !…

Ils n’avaient pas entendu mes pas ; je m’éloignai, pas assez vite pour ne pas voir que leurs regards à force de se confondre attiraient leurs lèvres. Et comme je montais obliquement, je les vis encore un moment après, d’un autre point. Nieddu portait sa gourde aux lèvres de Raimonda et la belle fille, renversée sur le bras de son amant, riait, buvait, et lui portait la gourde aux lèvres à son tour. Ils étaient heureux et semblaient ne point se souvenir qu’ils avaient sur eux le sang d’Antioco… que la vengeance peut-être était proche. Cette rencontre me serra le cœur de sentiments opposés, confus. Je voyais d’un côté ce couple, qui de lui-même avait soumis con bonheur au besoin de venger un affront ; de l’autre, Grazia, la douce Grazia, qui demandait comme expiation la mort de ces deux amants, et sacrifiait Effisio, se sacrifiait elle-même, à ce vou cruel, servi par le sinistre Pietro de Murgia. Tous ces gens me parurent fous, et je n’avais jamais aussi bien senti que le malheur des hommes est le plus souvent leur propre ouvrage.

(À suivre.)

André Léo.
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 14 JUIN 1878.

(37)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE

XXI. — (Suite.)

Après une halte, je revins à pas lents vers la fête ; c’était l’heure de la messe, et tout le monde était dans l’église, sauf un certain nombre d’hommes, qui jouaient aux cartes ou causaient entre eux, et de femmes qui s’occupaient de cuisine. Parmi les joueurs, était Pietro de Murgia, assis à une table et si préoccupé qu’il ne me vit pas. J’entrai dans l’église. Au milieu du groupe de femmes agenouillées sur les dalles, était Grazia, pâle, affaissée, mais inquiète, en sorte qu’il me fut aisé d’attirer son attention. J’allai me placer avec les hommes près du chœur, du côté de l’église opposé à celui où se trouvait Grazia, de manière à pouvoir sans affectation la regarder. Bientôt, nos yeux se rencontrèrent et je mis dans les miens tout le désir que j’éprouvais de lui parler ; elle comprit — que pouvait-elle comprendre autre chose ? — et sa paupière, doucement agitée, me fit un signe à la fois d’acquiescement et de prudence. J’attendis.

Cependant, la messe tirait à sa fin ; déjà, de temps à autre, quelque femme se levait en se signant, et sortait. Chaque ménagère avait la fièvre des apprêts du jour. Au fond, tout le monde savait bien que la dévotion n’était pas la principale affaire en tout ceci, et ce bon peuple était trop ingénu pour y mettre de l’hypocrisie ; on taillait donc au plus court la part du bon Dieu et de la Madonna. Je regardai Grazia de nouveau ; elle me montra du coin de l’œil une porte latérale ; aussitôt sans bruit, lentement, je sortis et m’arrêtai sous le porche, devant une peinture baroque, à laquelle je feignis de m’intéresser vivement. L’une après l’autre, deux femmes sortirent, passant près de moi. Puis une troisième ; Grazia.

— Tâchez, lai dis-je rapidement, d’aller seule à la fontaine ; je vais vous attendre sur le chemin, derrière le gros bloc de rochers. Il faut que je vous parle.

— Moi aussi !… dit-elle, je voulais… À bientôt !

Elle passa. Nul n’avait été témoin de notre court entretien et le petit porche où nous étions donnait sur une partie de l’enceinte, alors solitaire. Pour plus de sûreté, je rentrai dans l’église d’un air flâneur, examinai successivement les atroces peintures qui l’enluminaient, et sortis de l’autre côté, donnant sur la campagne.

Je gagnais par là le chemin de la fontaine, espérant n’être observé de personne, quand retournant la tête, je vis d’assez loin, près de l’église, Raimonda, qui me regardait et, à ce qu’il me sembla me fit signe ; mais je n’avais pas le temps de m’occuper d’elle, et je devais descendre au plus tôt à l’endroit indiqué, au cas où Grazia pourrait venir de suite. Je continuai donc ma descente et pour éviter les commentaires, je pris par le bois, non par le chemin. Arrivé au, bloc de rochers, je m’y glissai de manière à voir sans être vu, et j’attendis.

Le moment s’était trouvé favorable ; car Grazia ne tarda pas longtemps. Je la vis descendre le chemin, sa cruche sur la tête, légère et rapide malgré son abattement et sa lassitude. Elle s’arrêta près de moi, tout essoufflée, et comme je voulais parler, ce fut elle qui m’imposa de l’entendre, avec beaucoup de hâte et de trouble, en regardant si elle n’était pas suivie.

— Mon ami, me dit-elle, je ne suis plus libre ; tous mes mouvements sont épiés ; j’ai vainement essayé d’écrire à Effisio ; on se méfie de moi ; et cet homme surtout, cet homme que je déteste et qui maintenant partage notre maison à titre de fiancé !… Il suit tous mes pas ! Je suis folle de cette obsession ; elle me révolte et m’épouvante ; je ne me sens plus la force d’agir, de penser !… Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne serai jamais la femme de cet homme. Dites cela à Effisio ; dites-le-lui bien, qu’il n’ait pas un instant de doute ! Cela n’est pas possible, je ne serai jamais la femme de Pietro !

— Grazia, lui dis-je, ce n’est pas aux conseils du désespoir qu’il faudrait s’en tenir, mais à ceux de la raison, à ceux de l’amour. Trouvez seulement un moyen de sortir la nuit ; l’un ou l’autre, tour à tour, nous serons là et nous partirons tout aussitôt !…

— Impossible ! reprit-elle, il se défie. Ne rodez pas autour de la maison, car il vous tuerait. Prenez garde ! Vous ne connaissez pas cet homme, c’est le démon !… Il me tient comme sa proie et me croit trop faible pour lui échapper. Cependant il ne m’aura pas ; on ne disposera pas deux fois de moi-même ! Dites-le bien à Effisio !

Je la regardais, voyant bien qu’elle songeait au suicide, et me disais : — Aura-t-elle vraiment cette énergie ? — Elle devina sans douté ma pensée, car elle tira de son sein un petit poignard damasquiné, que j’avais vu dans les armes de don Antonio, et me dit :

— Voilà ce qui me permet de vivre près de cet homme, sans en devenir folle de terreur, et ce qui me délivrera d’une existence que l’on m’a faite si cruelle. Ne doutez pas de moi ; j’aurais craint la mort autrefois ; mais, à présent, son idée seule me console et me rassure. Elle me paraît douce à force de souffrances.

Mon amie, lui dis-je, ma pauvre Grazia, au nom d’Effisio, laissez-moi vous supplier de consacrer toute votre énergie à vous donner à lui, et non pas à lui causer le plus grand chagrin qu’il puisse ressentir. Si vous vous donnez la mort, il se la donnera aussi, j’en suis certain. Ne serait-il, pas cent fois plus raisonnable de vivre ensemble, loin, d’ici, heureux par l’amour.

— Heureux ! dit-elle. En laissant derrière moi les miens en proie à la désolation et au déshonneur ! Non, je ne pourrais être heureuse ! Et mes larmes feraient le désespoir d’Effisio. Je vous le laisse, notre ami ; efforcez-vous de le consoler. Il m’oubliera peut- être. Moi, j’étais née pour le malheur !…

— Mais, ma pauvre enfant, m’écriai-je, réagissant enfin contre sa terreur, — si vraie, si profonde, que moi-même elle m’avait influencé d’abord, — mais votre seul, votre vrai malheur, est de vous abandonner vous-même ; car, enfin, que peut votre père ? que peut de Murgia contre vos refus constants ? On ne vous trainera pas de force, à la mairie, à l’autel ? Votre père oserait-il encore vous frapper ? j’en doute. Mais alors même, il ne pourrait aller bien loin dans ces violences. Une volonté ferme en impose toujours. Vous êtes libre ; vous pouvez sortir de sa maison…

— Il me tuerait, dit-elle en secouant la tête. Nous ne sommes pas dans votre France. Et moi-même, depuis l’enfance, je suis accoutumée à obéir, et tout ce qu’ils croient je l’ai cru, je le crois encore. Souvent, quand je pense aux choses que vous m’avez dites, je sens que vous avez raison. Là, tout à l’heure encore, à l’église, je me disais : — Non, si la Vierge était bonne, si elle était vraiment ce qu’on dit, elle ne me laisserait pas sans secours ; ce qu’on veut de moi est une injustice et une infamie. Et j’ai osé la regarder et lui dire : — Tu n’es donc que marbre ? — Mais aussitôt je me suis sentie épouvantée, el quand la nonna (grand’mère) et mon père, et la mère d’Antioco, me font un devoir de la vengeance, je ne puis pas leur dire le contraire, et je trouve aussi qu’ils ont raison ; car j’ai cru ces choses-là toute ma vie, et il y a peu de temps qu’Effisio et vous m’avez parlé si différemment : Ah ! si j’étais née dans les pays de là-bas et que j’y eusse connu Effisio, quel bonheur eût éte le mien ! Mais mon existence était maudite ! Adieu, mon ami, je ne puis rester ici plus longtemps. Souvenez-vous de la pauvre Grazia ! Et consolez Effisio. Dites-lui bien que je l’aime de tout l’amour de mon âme, et que cette fois je lui resterai fidèle.

Je ne voulais pas la laisser partir sans avoir trouvé quelque moyen de la revoir, de nous entendre ; mais elle était si agitée que je ne pus insister longtemps, d’autant plus que je ne voyais pour le moment rien à lui proposer, rien à faire.

— Quand vous serez de retour à Nuoro, lui dis-je, essayez du moins de prendre les lettres d’Effisio et de lui écrire.

— Oui oui ! me répondit-elle, en me quittant.

Afin de la mieux dérober aux regards de ceux qui passaient, je l’avais placée dans un angle aigu, formé par les rochers. Je fis quelques pas en dehors, afin de voir si elle pouvait rentrer dans le chemin sans être aperçue. Une femme se trouvait là, qui en me voyant poussa une exclamation et courut à moi.

— Raimonda !

Je n’eus pas le temps de prendre un parti qu’elles étaient face à face.

— Je vous cherchais, je veux vous parler… me disait Raimonda.

Mais la voix mourut dans sa gorge et Grazia recula comme devant une vipère, en s’écriant :

— Elle ! cette fille ! Arrière !… Comment ose-t-elle s’approcher de moi ?

De telles paroles, et le geste d’horreur à la fois et de mépris qu’eut la veuve d’Antioco, rendirent à Raimonda, interdite un moment, toute son énergie.

— Et pourquoi n’oserais-je pas, dit-elle croyez-vous valoir mieux que moi ? Vous qui ne savez que pleurer et geindre, et rendre malheureux ceux que vous aimez ? Moi aussi, je sais haïr, mais je sais aimer ! Mon amant se dit le plus heureux des hommes ; don Effisio peut-il en dire autant ?

Je ne vis jamais combien les luttes où l’orgueil se mêle donnent d’aigreur à l’être le plus doux, et quelle est l’âpreté des haines locales. Brisée et désespérée l’instant d’avant, Grazia se trouva debout et superbe pour répondre à sa rivale détestée ; un flot de sang vint à ses joues pâles, et je vis dans ses yeux l’étincelle de la haine sarde.

— Heureux ! dit-elle avec un sourire cruel, lui, votre amant ! Je ne connais point d’homme dont le sort soit plus misérable. Est-il heureux le bandito de la montagne, qui n’a d’autre abri, sous la pluie et sous la neige, que des rameaux dépouillés, qui manque de pain et vit de rapines, ou de la charité des pauvres pasteurs ? Est-il heureux l’homme chargé de chaines et couché sur la paille, qui mange le dur pain des prisons ? Tel fut longtemps le bonheur de l’amant d’une fille effrontée, qui ose se vanter d’aimer celui dont elle a gâté et perdu la vie ! Et tout cela n’est rien encore… Le bonheur que goûte cet amant n’est rien près de celui qui l’attend !…

Il était trop facile de comprendre cette allusion cruelle, dont l’ail et le geste de Grazia, fixés sur la terre, rendaient le sens plus terrible. Raimonda frémit et sourit à la fois :

— Tel qui croit dompter son ennemi, dit-elle, est dompté par lui. Qui sait si Grazia de Ribas, veuve Tolugheddu, fiancée de Pietro de Murgia, n’aura pas un troisième époux ! elle, qui se laisse donner par son père, avec la même facilité qu’une truie se laisse vendre par son maître ?

Sous cette injure sanglante, des pleurs jaillirent des yeux de Grazia ; mais elle ne resta point silencieuse. En vain, j’essayais de les apaiser, de les éloigner, ni l’une ni l’autre ne pouvait se résoudre à lâcher pied qu’après avoir atterré son ennemie.

— N’est-il pas plus honorable, dit Grazia, de se laisser donner par son père que de se donner soi-même au premier galant qui vient s’amuser de vous ?

— Tu mens ! cria Raimonda, tu mens ! Je ne suis pas comme toi ; un seul homme m’a touchée. Ce n’est pas moi qui feins de pleurer un époux que je n’aimais pas. Et je ne serais pas si Ache et si niaise que d’abandonner celui que j’aime, pour mettre ma main dans celle d’un homme, qui, pour une bonne part, fut l’assassin de celui qu’on prétend venger.

— Que voulez-vous dire ? demandai-je à Raimonda.

Et Grazia elle-même se tut, attendant la réponse que Raimonda allait faire.

— C’est à vous que je veux parler, à vous seul, dit celle-ci d’un ton impérieux. — Cependant, ajouta-t-elle, en se radoucissant tout à coup et en désignant Grazia, elle devrait s’estimer heureuse de savoir cela, si elle avait assez de sang dans les veines pour avoir une volonté.

Grazia allait répondre ; mais je l’entraînai à quelques pas.

— La haine vous égare, lui dis-je. Ou retournez de suite près des vôtres, comme vous le vouliez tout à l’heure, si véritablement votre absence est un danger pour vous, ou écoutez ce que cette fille veut me dire, et qui, je le pressens, est une nouvelle accusation contre le Murgia.

— Hélas ! me dit-elle, moi je n’en al pas besoin et mon père ne croira pas plus celle-ci que les autres. En outre, que peut-on croire d’une pareille bouche ? ajouta-t-elle avec mépris.

Emportée par cette rencontre au-delà de son caractère habituel, et de ses forces, Grazia subissait déjà la réaction de l’effort : ses mains tremblaient dans les miennes. Tout son corps tremblait. Cependant, elle s’appuya contre la roche, à portée d’entendre ce qui se disait et je retournai vers Raimonda.

— Me voilà prêt, lui dis-je, à vous entendre. Et j’espère n’avoir pas besoin de vous prier de ne laisser désormais sortir de votre bouche aucune injure pour les personnes qui me sont amies.

Elle eut un sourire sardonique, en regardant la colombe blessée qui s’abritait du combat, et me dit :

— Je veux bien. Après tout, pour ses forces à elle, c’est assez. Je veux vous dire ceci : Tout autre que don Antonio se serait défié de Pietro de Murgia, après ce qui a été révélé dans le procès. Tout le monde a bien vu qu’en faisant échapper Nieddu, quand les Tolugheddu le voulaient faire emprisonner, Pietro cherchait à se débarrasser d’Antioco. Mais il y a encore une autre chose, que nous ne pouvions pas dire, et la voici : Nieddu s’est trouvé manquer de cartouches et de balles peu de jours avant… le jour que vous savez. Alors il m’a dit : Va en demander….

J’avais, un moment auparavant, entendu un pas dans le chemin et j’avais aperçu vaguement une forme humaine ; mais, comme nous étions à distance, il m’avait semblé inutile de m’inquiéter d’un passant, qui n’était pas le premier depuis notre halte en cet endroit. Il me suffisait que Grazia fût abritée contre les regards, et je pensais qu’elle l’était encore. Aussi, fus-je violemment surpris, lorsque, à la manière d’un tigre qui fond sur sa proie, Pietro de Murgia parut entre nous. Un cri de terreur s’échappa de la poitrine de Grazia. Je crus à une violence ; et mis la main sur mon revolver. Mais Pietro ne fit que s’arrêter une seconde en face de Raimonda, qu’il regarda d’un air menaçant et hautain, puis, allant prendre brusquement la main de Grazia :

— Signora Tolugheddu, ce n’est pas ici votre place ! Votre père est inquiet de vous et il m’envoie vous chercher.

Je m’approchai de Grazia.

— Permettez-moi de vous reconduire, lui dis-je.

— Non ! non ! balbutia-t-elle, c’est inutile ; merci !

— Mon escorte suffit à la signora, me dit Pietro, d’un air à la fois doucereux et insolent.

— C’est l’avis de la signora que je désire, lui répondis-je.

— Elle vous l’a donné.

— Oui, dit Grazia, qui, je le vis, craignait une rixe entre nous. Je vous remercie. Restez ici. Maintenant, je vais à la fontaine.

— Il y a des servantes là-haut pour cet ouvrage, signora, et vous vous donnez trop de peine, dit Pietro en l’entraînant.

Cependant, ils descendirent ensemble, elle se trainant près de lui, qui marchait droit et superbe. Raimonda, saisie par la brusque apparition de Pietro, avait cessé de parler ; mais elle n’avait pas poussé une exclamation et était restée à la même place, immobile et fière. Quand nous fûmes seuls :

— Vous voyez, me dit-elle avec dédain, comme elle le suit, cet homme qu’elle déteste, et qui tout autant que nous a voulu la mort de son époux !

— A-t-il vraiment fourni là poudre et les balles ? demandai-je en frémissant.

— Oui ! Je vous le jure par le sang du Christ ! Nieddu n’en avait plus, et personne parmi les pasteurs ne se souciait d’en acheter pour lui, de peur qu’on le sût ; moi, le marchand sans doute m’eût refusée, car tout le monde savait ce que nous en voulions faire. J’allai de la part de Fedele trouver Pietro, et il me donna avec empressement tout ce qu’il avait, disant : — Ce pauvre Nieddu ! Il faut bien qu’il tue quelque daim pour sa nourriture ! Mais je voyais dans ses yeux comme la danse d’une flamme de feu, pareille à ce que peut être le rire de Satan. Et de ce moment je le haïs et le méprisai, car je me dis : — Celui-ci tue son ennemi en lui serrant la main.

— Et maintenant, signor, cet homme veut tuer Nieddu pour épouser Grazia, et elle, qui en aime un autre, accepte ce traitre pour vengeur et feint de nous haïr, quand la mort de son époux l’a délivrée de sa chaine. Tout cela est-il juste et franc ? Ah ! si elle avait su résister à son père et épouser don Effisio, qui, lui, ne veut pas tuer ceux qu’il ne hait pas, je l’aurais aimée, votre Grazia. Mais…

Ils devaient bientôt revenir de la fontaine ; afin d’éviter une nouvelle rencontre, j’emmenai Raimonda par un sentier plus abrupt que le chemin et qui remontait aussi la colline. Je comprenais son but maintenant : la pauvre fille, inquiète pour la vie de son amant, était au fond l’alliée des amours de Grazia et d’Effisio. Tout en marchant, elle continuait de répandre son cœur.

— Il faut que vous disiez cette chose à don Antonio et à Grazia, n’est-ce pas ? Si aveuglé que soit le père, et si faible qu’elle soit, elle, ils ne peuvent pourtant passer outre à un tel soupçon. Ils ne m’auraient pas crue, moi, ils n’auraient pas même voulu m’entendre. C’est pourquoi je vous ai cherché, Oh ! maintenant que ce Murgia est le fiancé, je n’ai plus une minute de vrai bonheur ! Je suis comme la perdrix qui voit o milan planer sur ses petits, éparpillés autour d’elle, Quand Fedele sort de la maison et que je ne puis le suivre, mon cœur demeure serré comme entre des tenailles, et je ne puis respirer que je ne l’aie vu de loin ramener ses pas vers nous. Fedele m’a promis de tuer Murgia, maintenant qu’il se voit menacé par lui, Hélas ! le pourra-t-il ? Cet homme est plus rusé qu’un renard ; on le croit toujours ailleurs qu’où il est, et on le voit paraître quand on s’y attend le moins. Vous avez bien vu tout à l’heure. Le plus sûr, c’est qu’il ne soit pas chargé de la vengeance des Tolugheddu ; car alors il ne fera rien contre nous, n’y ayant point intérêt, et craignant d’avoir affaire avec la justice. Dites donc la vérité à don Antonio ; je suis prête à la jurer sur le crucifix. Et si Pietro le sait, que ce soit du moins sur moi qu’il se venge !…

Elle me disait tout cela avec une abondance de larmes, de soupirs, de regards de feu, tantôt joignant les mains avec force, tantôt les appuyant sur son cœur, et tantôt levant les bras avec énergie. Il me fut cruel de décourager son espoir. Mais je lui devais la réalité. En apprenant que j’avais déjà vainement communiqué mes soupçons à don Antonio, elle s’épancha en malédictions contre tant d’aveuglement et de lâcheté.

— Car, dit-elle, en mettant avec intelligence le doigt sur la plaie, c’est la crainte qu’ils ont de lui ! Enfin, malgré tout, répétez-leur ce que je vous ai dit. Me le promettez-vous ?

Je le lui promis, et nous nous quittâmes.

Peu de temps après, je m’asseyais à la table des Ribas. Nous e : ions une vingtaine de convives au moins ; mais, à cause de l’insuffisance de la table, les hommes seuls étaient assis, en vertu de la loi barbare, si peu naturelle, qui donne au plus fort, à l’exclusion du faible, l’aise et le repos. Faute d’être gai, le repas était bruyant ; Pietro parlait haut, buvait largement, et faisait les honneurs, éclipsant le chef de la maison. De temps en temps, je le voyais tomber dans un assombrissement, qu’il secouait aussitôt. Deux ou trois fois, je surpris sur moi son regard oblique. Le repas, commencé à plus de deux heures, n’était pas fini à quatre. N’y tenant plus, je me levai et m’allai promener dans l’enceinte, où l’on dansait, entre bourgeois, des contre-danses françaises et des polkas, au son d’un accordéon, tenu par un carabinier. À côté, se préparaient les danses paysannes, et une foule de jeunes filles et de jeunes gens retardataires arrivaient ponr y prendre part. Les riches et flambants costumes de Dorgalli, l’élégant costume de Fonni, ceux d’Oliena, de Mamoiada, d’Orune, de Bitti, etc., se croisaient et papillottaient sous mes yeux, avec mille flammes des yeux, et mille rayonnements des sourires de tout ce peuple venu là pour se faire en commun de la joie.

Dans un groupe, un peu à l’écart, les préludes d’une guitare se firent entendre. On allait chanter, peut-être improviser. En entendant ceux qui se dirigeaient de ce côté répéter le nom de Fedele Nieddu, je les suivis. En effet, c’était Nieddu qui se préparait à improviser, sur la demande que beaucoup lui avaient faite. Jamais je ne l’avais vu si poétique : son visage était éclairé de cette lumière idéale que nous comparons à la lumière visible, mais qui pare et fait reluire autrement le front humain. Il semblait tout vibrant aux harmonies qui l’enveloppaient, sur cette cime de montagne inondée de soleil et d’ombre, dont les feuillages frémissaient au vent de la mer, et qui dominait le vaste ensemble de montagnes, de monts, de vallées, de bourgs, de forêts, qui était la Gallura, sa bien aimée patrie.

André Léo.
(La fin à demain.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 20 JUIN 1878.

(41)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE.

XXI. — (Suite.)

Au milieu de la foule sympathique et joyeuse qui entourait Nieddu, son cœur aussi battait du même rhythme humain et joyeux. Et en face de lui, au premier rang, se tenait Raimonda, qui fière et à ce moment heureuse, le contemplait, oubliant ses craintes dans l’orgueil de son amour. Il sourit et respira largement. Ses yeux doux et inspirés s’agrandirent, et il se mit à chanter sur un air simple et monotone, que sa voix variait par la seule puissance de l’accent, les vers suivants, en les accompagnant sur la guitare d’accords simples, mais vibrants.

Que nous apporte l’air qui souffle
Du côté de la grande mer ?
Et qui vient se perdre dans les rameaux
Avec un bruit doux et une douce haleine ?

Que dit là-haut la cime,
Nue sous le ciel bleu,
Où vient le mouflon sauvage
Contempler d’en haut les hommes ?

Que dit la montagne couronnée de chênes,
Où se parlent la feuille, le vent et l’oiseau ?
Où le rayon amoureux dit à l’ombre :
Danse avec moi et baisons-nous ?

Que dit le sol mystérieux
Où travaillent les génies créateurs
Où la vie naît des embrassements
De l’eau féconde et de la féconde poussière ?

Que disent vos prunelles humides
Ô jeunes filles riantes ?
Et les éclairs de vos yeux,
Ô jeunes hommes de la Gallura ?

Qu’y a-t-il au fond des cordes sonores ?
Dans la voix qui chante, ou pleure ?
Dans le son qui monte, harmonieux ?
Dans les bruts vagues et lointains ?

Ce que disent l’air et les cimes,
La feuille et l’oiseau, le rayon et l’ombre,
Le sol, l’onde et les génies de la terre,
Le feu et l’humidité des regards humains.

Ce que disent les cordes sonores,
Et les bruits harmonieux,
Tout ce qui vibre dans l’air,
Et qui palpite sur la terre.

C’est l’amour, le grand amour !
Lui seul est l’âme du monde ?
Il est le charme des êtres !
Il est la force et la vie !

Que serions-nous sans l’amour ?
Quel breuvage donne plus d’ivresse ?
Quel aliment plus de force ?
Quelle vertu, plus de grandeur ?

L’amour n’est pas seulement,
Le bonheur, il est l’héroïsme !
Il nous fait doubles, et nous donne
Toutes les délices de la terre,
Avec toutes les poésies du ciel !

Pour cette dernière strophe, plus longue que les autres, Nieddu avait changé l’air, en le prolongeant, avec une maestria de musicien, en même temps que d’artiste, bien qu’il ne sût pas une note de musique. Tandis que les applaudissements éclataient autour de lui, encore tout vibrant, il restait penché sur son instrument, où les dernières ondulations s’éteignaient dans le bois sonore. Le visage de Raimonda resplendissait d’amour et d’orgueil. Tout à coup Nieddu releva la tête et passa de nouveau les doigts sur la guitare. Ses yeux étaient chargés de rêverie et l’expression de son visage mélancolique plus que jamais. Il changea de ton, par quelques accords plus graves tout à coup, et d’un accent doux et saisissant à la fois, il ajouta :

Amour, vie pleine et suprême !
Que deviens-tu dans la mort ?
La dent des vers du tombeau
Te ronge-t-elle aussi dans le sépulcre ?


Mais le ver ne ronge pas la flamme !
Une vapeur s’élève des tombes ;
Ô ma bien-aimée ! vivant ou mort,
Mon amour t’enveloppera !

Je serai l’air qui baisera tes lèvres ;
Le son qui bruira dans ton oreille :
La chaleur qui fera circuler ton sang :
La voix secrète qui parlera dans ton âme.

On applaudit encore ; mais Raimonda était devenue sombre. Le groupe se dissipa, et j’allai voir les danses populaires, qui avaient commencé.

Après ce spectacle, qui m’absorba quelque temps, et diverses conversations avec Cesare Siotto, Branca, et quelques autres, voyant la nuit venir, je me disposais à partir, quand je fus abordé par Cabizudu.

— Quand Sa Seigneurie voudra descendre, elle me le dira.

— Pourquoi cela ? Justement, je vais partir.

— Pas tout seul, signor ! don Effisio me l’a formellement défendu.

— Comment ! C’est fort bien ; mais personne ne me le défend à moi.

— Oh ! Elle ne voudrait pas faire cette peine à don Effisio ; et d’ailleurs je Le suivrais. Il est encore de bien bonne heure ; cependant, si Sa Seigneurie veut absolument partir, je vais aller chercher Gavina et les autres, qui sont à danser.

— Ah ! Gavina danse !

— Eh ! que voulez-vous, signor ! Il faut bien se consoler ; on ne peut pas épouser les morts.

— Elle a raison. Aussi, ne veux-je point la déranger, et puisqu’il faut que nous revenions ensemble, je vous attendrai.

J’attendis jusqu’à la nuit tombée, et Gavina ayant fini de danser, nous partîmes, accompagnés d’une douzaine de personnes, jeunes filles, jeunes gens, et leurs parents. J’étais allé prendre congé des Ribas, et j’avais pu, car Pietro de Murgia n’était pas là, échanger un mot avec Grazia.

Nous avions descendu la première côte, et cheminions sur le plat chemin, avant d’arriver à la seconde, quand nous entendîmes, à gauche, un bruit de pierres, qui roulaient dans l’escarpement, comme sous les pas d’un homme.

— Qui diable peut monter à cette heure ? dit Cabizadu, en s’arrêtant.

— Peut-être est-ce qu’il descend ? dit un jeune homme de notre groupe.

Et l’on se mit à rire. Le bruit avait cessé, nous passâmes.

La nuit était claire, et l’air, refroidi par un vent du nord-ouest, était doux à respirer après cette chaude journée ; il y avait au ciel illumination d’étoiles, et la gaîté de la fête s’épanchait encore dans notre groupe, ici par des rires, là par des chants d’ensemble, que chérissent les Sardes. Tout à coup — nous commencions à descendre la seconde côte — un cri prolongé comme un appel, d’un accent désespéré, monta vers nous. Tous les cœurs se glacèrent et nous nous arrêtâmes subitement.

— Qu’est cela ?

— Qui peut crier ainsi ?

— Diavolo ! Quelqu’un aura été refroidi par là, dit Cabizudu. Allez signor, il fait bon d’être en compagnie ! Allons voir !

Déjà, nous descendions en courant, les jeunes gens et moi. De temps à autre, un nouveau cri, lamentable à rompre les nerfs, nous donnait la distance qui restait encore. Enfin, nous arrivâmes près d’une masse noire, qui gisait à terre, sous la nuit grise, et d’où s’échappait une sorte de râle effrayant, comme celui d’une poitrine qui se déchire. Non moins brisée, une autre voix s’éleva, que j’avais, hélas ! pressentie : celle de Raimonda !

— Je vous en prie ! dit-elle, soulevez-le doucement ; oh ! bien doucement ! et portons-le vite à Nuoro. Qui va devant chercher un médecin ? Oh ! courez vite, mes amis, secourons-le vite ! Il n’est pas mort !

C’était bien lui, Nieddu, qui était étendu là. Et quand je voulus me pencher sur lui, je sentis une humidité chaude, dont la terre était trempée, mouiller mes genoux et s’attacher gluante à mes mains. On pressait Raimonda de questions.

— Vous le voyez bien, dit-elle avec un calme effrayant, il l’a assassiné ! Dépêchons-nous ! on pourra peut-être le sauver encore ! Oh ! n’est-ce pas ? dit-elle en me reconnaissant.

Je fis cesser les questions ; je dépouillai mon paletot pour y placer Nieddu ; un des hommes donna son capotu, et nous le portâmes à quatre, ainsi, comme sur une civière, en nous relayant de temps en temps. Deux hommes étaient partis en avant, selon l’ordre de Raimonda, pour chercher un médecin. Les femmes autour de nous éclataient en gémissements.

— Oh ! quel malheur ! disaient-elles. Un si beau cantore ! (chanteur). Povero Nieddu !

Raimonda marchait à côté de son amant, guidant les mouvements de ceux qui le portaient. J’étais surpris de n’entendre aucune imprécation sortir de ses lèvres. Elle était affreusement pâle : je voyais dans la nuit sa figure blanche ; mais elle n’exprimait qu’une pensée : arriver au plus tôt ! Le sauver peut-être.

Heureusement, nous n’étions pas loin de Nuoro, et la maison de Nieddu était, de ce côté, l’une des premières. Le râle du moribond faiblissait quand nous arrivâmes. Dans l’humble demeure, le médecin attendait, près de la mère gémissante. Il palpa le corps :

— Il y a encore de la vie, dit-il, ne pouvant s’empêcher de frissonner sous le regard fixe de Raimonda.

Elle, dont on n’entendait plus le souffle, respira. Le docteur fit quelques prescriptions, qui me semblèrent insignifiantes. Quand il voulut partir, la pauvre fille, se jetant à ses pieds, le supplia de rester. Il céda ; mais un coup d’œil que nous échangeâmes m’ôta tout espoir.

La chambre étant pleine de monde et ma présence étant inutile, je sortis navré. Le lendemain, à l’aube, un glas sonna. Le cœur serré, nous envoyâmes Angela aux informations. Elle revint en pleurant.

— Il est mort ! nous dit-elle. Pauvre Nieddu !… Pietro de Murgia l’a assassiné !