Grazia (p. 467-480).

XXII

Ce dire d’Angela était dans toutes les bouches : Pietro de Murgia l’a assassiné !

Comment le savait-on ? Moi, qui avais été l’un des premiers témoins oculaires, je n’avais rien vu, je ne savais rien. Cet éboulement de pierres, sous des pas humains, en des sentiers où les pâtres ne passaient qu’en plein jour, était le seul indice qu’on put rapporter à l’assassin mystérieux, que nul n’avait aperçu, pas même sans doute sa victime. Raimonda ne s’était occupée que de son amant ; elle n’avait, en ma présence du moins, accusé personne. Et cependant, de toutes parts, la voix publique dénonçait Pietro de Murgia comme l’assassin.

Le lendemain de la fête, les fidèles descendaient de la montagne, et de ceux-ci à ceux d’en bas, qui les premiers avaient su l’événement, c’étaient des questions multipliées et d’ardents récits qui se croisaient. Les uns peignaient l’affreux spectacle de la route, le transport lugubre, les souffrances de Nieddu, la douleur des siens. Ceux d’en haut étaient tenus de fournir des détails sur les allures de Pietro de Murgia, dans la soirée. Or, quand une foule se charge d’une instruction, elle s’en acquitte avec plus ou moins d’exactitude ; mais toujours avec zèle. Et voici ce qu’on racontait :

À l’heure de l’assassinat, les de Ribas, assis à leur porte, prenaient l’air du soir, avec les Tolugheddu et plusieurs autres personnes de la neuvaine. Pietro de Murgia, ni aucun de ses familiers n’y était, cela était certain. On causait. Seule Grazia, assise sur le banc de pierre, à côté de sa belle-mère, ne disait rien. Les uns parlaient d’aller se coucher, les autres de passer la nuit à la belle étoile, quand Pietro de Murgia vint tout doucement s’étendre par terre, à côté de Quirico, déjà endormi, et d’un Norésien, nommé Tolu, voisin des Ribas. Pietro ne dit mot d’abord ; puis il proposa de rentrer ; les Tolugheddu l’approuvèrent, et bientôt la famille entière se retira dans la chambre et la porte se ferma. Ce fut alors que Tolu, Sirven et la femme de celui-ci, avec la fille des Murtas, entendirent un cri poussé par Grazia ; puis, la porte se rouvrit et l’on posa sur le seuil Grazia presque évanouie. Sa mère voulut la déshabiller ; car elle avait encore tous ses vêtements ; mais, elle, les mains sur son sein, ne voulut pas, disant : — Laissez-moi ! Et la fille des Murtas, qui regardait plus loin dans la chambre, assurait avoir vu la signora Tolugheddu embrasser comme une relique Pietro de Murgia.

Cependant, Preddu Floris assurait ne pas avoir quitté Murgia de la soirée ; ils étaient allés, en causant, pendant quelques minutes, sous les chênes, et ils étaient revenus vers les Pisani et les Calvo, comme ceux-ci partaient. Quelques-uns disaient, en effet, avoir va Pietro à cette heure-là. Était-ce avant ou après l’assassinat ? Les affirmations différaient et étaient fort indécises.

En général, on regrettait vivement Nieddu ; beaucoup le pleuraient. Mais Pietro de Murgia, s’il n’avait des amis, avait un parti qui le soutenait, et l’influence des Ribas et des Tolugheddu, que l’on sentait derrière lui, retenait bien des paroles, atténuait bien des affirmations.

Nous apprîmes tout cela confusément par Angela, et je serais sorti pour en apprendre davantage, ou pour entendre moi-même ce qui se disait, si j’avais osé quitter Effisio. Il était dans un état, que je connaissais trop bien pour l’avoir observé déjà : parole brève, sourire convulsif, les veines de la face gonflées, l’œil fixe, et visiblement pris d’une obsession, qu’il cherchait en vain à cacher. Je craignais qu’il ne méditât un coup de désespoir, et quand ce fut lui qui me proposa de sortir, je le suppliai de rester, ou de venir simplement se promener avec moi à la campagne.

— Laisse donc ! dit-il, je suis las de me cacher ; je veux reprendre la vie du dehors ; il me faut de l’air et du mouvement. Laisse-moi voir les hommes. Ils sont assez étranges pour cela ! Je ne puis faire toujours le mort !

Il était plus étrange que personne en parlant ainsi, et je le regardais avec anxiété. Il vit bien mes craintes :

— Allons ! reprit-il, avec une légère convulsion d’impatience, n’insiste pas ! S’il te faut cela pour te rassurer, je te dirai que tu n’as rien à craindre aujourd’hui ; je veux voir, savoir, prendre au milieu des hommes un sang-froid nécessaire, et rompre cette claustration qui m’énerve.

Nous sortîmes. Ce fut lui qui guida la marche, et il prit la grande route, c’est-à-dire la rue principale de Nuoro. Sur son chemin, plusieurs personnes lui parlèrent ; mais nul n’osa l’entretenir de l’événement. On regardait son visage, pâle à l’excès, et on le quittait bientôt, après lui avoir serré la main. Arrivé devant le café, il y entra, et nous prîmes place tous deux à une petite table, à l’intérieur, car le soleil emplissait la rue. Il était environ midi. Le café avait plus de monde qu’à l’ordinaire, une quinzaine ; on venait là pour parler de l’assassinat et avoir de nouveaux détails. En écoutant, nous apprîmes que Nieddu avait rendu le dernier soupir à quatre heures du matin, sans avoir repris connaissance ; il n’avait parlé qu’un moment, après être tombé sous le coup de feu. Quand Raimonda, penchée sur lui, l’appelait en criant, il avait rouvert les yeux, disant : « Ô ma bien-aimée ! je suis mort. Adieu ! Puis, ses yeux s’étaient refermés. Raimonda ne pleurait pas ; assise près du mort, elle tenait sa main dans la sienne et le regardait fixement. On n’avait pu la faire bouger de là jusqu’à onze heures environ. Alors, elle avait demandé à manger et à boire du vin.

C’était un Sarde volsin des Nieddu qui racontait cela et il ajoutait : — C’est une étrange fille !

Tout à coup, je vis à la porte du café la grande taille de Pietro de Murgia ; il entrait, suivi de don Antonio. Son attitude était encore plus insolente qu’à l’ordinaire. Il regarda tout le monde en face, et nous salua. Effisio lui rendit son salut avec une politesse qui m’épouvanta. Pour moi, je ne le fis point ; je saluai seulement don Antonio. Celui-ci copiait un peu l’attitude de Pietro de Murgia ; mais son triomphe était plus franc. Le brave homme était réellement satisfait, et se croyait plus digne après cette vengeance. Il vint, nous serrer la main, que nous lui donnâmes froidement. Emporté par le rôle qu’il affectait, Pietro de Murgia allait imiter don Antonio, quand je mis ostensiblement mes mains dans mes poches en le regardant. Il se le tint pour dit ; mais verdit de colère. Et, dans son regard, je vis clairement que la bête fauve aspirait à se jeter sur moi ; tandis que l’homme se disait sans doute qu’il avait assez à faire de se débarrasser des suites d’un seul meurtre, et qu’il fallait tout au moins remettre la chose à plus tard. Il s’assit donc à une table voisine de la nôtre, séparée toutefois par la largeur de l’entrée, et placée tout près du seuil ; puis, à voix haute, il demanda de la bière.

Je ne pensais plus qu’à entraîner Effisio loin de cet homme, que, je le voyais bien, il méditait de tuer, ouvertement peut-être. Toutefois, pour le moment, il n’avait pas d’armes, et moi seul j’avais mon revolver en poche, suivant la coutume des bourgeois de ce pays. J’ouvrais la bouche pour le prier d’achever con café et de me suivre, quand mon attention fut attirée sur une personne qui passait de l’autre côté de la route. C’était bien Raimonda I J’avais eu peine au premier coup d’œil, à la reconnaître, tant cette nuit l’avait changée ! Elle portait son costume de la veille, costume de fête, que maculaient de larges taches de sang, et marchait les bras croisés, d’un air étrange, mais d’un pas ferme et régulier, en regardant autour d’elle. Ayant jeté les yeux de notre côté, elle s’arrêta. Certainement, elle venait de reconnaitre l’assassin. Oppressé, je l’observais ; mais je la vis reprendre sa marche et disparaîtra. Revenant alors à ma préoccupation, je demandai à Effisio de me suivre.

— Non ! me répondit-il, à mi-voix, un peu plus tard.

Et il froissa le journal, qu’il faisait semblant de lire. Il m’avoua le soir de cette journée que, bien décidé à tuer Pietro pour sauver la vie de Grazia, il regrettait de n’avoir pas d’armes et songeait à se saisir de mon revolver ; mais il hésitait, retenu par la promesse qu’il m’avait faite, que je n’avais rien à craindre pour aujourd’hui.

À ce moment, une ombre se fit sur le seuil et, tournant la tête, je vis Raimonda qui décroisait ses bras d’un grand geste brusque. Elle était derrière Pietro de Murgia. Celui-ci poussa une sorte de hurlement affreux, étendit les bras, et tomba en arrière en renversant sa chaise et en se débattant. En un instant, les carreaux furent rougis de sang. Raimonda s’était reculée ; mais restait sur le seuil, et debout, immobile, elle contemplait les convulsions de sa victime ! Don Antonio s’était levé précipitamment, ainsi que nous tous. Il semblait atterré plus que désolé. Tout-à-coup, se tournant vers Raimonda, et tirant sa dague :

— Misérable, s’écria-t-il, tu n’auras pas le dernier !…

On le retint et on l’entraina. Quant à Pietro, nul ne l’osait toucher, et pourtant son agonie était horrible. Il avait le sang et l’écume aux lèvres. Le poignard de Raimonda, enfoncé entre les deux épaules, restait dans la blessure. Les convulsions, d’abord épouvantables, devinrent plus faibles, et quand un médecin arriva, Pietro de Murgia venait de rendre son dernier souffle. Raimonda était toujours là.

— Il est mort ? demanda-t elle ?

Le docteur la regarda, sans lui répondre ; mais d’autres ayant fait cette même question, il répondit :

— Oui !

Alors, je la vis joindre les mains, et, comme si elle parlait à son amant, dire :

— Au moins, je t’ai vengé !…

Un des Sardes qui étaient là s’approcha d’elle et, lui touchant le bras :

— Il faut t’enfuir, lui dit-il, et le cacher ; les carabiniers vont venir !

— Oh ! cela m’est égal, répondit-elle ; je voudrais seulement qu’on me laissât près de Fedele, jusqu’à…

Elle partit en disant ces mots. On l’arrêta r peu après, chez elle, tenant embrassé le cadavre de son amant.

Nous étions délivrés. L’avenir de Grazia et d’Effisio était assuré. Mais je n’eus pas longtemps à jouir de ce changement. Le jour même du meurtre de Murgia, Cao reparut dans sa boutique. Dès lors, Effisio ne me permit plus de sortir de Nuoro. Il se défiait absolument du mercier et de ses complices, qui, sachant à n’en pas douter qu’ils avaient essuyé mes coups de feu, à l’attaque du presbytère, devaient, pensait-il, tant par rancune que par crainte d’être dénonces, vouloir se défaire de moi.

De telles précautions ne laissaient pas que d’être désagréables. J’éprouvais d’ailleurs le besoin de rentrer en France, maintenant que j’étais rassuré sur le sort de mes amis. J’arrêtai donc promptement le jour de mon départ, que, par une nouvelle prudence, Effisio me pria de tenir secret.

Cependant, je ne voulus point partir sans avoir pris congé des Ribas, que je n’avais pas revus depuis la mort de Murgia. Nous y allâmes ensemble, mon ami et moi, et fûmes assez bien reçus, excepté par l’aïeule, qui tout le temps de notre visite fila sa quenouille sans dire un mot. J’appris ensuite qu’elle partageait le sentiment, exprimé par son fils, que la mort de Murgia était pour eux une défaite, puisque leurs adversaires avaient eu le dernier mot. Ce coup l’avait affaissée. Mais don Antonio me parut au fond plus soulagé que chagrin d’être délivré de son terrible intime. Nous avions pu remarquer dans son accueil un peu d’embarras, mais une cordialité sincère. Grazia s’était transformée. Au moment de l’adieu, elle voulut m’embrasser, et tout à coup, faisant sur sa timidité un violent effort, dont ses joues s’empourprèrent, elle dit tout haut :

— Avant que vous partiez, mon ami, je veux vous affirmer une chose, c’est que rien désormais ne m’empêchera d’épouser Effisio. Une pareille déclaration dans la bouche de Grazia causa une vive surprise à ses parents et à nous-mêmes. L’aïeule cessa de filer ; dona Francesca fut ébahie, et don Antonio, étonné au point qu’il ne se mit pas en colère, s’écria :

— Tu es folle ! — en regardant sa fille, comme s’il venait de la voir se changer en une autre.

— Ne vous fâchez pas, mon père, dit-elle ; j’ai assez souffert, et je veux vous dire maintenant où vous me poussiez : le jour de mon mariage avec Pietro, je me serais donné la mort. Vous savez, père, c’est depuis la mort de Murgia que vous avez retrouvé votre poignard ? C’était là tout mon courage ; mais je l’avais bien ! À présent, je serai plus forte. — Bien tard, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle, d’un air doux et confus, en nous regardant Effisio et moi.

De Ribas était hors de lui-même. Était-ce d’émotion, en apprenant à quel désespoir il avait réduit sa fille ? Était-ce de colère pour son autorité méconnue ? Lui-même sans doute ne le savait pas. Il proféra plusieurs invocations sonores au diable et au Saint-fromage (Santo-cazzo) ; jura qu’il n’avait plus rien à dire contre ce mariage ; mais que ce n’était pas ainsi qu’il fallait parier, et que Grazia lui manquait de respect ! Effisio le calma, en l’embrassant, et en lui promettant le respect et l’affection d’un fils.

Quelqu’un pleurait ; c’était Effisedda, et j’avais le cœur navré de son chagrin. Je lui pris la main, en la priant de me conserver son amitié. Elle éclata en sanglots :

— Quand reviendras-tu ? dit-elle. Oh ! reviens, je t’en supplie !

— Je reviendrai sans doute, lui dis-je, et d’ici là je penserai à toi, comme à une sœur chérie.

Elle ne me répondit pas et continua de pleurer.

Le lendemain matin, à trois heures, Cabizudu portait ma malle à la diligence, et je partais, accompagné d’Effisio.

Six mois après la mort de Nieddu, Raimonda, jusque là tenue en prison, passa en jugement. Elle fut acquittée à la presque unanimité. Le jour suivant, un jeune homme du pays, riche et considéré, entra chez elle :

— Raimonda, lui dit-il, je t’admire et je je t’aime ! Veux-tu m’épouser ?

Elle répondit :

— Non ! C’est pour moi que Nieddu est mort, et je l’aime toujours.

— Épouse-moi !… reprit-il ; je ne serai pas jaloux de son souvenir, et je m’honorerai d’une femme telle que toi. Tu vas, je le sais, mettre un enfant au monde, et tu vivras difficilement, dans une extrême pauvreté. Sois ma femme, j’élèverai ton enfant et, suivant ta volonté, il portera le nom de Fedele Nieddu, ou le mien.

— Je te remercie, dit-elle ; mais je resterai fidèle à Nieddu jusqu’à la mort !

Effisio et Grazia sont mariés et me parlent souvent de leur bonheur. Une de leurs dernières lettres m’annonce que ma gentille petite amie, Effisedda, qui parle toujours de moi avec affection, est décidément amoureuse d’un beau jeune garçon, ami d’Effisio, et en est aimée. Ce mariage aura l’approbation de don Antonio. Mes deux amis projettent de venir me voir en France ; mais pour m’inviter à venir chez eux, ils attendent que le brave mercier Cao, leur voisin, qui tout doucement fait sa fortune, soit mort ou emprisonné.

André Léo.
FIN.