Grazia (p. 427-441).
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 14 JUIN 1878.

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GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE

XX

Je me levai avant l’aube pour aller trouver don Antonio de Ribas, précaution nécessaire, afin d’éviter la compagnie de Pietro, qui bien souvent ne le quittait pas du matin au soir. Don Antonio venait de se lever et grignottait pour son déjeuner quelques feuilles de papier à musique[1], arrosées d’un verre de vin. Depuis longtemps, je savais à quoi m’en tenir sur la prétendue abondance du vivre en Sardaigne ; c’est affaire d’ostentation, accompagnée d’un goût naturel pour la bonne chère, goût d’ailleurs excité et justifié par une grande sobriété habituelle. Avec mon séjour chez les Ribas, avaient cessé les rôtis succulents, les conserves, les pâtisseries qui couvraient la table. Tout cela n’a lieu qu’à l’occasion de l’étranger, et le reste du temps l’ordinaire de la famille, se borne à des soupes, ou ministre, à un peu d’agneau ou de bœuf bouilli, à des plats de haricots ou de citrouille, plus souvent du pain seulement et du fromage, même dans les bonnes maisons. À part toutefois le temps où la chasse fournit le garde-manger de gibier emplumé ou de venaison.

Don Antonio fut un peu contrarié de me voir témoin de son frugal repas, étonné en même temps de ma venue matinale. J’avais le fusil à l’épaule et lui racontai que la veille, en me promenant sur la route de Macomer, j’avais trouvé le gite d’un chevreuil, et que ce serait un grand plaisir pour moi s’il voulait m’aider à faire ce bon coup de fusil, que son adresse rendrait plus sûr. D’abord, il s’empressa d’accepter, avec l’avidité d’un chasseur, puis son sourcil se fronça :

— Après tout, je n’ai guère le temps, dit- il, Effisio vous suffira bien….

— Effisio ne vient pas,

Ah ! ah ! pourquoi donc ?

— Et vous-même, pourquoi trouvez-vous extraordinaire qu’il me soit agréable de me ménager une chasse avec vous ? Il y a si long-temps que nous n’avons causé en tête-à-tête !

— S’il en est ainsi, dit-il avec sa grande courtoisie, je vous suis obligé. Allons ! Il me força d’accepter un verre de vin et nous partîmes. J’étais sur maintenant que s’il rencontrait Pietro de Murgia, il ne l’engagerait pas à nous suivre ; il avait dans l’œil un peu d’inquiétude et de mise en garde, croyant sans doute que je voulais tenter sur lui un dernier effort en faveur de mon ami ; toutefois, il ne voulait pas refuser de m’entendre. Nous traversâmes tout Nuoro, en n’échangeant que des paroles banales ; nous descendîmes la côte et ses longues sinuosités en silence, et de Ribas, commençant à croire qu’il ne s’agissait en effet que d’un chevreuil, reprenait sa bonne humeur quand je lui dis, au moment où nous nous engagions dans le sentier qui monte au Nur-Hag :

— Vous m’excuserez, don Antonio, si le gite que je vous montre n’est pas celui d’un chevreuil, mais celui d’un animal de votre connaissance plus intime.

— Quoi ? Quel animal ? demanda-t-il étonné.

Je lui dis alors que voulant visiter la chambre intérieure du Nur-Hag, j’avais déniché Cao, dont il savait comme tout le monde la disparition inexpliquée. Il ne témoigna aucune surprise de trouver dans le petit mercier, son ami, et même son parent, un grassatore, autrement dit un brigand, et se mit à rire de tout son cœur.

— En voilà une idée ! répétait-il, uns drôle d’idée !…

Puis il ajouta du ton le plus simple :

— Et il n’a pas tiré sur vous ?

— Parfaitement, si ! mais grâce à l’humidité du lieu, son fusil a raté.

Don Antonio se pâmait d’hilarité.

— Mais êtes-vous sûr, me dit il ensuite, qu’on ne lui aura pas renouvelé sa provision de poudre, et qu’il ne va pas nous accueillir par une volée ? Sans ça, ma foi, vous auriez eu raison de m’amener, j’aurai plaisir à le voir là-dedans. Eh ! eh ! il n’a pas peur des vieux géants, ce Cao !

Il attend votre visite, lui dis-je, et ce n’est pas vous qu’il accueillerait ainsi. Pour moi, si j’étais seul, je ne dis pas.

Cette réflexion de don Antonio me fit penser pourtant que s’il était venu quelqu’un près de Cao, dans la nuit ou dans la soirée précédente, il se pourrait fort bien qu’un guet-apens eût été ourdi, chose dont l’idée ne m’était pas venue. Mais la présence de don Antonio me servait de sauvegarde, et il n’était pas probable qu’on m’exécutât en sa présence. Toutefois, je hâtai ma confidence.

— À présent que vous avez bien ri, dis-je à mon ancien hôte, considérons le côté sérieux de l’affaire. Qu’allez-vous dire à ce mercier, qui s’amuse à joindre le brigandage à son petit commerce ?

— Ma foi, je n’en sais rien, me répondit de Ribas. Qu’est-ce que vous voulez que je lui dise ? Je ne puis pas lui faire de compliments.

— J’avais pensé que vous essayeriez de le détourner de la triste voie où il s’est engagé. Il est, m’a-t-on dit, votre parent, et s’il était pris, ce qui peut arriver un jour ou l’autre, — son déshonneur rejaillirait sur vous.

Il n’est parent que de ma femme, observa don Antonio, visiblement touché par cette considération d’honneur. Mais vous avez raison ; je lui laverai la tête, et je vous remercie de m’en avoir donné l’occasion.

Malgré cet acquiescement, tout ce qu’il avait dit jusque là, et l’expression de sa physionomie, témoignaient fort peu d’indignation ; j’en étais frappé très péniblement. Aussi repris-je :

— C’est vraiment une chose abominable que ces attaques nocturnes à main armée contre la vie des personnes et leur propriété ! On comprend encore le brigandage d’hommes hors la loi, qui vivent dans la montagne ou dans la forêt ; mais ce brigandage en chambre, de gens qui, le jour, vous serrent la main et vous égorgent la nuit, cela est pire que tout ! C’est le dernier mot de la férocité ; c’est la corruption entée sur la sauvagerie !

— C’est vrai ! me dit don Antonio en soupirant, et je suis fort ennuyé de voir Cao dans ces vilaines choses. Je ne voulais pas le croire, bien qu’on se chuchotât cela à l’oreille depuis qu’il a disparu. Ce qui l’y aura poussé, c’est qu’il ne gagne pas grand chose et qu’il a beaucoup d’enfants ; mais je veux lui en faire de vifs reproches et peut-être m’écoutera-t-il. Le misérable ! ajouta-t-il avec courroux : s’il se mettait sous le coup de la loi pour affaire d’honneur, je l’approuverais ; mais pour grassasione, je n’entends pas ça, moi ! Je veux le lui dire, et s’il ne me jure point de ne pas recommencer, je lui défendrai de me parler et de m’appeler cousin, comme il se plait tant à le faire à tout propos.

Enfin ! Il se fâchait ! Je l’arrêtai ; car nous approchions du Nar-Hag, et j’abordai la grande question :

— Don Antonio, il est un autre de vos amis qui pratique le brigandage, beaucoup plus résolument et plus activement que n’a fait Cao. Celui-là est chef dans ces odieuses entreprises, et quelque jour, si vous n’y mettez obstacle, sa ruine pourrait entraîner la vôtre et son déshonneur votre déshonneur, tout autrement que ne ferait la mise en jugement de Cao.

Il ouvrait de grands yeux et ne comprenait pas.

— Qui donc ?

Je repris :

— Il y a longtemps que je soupçonnais cet homme et que faute de preuves je n’osais rien vous dire. Mais j’ai ces preuves aujourd’hui et je veux vous les communiquer.

— Eh bien ! me dit-il, d’une voix un peu altérée, faites ! De qui parlez-vous !

— De Pietro de Murgia.

— Ce n’est pas vrai ! cria-t-il avec colère. Ah ! voilà donc le but de la promenade J’en étais sûr. Eh bien vous avez eu tort de vous déranger. Tout ça ne prend pas sur moi, voyez-vous. J’ai donné toutes les chances à Effisio ; il ne les a pas voulues ; tant pis pour lui ! Qu’il me laisse tranquille maintenant et s’en aille vivre sur le continent, avec ses amis ! Nous sommes Sardes, nous autres ! Nous ne laissons pas toucher à nos traditions d’honneur ! Ma fille est ma fille, et je n’accepte pas de raisons ; je fais ce que je veux !… On ne me mène pas, monsieur le Français ! on n’en fait pas accroire à don Antonio de Ribas ? Laissez-moi toutes ces manigances ! Je suis bon et généreux ; mais il ne faut pas me serrer de trop près ; car j’ai dans les veines du sang d’hidalgo en même temps que de Sarde. Vous avez été mon hôte ; je ne veux pas me brouiller avec vous ; mais je ne souffre pas qu’on touche à mes amis. Tenez-vous-le pour dit.

Je me tiens pour dit que vous ne voulez pas connaître un fait qui vous concerne, lui répondis-je froidement. Soit ! Que je sois ou non l’ami d’Effisio, là n’est pas la question. Il s’agissait de faits dont je vous devais comme ami la confidence, parce qu’ils vous importent extrêmement. Vous ne voulez pas savoir ; c’est votre faute. Moi, j’ai fait mon devoir. N’en parlons plus !

Il me regarda, les yeux tout troublés encore de colère et respira fortement. La première fougue s’était épanchée.

— Je ne laisse jamais calomnier mes amis, dit-il.

-Don Antonio de Ribas, dis-je en le re- gardant de très-haut, je ne suis pas un ca- lomniateur.

-Non, répondit-il en se radoucissant ; mais vous détestez Pietro.

-Je ne l’aime pas, très-sûrement ; mais cela fait-il que j’aie pu voir des faits qui n’existaient pas ?

Vous avez vu en ennemi.

Je vous ai parlé de preuves.

Don Antonio s’arrêta ; car il avait repris sa marche, ou plutôt il marchait pour s’agiter.

Voyons, me dit-il, voyons vos preuves.

Pardon, répliquai-je ; moi je n’ai pas dans les veices du sang d’hidalgo, mais je me respecte assež pour ne rien vouloir dire à qui doute de ma parole.

De nouveau, don Antonio souffla et piétina.

Je ne doute pas de votre parole, mais comment pourrais-je croire que Pietro est un grassatore ? Un garçon franc comme l’or ! Est-ce que je ne sais pas, moi, tout ce qu’il fait ? Ce que vous dites, ça me fait l’effet d’une étoile en plein midi !

Je ne répondis pas ; je marchais lentement, et d’un air de répugnance, à ses côtés ; lui- même n’avançait guère. Il révait, s’arrêtait par instants ; je le regardais du coin de l’ail et voyais sur son front s’amasser un nuage, qui, de plus en plus, s’assombrissait. Etait- il frappé lui-même de concordances ; aux- quelles il n’avait pas pris garde jusque là ?

Enfin ! me dit il, en se tournant vers moi, contez-moi ce que vous avez contre lui ; je suis curieux de le savoir, et j’en ai le droit, puisque Pietro de Murgia est déjà com- me s’il était mon gendre.,

Non, répondis-je, ce n’est pas ainsi que fe l’entends J’ai voulu vous rendre un ser- vice d’ami. Vous m’avez traité si mal, que si je n’avais pas eu avec vous des liens d’ami- tié, je vous aurais quitté sur-le-champ. Vous me priez maintenant de satisfaire votre cu- riosité ; je n’y suis pas disposé le moins du monde. Je n’ai envie ni de vous amuser, ni de vous intéresser ; car vous m’avez blessé très sérieusement. Laissons donc cela, et gardez votre aveuglement, puisqu’il vous est cher.

Santo caszo ! s’écria-t-il en colère, proférant le jurement local particulier à ces montagnes, et qui signifie littéralement : Saint fromage ! — L’homme jure toujours par ce qu’il a de plus cher et de plus sacré.

Mais don Antonio se ravisa, et voyant fort bien qu’il n’obtiendrait rien de moi avec des brutalités, il me tendit la main, au bout d’un instant :

— Vous avez raison ! me dit-il, eh bien, parlez-moi en ami ; je vous écoute.

C’était tout ce qu’il pouvait dire ; car je ne crois pas qu’un Sarde condescende jamais à faire des excuses plus explicites ; aussi m’en contentai-je, ayant au moins autant le désir de parler qu’il avait celui de m’entendre. Là, tous deux arrêtés dans le sentier, à une distance du Nur-Hag assez grande pour que notre voix même n’y pût arriver, je lui exposai les observations que j’avais faites sur Pietro de Murgia, en ayant soin de commencer par les preuves ; à savoir la boite dérobée dans le Nur-Hag, que je lui montrai et qu’il reconnut comme moi, et le cordon bleu de caoutchouc, trouvé sur le lieu de la bataille devant le presbytère, et déposé entre les mains du juge d’instruction.

D’abord, il haussa les épaules, s’écria que rien de tout cela n’était suffisant. Pietro de Murgia assistait Cao dans sa réclusion ; il était allé dans le Nur-Hag ?… cela ne prouvait pas qu’il fat grassatore ; nous y allions bien aussi, nous ! Et quant au cordon, rien ne prouvait non plus que ce fut le sien.

J’en convins et je pris alors l’histoire par le commencement : l’entrée de Pietro de Murgia à deux heures du matin, après l’attaque de la diligence, lui pieds nus et les pieds de son cheval enveloppés de paille et de linge, pour ne produire aucun bruit ; ses dénégations hautaines et maladroites, qui avaient éveillé mon premier soupçon. Sa taille, sa voix, sa démarche, qui m’avaient en quelque sorte soufflé son nom, dans l’attaque du presbytère, quand j’étais bien loin de penser à lui, et toutes ces apparences corroborées par les deux preuves matérielles, que je remis en leur jour. Ensuite, je rappelai à don Antonio la révélation du procès de Nieddu, que Pietro n’avait expliquée à son avantage qu’en s’appuyant sur le témoignage d’un homme qui ne pouvait le démentir, le malheureux Antioco. Je le priai de se souvenir de la consternation qu’avait marquée Antioco lorsqu’il avait appris la faite de Nieddu ; il n’en était donc point complice, et l’explication de Pietro n’était qu’un mensonge pour couvrir une trahison. En somme, le résultat de la fuite de Nieddu avait été la mort d’Antioco. Pietro de Murgia, il ne fallait pas l’oublier, avait été amoureux de Grazia, dès le retour de celle-ci à Nuoro, et l’avait demandée en mariage avant Antioco, avant Effisio. Dans tous ses conseils, malgré l’amitié bruyante qu’il affectait pour Antioco, il n’était pas difficile de démêler la perfidie d’un rival. Enfin, je n’étais pas le seul à soupçonner de Murgia d’être grassatore. Beaucoup se demandaient comment, sans fortune et sans travail, il subvenait à des dépenses de café journalières, et pouvait compter parmi les plus élégants du pays.

— Il a fait un héritage, Santo casso  ! s’écria don Antonio, dont ce n’était pas la première exclamation.

— Il le dit. Seulement, beaucoup en doutent, et si tous ne peuvent lui demander la preuve de ce fait, vous le pouvez, vous, et vous le devez, comme père. Qu’il vous montre les pièces notariées.

— Il me les montrera, per Bacco ! à moi et à d’autres ! dit de Ribas. Puisque les choses en sont là, il faudra qu’il se justifie devant tous, Oui, et je pense qu’il le fera, millioni di diavoli ! C’est une chose terrible qu’on puisse ainsi accuser un noble garçon. Je lui dirai tout, sauf votre nom. Il se défendra !

— Vous pouvez me nommer, dis-je avec fierté.

— Non pas ! non pas ! Vous avez été mon hôte, et je n’entends pas qu’il vous arrive malheur en ce pays. Non ! Pietro ne doit pas savoir que vous l’avez accusé et je vous prie de ne pas prononcer son nom devant Cao.

Nous ne dimes plus un mot jusqu’au Nur-Hag ; mais je l’observais et le voyais fort sombre. Était-ce le doute qui le gagnait, ou simplement l’impression pénible que lui causait mon accusation ? J’aurais bien voulu le savoir ; mais je n’osais troubler le travail qui se faisait dans sa tête. Il était certainement très peiné, et bien que l’air fût vif et le soleil encore peu haut sur l’horizon, je voyais son front couvert de sueur.

L’entrevue avec Cao fut très-froide au premier abord. Don Antonio adressa à son parent des reproches, que celui-ci reçut légèrement

— Que diable voulez-vous qu’on fasse ? Le commerce va que c’est pitié ! Il n’y a pas de quoi manger du pain. Voulez-vous que je laisse mes enfants souffrir de la faim, quand il y a des gens comme ce vicario de X… qui s’empiffrent à gogo ? Et des diligences chargées d’or pour les banquiers et les juges ? Le gouvernement nous prend tout ce qu’il peut ; il nous tond jusqu’à la peau. Quel mal y a-t-il à se faire de temps en temps une petite restitution ? Ça ne parait guère dans ses coffres et ça nous fait grand bien à nous autres ! Allons donc ! cousin, parce que vous avez, vous, beaucoup de terres qui vous donnent plus que le nécessaire, il ne faut pas être hargneux pour les petites gens. D’ailleurs, je n’ai pas envie de recommencer, puisque la chance a si mal tourné pour moi ; et, si c’est cela qu’il vous faut, soyez tranquille !

Je n’aurais été nullement tranquille à la place de don Antonio, vu l’expression louche de la figure du mercier. Tandis qu’il parlait ainsi, d’un air doucereux, son œil au fond, rutilait de haine et de colère.

Pour moi, j’étais là en simple spectateur, ne disant mot, et je sentais bien que je les gênais ; mais je n’eusse consenti pour rien au monde à les laisser ensemble seuls, de peur d’une indiscrétion de Cao. En outre, j’avais quelque chose à dire, et profitai pour cela d’un silence.

— Je vous ai emporté hier cette boite d’allumettes, dis-je à Cao en lui montrant la boite de Pietro de Murgia. Permettez-moi de la garder comme un souvenir, et de vous en offrir une autre.

Et je posai près de lui une autre boîte. Cao ne comprit sans doute pas mon intention ; car il me regarda d’un air haineux, sans rien dire. Don Antonio sentit que j’avais voulu établir ma preuve et je le vis à son air. Il essaya de confesser Cao et de lui faire nommer ses complices ; mais il avait affaire à plus fin que lui ; le mercier ne laissa rien échapper, se retrancha derrière son honneur, et continua de se plaindre du sort, à qui seul était la faute. Le plus fort, c’est qu’il réussit. Je vis avec épouvante don Antonio s’attendrir à ses bonnes raisons, et prendre congé de Cao, en lui offrant ses services et en lui serrant la main.

— C’est parfaitement vrai, me dit-il, quand nous fûmes dehors, qu’on a bien du mal à vivre, et que le gouvernement nous ruine, comme le font de leur côté les usuriers. Jusqu’aux étrangers qui viennent acheter nos terres ! On a ses besoins ; on veut un peu de plaisir ; on ne saurait souffrir d’être plus mal mis que les autres ; on a, comme Cao, des enfants à élever, et voilà comment on se laisse entrainer ; puis voyez-vous…… c’est une mauvaise habitude de ce pays ! Moi, je n’ai jamais voulu tremper là-dedans, bien que j’aie eu plus d’un embarras. Une fois, on est venu pour m’emprunter un fasil. Je savais pourquoi, j’ai refusé. Je fais tout ouvertement - Enfin vous avez vu : Cao m’a promis de ne plus recommencer, et j’espère qu’il tiendra sa parole.

Cependant, il ne parlait plus de Pietro de Murgia et redevenait songeur. Je parvins à en rouvrir le propos ; car, avant qu’il retombât sous l’influence de Murgia, je désirais autant que possible accroître sa défiance, et bien imprimer les faits dans sa mémoire. La répétition est le procédé oratoire le plus puissant auprès de certaines natures, — les plus nombreuses.

Don Antonio me laissa dire ce que je voulus sur le fait de la grassazione, et je crus voir qu’il était lui-même à peu près persuadé sur ce point. J’en étais pénétré de joie, quand il me dit :

— Ce qui me fait le plus de peine, c’est que vous croyiez ce pauvre garçon capable d’avoir tramé la mort d’Antioco. Il aimait Grazia, sans doute ; mais il est généreux et loyal avant tout, et sur ce point votre haine pour lui vous a égaré.

Nous étions déjà dans Nuoro. Il me quitta sur ce propos, qui me rendit stupéfait.

Que pensait-il en fin de compte ? Je ne pouvais l’imaginer. Un moment, il m’avait semblé convaincu de la culpabilité de Margia, comme grassatore ; et maintenant il le déclarait loyal et généreux !

Je rapportai à Effisio toute notre conversation, et crus pouvoir l’inviter à l’espérance. Il se contenta de m’embrasser, en m’exprimant sa reconnaissance des efforts que je faisais pour lui.

— Quoi ! m’écriai-je, pourrais-tu t’obstiner à croire que la situation n’ait pas changé ? Il n’est pas de père, — de Ribas aime ses enfants à sa manière ; mais enfin il les aime, — il n’est pas de père qui ne voulût en pareil cas approfondir un doute si grave. Il y aura tout au moins un délai, pendant lequel tu pourras décider Grazia, qui me parait bien ébranlée. Enfin, il me paraît difficile que Pietro de Murgia parvienne à se justifier assez, pour que don Antonio persiste à le faire son gendre, malgré sa fille. Pour moi, j’espère donc beaucoup.

— Pendant ton absence, me dit Effisio, je suis allé chez le notaire Branca pour une petite affaire. C’était un grand ami de mon père ; il connaît à peu près la situation ; nous avons causé intimement. Il m’a dit : Don Antonio s’est coiffé de ce Murgia à un point inimaginable. Je ne sais s’il a connaissance des soupçons qui pèsent sur celui dont il veut faire son gendre ; mais à présent il lui serait difficile de reculer. D’abord, il n’oserait peut-être pas, car Pietro de Murgia inspire de la crainte, et l’on n’affronte pas volontiers son inimitié ; puis, notre pauvre ami, qui n’a jamais d’argent et qui en désira beaucoup, a commis l’imprudence d’accepter une assez forte somme de Pietro de Murgia. C’était pour couvrir une dette, faite à l’occasion du mariage de Grazia, qui, vous le savez, ne pouvait être que magnifique. Pietro a la reconnaissance en poche. De plus, ils doivent acheter ensemble des terrains bons à mettre en vignobles, et sur lesquels don Antonio fondé l’espérance d’une nouvelle fortune. D’où vient à Pietro tout cet argent ? Toujours de l’héritage du cousin de Sassari, vous savez, celui dont personne n’a jamais entendu parler ? C’est pitié de voir cet honnête homme au pouvoir de ce bandit ! Mais quand on essaye de lui dire le moindre mot à cet égard, il s’emporte. Pietro de Murgio est amoureux de Grazia, je ne dis pas non ; mais encore il veut s’étayer et se couvrir de l’honnêteté et de l’honorabilité de don Antonio et de l’influence de cette famille, afin que la justice ne regarde pas de trop près à ses histoires d’héritage, à ses voyages et à ses acquisitions. Du reste, dans les affaires qu’ils font ensemble, Pietro ne perdra rien, et don Antonio y laissera plutôt du sien ; mais il croit tout le contraire et ne sera désabusé que trop tard.

— J’ignorais tout cela, ajouta Effisio, et cependant, connaissant l’entêtement de mon oncle, je doutais qu’il pût se laisser éclairer. Maintenant, crois-tu que ce soit possible ?

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 18 JUIN 1878.

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GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE

XX. — (Suite.)

La situation de Murgia était en effet très forte et il avait besoin de moins d’éloquence que nous ne l’avions pensé pour persuader de Ribas de son innocence. Qu’allait-il se passer entre eux ?

Un billet de Grazia, le lendemain, nous apprit que le jour fatal s’était écoulé sans qu’on lui rappelât sa promesse d’accepter Pietro sans autre délai. C’était de bon augure. Le jour suivant, Quirico vint me chercher de la part de son père. Don Antonio m’attendait dans sa chambre, à côté de la salle commune, assis à une table, où je vis une assiette de pâtisserie et une bouteille de vin. J’eus froid au cœur dès le premier coup d’œil, en voyant sa contenance embarrassée. Il me dit, aussitôt que nous fûmes seuls :

— J’ai parlé à Pietro sans vous nommer de cette accusation de grassazione. Eh bien ! mon cher, vous vous êtes trompé. Pietro me l’a avoué : il venait d’un rendez-vous d’amour avec une femme d’Olierra, le jour où vous. l’avez vu rentrer avec tant de précautions. Quant à Cao, c’est sa pauvre femme, qui ne sachant où donner de la tête pour lui faire porter les secours et les provisions nécessaires, s’est adressée à Pietro, lequel s’est chargé de tout généreusement. Il ne m’a point caché qu’il avait deux ou trois amis qui, à l’occasion, dans un embarras, se laissaient aller à un coup de main. Que voulez-vous ? il faut pardonner ces petites choses ; la vertu est difficile en ce monde ! Cependant, je lui ai dit : Tu as tort, il ne faut pas te mêler de ces affaires-là, car on le croirait complice et tu pourrais être enveloppé dans une accusation. Il m’a promis de suivre ce conseil. Votre caoutchouc bleu ne signifie rien ; car il a toujours le sien et veut me le montrer dès ce soir. Quant aux pièces concernant son héritage, pour dissiper tous mes doutes, il les fera venir de Sassari.

— Bah ! dis-je en regardant mon hôte un pou fixement, vous avez trop de délicatesse et trop de confiance en lui, pour exiger cela ; et ni l’an ni l’autre, vous n’y penserez plus.

Don Antonio rougit.

— Et, repris-je, quant à sa conduite dans l’affaire de Nieddu, vous ne lui en avez pas parlé ?

Le visage de don Antonio devint tout à fait pourpre.

— Ceci était une affaire déjà expliquée, me dit-il, et des soupçons si injurieux…

— Fort bien ! répliquai-je, sûr maintenant qu’il tremblait devant Pietro.

— Je ne suis pas obligé d’injurier mes amis pour vous faire plaisir ! s’écria-t-il avec colère.

— Non certes, dis-je en me levant ; je n’ai prétendu en tout ceci qu’avertir la prudence et la tendresse d’un père. Et je vous supplie encore, don Antonio, si faible que soit sur vous l’influence de ma parole, de considérer en ceci l’intérêt de votre fille et l’avenir possible que vous lui préparez.

Je le vis troublé ; car je venais de toucher le point où secrètement sans doute il souffrait et se sentait coupable ; mais il prit de nouveau le ton haut pour me répondre, qu’il connaissait ses devoirs et n’avait pas besoin de conseils.

— Alors, je n’ai plus qu’à vous demander pardon de ma bévue, et de vous avoir causé ce trouble inutile. Au revoir, mon hôte !

Je lui tendis la main, ne voulant à aucun prix me brouiller avec lui, et m’ôter l’espoir, quelque vague qu’il fût, de revoir Grazia et de pouvoir lui être utile. Don Antonio, je crois, eût préféré se fâcher ; mais, il accepta ma main, d’un air de mauvaise humeur, et nous nous quittâmes.

  1. Pain en feuilles minces.