Grazia (p. 406-426).

XIX

Il restait un espoir, celui de détruire moralement le Murgia. Et c’était l’ouvre que je caressais et roulais dans mon esprit depuis plusieurs jours ; sans me dissimuler que mon envie sur ce point dépassait de beaucoup mon pouvoir. J’étais convaincu, pour moi, que Pietro de Murgia était un brigand nocturne, un grassatore ; de nombreux indices étaient venus successivement, sans contradiction aucune, me confirmer le fait ; j’avais reconnu dans le chef des assaillants du presbytère la taille, la tournure, la voix de Pietro. Malheureusement, je n’avais pas vu ses traits, cachés par le masque, et l’on pouvait douter de la netteté de mes affirmations. Peut-être en aurais-je douté moi-même s’il se fût agi d’un être indifférent. Mais ici la passion m’emportait, et j’avais par moments l’envie de tout risquer, d’aller hautement, ouvertement, dénoncer à la justice Pietro de Murgia, comme ayant été l’un des assaillants de la diligence, à Silanus, l’année précédente, et le chef de l’attaque du presbytère de X. À cela, je risquais la vie, je le savais ; et pourtant je l’eusse fait de bon cœur, si j’avais pu croire au succès de cette démarche.

Mais où étaient mes preuves ? J’avais vu de Murgia rentrer avant l’aube, après l’attaque de la diligence, en prenant toutes précautions pour n’être ni vu ni entendu. Il pouvait, d’ailleurs, comme il avait voulu me le faire croire, revenir d’un rendez-vous. J’avais reconnu à X… sa taille et sa voix. Mais ce sont là des appréciations fugitives, arbitraires, qui peuvent tromper. Et enfin, J’étais seul pour affirmer cela. En tout autre pays, le grelot une fois attaché, tout suit, et les témoignages arrivent à la file. En Sardaigne, je serais resté seul. Ils ne manquaient pas, ceux qui avaient de Murgia la même opinion que moi ; mais aucun n’ouvrirait la bouche, à moins que ce ne fût pour protester en faveur de sa loyauté. Je resterais seul dans le rôle odieux et ridicule d’accusateur sans preuves ; toutes celles que j’avais se bornant à ce petit cordon bleu, qui n’en pouvait être une qu’appuyée de beaucoup d’autres.

Et pourtant, combien de fois un indice aussi léger a-t-il conduit à la découverte d’une vérité cachée ? Je ne voulais pas désespérer ; je voulais, avec amour et colère, le salut de mes amis, et ne cessais d’y rêver. Après tout, ce n’était pas tant la justice qu’il nous importait d’éclairer que l’esprit d’Antonio de Ribas, et celui-ci pouvait se contenter de preuves morales. Toutefois, la difficulté n’était pas moindre. Si la magistrature exige — il n’y avait rien de politique dans cette affaire-là — des preuves matérielles, en revanche elle a les oreilles largement ouvertes à tout soupçon. L’esprit de don Antonio, au contraire, s’y fermait obstinément, et l’éclairer devait être un rude travail.

Mais le doute est l’ennemi de toute action. Je ne voulais pas douter ; je m’acharnais à garder l’espérance, et je me mis à l’œuvre, avec l’entêtement d’un homme qui, à défaut d’autres agents, compte sur le hasard.

Plusieurs fois, j’avais vu de Murgia entrer et sortir de la boutique d’un petit marchand mercier, qui était proche de la maison d’Effisio, et où nous allions nous-mêmes prendre nos cigares et nos allumettes. J’y allai demander un cordon de caoutchouc. Il n’y avait là que la femme, et j’en fus contrarié ; car elle était d’humeur peu ouverte, au contraire du mari, homme empressé, poli, tout rond, comme on dit, un peu vif et susceptible peut-être — je m’en étais aperçu un jour que j’avais osé mettre en doute la bonne qualité de sa marchandise — mais aimant à causer et ne se faisant faute de répondre aux questions qu’on lui adressait. Déjà plusieurs fois, j’étais entré dans la boutique sans le. voir. Aussi me crus-je en droit de demander s’il était malade. — Bons dieux !… J’aurais demandé s’il avait été pendu que ma question n’aurait pas été plus mal reçue !

— Malade ! répondit-elle aigrement. Et pourquoi serait-il malade ? Vous avez besoin de lui ?

— Je désirais seulement, répondis-je, avoir de ses nouvelles, ne l’ayant pas vu depuis longtemps.

— Monsieur est trop bon, reprit-elle du fon dont elle aurait pu dire : — Mêlez-vous de ce qui vous regarde !

Elle ajouta sèchement :

— Il est en voyage. Ceci vous convient-il ?

Cette dernière phrase avait pour objet les cordons de caoutchouc, auxquels la marchande me ramenait impérieusement.

— J’en voudrais de semblables, dis-je ; mais pas de cette couleur. N’en avez-vous point de bleus ?

Car c’étaient des noirs, couleur habituelle, qu’elle me présentait. Sans répondre, elle alla chercher un autre paquet et me montra des cordons de caoutchouc bleus, en petit nombre, absolument pareils à celui que j’avais ramassé devant le presbytère, le matin, après l’agression.

— Ah ! fort bien ! Vous n’en vendez pas beaucoup de ceux-là ?

— Je n’en ai vendu qu’un, répondit-elle.

— Vraiment ! Et à qui donc ?

Mais elle parut étonnée de ma question, et me regarda de travers.

— Qu’est-ce que cela vous fait ? me dit-elle carrément.

— C’est pour le donner que j’achète celui-ci, et dans le cas où ce serait la même personne…

— Oh ! ce n’est pas probable, répliqua-t-elle, de son air le plus rébarbatif en repliant le paquet.

Il eût été inutile, et peut-être imprudent, d’insister. Je sortis, fort contrarié. Pourtant j’avais saisi quelque chose ; une seule personne avait acheté l’un de ces cordons ! Restait à faire déclarer le nom de la personne, chose possible, soit pour le juge d’instruction, soit même pour don Antonio. Et il me semblait plus que probable que ce nom devait être celui de Pietro de Murgia. Le mari me l’eût dit sans doute, s’il eût été là ! Quel ennui pourquoi n’y était-il pas ? Et pourquoi cette diable de femme était-elle si raide et si revêche ?

Comme je rentrai de suite à la maison, ma figure contrariée frappa Angela, que je rencontrai dans la pièce d’entrée. Elle me demanda ce que j’avais, et je lui fis en riant le procès des mercières de son pays.

— Ah ! me dit-elle, vous venez de chez la Cao ? Oui, c’est une femme de mauvais caractère ; mais en ce moment plus que jamais ; parce que, voyez-vous, son mari, elle dit qu’il est en voyage, mais personne ne sait où il est. Et peut-être ne le sait-elle pas elle-même ?

— Comment ! Il aurait été assassiné ?

Angela secoua la tête mystérieusement.

— Quoi donc alors ?

— On ne sait pas, signor ; mais on trouve étrange qu’il soit parti comme ça, tout d’un coup, sans rien dire à personne, et que depuis un mois, il ne soit pas revenu.

— Depuis un mois !…

— Oui ; c’était avant le procès Nieddu. Rosa me disait hier que c’était depuis le 3 juin. La Cao tout d’abord a dit qu’il était allé à Cagliari faire des emplettes, et main- tenant elle parle d’un petit héritage em- brouillé. Mais elle n’est pas assez fine pour tromper les gens, et l’on dit que s’il y a de l’héritage, ce n’est pas d’un parent qu’il est venu. Hum 1 !…

— Comment ! que voulez-vous dire ?

Angela ne voulait plus dire ; elle semblait même trouver qu’elle avait trop dit et s’embrouilla dans des explications sans queue ni tête, où je ne pus discerner qu’une chose, c’est qu’il y avait un dessous de cartes, et qu’il ne me serait point montré. Je questionnai Effisio. Plongé dans ses cruelles préoccupations, il ne voyait, n’entendait, ne savait rien.

Ce jour-là, le temps s’était rafraichi ; un orage, le matin, avait inondé la terre, et des nuages légers couraient encore dans le ciel, atténuant l’âpre ardeur du soleil. Inquiet de l’extrême tension nerveuse où je voyais mon ami, je l’entraînai dans une promenade à pied sur la route de Macomer. Les chemins étaient déjà séchés ; l’eau avait roulé de la montagne dans les ravins, traversant le plateau sans l’imbiber, dépourvu comme il l’était d’arbres, et même de gazon ; et l’on ne voyait les traces de son passage qu’aux trous qu’elle avait creusés, aux terres qu’elle avait emportées, dénudant chaque fois davantage le sol.

Nous descendîmes la côte sur la vallée, comme nous l’avions descendue l’avant-veille, jour du combat ; nous passâmes devant l’endroit où il avait eu lieu et nous poursuivîmes encore. Un instinct, qui n’allait pas jusqu’à se formuler en une intention précise, me poussait vers ce Nur-Hag, situé à mi-côte de la montagne, à deux milles environ de Nuoro, d’où Cabizudu avait vu descendre Pietro de Murgia et Preddu Floris. J’étais comme une personne qui furette machinalement en des coins impossibles, après avoir vainement cherché dans les endroits où l’on pouvait, avec raison, supposer l’objet.

D’ailleurs, mon compagnon ne me gênait en rien. Il me suivait docilement, plongé dans sa morne douleur, ne sachant peut-être où il était, et j’avais peine à lui arracher quelques paroles. Sous les coups répétés du sort contraire, toute son expansion des premiers temps avait disparu, et son silence me paraissait plus inquiétant encore. Nous traversâmes la vallée et montâmes le sentier qui conduit au Nur-Hag. Arrivés au pied, nous trouvâmes, placée comme toujours au sud-est, l’entrée de la chambre inférieure ; mais elle était obstruée de ronces et de grosses pierres, et il eût fallu pour la déblayer un véritable travail, auquel je ne songeai point, ayant visité assez d’autres de ces monuments. Nous montâmes à la chambre supérieure, à demi-éventrée, et de là, sur la plate-forme, d’où l’on découvrait en bas toute la vallée, et les prés au bord du ruisseau. Ce Nur-Hag était situé à mi-côte d’un mont stérile, où quelques vieux chênes-lièges, éventrés et démembrés, levaient au ciel des branches misérables et gémissantes, et où le lentisque même était rare. Effisio s’assit et je l’imitai. Las de chercher des sujets de conversation, qu’il laissait tomber aussitôt, je gardai moi-même le silence, et nous restâmes longtemps ainsi, côte à côte, sans échanger une parole, les yeux fixés sur le paysage, mais absorbés chacun dans nos pensées.

La mienne revenait obstinément à ce problème : convaincre don Antonio que son futur gendre était un bandit. Tous les faits, les uns après les autres, défilèrent de nouveau dans ma tête. Je refis le colloque du matin avec la mercière, puis avec Angela, et tout à coup cette date du 3 juin, que j’avais à peine remarquée, saillit dans mon esprit… Le 3 juin !… Mais c’était dans la nuit du 2 au 3 juin qu’avait eu lieu l’attaque du presbytère de X !… Étrange coïncidence !… Et alors le cadavre défiguré, trouvé au matin, vint se placer sous mes yeux… Allons donc 1… Ce brave mercier, ce bon vivant !… Je devenais fou ! C’était absurde ! Voilà les déviations que produit une idée fixe.

Je l’écartais ; elle s’obstinait à revenir. Et toujours ces deux choses se plaçaient en face l’une de l’autre dans mon esprit : la date du 3 juin et la disparition mystérieuse du commerçant. Impatienté, je me haussai les épaules à moi-même. En admettant le soupçon anormal, dont je ne sais quelle partie dévoyée de mon intellect frappait ce digne boutiquier, ce bourgeois paisible, s’il était mort, 33 femme ne pouvait apparemment espérer de faire admettre qu’il fut toujours en voyage ! Et je me pris en pitié, me disant que ce n’était pas ma pauvre imagination qui pouvait tenter de débrouiller une intrigue et d’aboutir à une découverte. Elle était trop bête pour cela ! J’en étais là, quand un son étrange frappa mon oreille : c’était un gémissement, qui semblait partir d’en bas, derrière nous. En même temps que moi, Effisio avait tressailli ; car nous nous croyions les souls ôtres humains dans cette solitude, et c’était bien à ce qu’il semblait, d’une poitrine humaine qu’était parti ce gémissement. Nous nous levâmes et descendîmes dans la chambre du Nur-Hag. Il n’y avait personne. Nous voulûmes explorer le corridor tournant, qui descend de la chambre supérieure à la chambre demi-souterraine ; mais il était fermé, à peu de distance, par un éboulement. Nous redescendîmes par la brèche et regardâmes à l’entour. On n’apercevait, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, ni berger ni troupeau, ni aucune trace d’êtres vivants, à l’exception de deux chevaux qui paissaient en bas, dans une prairie au bord du ruisseau. Les touffes de lentisque étaient trop maigres pour qu’un enfant même pût s’y cacher. Et pourtant, nous avions tous deux entendu et reconnu l’accent de la voix humaine. Remontés dans la chambre du Nur-Hag, Je m’agenouillai près de l’ouverture carrée, placée au sommet de la voûte, qui, dans la plupart de ces monuments primitifs, met en communication les deux chambres, et qui restait à découvert ; j’y plongeai les yeux, en m’aidant d’une allumette, mais je ne vis rien : la clarté de ma bougie, était, il est vrai, fort insuffisante. Effisio se moqua de moi.

— Qui veux-tu qui puisse être là dedans, puisque l’entrée est bouchée ?

— Qui sait ?

— Allons donc ! S’il pouvait y avoir quelqu’un, je ne t’y laisserais pas regarder ; car ce ne seraient que des banditi, et alors… tu paierais cher ta curiosité.

Nous remontâmes sur la plate-forme pour jeter encore un coup d’œil aux environs… et ce que nous vîmes écarta complétement de notre pensée la préoccupation du gémisse- ment entendu, — lequel, nous commencions à le croire, pouvait bien n’être qu’un effet de vent dans le tronc brisé d’un vieux chêne-liége tout proche. — Nous venions d’apercevoir, à quelques mètres au-dessous, Grazia et Effisedda, que les ondulations de terrain auparavant nous avaient cachées. Elles montaient. L’enfant, vive et sautillante, marchait en zig-zags autour de sa sœur ; Grazia, la tête penchée de côté, comme une personne lasse et pensive, suivait lentement le sentier.

— Elles ne nous voient pas, dis-je à Effisio, retire-toi un peu ! Je vais les chercher. Il descendit dans la chambre du Nur-Hag, et moi j’allai au-devant des promeneuses, qui poussèrent chacune un cri en m’apercevant. Grazia, quand sa main toucha la mienne, était encore tout émue de la surprise.

— Venez là-haut, leur dis-je, vous aurez une belle vue.

— Oui, s’écria la petite. C’est moi qui ai dit à Grazia : Allons là-haut pendant que nos chevaux mangent. Cela m’amusera tant !

Elle fit une pause ; et tout à coup, se retournant vers moi, car elle marchait un peu en avant :

— C’est mon cœur, sans doute, qui t’a deviné, me dit-elle avec expression. Grazia se taisait ; mais je voyais bien la pensée qui l’occupait et qui, plus que la montée, lui coupait la respiration et empourprait ses joues, si pâles tout à l’heure.

— Vous êtes fatiguée ? dis-je en lui offrant le bras, comme à une Française.

Elle le prit sans hésiter, et, ainsi rapprochée de moi, murmura :

— Est-il là ?

— Qui.

— Ah !…

Un rayonnement d’amour tout aussitôt l’embellit ; elle ajouta, un instant après, un peu confuse :

— Je n’ai pas le courage de refuser de le voir encore !

— Vous ne devriez songer qu’à le voir toujours.

— Que chuchotez-vous là ? dit Effisedda en venant à côté de nous, un peu jalouse.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 13 JUIN 1878.

(36)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE.
XIX. — (Suite.)

Effisedda se mit à babiller. J’appris qu’elles étaient venues dans le pré d’en bas, où paissaient leurs deux chevaux et qui appartenait à leur père pour faire de l’herbe. » Elles en avaient rempli les deux bertole, et, lasses, voulant encore laisser paitre les chevaux, elles avaient eu l’idée, pour passer le temps, de monter au Nur-Hag.

— Quelle bonne idée ! répétait Effisedda en sautant de joie.

Elle poussa un nouveau petit cri de surprise en voyant Effisio dans la chambre du Nur-Hag. Sur la partie éboulée, qui recevait l’air et le soleil, un peu de gazon avait crû. J’y fis asseoir Grazia, de plus en plus essoufflée ; et, après deux minutes de conversation générale, j’emmenai Effisedda sur la plate-forme, laissant les deux amants seuls.

— Ta sœur, dis-je à la petite, n’a plus la force de se mouvoir. Toi, qui es vaillante, viens admirer la belle vue qu’on a de là-haut !

Elle n’avait pas besoin de raisons, la pauvre enfant, et je lui vis une joie de ce tête à tête qui me causa un remords. Elle me précéda en courant sur la plate-forme et m’obligea par ses imprudences de la gronder, de la retenir par la main, de m’occuper d’elle enfin plus intimement que je n’eusse voulu.

— Comme cela est beau de regarder de si haut ! me disait-elle en jetant dans mes yeux ses beaux grands yeux, pleins de l’enchantement qu’elle éprouvait, et d’une autre flamme encore ; je voudrais rester là jusqu’à ce soir !

— Est-ce la première fois que tu y viens ? demandai-je, un peu embarrassé, pour dire quelque chose.

— Oui. Tu sais bien que nous ne sortons jamais pour nous promener, comme vous autres, mais pour faire quelque chose, comme aujourd’hui rapporter de l’herbe. Et moi, j’aimerais tant à me promener, ainsi que toi, pour la nature et la poésie ! Oh ! que je suis heureuse d’avoir voulu grimper à ce Nur-Hag et d’avoir décidé ma sœur ! Quelque chose m’a parlé dans le cœur, va !

— Ou plutôt, lui dis-je, voulant éclaircir un soupçon, tu nous as reconnus, Effisio et moi, du pré où vous étiez, quand nous montions la colline.

Elle devint rouge, comme un coquelicot.

— Non ! non !

— Si, dis-je avec instance, en la regardant de près ; ne mens pas, Effisedda !

Tu ne l’as pas dit à ta sœur ; mais c’est pour cela que tu es venue. Et pourquoi le cacher ? Je t’en sais gré.

La petite fille, ou plutôt la jeune fille, — elle avait près de quinze ans, de plus en plus rouge et confuse, baissa la tête, voulut nier encore, et tout à coup se jeta dans mes bras en pleurant :

— Méchant ! Méchant ! disait-elle.

Je fis cesser la dangereuse étreinte’, en l’embrassant au front, et la faisant asseoir près de moi, sur le gazon brûlé qui garnissait la plate-forme.

— Ne pleure pas, je ne puis t’en vouloir. Seulement, il ne fallait pas dire…

Effisedda jeta de nouveau la tête sur mon épaule :

— C’est bien vrai que cela te fait plaisir que je sois venue ici ?

Tout ceci n’était point provocation, mais entrainement naturel, mêlé de chaste ignorance. Toutes ces familiarités étaient de l’enfance encore ; seulement, il y avait aussi de la puberté, un naissant amour. C’était bien l’enfant qui agissait ; mais poussée par la jeune fille, inconsciente encore du danger et toute à l’aspiration de sa destinée. Mon devoir était de ne point abuser de ces libertés, sans froisser pour cela son innocence par un avertissement brutal. Changeant brusquement le sujet de la conversation, je la portai sur la poésie, dont elle-même venait de parler.

— Tu aimes donc la poésie, petite Effisedda ?

— Oh ! passionnément, me dit-elle.

— Et que lis-tu en fait de poètes ?

— Le Dante.

En effet, le Dante est la Bible des Italiens. Il ne faudrait pas croire cependant que toutes les paysannes lisent le Dante, en Italie. Peut-être les misérables travailleurs de la Lombardie, de la Vénétie, du Piémont et même ceux de la Toscane, n’en connaissent-ils que le nom, grâce au nombre incalculable de places, de rues, de cafés, mis sous l’invocation du Gibelin, même dans les plus pauvres bourgades ; mais les populations du midi, en Sardaigne surtout, doivent à leur oisiveté relative, à leur naturel aussi, quelques con- naissances littéraires. Le dialecte sarde a des volumes de poésies et de chansons.

Effisedda, bien qu’elle fût de famille noble, n’avait point reçu une éducation supérieure à celle des autres filles du village. Cependant, elle avait lu, et relu, le Dante, le Tasse, Pétrarque, les Fiancés de Manzoni, et elle me fit dans cette conversation les réponses textuelles que je vais reproduire. Comme je m’étonnais qu’elle aimât le Dante, ce poëte sombre et cruel, qui a voué ses ennemis à d’affreux supplices, elle me répondit :

— C’est vrai ; mais il a placé dans le ciel sa Béatrix.

Et elle ajouta :

— Oui, c’est le plus terrible des poëtes ! Mais n’en est-ce pas le plus doux quand il peint les amants de Rimini ?

En disant cela, sa jolie tête se penchait languissamment, et ses beaux yeux jetaient dans l’espace un regard vague. Je la regardais : avec son costume pittoresque, sa basquine rouge, sa chemisette plissée autour d’une gorge naissante, le fichu qui formait sa coiffure, et dont elle relevait sans cesse avec grâce les bouts tombants ; et ses pieds nus, lavés avec soin, et encore humides de rosée, et je me disais que celle petite paysanne du pays le plus arriéré de l’Europe, ferait en un clin-d’œil une femme du monde charmante… quand nous entendîmes une intonation étrange, suivie d’un cri terrible, poussé par Grazia. Aussitôt, nous fûmes sur nos pieds, Effisedda et moi, et nous courûmes vers nos amis. Grazia, debout sur le sentier de la plate-forme, était dans un état excessif de trouble et de terreur, tremblante, suffoquée, livide, et les yeux presqu’égarés. Effisio, fort troublé lui-même, quoique d’une façon différente, l’entourait de ses bras, en lui adressant des paroles rassurantes et fout en promenant des regards irrités autour de lui.

— Qu’y a-t-il ? cria Effisedda en se jetant sur sa sœur.

— Qu’est-il arrivé ? demandai-je.

— Il y a ici quelque infâme embûche ! me répondit Effisio. Nous… causions… quand une voix à, la fois menaçante et lamentable, a crié :

— Grazia ! Grazia ! Malheur à toi si tu trahis ton devoir !

— Et d’où partait cette voix ?

— De la terre ! murmura Grazia, dont les dents se choquaient. C’est lui !… Ce ne peut être que lui.

Ses jambes fléchissaient. Nous la fîmes asseoir sur une pierre, et sa jeune sœur, en l’embrassant, s’efforçait de la calmer.

— Il y a quelqu’un là-dessous, me dit Effisio, en me montrant l’ouverture carrée, du diamètre de trente centimètres environ, qui donnait dans la chambre souterraine.

— Ma chère amie, dis-je à Grazia, comment pouvez-vous accueillir de pareilles terreurs ? Je ne vous reconnais plus ! Il s’est trouvé, ici, là-dessous, un mauvais plaisant, voilà tout. C’est très-fâcheux ! Mais vous allez voir qu’il n’est pas mort du tout, et que nous allons lui apprendre à vivre.

— Grazia, dit Effisio, ne crains rien ! Reste ici avec ta sœur, et permets-moi d’aller punir ce misérable et défendre notre secret. Il ne peut s’échapper, je pense ? dit-il en s’adressant à moi. Cependant, il est bon d’aller à l’entrée.

Grazia se tut, mais son regard, en nous voyant partir, marquait un nouvel effroi.

— Votre sœur est vaillante, lui dis-je ; au besoin, elle vous défendrait. Tiens, mon enfant, ajoutai je en tirant de ma poche et en remettant à Effisedda un revolver à dix coups, que j’avais apporté de Rome, pour les besoins de ce beau pays ; mets-toi près de cette ouverture et si-ce qui est pourtant improbable — tu vois passer par là un bras, une tête, n’importe quoi, tire sans trembler,

— Sois tranquille ! me répondit-elle, toute heureuse de ma confiance, et la flamme de l’héroïsme dans les yeux.

— Maintenant, Grazia, n’ayez plus peur !

— Oh ! me répondit-elle, je suis bien faible, en effet ! Mais c’est que je ne suis plus en paix avec ma conscience et je souffre tant !…

Effisio était déjà descendu ; je le suivis. Il avait l’inséparable fusil qu’il emportait dans ses courses ; j’en étais réduit à un long couteau de poche, bien affilé, qui pouvait servir de poignard. Nous nous consultâmes. L’entrée avait été récemment bouchée, cela se voyait ; et s’il fallait un travail rude et assez long pour écarter les grosses pierres qui l’obstruaient, cela n’était pas impossible à deux hommes, ayant été fait demain d’homme également. Nous nous mimes à l’œuvre ; Après quelques minutes d’efforts répétés, une des pierres fut écartée, puis une autre, et dès lors nous eussions pu nous glisser dans l’intérieur. Mais entrer ainsi courbés, sans défense possible, sans y voir, dans ce passage étroit et obscur, c’était nous livrer aux coups de notre adversaire, à supposer qu’il n’y en eût qu’un seul. Es qui nous assurait que nous n’avions pas affaire à un repaire de brigands ? Cependant, cette entrée ainsi fermée, dont le déblaiement dépassait les forces d’un seul homme, à moins que le souterrain n’eût une autre issue, eût plutôt fait supposer une réclusion forcée, quelque séquestration criminelle. Que faire ? Un pas en avant pouvait être la mort de l’un de nous. Et cependant nous ne pouvions laisser l’honneur de Grazia à la merci de l’indiscret, ou des indiscrets, qui avaient surpris l’entretien des deux amants.

C’était au moment, me dit Effisio, où il suppliait Grazia de le suivre à l’étranger, en abandonnant ses vains scrupules, et quand, ébranlée par son désespoir, elle semblait sur le point de lui céder, c’était alors que la voix s’était élevée par l’ouverture de la chambre inférieure. Bien qu’une telle surprise, au premier instant, lui eût bouleversé les nerfs, et, malgré la frayeur insensée de Grazia, Effisio avait bien saisi les intonations, à des sein grossies et sépulcrales, de cette voix ; cela lui donnait à penser qu’il s’agissait d’une mauvaise plaisanterie. Aucun rire, Aucun autre son n’avait suivi ; d’où il croyait encore pouvoir induire que nous n’avions affaire qu’à une seule personne ; mais cette personne était du pays ; elle s’était exprimée en sarde ; or, un Sarde n’est jamais sans son fusil ; donc, entrer dans le couloir, c’était la mort de l’un de nous deux au moins, de tous deux peut-être. Et ce n’était nullement atteindre notre but, qui était de saisir le coupable et de l’obliger par la terreur à garder notre secret.

Après un conseil tenu à voix basse, nous nous entendîmes. Je gardai l’entrée du souterrain. Effisio alla ramasser aux environs une brassée de bois et d’herbes sèches, avec lesquelles il boucha l’entrée. Nous y mimes le feu, puis je montai à la chambre supérieure, où Effisedda, assise près de l’ouverture, tenait toujours braqué son revolver, tandis que Grazia, après avoir versé des larmes abondantes, commençait à se remettre. Je roulai une pierre au-dessus de l’ouverture, et, abrité derrière ce retranchement, de crainte d’un coup de feu en pleine figure, je dis à l’hôte, ou aux hôtes du souterrain :

— Si vous ne voulez pas être enfumés comme des loups, rendez vos armes et sortez !

Pour toute réponse, j’entendis un coup sec. C’était un fusil qui ratait.

— Bon ! me dis-je, l’humidité du souterrain ! Ils ne sont pas bien à craindre.

J’attendis encore, et n’entendant plus que de sourds jurons, proférés par une même voix, je compris enfin qu’il n’y avait là qu’un seul homme, presque désarmé, et j’eus honte de tant de précautions. Étant retourné vers Effisio, nous éteignîmes le feu, et nous entrâmes, au moment où l’homme, de son côté, criait :

— Je me rends ! Diavolo ! vous m’étouffez !

À la lueur d’un bouquet d’allumettes, nous pénétrâmes dans la chambre inférieure du Nur-Hag, éclairée au centre par l’ouverture d’en haut, et nous vîmes un homme as sis sur un lit de paille, et qui avait près de lui, comme un prisonnier dans son cachot, une cruche d’eau, et, sur une pierre, du pain et des comestibles, quelques ustensiles. Son fusil reposait à côté de lui sur la paille ; il ne songeait plus à s’en servir et sa figure, plus maussade que farouche… Sa figure !… Mais c’était… c’était Cao ! Le mercier disparu’! notre voisin ! celui que sa femme disait être à Cagliari !…

S’était-il condamné à la pénitence ?… Était-il victime d’une séquestration… Ou bien…

— Quoi ! c’est vous, Cao ? dit Effisio plein de surprise. Et que faites-vous là ?

— Je me suis cassé la jambe en sautant du balcon d’une… dame. Vous comprenez ? Et, pour que ma femme n’en sache rien, je lui fais croire que je suis en voyage. Voilà !… Millioni di diavoli ! pourquoi êtes-vous venus me déranger ?

— Il me semble, Cao, dit Effisio d’un ton sévère, que c’est vous qui êtes venu vous mêler de mes affaires, de la façon la plus inconvenante, et en causant une frayeur dangereuse à la personne qui m’accompagnait. C’est à moi de vous demander raison de votre conduite, et je trouve étrange…

— Vous, don Effisio, vous osez me faire des reproches, quand vous travaillez à déshonorer une famille honnête ! Grazia est ma cousine par sa mère, et je ne souffrirai jamais que vous lui fassiez oublier l’honneur ! J’ai voulu lui inspirer de la terreur, afin de la rappeler à ses devoirs. C’est vrai que j’ai fait une sottise ; je m’imaginais tout bonnement que vous alliez croire à une voix de l’autre monde et vous sauver sans en demander davantage. Pourtant, j’ai bien imité la voix d’Antioco… Mais, après tout, je ne suis pas inquiet à cause de vous. Vous êtes un bon Sarde. Seulement, il faut me garantir le silence de votre ami.

Il parlait d’un air d’autorité, qui eût mérité cinquante soufflets. Ce n’était plus le petit marchand, poli, bavard, aimable, qui, bon gré, mal gré, vous faisait acheter les détestables denrées de sa boutique ; mais une sorte de bandit aux regards haineux et louches, qui semblait partagé entre deux sentiments : la ruse et la colère. Il faut dire aussi que son long séjour dans cette sorte de cachot et les souffrances de sa blessure l’avaient fort amaigri et défiguré. Indécis, inquiet, Effisio se taisait, cherchant le dessous des mensonges que nous débitait Cao. Pour moi, j’avais trouvé. Aux dernières paroles du mercier, je m’approchai, car j’étais resté jusque-là dans l’ombre, inspectant du regard le lieu et les objets.

— Signor Cao, lui dis-je, pour un homme marié qui saute par les balcons, vous êtes, il me semble, bien sévère. Mon ami est libre, Grazia l’est aussi…

— Elle ne l’est pas ! reprit le mercier d’un ton solennel, puisque son père s’oppose à ce mariage, et puisqu’elle a son époux à venger. Vous ne comprenez rien à çà, vous, le Français. Aussi mon devoir est-il d’avertir don Antonio que vous voulez enlever sa fille, et je le ferai, si don Effisio ne me donne pas sa parole d’honneur qu’il ne parlera plus à Grazia.

— Allons donc ! dit Effisio, en haussant les épaules ; secret pour secret ; nous avons chacun le nôtre.

— Oui ; mais le mien, après tout, je m’en moque. Si ma femme n’est pas contente, il y a des bâtons chez moi ; tandis qu’avec don Antonio, la chose ne s’arrangera pas si aisément, ni pour Grazia ni pour vous.

— Cao, dit Effisio, vous n’imaginez pas que je sois assez simple pour croire à vos contes. Il y a autre chose et, si vous parlez, je parlerai.

— Il y a tout bonnement, dis-je, un procès en grassazione…

Cao tressaillit et me lança un regard mortel. Je poursuivis :

— Il signor Cao n’a pas été vu à Nuoro depuis le 3 juin. Or, dans la nuit du 2 au 3 juin, le presbytère de X… a été attaqué par une bande de grassatori ; le curé s’est défendu ; il y a eu un mort et des blessés ; un entre autres, m’a-t-on dit, s’est retiré en boîtant, ayant essuyé un coup de feu, tandis qu’il essayait d’ébranler la porte. La bande a dû se retirer. Avant de partir, elle a défiguré son mort, pour qu’il ne mit pas sur la trace de ses complices, et la justice n’a encore à cet égard rien découvert de précis, Mais quand elle saura que le signor Cao, ne pouvant, ou n’osant se faire guérir chez lui, de peur que l’autorité fit visiter sa blessure, et ne vit qu’elle était le résultat d’un coup de feu, a été caché dans ce Nur-Hag par ses complices, qui viennent-deux au moins que je pourrais nommer-le visiter et l’approvisionner de temps en temps… alors la justice aura une belle proie ! et pourra fecilement remonter à d’autres détails et trouver d’autres coupables.

— Ne serait-ce que par le moyen de cet objet, poursuivis-je en me saisissant d’une boîte d’allumettes en bois sculpté, que je reconnaissais parfaitement, pour l’avoir vue entre les mains de Pietro de Murgia.

Cao était devenu livide.

— Quand tout cela serait vrai, dit-il, vous ne pouvez pas me dénoncer ; vous êtes de trop braves gens… et puis nous sommes voisins… amis…

— Nous ne vous dénoncerons pas, dit Effisio, mais à condition que vous garderez le même silence à l’égard de la conversation que vous avez entendue, et que jamais une parole qui ne soit pas absolument respectueuse ne vous échappera coatre Grazia de Ribas ; car alors, compère Cao, fat-ce dans dix ans !…

— C’est convenu ! se hâta de dire Cao, secret pour secret. Vous pouvez compter sur moi comme je compte sur vous. Et maintenant, rebouchez soigneusement l’entrée et allez-vous-en ! car votre présence ici pourrait attirer quelqu’un. On ne parlerait pas par méchanceté, mais la langue est toujours dangereuse, et…

— Un moment ! dis-je, pour moi, je n’ai pas donné ma parole.

Cao me regarda avec un mélange de crainte et de fureur.

— Moi, je suis un Français, comme l’a remarqué tout à l’heure il signor Cao, et je n’ai pas du tout les scrupules d’un Sarde à l’égard de la justice. En France, nous dénonçons les brigands sans aucun remords, ou plutôt nous croyons que c’est notre devoir à l’égard de leurs victimes. D’ailleurs, moi, je n’ai pas de secret, et je ne suis nullement l’ami du signor Cao, qui tout à l’heure m’a tiré un coup de fusil…

— Moi ? Non !

— S’il a raté, ce n’est pas votre faute ; je l’ai fort bien entendu. Aussi ne me tairai-je qu’à une condition.

— Dites-la, grogna Cao.

— C’est que je pourrai amener, ici demain, don Antonio de Ribas vous faire une petite visite. Vous n’avez point à vous défier de lui, et cela vous fera plaisir. Naturellement, vous ne lui direz pas que nous nous sommes rencontrés ici par hasard avec sa fille ; vous lui apprendriez du reste peu de chose, car il sait parfaitement qu’Effisio et Grazia s’aiment et qu’ils sont désespérés. Notre secret ne vaut pas le dixième du vôtre, et nous faisons là un mauvais marché.

— Vous pouvez amener don Antonio ! me dit Cao avec un regard qui me promettait un jour ou l’autre, quand il serait guéri, un coup de fusil.

— C’est bien ! maintenant tout est convenu et chacun tiendra ses promesses. Auriez-vous quelques petites commissions à me donner ? Vous êtes malade et je me ferais un plaisir…

— Je serai bientôt guéri ! me dit-il avec des yeux féroces ef un rire de carnassier, qui me montra ses dents blanches. Merci de votre bonté !

Nous partîmes et bouchâmes soigneusement l’entrée. Je voyais Effisio inquiet.

— Tu viens de te faire un ennemi, me dit- il, et c’est pour moi…

— Sois donc tranquille ! C’est le premier moment de contrariété. Mais un bon petit commerçant comme ça, un mercier… Ça passera.

— Tu vois comme ils sont faits chez nous ; ne t’y fie pas. Je le surveillerai de près quand il sera revenu chez lui.

— Il est certain que cette Sardaigne renverse toutes les idées. M. Prudhomme brigand pour de bon !… Qui l’aurait deviné aux manières doucereuses et expansives de ce petit homme ?

Effisedda, curieuse de ce qui s’était passé, descendait près de nous.

Mon ami courut chercher Grazia, et nous leur racontâmes, en descendant la montagne, le mot de l’énigme. Honteuse de sa peur, Grazia essayait de sourire ; mais je la voyais brisée, la pauvre femme, et dans cet état de surexcitation nerveuse, où la raison n’est plus maîtresse d’elle-même, où les forces sont prêtes à plier. C’était le surlendemain qu’elle devait accepter Pietro de Murgia. Ses yeux presque égarés s’attachaient furtivement sur Effisio, puis se plongeaient dans un rêve plein d’effarement. Évidemment, elle hésitait encore ; mais elle pensait fortement à le suivre, à abandonner pour lui sa famille et son pays. Moi, qui espérais, qui maintenant même me croyais sûr de la sauver, je lui dis tout bas :

— Espérez, Grazia ; demain, je le crois, votre père lui-même refusera pour gendre Pietro de Murgia.

Elle chancela comme étourdie de joie.

— Est-il possible ? me dit-elle.

Et son regard m’enveloppa d’une douceur céleste. Pauvre Grazia !

Quant à Effisedda, elle tournait autour de moi, enchantée de l’aventure et faisant valoir la part qu’elle y avait prise, parlant de sa résolution de tirer, quand même vingt bandits auraient apparu les uns après les autres par l’ouverture.

— Est-ce que tu aimes les femmes braves ? me dit-elle, en se pendant à mon bras.

— Oui, autant que les femmes discrètes.

— Oh ! sois tranquille ! est-ce que ces choses-là se disent, quand même on n’aurait Pas promis ? Mais sache donc : ce serait l’assassin de mon père… je le tuerais peut-être, ou bien je le ferais tuer par…

Elle prit un air rêveur en me regardant.

— Mais le dénoncer, jamais !

IL était grand temps pour elles de rentrer. Elles reprirent leurs chevaux, que nous chargeâmes des bertole pleines d’herbes, et elles s’assirent dessus, légères et solides, comme des oiseaux sur les branches ; puis elles partirent au galop. Et quelque temps encore, nous vîmes leurs visages tournés vers nous, les longs et tendres regards de Grazia, et le joli sourire, la voix fraîche et les gestes animés de sa jeune sœur.

(À suivre.)

André Léo.