Grazia (p. 391-406).
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 23 AVRIL 1878.

(1)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO


DEUXIÈME PARTIE.

XVIII

À peine étions nous arrivés, qu’elle surgit de l’ombre de la roche et se jeta sur Effisio, haletante, le sein gonflé, la voix vibrante et entrecoupée.

— Il n’y a plus à discuter, dit-elle, je suis venue te demander la mort ou la vie. M’aimes-tu ? Veux-tu m’épouser ? veux-tu me perdre ?

Elle n’était plus la même : sa voix était pleine d’inflexions nouvelles ; son geste avait une dramatique éloquence. L’être intérieur, jusque là contenu dans une chaste enveloppe de douceur et de timidité, déchirant ses voiles, sous l’aiguillon de la douleur, se répandait au-dehors. Elle attendit une seconde à peine la réponse d’Effisio ; et, comme il se bornait à la serrer contre sa poitrine, morne et muet, elle éclata de nouveau :

— La semaine est commencée !… plus que six jours ! y songes-tu ?… Six jours ! bientôt passés, let il faudra que je mette ma main dans celle de cet homme !…Tu consens à cela, toi ? Nont tn ne veux pas ? c’est impossible !… Toi qui dis m’aimer, Effisio 1… Tu ne veux pas me réduire volontairement à choisir entre l’opprobre et la mort 1…

— Grazia, dit-il, appaise-toi, je t’en supplie cherche à me comprendre.

— Encore !… Non ! non ! Il ne s’agit plus de parler, je te l’ai dit, mais de choisir. M’aimes-tu ? Ou veux-tu m’abandonner ?

Troublé par cette logique de la passion, qui oublie ou dédaigne tout ce qui n’est pas son but, éperdu, il ne trouvait rien à répondre. Bien qu’elle n’eut fait aucune attention à moi, j’osai prendre la parole :

— Grazia, vous êtes injuste ! Vous ne tenez compte que de votre douleur ; vous ne voyez que votre pensée. Mais Effisio a son devoir, comme vous croyez avoir le votre ; il souffre autant que vous, et pourrait tout aussi bien vous accuser, lui aussi, de l’abandonner, pour un préjugé d’honneur faux et féroce.

— Laissez-le répondre lui-même ! me dit-elle avec autorité, Vous êtes seul à le conseiller ainsi, et tout ce pays est contre vous. Lui, il est des nôtres ; pourquoi ne reste-t-il pas avec nous Effisio ! je t’en supplie, laisse-là les idées étrangères et redeviens un fils de Nuoro ! Nous souffrirons encore peut-être ; mais du moins nous nous entendrons, et je serai toute à toi ! Oh ! donne-moi cette joie ! Ne soyons pas séparés ainsi dans notre pensée ; car déjà c’est la moitié de la mort. Mourons, s’il le faut, mais ensemble ! La mort même alors sera douce. Reviens à moi !…

— Je ne t’ai point quittée ! répondit-il en l’enlevant dans ses bras, et en l’obligeant de s’asseoir près de la roche.

Mais elle restait quelque peu en dehors de l’ombre, la tête en pleine lumière. Je me tins debout près d’eux, surveillant les alentours.

— Je t’aime passionnément ! telle que tu es ; je t’aime avec une force nouvelle dans les angoisses de cette terrible douleur, craignant de te perdre… et t’ayant déjà presque perdue ! Je te donnerais ma vie avec joie ! — Mais ce que tu me demandes, Grazia, c’est la vie morale de mon être, l’étincelle sacrée, sans laquelle je ne serais plus un homme. Alors, que ferais-tu de moi ?… Et qu’en ferais-je moi-même ?…

— Je ne te comprends pas, lui dit-elle ; ce que nous voulons, nous autres, est-il donc si vil ? On te demande ce qu’auraient dû faire les juges, ce qu’ils font souvent, et que tout le monde respecte. Punir un coupable, cela ne s’appelle-t-il pas justice ? Eh bien ! alors, être juste, comment cela pourrait-il te dégrader ? Tu as des idées étranges, et tu leur. sacrifies notre bonheur. Et tu prétends m’aimer ? Non ! je ne te crois pas !

— Grazia ! Grazia !…

Non ! je ne crois pas que tu m’aimes ! Pietro de Murgia m’aime, lui, et fait ce qu’ils faut pour m’obtenir. Pourquoi ne puis-je l’aimer ? Pourquoi t’ai-je aimé, toi, dont l’âme froide ne s’attache qu’aux choses de l’esprit, qu’aux idées du monde étranger ?

— Ô Grazia !… Il me manquait donc une torture, puisque je t’entends parler ainsi !

— Qu’y puis-je, moi ? Je dis les choses comme elles sont… Est-ce aimer que de ne rien sacrifier à celle qu’on aime ? Que pourrais-tu me demander, à moi, que je ne t’accordasse avec joie, avec transport !

Il était trop facile de lui répondre :

— Grazia, dit Effisio en la rapprochant de lui, Grazia, je t’ai demandé, je te supplie encore aujourd’hui de renoncer à la vengeance. Et tu me refuses !

— C’est que tu me demandes la seule chose que je ne puisse l’accorder. Tu me demandes de trahir un serment, un devoir, sacrés.

— Et ne vois-tu pas, pauvre enfant, que ce que tu veux de moi est chose pareille ? Toi aussi, tu me demandes la seule chose que je ne puisse t’accorder. Tu me pousses à commettre un meurtre ! Moi, je n’ai pas fait de serment ; mais la conscience d’un honnête homme n’en a pas besoin pour se préserver du crime.

— Le crime, c’est ce que fit Nieddu ; et le punir n’est que justice. Va, j’y ai bien songe ! Quoi que vous en disiez, c’est nous qui avons raison. Que la mort soit votée par une douzaine d’hommes, appelés juges, ou par un seul, qui de lui-même se fait justicier, quelle différence ? Il n’y en a qu’une, et elle est toute à l’avantage de l’homme vaillant, qui agit au péril de sa vie, tandis que les autres ne courent aucun risque.

— Tu as raison en ceci, Grazia : mais non contre moi ; car je nie le droit de la société de donner la mort.

— Ah !… Tu ne penses donc en rien comme les autres ? Et tu prétendais au bonheur !… Ah ! malheureux, que ne suis-je sans famille et sans patrie ! Je te suivrais pour panser tes blessures et pour adoucir ton sort ; mais je suis attachée ici par des liens si forts, hélas !… des liens qu’on ne peut rompre lorsqu’on a des entrailles humaines ! Tu les connais, Effisio ; tu as aimé ton père et ta mère. Où aurais-tu pris le courage de briser leur cœur en les fuyant pour toujours ? Et surtout en jetant sur eux la honte, qui va des enfants aux pères, aussi bien que des pères aux enfants ? Si je te suivais, en désertant mon devoir vis-à-vis du malheureux assassiné, toutes les voix du pays s’élèveraient, tu le sais bien, pour crier : — Grazia est une infâme !… Grazia de Ribas !… — Et le sang orgueilleux qui bout dans les veines de mon père lui remonterait au visage et l’étoufferait ! Ma bonne mère, si respectée, n’oserait plus franchir le seuil de sa maison ; ses jours paisibles se changeraient en jours de deuil, ses sourires en gémissements. Notre aïeule me maudirait d’avoir souillé son nom au bord de sa tombe. Et ma chère petite sœur, Effisedda, si confiante en l’avenir, si belle et si résolue, deviendrait pour tous une fille suspecte, responsable de mes fautes ; et sa jeune vie serait flétrie à l’aurore. Mon frère, devenu homme, périrait à la tâche de venger les insultes faites à notre honneur ! Ai-je done le droit de frapper et de perdre ainsi tous les miens, Effisiol dis-mol ? Et ne vaut-il pas mieux que seule je meure, après avoir rempli le dévoir qui m’est imposé ? Ah ! mais je t’aime, hélas ! et j’aurais tant voulu vivre de ton amour, Effisio !… Je suis jeune, et, je l’avoue, j’aime la vie, la vie, qui m’eût été si douce près de toi !…

Sa voix se brisa dans un sanglot, et je n’entendis plus que des paroles d’amour et de douleur, entrecoupées de baisers et de gémissements. Quelques instants après, Effisio se leva, et l’expression de son visage émergeant de l’ombre me fit passer un frisson dans les veines.

— Oh ! me dit-il, c’est trop ! j’y succomberai !…

Il me demandait secours ! Je m’assis à mon tour près de Grazia, et, lui prenant la main, en invoquant l’affection fraternelle qu’elle m’avait donnée, je m’efforçai encore, bien que sans beaucoup d’espoir, de l’amener à notre cause. Je lui dis que dans le milieu où elle vivait, elle exagérait les arrêts de l’opinion publique, et que, si elle se refusai momentanément à tout mariage, elle serait parfaitement comprise d’un certain nombre de Sardes, ceux qui sous l’influence des idées continentales et des poursuites judiciaires, avaient renoncé à la vendetta ; que devant sa résistance passive, à la fois respectueuse et ferme, sa famille s’apaiserait forcément, et qu’à la longue on lui permettrait de disposer d’elle-même ; j’essayai de lui faire comprendre que le temps dénouait bien des complications, supprimait bien des obstacles, et qu’une telle attente, si pénible qu’elle fût pour elle et pour Effisio, était bien préférable aux résolutions extrêmes. auxquelles elles s’attachait.

Elle m’écoutait silencieusement, sans approbation comme sans révolte ; cependant, je sentais bien que je n’avais plus devant moi la Grazia, des anciens jours, douce et facile à persuader, mais un être ivre de douleur, dans lequel les coups de la destinée avaient remué et surexcité le sang et les passions de sa race. La résistance patiente et passive, qui demande un caractère ferme et du sang-froid, n’était guère dans sa nature, et ne pouvait être comprise par elle en ce moment, où, acculée devant un délai irrémissible et prochain, sûre de ne pouvoir fléchir. les idées et les volontés des siens, elle ne voyait plus d’espoir, si faible qu’il fait, que dans l’empire qu’elle pouvait exercer sur son amant. Je cessai de parler, découragé par son silence même, qui me semblait une preuve, toute nouvelle pour moi, de défiance et d’antipathie. Cependant, je vis que je m’étais trompé, quand, mon silence se prolongeant, elle tourna vers moi son visage, plein d’une sombre préoccupation, mais toujours affectueux. Avait-elle seulement entendu, compris, mes paroles, trop raisonnables, trop hors de ton avec la pensée qui la dévorait ? Non sans doute ; car, voyant que je me taisais, elle reprit la parole à cent lieues de là, en se pressant le front des deux mains :

— Quelles nuits ! Oh ! si vous saviez !… Je le vois toujours ! Depuis trois nuits, chaque fois, il vient… tout sanglant…horrible ! Comme il était !… Et son regard me pénétra jusqu’à la moelle ! Il me montre sa plaie ouverte, il s’approche !… Et je me réveille en criant, Mais la nuit dernière, il m’a parlé. J’ai vu ses lèvres murmurer, et il a dit : Femme coupable !… Moi ! flétrie d’un tel nom !… Hélas ! je l’ai mérité ! Je n’ai point eu souci de venger sa mort. Celui qui était mon époux, je l’ai abandonné à l’horreur du tombeau, sans consolation et sans honneur !

— Ah ! Grazia, lui dis-je, parlant pour moi-même plus que pour elle, vous en êtes encore là ?

Elle me répondit simplement :

— Je souffre tant !…

Oui, tout ce que nous avions essayé de lui inculquer de pensées modernes, les quelques bases que je croyais acquises, tout avait cédé à la violence de l’ouragan ; dans cette jeune créature en danger de mort, physique ou morale, et qui voulait ardemment aimer et vivre, rien ne restait plus que ce qui s’était de longue date implanté en elle ; elle n’avait plus le temps de raisonner ; elle se bornait à souffrir, et à crier sa douleur ; et, dans l’effroi du malheur qui fondait sur elle, les superstitions même de son enfance lá ressaisissaient. Je vis bien, que tout était vain. La raison, la philosophie, ne sont point des remèdes qu’on puisse aller prendre dans la pharmacie où ils se trouvent ; elles ne peuvent nous servir dans l’épreuve que lorsque, par une longue assimilation, elles, font partie de nous-mêmes. Pressant les mains de la pauvre femme dans les miennes, je lui dis tout bonnement cette sottise :

Espérons encore !

Et cela, je crois vraiment, lui fit du bien. J’ajoutai plus bas

Ne tourmentez pas Effisio ! Il est le plus malheureux des hommes, car il ne peut vivre sans vous, ni sans le respect de sa conscience. Une pareille lutte est au-dessus de ses forces et je tremble pour lui…

Elle fondit en larmes :

— Ah ! soignez-le bien ! Soutenez-le ! Puissé-je être seule à souffrir !

Effisio, qui avait fait quelques pas dans le sentier, revenait. Voyant Grazia tout en larmes, il se jeta près d’elle à genoux. Oh ! chère ! pauvre chère adorée ! Sans moi, tu aurais été peut-être heureuse ? C’est moi qui te fais tant souffrir ! C’est pour moi que tu pleures ainsi !… Maudis-moi donc ! et rejette-moi ! Tache de ne plus m’aimer ! Ou bien, donne-toi à moi, en oubliant le reste des hommes ! Et laisse-moi t’emporter bien loin d’ici, pour vivre à tes genoux, en te remerciant chaque jour d’un si grand don !… Ah ! si tu voulais !….

— Hélas ! je ne puis, répondit-elle.

— Tu ne peux ! répéta-il, avec un soupir navrant.

En voyant la tête d’Effisio tomber sur sa poitrine, Grazia jeta ses bras autour de lui.

— Mon ami, me demanda-t-elle, combien de temps encore avons-nous ?

— Vingt minutes, lui répondis-je ; car je venais de consulter ma montre à la clarté de la lune.

— Vingt minutes ! répéta-t-elle, vingt minutes de bonheur dans notre enfer ! Eh bien ! je ne veux plus te dire qu’une chose, Effisio, je t’aime !

Leurs lèvres se joignirent et je voulus m’éloigner ; mais, dans sa pudeur craintive, elle me rappela :

— Oh ! restez là, notre ami ! Nous n’avons pas peur de vous. Vous êtes si bon ! vous savez bien que nous nous aimons !

Effisio, se taisant, je m’étendis à leurs pieds, leur tournant le dos, et regardant la lune, qui éclairait un peu trop notre rendez-vous. Et je ne pouvais m’empêcher d’entendre le doux murmure de leurs propos et de leurs caresses. Qui n’eût pas assisté au début de leur entretien, les eût pris pour des amants heureux. D’un commun accord, pas un mot de leur douloureux débat ne fut repris ; ils ne pouvaient l’oublier toutefois, et l’âpre douleur muette donnait plus d’emportement à leurs baisers, plus d’exaltation à leurs paroles d’amour. Étaient-ils vraiment heureux de cette ivresse volée au sort implacable ? Je ne sais. Pour moi, leur honneur me brisait l’âme. Et il me fallait encore le troubler ; car ils se reposaient sur moi de les avertir.

— Déjà !

— Déjà !

Mot de tous les cours en pareil cas. Ô temps, tu n’es qu’un mot !

Quand je les regardai, Grazia n’avait plus son noir bandeau de veuve ; la tête nue, les épaules couvertes de ses longs cheveux, que la main amoureuse d’Effisio avait dénoués, les yeux attachés sur son amant, elle souriait d’un sourire indéfinissable, où je crus retrouver de la joie des martyrs. Ainsi coiffée, et baignée par la douce lumière de la lune, cette jolie tête était plus douce et plus charmante que jamais. Leur force factice faillit les abandonner à l’adieu.

— Espérons ! leur dis-je. Espérons mes amis ! Ne vous dites point adieu, mais au revoir. L’amour est la première des forces de ce monde. Espérons encore !

Ils ne me crûrent point ; non plus que moi-même je ne croyais à mon propre dire ; mais, l’un pour l’autre, ils cachèrent leur désespérance mortelle et s’embrassèrent convulsivement une dernière fois. Grazia, que j’accompagnai comme à l’ordinaire, fut silencieuse et me répondit seulement : adieu ! quand je lui dis au revoir. — Elle aura vraiment le courage de se tuer, pensai-je, la mort dans le cœur.

Le lendemain matin, levé de bonne heure et me disposant à descendre pour aller trou- ver mon ami, dont j’étais inquiet, je le vis par la fenêtre, qui parlait à Cabizudu. Il fut triste, préoccupé ; mais relativement calme, cette matinée. Vers dix heures, nous étions ensemble dans la salle basse, quand entra précipitamment Cabizudu. Il parut intimidé par ma présence ; mais Effisio, lui ayant fait signe de parler :

Il est allé ce matin, dit-il, avec Preddu Floris, à la chasse, sur la route de Macomer, où il va souvent. Il n’y a pas plus de trois jours encore, m’en revenant de faire de herbe le long de la rivière, je l’ai vu qui descendit de la colline où est le Nur-Hag, vous savez, a deur milles environ d’ici, et il est revenu par la route. Je pense qu’il fera de même aujourd’hui ; en tout cas ; s’il prenait par le plateau, votre Seigneurie le verrait de loin. -Blen’t’dit Effisio, en se levant. Le plus sûr est de partir de suite. Et se tournant vers moi : — Veux-tu me suivre ? Sans doute. Qu’allons-nous faire ? Je te le dirai en chemin. Il prit son fusil, me priant de prendre aussi le mien, mit sa ceinture cartouchière et y passa une dague, qu’à l’ordinaire il ne por- tait point. Nous voici armés en guerre ! lui dis-je. Mais il ne répondit pas et me précéda hors de la maison. Cabizudu venait de seller nos chevaux en hâte ; nous partimes à l’am- ble ; au haut de la côte, Effisio mit son che- val au galop. Nous descendimes ainsi une partie de la montagne, jusqu’au moment où nous aperçâmes au-dessous de nous, sur un des lacets inférieurs de la route, deux hom- mes, dont l’un était Pietro de Murgia. Effi- sio mit alors pied à terre. Je l’imital, et, te- nant en main nos chevaux, nous attendimes. - -Tule devines sans doute, me dit alors Effi- sio, je suis venu provoquer Pietro de Murgia. Si je refuse de me faire assassin et de tuer en embuscade, je ne me fais, je l’avoue, ancun scrupule de défendre par les armes, loyale- ment, la femme que j’aime, et d’écarter, si je le puis, un homme qui viole notre liberté et nos plus chers intérêts. Tu seras mon té- moin ; le hasard nous en fournit un autre, sans quoi j’aurais envoyé chercher Cesare Siotto ou Brandu. Pardonne-moi de ne pas L’avoir dit plus tôt mes intentions ; elles étaient irrévocables. -S’il en est ainsi, lui répondis-je, inu- tile d’en parler ; mais peut-être de Murgia refusera-t-il, le duel n’étant pas dans les usa- ges de ce pays ? 1 -Il ne refusera pas, me dit Effisio, en serrant les dents avec impatience. -Soit ! Mais alors il est fort capable, sous couleur de duel, de s’arranger pour t’assas- siner ? -Toutes tes suppositions sont possibles, ajouta-t-il du même ton ; mais après tout, qu’importe ?

Je vis que je ne pouvais que lui irriter les nerfs outre mesure, sans rien obtenir, et dans la crainte d’un malheur, mon cœur se serra violemment. La route où nous étions, dominée d’un côté par la montagne, dominait de l’autre un ravin profond, traversé d’un ruisseau, au delà duquel s’étendaient quelques prairies, et des collines maigrement boisées. À l’endroit où Effisio s’était arrêté, un enfoncement de rochers nous ménageait un espace long de cinq à six mètres, large de trois environ, semé çà et là de pierres éboulées, et au-dessus duquel de vieux chênes. liéges grimpaient à l’assaut du mont. Les merles jasaient dans les branches, et sur la plaine, toute éclairée de soleil, de grands vautours planaient. Il faisait une chaleur étouffante ; mais l’angle où nous étions recevait de la montagne un peu d’ombre. Cependant, je suffoquais. Autre chose que l’air extérieur me brûlait les veines ; des pressentiments funèbres m’oppressaient ; il me semblait que cet étroit espace allait être, le tombeau d’Effisio. Je me défiais affreusement de ce Murgia ; et chacun des sons qui montaient de leurs pas et de leurs voix résonnait en moi, comme s’ils m’eussent marché sur la poitrine. Pendant ce temps, Effisio cherchait dans son portefeuille ; il me remit un papier.

— C’est mon testament, me dit-il.

Machinalement, je l’ouvris ; c’était une donation de ses biens à Grazia de Ribas, à la double condition qu’elle n’épouserait pas Pietro de Murgia, et qu’elle viendrait habiter, seule ou avec sa sœur, la maison d’Effisio, près de la vieille Angela, à laquelle Effisio laissait une rente viagère.

— Son père ne pourra ni ne voudra l’empêcher d’accepter, me dit Effisio. Tu sais comme en ce monde les considérations d’argent priment toutes les autres. Elle sera donc libre et vivra tranquille, jusqu’à ce que… jusqu’à ce qu’elle m’ait assez oublié…

Il ne put achever et je ne pus lui répondre. Derrière le tournant de la route, nous entendions les pas de l’ennemi ; il parut. Et, soit qu’ils nous eussent aperçus déjà, soit qu’ils dissimulassent leur surprise, ils continuèrent d’avancer, d’un air indifférent. Ils avaient l’un et l’autre le carnier sur le dos, bien que la chasse fût prohibée, et, selon son habitude, outre son fusil, Pietro de Murgia portait sa dague à la ceinture. Pendant qu’ils montaient vers nous, je dis rapidement en français à Effisio :

— Quel est ce Preddu Floris ?

— Un familier de Murgia, me répondit-il, homme assez mal famé…

Il semblait vouloir ajouter une explication ; mais, voyant de Murgia à peu de distance, il jeta la bride sur le cou de son cheval et se porta au milieu de la route : Pietro de Murgia, je vous ai vu venir et je vous attendais.

Pietro sourit, s’arrêta, et, se campant sur la hanche, la jambe en avant, pose de capitan et sourire de condottiere :

— Ceci est aimable à vous, don Effisio ; auriez-vous quelque chose à me dire ?

— Assurément, je n’ai pas besoin de vous apprendre quels sont mes sentiments pour vous, ni le motif de ma haine ? Vous les savez. Je suis venu vous proposer un combat d’honneur, un combat de gentilshommes, dont mon ami et… le vôtre (il montra Preddu Floris) seront les témoins. Vous n’êtes pas, vous, un paysan obstiné, comme l’était ce pauvre Antioco. Vous connaissez le monde et les usages des gens comme il faut, et vous ne voudriez pas me refuser, sachant bien que tout homme honorable, atteint dans ses affections, ou dans son honneur, a droit à ce genre de réparation.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 12 JUIN 1878.

(35)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE.
XVIII. — (Suite.)

Une contrariété vive, et une indécision non moins grande, se peignaient sur les traits de Murgia. Il avait l’air d’un renard pris au piége. Assurément, il eut préféré garder la situation facile que lui avait faite le renoncement de son rival, et ne plus rien remettre au hasard ; mais, piqué dans sa vanité par les paroles dont Effisio avait accompagné sa proposition, il trouvait difficile de refuser. Un éclair de colère, qui brilla dans ses yeux, m’annonça la fin de cette hésitation, et j’en frémis ; car il devait se promettre de faire payer cher à mon ami ce nouvel obstacle.

— Vous avez eu raison de compter sur ma loyauté ! répondit-il avec un geste théâtral et une emphase toute espagnole, en me regardant aussi. J’avoue ne m’être jamais battu en duel ; mais je-serai charmé de cette petite fête, et fort reconnaissant à vous de me l’avoir procurée. Quand vous plait-il ?…

— Tout de suite, je vous prie, sur ce lieu même, et avec les armes que nous avons.

— Mais… cela me paraît contre les règles… observa Pietro, d’un air entendu.

— Pour un de ces duels ordinaires, qui ne sont au fond que des parties de plaisir, ce n’est pas l’usage de précipiter ainsi les choses ; mais lorsqu’il s’agit d’un duel sérieux. où il y va résolûment, franchement, de la vie de l’un des deux adversaires, il n’y a plus d’autres règles que celles de l’honneur. Demandez à mon ami.

— Je m’en tiens parfaitement à votre assertion, reprit Pietro, en prévenant ma réponse ; mais nous n’avons pas de pistolets.

— Nous avons nos fusils.

Le rouge monta au visage de Murgia.

— Mais alors, s’écria-t-il, cela revient à la mort de tous les deux, si nous tirons en même temps ! ou bien à la mort assurée de celui qui subira le feu le premier. Vous savez fort bien qu’un Sarde ne manque pas son ennemi à vingt pas. C’est insensé ! Autant vaut tirer au sort à qui se mettra une balle dans la tête. Je crois, signor, dit-il en se tournant vers moi, qu’il n’y a plus là ces conditions de hasard et d’adresse, qu’il doit y avoir dans tout combat.

Je me hâtai de lui donner raison, déclarant que je m’opposais absolument à un combat de ce genre. Et je proposai pour le lendemain, un duel à l’épée ; Effisio avait ces armes chez lui. Mais mon pauvre et opiniâtre ami s’obstina à vouloir le combat sur l’heure, déclarant qu’ils se battraient avec leurs dagues tout aussi bien qu’avec des épées. De Murgia accepta ; j’en fus désespéré. Cet homme, qui n’avait donné sa vie qu’aux exercices du corps, et qui menait, j’en étais persuadé, la vie d’un condottiere nocturne, plus grand qu’Effisio, plus exercé, endiablé d’âme et de muscles, devait avoir l’avantage dans une lutte, en quelque sorte corps à corps, contre un homme de mœurs et d’habitudes plus douces, plus lettré que guerrier, et pardessus tout loyal. Mais il me fallut céder, la mort dans l’âme, sous l’impérieuse volonté de mon ami. Un détail pourtant aurait dû empêcher le combat : la dague de Murgia était de cinq centimètres environ plus longue que celle d’Effisio. Malheureusement, ni Floris ni moi n’en avions une autre, et l’impatience d’Efisio ne consentit point de délai. On eût dit qu’en finir avec la vie lui semblait une solution aussi enviable que toute autre.

Preddu Floris regardait, écoutait, souriait parfois d’un mauvais rire, et là se bornait son rôle. Il m’aida seulement à écarter les pierres qui parsemaient le champ de bataille, à l’exception d’une que nous ne pûmes soulever, mais qui se trouvait un peu à l’écart. Le combat commença.

Je vis dès les premières passes que Pietro de Murgia ne connaissait pas l’escrime ; il parait mal, mais attaquait d’une façon d’autant plus redoutable qu’il était difficile de prévoir ses coups. Pendant longtemps, la chance fut égale ; et je voyais le Sarde témoin de ce combat, tout nouveau pour lui, regarder d’un air émerveillé, l’éclair des lames et ces coups de mort, sans cesse écartés et suspendus. Mais bientôt l’avantage de Murgia se fit sentir. Sa haute taille et sa longue lame serrèrent et menacèrent de plus près son adversaire. Effisio dut plusieurs fois s’effacer et rompre. Toutefois, un de ses coups porta juste ; la manche de velours bleu de Murgia fut entamée et le sang rougit la chemise. Je voulus faire cesser le combat.

— Ce n’est rien ! cria de Murgia.

En même temps, attaquant de côté, d’un mouvement terrible, il força Effisio à reculer, en changeant de direction. Dans ce mouvement, il rencontra sous ses talons la pierre que nous avions dù renoncer à écarter, à cause de sa masse, et il chancela. De Murgia en profita pour donner un coup de revers, qui ne parvint pas à faire sauter la dague des mains d’Effisio, mais détermina sa chute en arrière. Prompt comme un fauve, Pietro de Murgia fut sur la poitrine de mon malheureux ami et lui mit sa dague à la gorge.

— Arrêtez ! m’écriai-je en courant. C’est un assassinat !

— C’est une victoire ! me répondit Pietro de Murgia, en se relevant, l’œil éclatant, la bouche tordue par un rictus triomphant et sauvage.

— C’est un accident ! cria Effisio, se relevant à son tour. En pareil cas, on a le courage de tuer son adversaire, ou l’on recommence.

— Jamais ! m’écriai-je. Vous êtes blessés tous deux, je ne le permettrai pas.

Sous la pointe de la dague de Murgia, un peu de sang avait jailli ; mais ce n’était qu’une égratignure. Effisio m’en convainquit, et voulut reprendre le combat malgré mon opposition. Preddu, volontiers, y aurait consenti ; ce jeu l’amusait. Mais Pietro s’y refusa formellement.

— Don Effisio, je connais mal, je l’avoue, les usages du duel ; mais nous sommes Sardes tous deux, et vous me comprendrez, quand je vous dirai que vous me devez la vie. J’ai pu vous enfoncer ma dague dans la gorge, et je ne l’ai pas fait.

— Pensez-vous me faire croire à votre générosité, répliqua Effisio, plein de colère. Vous avez agi par un motif personnel ! lequel ? peu m’importe ; mais j’en suis sûr !

Pietro sourit :

— Peut-être ! Mais moi aussi je vous connais, et je sais que maintenant, quand même il vous prendrait envie de m’envoyer une balle, ce qui vous serait plus facile que de l’envoyer à Nieddu, vous ne le feriez pas. Et puis, vous avez raison : Grazia ne me l’eût jamais pardonné, tandis que, son époux vengé, elle sera ma femme et deviendra pour moi, comme elle l’a été pour Antioco, une épouse bonne et fidèle. Addio, signori !

Il rajusta son bonnet, tombé dans la lutte, et partit, en nous jetant un sourire sarcastique, auquel son compagnon crut devoir joindre une grimace d’adieu.