Grazia (p. 367-390).
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 6 JUIN 1878.

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GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE

XVII

Quand, à l’audience, avait été prononcé le verdict d’acquittement, l’indignation et la fureur des Tolugheddu-Ribas étaient allées jusqu’au scandale. La mère d’Antioco, se levant toute droite, le bras étendu vers les jures, leur avait crié :

— C’est une infamie ! Vous êtes donc pour les assassins ?

Le vieux Basilio avait levé les mains au ciel et courbé la tête. De Ribas s’était écrié :

— Si c’est là votre justice, nous aurons la nôtre !

Une étrange satisfaction avait percé sur les traits de Pietro de Murgia ; Grazia, comme frappée d’un coup mortel, s’était affaissée. Leurs amis les avaient emmenés chez eux, c’est-à-dire chez de Ribas, et la petite troupe, éplorée et menaçante, ne s’était fait faute de répandre sur son passage les exclamations de sa haine et de son mépris pour le verdict d’injustice qui venait d’être rendu.

Chez de Ribas, un tumultueux conseil avait eu lieu, on plutôt — car aucun avis contraire ne s’était produit — un formidable concert de voix vengeresses, au milieu desquelles la voix de Pietro de Margia avait été la plus violente et la plus sonore.

Nous n’avions su tout cela que par oui-dire, Effisio et moi. Effisio n’avait pas voulu assister au prononcé du verdict, et moi, à peine l’avais-je entendu, que je m’étais dérobé pour aller retrouver mon triste ami, qui m’attendait dans une anxiété fiévreuse.

— Eh bien ! me demanda-t-il, tout défait, en m’apercevant.

— Nieddu et Raimonda sont bien heureux ! murmurai-je.

Hélas ! nous ne pouvons être touchés du bonheur d’autrui, quand il tus le nôtre. Effisio baissa la tête. C’était lui le condamné ! Quand j’essayai de lui rendre l’espérance, de le ranimer pour la lutte, je me heurtai à un désespoir absolu.

— Tais-toi ! me disait-il, n’as-tu pas vu déjà comment une pareille lutte, ici, se termine ? Si tu veux que j’épouse Grazia, donne-moi le courage d’être assassin. Voilà ce qu’il faut faire. Tout le reste n’est que vaines paroles.

Je dus le laisser à son intraitable douleur, sûr que bientôt il reviendrait de lui-même me demander des consolations ; car l’homme est ainsi : la douleur, quand elle semble s’acharner contre lui, lui cause une sorte de fascination, de vertige, auquel il s’abandonne ; mais le sentiment le plus obstiné de notre âme est l’amour du bonheur et le besoin de ne pas souffrir ; aussi, l’humeur farouche le cède-t-elle bientôt à la recherche des moyens et remèdes, que l’on fuyait tout à l’heure. Je n’en eus pas moins à insister beaucoup pour persuader à Effisio ce qu’il voulait croire.

— La situation, lui disais-je, n’est plus la même : Grazia n’est plus une jeune fille timide, mais une femme éprouvée par une expérience cruelle ; elle ne peut se laisser donner deux fois, sans son propre aveu.

— Tu te trompes, me répondit-il ; Grazia est toujours la même, c’est-à-dire aussi faible de caractère que généreuse de cour. Elle est toujours dominée par ses parents, et de plus, cette fois, par un devoir qu’elle accepte et un serment qu’elle a fait ; l’obstacle n’est plus seulement extérieur à elle, il est en elle-même. Et cela constitue une situation encore plus contraire, encore plus forte contre moi que la première.

— Mais elle t’aime, et cette douce et bonne créature ne peut avoir dans l’âme aucune férocité. Nous lui ferons entendre le langage de la vraie vertu, de la vraie justice, et, j’en suis sûr, elle nous comprendra.

Nous laissâmes passer les vingt-quatre heures d’irritation accordées aux vaincus des cours de justice, avant de nous présenter chez de Ribas. Mais ce dicton, s’il s’accommode à nos natures, parfois un peu rétives, mais soumises au frein de la raison et des lois, n’a rien à voir avec la nature des Sardes. Rien n’était changé dans l’exaltation des deux familles ; seulement, les Tolugheddu s’apprêtaient à rentrer à Oliena, après un séjour de près de deux semaines chez les Ribas. Don Antonio nous reçut mal.

— Tu étais malade, hier, n’est-ce pas ? dit-il à Effisio d’un air méprisant, et c’est pour cela qu’on ne t’a pas vu ?

— Non, répondit mon ami, non, don Antonio, je n’étais pas malade ; c’est que je n’ai pas voulu venir.

— Bon ! c’est mieux. Et maintenant as-tu fait ton choix ?

— Pas encore.

— Ne te gêne pas ! prends toute la vie s’il faut. Chacun va du pas dont il marche. Il y en a de lents et de pressés.

Nous assistâmes aux adieux des Tolugheddu. Le vieillard, toujours prudent, se tut devant nous ; mais sa femme, toute à la passion de sa douleur, depuis que la mort de son fils l’avait arrachée à sa somnolence de ménagère paisible et occupée, serra Grazia contre son cœur.

— Adieu, ma fille ! Au revoir, épouse de notre Antioco ! Pourquoi nous as-tu quittés ? Car tu es et tu seras toujours notre fille, puisque tu dois choisir le vengeur… Et calvilà aussi sera notre fils ! Il pourra tout demander aux Tolugheddu, celui qui viendra leur montrer ses mains pleines du sang de l’être féroce et maudit, qui a brisé la belle vie de mon Antioco ! N’oublie pas, Grazia, le serment que tu as fait sur la tombe de ton époux ! Ce serait un grand crime à toi ! car il l’a tant aimée, et ne te demande plus rien, hélas ! que la vengeance ! Non ! tu ne peux oublier ton devoir. Et moi, je viendrai quelquefois te le rappeler. Regarde chaque matin et chaque soir tes vêtements de veuve, et dis-toi : — Ils ne seront enlevés que par celui qui aura vengé Antioco. Au revoir, ma fille, et ne sois pas longtemps à nous consoler, lui, dans sa tombe et nous, hélas ! dans la triste vie qu’il nous a laissée !

Enveloppée de ces farouches tendresses, et pressée de ces terribles exhortations, la pauvre Grazia pleurait sans répondre. Ses traits depuis la veille s’étaient profondément altérés ; la lutte, on le voyait, régnait en elle aussi, dans toute sa violence.

Pietro de Murgia assistait à ces adieux, non point en étranger, mais comme le fils de la maison, ou plutôt des deux maisons ; car il accompagnait, avec tous les dehors de la piété filiale, les Tolugheddu jusque chez eux.

Après leur départ, Effisio put s’approcher de Grazia et je les vis échanger seul à seul. quelques paroles.

Notre visite fut courte : don Antonio était bourru, taciturne, et nous n’avions qu’à écouter les imprécations de l’Effisia, qui, de sa place accoutumée au fond de la chambre, sa quenouille en main, jetait de temps en temps de longues phrases sanglantes et funèbres, sans nous regarder et comme se parlant à elle-même. On eût dit une sybille rendant des oracles ; et c’était bien cela, en effet, puisqu’on prenait soin de les accomplir. Notre présence évidemment, la fatiguait, l’irritait. Le Dieu qui était en elle n’était pas le nôtre. Après avoir signalé des piéges et des embûches qui n’empêcheraient pas le triomphe de la justice, elle nous décocha ce trait :

— L’étranger cherche à entraver nos voies ; mais il ne vaincra pas les fils de Sardus !

L’étranger se retira promptement, en effet, sans livrer bataille, bien que don Antonio fit son possible, pour nous y amener. Quand nous fâmes dehors, Effisio me dit :

— Je la verrai cotte nuit.

— Ah ! répondis-je.

Et je restai partagé entre la nécessité de cette entrevue et la crainte mortelle qu’elle ne fut fatale. S’il nous soupçonnait, s’il nous découvrait, don Antonio tirerait sans pitié sur sa fille comme sur nous. Je demandai la faveur d’être le gardien du rendez-vous.

— C’est convenu, me dit Effisio ; elle a demandé, je dirais presque exigé, que tu vinsses.

— Je lui en sais bien gré. Où la verrons-nous ?

— Là-bas, sur le penchant du coteau qui va du cimetière aux bords de la fontaine de Gurgurigai, sous le premier chêne.

— Qu’elle soit prudente ! murmurai-je.

Et nous attendîmes l’heure, moi, agité d’une impatience douloureuse, lui, silencieux, absorbé, songeant que de cette entrevue allait dépendre leur destinée.

Nous partîmes à minuit et demi, en prenant le chemin hors de la ville. Arrivé près du chêne, Effisio se blottit dans une touffe de lentisques, et moi, dont la présence à cette heure eût moins compromis Grazia que la sienne, j’allai sur le chemin par où elle devait venir.

C’était au travers de cette tanca des Grosses pierres où avaient eu lieu autrefois les rendez-vous de Raimonda et d’Antioco. Les Grosses pierres sont deux blocs énormes, dressés en l’air, et dont l’un, entamé par la mine, se tient sur une base étroite, comme par un miracle d’équilibre. Cet endroit, fort élevé au-dessus du ravin de la route d’Orosei, et qui domine la maison des Ribas, est absolument découvert, comme le sont d’ailleurs tous les terrains autour de Nuoro. Toute forme humaine y saille vigoureusement, et la nuit, assez claire, augmentait mon inquiétude. Caché derrière les Grosses pierres, je voyais assez loin aux alentours. Aucune silhouette suspecte n’apparaissait. La maison des Ribas me semblait sans lumière, comme toutes les autres ; au loin, çà et là, les chiens aboyaient. Cependant, j’avais le cour serré d’anxiété. J’avais vu, dans ce fatal pays, tant de scènes sanglantes et tant de facilité à lâcher un coup de feu, en guise d’argument ou de remontrance, qu’une explosion, se produisant tout à coup près de l’enclos des Ribas ne m’eût nullement surpris, tout en me désespérant. Dans cette disposition, un bruit léger me fit tressaillir, et bientôt je vis une forme noire, qui glissait beaucoup plus bas que l’endroit où j’étais, se dirigeant vers le lieu du rendez-vous. Avec intelligence, Grazia avait suivi le chemin creux, puis les plis du terrain, qui la dérobaient mieux à la vue. Je fus promptement près d’elle, et, bien qu’elle filât comme une perdrix, dès qu’elle m’eut vu là, elle devint toute tremblante, et se pendit à mon bras.

— Oh ! je fais bien mal ! me dit-elle.

— Non ! vous êtes aimante et courageuse et je vous admire.

— Il faut bien que je lui parle, il le faut ! Oh ! le malheur est sur nous. Cet homme est acquitté !…

Elle était si haletante qu’elle en perdait la respiration, et cependant elle continuait de précipiter sa marche. Quand nous arrivâmes, Effisio courut à elle et, l’entourant de ses bras, l’emmena à l’abri d’une roche, entre deux touffes de lentisques, sorte de grotte formée par l’ombre épaissie, où l’on eut pu la frôler sans l’apercevoir. Je restais loin d’eux, prenant de moi-même le rôle de chien de garde, qui, dans cette circonstance. me semblait le plus intelligent que j’eusse tenir ; mais au bout d’un moment Effisio vint me chercher :

— Elle te veut avec nous, me dit-il, non peut-être sans regret, car sa voix était un peu altérée.

Je le suivis et nous nous assîmes tous les deux auprès de Grazia, un peu en avant d’elle, qui s’appuyait à la roche. Elle me dit :

— Aucun troupeau n’est sur ce côté de la montagne et ce n’est point ici un chemin. Nous ne serons donc pas vus ; n’ayez crainte, et tâchons seulement de nous entendre.

Elle se tut ; nous gardions un silence, qu’Efisio rompit enfin.

— Ne nous entendons-nous pas, Grazia, ou bien serait-il possible que vous voulussiez me faire commettre un crime ?

— N’en a-t-il pas commis un, lui ? s’écria la jeune femme, d’un ton âpre qui me surprit dans sa bouche ; n’auriez-vous pas trouvé juste qu’il fût condamné ? Et puisqu’il ne l’est pas, n’est-ce pas à nous à faire justice ?

— Non, ce n’est pas à nous ! Les juges ont pu se tromper ; mais vous les aviez acceptés comme arbitres ; il faut donc recevoir leur décision, telle qu’elle est.

— Et laisser le malheureux assassiné, sans vengeance, dans son linceul sanglant ? Non ! vous ne pouvez pas vouloir cela, Effisio. Ce. serait une grande honte, un manque de cœur dont je ne serai point coupable. J’ai promis sur le cercueil, et je tiendrai ma parole ! N’avez-vous donc point le respect des morts ?

Elle était, — bien plus complétement que nous ne l’avions cru, — toute aux idées régnantes dans sa famille et dans sa patrie. J’en fus abasourdi. — Ah ! me disais-je intérieurement avec amertume, pourquoi les amants, au lieu de se livrer à leurs joies langoureuses, ne profitent-ils pas de la bonne volonté qu’ils ont l’un pour l’autre afin de s’interroger, de se pénétrer mutuellement, de se faire une foi commune ? Il nous faut maintenant essayer cette tâche ardue au milieu de passions surexcitées, de sentiments exaltés, d’irritations faciles et d’obstacles de tout genre ; en un mot, quand nous n’avons plus le temps !

Effisio fut aussi maladroit qu’honnête ; il exposa les idées qu’il avait, telles qu’il les avait : l’immoralité de la vengeance, éternelle semence de crimes ; son inutilité pour l’apaisement des mânes, qui n’ont besoin, osa-t-il dire, d’ancun apaisement.

Grazia l’interrompit, désespérée.

— Il est donc vrai qu’il ne croit à rien ! s’écria-elle en joignant les mains. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

Ne croire à rien est, partout et toujours, croire aux êtres vivants, à la grande nature, au monde entier, à l’ensemble immense des faits matériels, moraux et intellectuels, dont fourmille la vie. C’est ce qui s’appelle rien. Tout, c’est un petit monde de faits imaginés, qu’aucune preuve n’appuie. Cette étrange conception est la même en tout pays, et s’exprime partout de même. Grazia n’avait jamais eu, la pauvre enfant, aucune raison d’être plus forte que les autres sur ce point là ; elle n’était donc pas à blâmer. Mais s’ils allaient, elle et Effisio, se diviser, s’aigrir, lutter l’un contre l’autre, quand ils n’avaient qu’une, force leur union, ils étaient perdus d’avance. Je me crus très-supérieur, et fort machiavélique, en portant le débat sur un terrain où Grazia pouvait comprendre du premier coup, sur celui de ses propres croyances, et j’osai appeler à mon secours l’Oraison dominicale, et l’Évangile, et toute la mansuétude chrétienne. Le christianisme n’est-il pas une religion de pardon, de paix et d’amour ?… — On l’assure du moins, — Grazia m’écoutait, doucement rapatriée, suivant ma pensée, étonnée de n’avoir pas songé à cela ; car enfin, oui, le pardon des injures est recommandé par l’Église. Et comment donc se fait-il que les Sardes, un peuple si croyant ?…

Je demandais cela justement, quand elle prit la peine de me le dire. Elle aussi faisait son inventaire, et trouvait dans sa religion, ce capharnaüm antique, des armes pour toutes les batailles.

— Jésus, sans doute, me dit-elle, a eu des conseils de paix et de patience ; car il en faut beaucoup en ce monde ; mais si nous devons être indulgents pour les fautes de notre prochain, il n’y en a pas moins des crimes qui demandent vengeance ; et Dieu lui-même nous montre par son exemple qu’elle est sainte. Ne punit-il pas cruellement ceux qui l’ont offensé ? Même, la vengeance divine est bien plus terrible que la nôtre ; car Dieu punit éternellement, et poursuit les fautes des parents sur les enfants, jusqu’à la 4e et 5e génération. — Je ne voudrais pas faire cela, moi, ajouta-t-elle naïvement ; mais de laisser sans défense, outragée et délaissée, la tombe d’un époux assassiné, non, cela ne se peut pas !!

J’étais battu ! et mon outrecuidance se changeait en humiliation. Pourtant, je me disais in petto : — Ah ! Grazia ! vous voulez être logique ! Bien ! mon enfant ; avec le temps, nous irons très-loin-Mais le temps, hélas ! nous manquait !

Effisio reprit la discussion tombée de mes mains et cette fois, fut plus habile. Abandonnant les idées générales, il mit sous les yeux de Grazia l’étrange bonheur qu’elle leur préparait. Assassin de Nieddu, il devrait lui aussi passer en cour d’assises, et, moins rusé certainement, moins habile que son adversaire, il n’aurait pas, lui, d’alibi, plus ou moins bien construit ; donc, il serait condamné, irait aux galères pour la vie et n’aurait obtenu, pour tant de douleur, d’amour et de crime, que de ramer en l’honneur des mânes d’Antioco, de l’homme qui lui avait ravi sa fiancée ! Était-ce plus absurde qu’odieux ? ou plus odieux que bête ? Il n’en savait rien ; il savait seulement que tout en lui, sa raison comme sa conscience, et sa dignité comme le sens commun, se soulevait contre un tel parti. Cette fois, Grazia pleurait :

— Oh ! j’ai été maudite à ma naissance ! disait-elle en se tordant les mains ; le malheur est sur moi et sur ceux que j’aime ! Il m’enlace comme un rets fatal, et, de quelque côté que je me tourne, je ne puis y échapper. Que faire ? Mon cœur est né pour un seul amour, et sans cesse on m’en impose d’autres, qui sont ma honte et ma douleur ! Oh ! Qu’ai je fait pour être si malheureuse ?

— Grazia, dit Effisio, d’une voix tremblante de colère et de jalousie, vous ne savez pas résister à vos parents, je le vois. Ils veulent un vengeur et l’ont trouvé : c’est Pietro de Murgia. Ils le veulent ! et dès lors, comme vous avez accepté Antioco Tolugheddu, bien que m’aimant, disiez-vous, de toute votre âme, de même vous accepterez Pietro de Murgia, pour accomplir leur volonté et votre vœu !

— Jamais ! s’écria-t-elle, en se levant toute droite ; et son front, émergeant de l’ombre, rayonna sous la clarté des étoiles. Jamais plus je n’appartiendrai à un autre homme, si ce n’est à vous, Effisio ! Je vous le jure ! Et maintenant j’ai un serment de plus à tenir ! Que Pietro de Murgia, si vous lui abandonnez ce soin, venge Antioco. Cela fait, Effisio, je me charge, moi, de nous venger. Le jour de ces nouvelles noces, il y aura autre chose qu’an gant sanglant !…

Que voulait-elle dire ? Un suicide évidemment. Pauvre enfant ! Penser qu’entre elle et le bonheur il n’y avait que sa propre volonté ! Je m’efforçai encore de l’en persuader ; mais je sentais mes arguments se heurter contre le roc de cette implacable opinion publique, et de famille, qui l’entourait. Il est certain qu’il est difficile d’être heureux, difficile même de vivre, dans un milieu hostile. Qu’à la majorité de Grazia, ils foulassent aux pieds tous deux ce préjugé, qui les condamnait à donner leur vie en pâture à la mémoire d’un homme, qui avait sans pitié détruit leur bonheur, ils étaient méprisés, perdus, rejetés des leurs, si même ils échappaient à la vengeance paternelle. Je proposai de nouveau l’expatriation, un enlèvement. Et cette fois, Grazia, plus éclairée, moins timide, eût accepté sans doute. Mais son vœu ! Le vœu fait sur le cercueil d’Antioco ! Si Effisio ne voulait pas agir contre sa conscience ; elle ne voulait pas, elle, se parjurer. Non, pas moyen de sortir d’une telle situation ! Il y a des bêtises aussi fortes que des principes ; il suffit qu’elles soient prises pour tels. Tout ceci repris, répété, bien constaté, ils n’avaient plus qu’à se lamenter, à fondre en larmes, en soupirs ; ils n’avaient plus qu’à s’aimer, dans toute l’ardeur de leur désespoir, seule consolation qui leur restât. Dès qu’ils entrèrent dans cette voie, je les quittai, sous un prétexte, les laissant goûter ces tristes douceurs.

L’amour seul pouvait les sauver ! Ferait-il ce coup de génie ? Mais les dieux ont fait leur temps, et, même sur cette terre de Sardaigne, où florit encore le moyen-âge, il y a des incrédules. C’était Grazia qu’il fallait éclairer, c’était à la déesse Raison qu’il fallait avoir recours. Je ne voyais pas autre chose.

Il était plus de deux heures. Et sans vouloir prêter une oreille indiscrète, je n’entendais sortir de l’ombre de la roche que sanglots, baisers, murmures amoureux. Pour les sauver, je devais être cruel ; je m’avançai bruyamment.

— Encore une demi-heure, leur dis-je, et de Ribas se lèvera pour aller aux champs, ou à la chasse ; dépêchons-nous !

La jeune femme rajusta sa benda un peu dérangée ; ils échangèrent de longs serrements de main ; puis elle prit mon bras, pour échapper aux étreintes d’Effisio, qui la retenait encore, et je l’entrainai rapidement. Avant de me quitter, d’une voix basse, un peu confuse, et toute amicale :

— Faites-moi une promesse !…

— Tout ce que vous voudrez.

— Une autre fois, ne nous quittez plus !

— Ah ! dis-je, un peu fâché, vous avez surpris ma bonne foi, Grazia. Je suis aussi l’ami d’Effisio. Eh ! je lui parlerai, si vous vous voulez d’honneur, de prudence ; mais laissez-vous goûter l’an et l’autre le peu de bonheur que vous pouvez avoir.

— Non, non ! répéta-t-elle, non ! je vous en prie ! vous m’avez promis !…

Elle se tut avec souffrance, puis, sous la lumière pâle des étoiles, je voyais son visage plus coloré.

— Je crois toujours être forte quand il n’est pas là ; mais, avec lui, je ne le suis plus. Et cela me rend très-malheureuse. Je vous en prie, mon ami, tenez votre promesse.

Il fallut bien la lui confirmer ; alors, elle me quitta et se mit à glisser, comme un oiseau de l’ombre, dans les plis du mont. Je la suivis à distance, jusqu’au mur du jardin, qu’elle franchit, — mur de pierres sèches peu élevé. Et dix minutes après seulement, n’entendant aucun bruit, je me dis : elle est sauvée !

Oui, l’amour est égoïste, car Effisio avait obtenu un autre rendez-vous.

Elle y risquait chaque fois la vie et l’honneur ; mais il brûlait de la voir, de poser ses lèvres sur ces douces lèvres, qui lui étaient rendues, de chercher dans l’ivresse de l’amour un refuge contre la douleur. Je ne l’approuvai point, et de mon côté je lui fus très-désagréable, en lui disant la promesse que j’avais dû faire à Grazia.

Pour amener celle-ci à changer d’avis, je comptais plus sur les lettres qu’ils échangeaient que sur de telles entrevues. Dans un écrit, c’est toujours la pensée qui règne ; dans ces entrevues d’amour, l’ivresse de la vue, du baiser, ne laisse place à aucun raisonnement. Après cela, peut-être avais-je tort, et la passion toute seule et sans arguments, arrive-t-elle mieux à ses fins ? Cependant, s’il était possible que l’amour seul obtint de Grazia ce qu’elle considérait comme un parjure, elle ne serait pas moins malheureuse de l’avoir commis ; il valait donc mieux à mon sens essayer de la convaincre de la souveraineté de la conscience, et que, son vœu étant immoral, elle devait l’abandonner. Je communiquai ces pensées à Effisio et l’engagent vivement à faire de ses lettres à Grazia une initiation pour elle à l’idée moderne.

— Profite, lui dis-je, de ces moments où l’amour embrase l’être de bonne volonté, d’intelligence même, pour rapprocher de toi celle que tu aimes, la faire penser avec toi. Plus tard, ce serait moins facile ; d’ailleurs, c’est aujourd’hui surtout qu’il faudrait pouvoir vous entendre.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 28 MAI 1878.

(26)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE.
XIII. — (Suite.)

Effisio accueillit cette idée et me promit de l’exécuter, pour une part ; mais, se défiant de lui-même pour une exposition théorique, surtout dans l’état de trouble où il était, il me pria de me charger moi-même Je pensais bien que mes lettres seraient à peine lues, tandis qu’on relirait vingt fois celles d’Effisio ; cependant, comme Grazia était sincère et pleine d’amitié pour moi, j’espérai ne pas faire une couvre inutile.

Chaque jour donc, nous écrivions l’un et l’autre de longues lettres, qu’Effisio portait chaque nuit dans le creux du mur. Sans heurter les préjugés religieux de Grazia, ce qui l’eût de suite mise en garde, je me plaçai uniquement sur le terrain du sentiment et de la conscience ; et prenant pour exemple le vœu d’un roi nègre, qui promet, s’il guérit d’une maladie, de faire trancher la tête à maille hommes de sa tribu, je lui demandai si elle jugeait que le roi fit tenu d’exécuter ce vœu, dans le cas où moi, son conseiller, je parviendrais à lui en prouver l’inhumanité.

Elle me répondit — je m’y attendais — que ce vœu, monstrueux et abominable comme l’idolâtrie qui l’avait inspiré, n’avait été fait qu’à un faux dieu Je m’attachai à démontrer, dans la lettre suivante, que la divinité, fausse ou vraie, objet du vœu, n’était pour rien dans l’affaire, puisqu’elle ne se manifestait pas. Supposant qu’elle acceptait le vœu, s’il était juste, qu’elle le rejetait, s’il était mauvais, il restait toujours à démêler si le vœu était bon ou mauvais, et par conséquent si la conscience qui l’avait formulé devait ou non le maintenir.

Nous en vînmes à abolir d’un commun accord le vœu du roi nègre, et nous passâmes d’autres. Celui de la fille de Jephté me donna bien du mal. Devant le Dieu de la Bible, qui n’y va pas de main morte, comme on sait, prouver que le meurtre est un crime, absolument et sans exception, c’est une entreprise ardue, impossible même, tant qu’on restera chrétien, résolument. Je n’avais encore jamais si bien compris ce que l’adoration de ce livre a coûté de sang à l’humanité, et lui en coûtera quelque temps encore. L’extermination des peuples de Chanaan, par l’Éternel-Dieu, avec tout le luxe de cruauté qui s’y joint, a donné à la barbarie primitive une sanction terrible, l’a prolongée, et a tenu religieusement en échec jusqu’ici l’adoucissement progressif des mœurs humaines.

Dans mes visites fréquentes à Grazia, nous continuions à traiter le même sujet. Elle se prêtait avec plaisir à ces exercices intellectuels, et tout en s’excusant, disait-elle, de m’opposer son pauvre petit esprit, je voyais qu’elle s’efforçait de me répondre aussi bien que possible. Mais, droite avant tout, elle s’avouait vaincue volontiers, lorsqu’elle ne trouvait point de réplique à mon argument. Tout ceci ouvrait son esprit, l’aérait pour ainsi dire, lui donnait plus d’ailes et plus d’espace ; mais ce n’est que chez des natures très-cultivées, et devenues presque impersonnelles à force de penser, qu’un raisonnement peut, en quelques heures, changer les résolutions. En ce monde, où toute chose a sa croissance, plus ou moins longue, il n’y a point de transformations soudaines. L’esprit comme le corps a ses habitudes, et la pensée même est une semence, qui demande du temps pour fructifier.

Effisio m’accompagnait rarement dans ces visites ; car il n’eût pu se présenter plus souvent, sans s’exposer à un affront de la part de don Antonio. Les deux amants eurent un nouveau rendez-vous, qui, pas plus que l’autre, n’amena de conclusion et ne fit que les enfiévrer plus encore. Un jour, que je vis les yeux de Grazia très-rouges, elle me dit tout bas :

— On m’impose de choisir ; je n’ai plus un instant de paix !

Ce même jour, don Antonio me reconduisit chez Effisio.

— Tu n’es toujours pas décidé ? lui demanda-t-il ?

— Mon oncle, répondit Effisio, êtes vous sûr vous-même de ce que vous faites ? Rien ne prouve que Nieddu soit le meurtrier. Ce dont les jurés ont douté dans leur conscience, moi aussi, j’en doute. Dans votre passion de vengeance, vous vous exposez à sacrifier un innocent.

Don Antonio haussa les épaules, en riant d’un rire sarcastique ; puis, il entra en colère, jura que Nieddu était l’assassin d’Antioco, qu’il en était sûr comme s’il l’avait vu lui-même, que c’étaient là des raisons qu’on donnait, parce qu’on ne voulait pas, qu’il voyait bien qu’on s’entendait par dessous, mais qu’il y mettrait bon ordre !

Et il s’en alla furieux. Cette dernière phrase nous donna à penser que Grazia lui avait opposé le même argument, et cela nous remplit de joie. Elle aussi, donc, elle désertait la vengeance, l’essayait du moins ?

Deux jours se passèrent, pendant lesquels je n’osai pas reparaitre chez de Ribas, Les lettres de Grazia, tristes, désolées, nous donnaient à craindre par leurs réticences que la pauvre enfant me fût en butte à de graves persécutions. Quirico tout-à-coup, tomba chez nous :

— Il faut que tu viennes ce soir, dit-il à Effisio, toi tout seul ; c’est papa qui te le fait dire.

— J’irai, dit mon ami.

Après le départ de l’enfant, il tomba dans une morne inquiétude.

— Que va-t-il se passer ? Qu’ont-ils imaginé ? Quelle torture vont-ils infliger à cette pauvre créature, pour la forcer à choisir ? c’est à-dire à prendre Pietro de Murgia, puisque je refuse ?

Il se promena longtemps en silence et je voyais sa tête s’échauffer, son œil s’égarer.

— Sais-tu, me dit-il, en s’arrêtant devant moi, les yeux fixés, non pas sur les miens, mais plus bas, sur ma poitrine, comme s’il eût évité mon regard, sais-tu que… par moments… j’ai des envies… d’accepter ?

— Oui, par moments, lui dis-je, avec émotion ; on a de ces défaillances quand on souffre. Mais tu es incapable de passer à l’acte, tu le sais bien ! Ne te fatigue donc pas ainsi le cerveau.

Il se tut, et recommença l’errant et capricieux circuit, qu’il traçait sur le pavé de briques de sa chambre. Mais le malheureux était pris par la tenta ion, et n’avait pas la force de s’en défaire ; je le voyais à son œil hagard, qui fuyait le mien, à la tension de ses muscles, au sang qui gonflait les veines du cou et de la face, à ses lèvres serrées, agitées parfois d’un rictus méprisant. Je me levai et lui dis :

— Sortons, je te prie, j’ai mal à la tête.

Et je l’emmenai sur la hauteur du Nur-Hag, où tout ce qu’il y avait d’air agité dans l’atmosphère soufflait autour de nous. La marche et cette fraicheur lui avaient fait du bien ; mais il ne s’ouvrait pas pour cela davantage et restait avec l’implacable pensée rivée au cerveau. Je me mis à battre les buissons, ou plutôt les pierres, autour de nous, espérant qu’il en sortirait quelque chose.

— Toutes les fois que je suis ici, lui dis je, l’idée des constructeurs de ces monuments primitifs me hante, et je pense aux géants, dont l’antiquité atteste l’existence par tant, de témoignages, à cette humanité primitive, puissante de muscles et faible d’esprit, qui pourtant, elle aussi, en tant qu’humaine, créait, croyait, cherchait au delà, bâtissait à ses morts des murs cyclopéens, suivant certains rites. Que de races disparues ! Que de secrets emportés !

— Bah ! me dit Effisio, avec le sourire mauvais de l’homme qui souffre et qui doute, nous disparaitrions aussi, que ce serait peu de chose. Nous n’emporterions pas le secret du bonheur.

— Il me semble du moins, repris-je, que nous l’avons fort avancé.

— Allons donc !… pour moi, je n’en sais mot. Le bonheur serait possible sans doute ; mais il dépend de tant de hasards et de volontés contraires, que c’est à peu près comme s’il n’existait pas ; du moins, pour les imbéciles qui ont des scrupules ; car… autrement, libre à chacun d’aller le prendre où il est, qui dans la boue, qui dans le sang, qui ailleurs. De secret là-dedans, il n’y en a pas plus que pour les bêtes.

— En effet, si le bonheur humain est dans la brutalité. Mais j’ai toujours cru qu’il était en sens inverse, dans la conscience.

— Dans les rengaines ! cria-t-il. La conscience de quoi ? La conscience de qui ? Celle de don Antonio ? ou la mienne ? Comme si toutes les consciences étaient égales !

— La tienne évidemment ; car chacun vit surtout en soi. Et je sais parfaitement que toutes les consciences ne sont pas égales,

— Ce qui revient à dire qu’il n’y a que des opinions toutes plus ou moins fausses, et que sacrifier sa vie à cela, vois-tu !…

— Appelle la chose comme tu voudras ; mais je te défie de ne pas tenir compte de ta propre opinion, et de pouvoir te passer d’elle.

— Moi ! Il y a des moments où j’en ainsi peut…

Il éclata d’un rire méprisant et sarcastique, qui me fit peur ; car je le voyais tout disposé à succomber dans l’épreuve qui l’attendait le soir même. Calme en apparence, mais profondément ému, je lui répondis :

— Je vais te prouver le contraire. Quoique tu en dises, il y a une conscience générale, qui monte de l’humanité comme une atmosphère et qui va en s’épurant. Tu ne sauras nier que le 19e siècle soit extrêmement supérieur au moyen-âge et qu’il ne vaille cent fois mieux vivre en ce temps-ci qu’en celui-là, grâce précisément à une connaissance du droit et du devoir plus avancée et plus répandue ? Jusqu’ici, malheureusement, cette atmosphère n’est largement respirée que par ceux qui peuvent gravir les hauteurs. On a trouvé pourtant le moyen de la mettre en bouteilles, c’est-à-dire en livres et de la porter ainsi en plus d’endroits de la sorte, il ne s’en perd rien, et elle monte toujours. Or, quand on a goûté à cette ambroisie, ceux, bien entendu, qui ont le palais sensible, les aliments grossiers répugnent et l’on n’en veut plus. Mais, trève de comparaisons. Nous sortons de la bestialité pour aller à l’intelligence. Eh bien ! de même qu’un ancien riche sera certainement le plus malheureux des pauvres, tout homme qui a goûté d’une conscience plus pure, d’une verila plus grande, s’il y renonça et s’abaisse, ne fera plus que souffrir. Il sait qu’il a mal fait, qu’il s’est avili ; il revoit sans cesse la hauteur d’où il est tombé : et la honte de cette chute, et le regret de la vie plus, noble et plus large qu’il a perdue, le tourmentent, et retirent pour lui toute saveur à la jouissance pour laquelle il a sacrifié le bien supérieur des satisfactions morales, la joie de sa conscience. — De sa conscience, plus ou moins différente de celle des autres, mais pour cela non moins réelle. De sa conscience à lui, — bien qu’elle soit produite par un immense travail humain tait avant lui, — et qui, pour cela même, est la plus vivante partie de son être, l’ensemble de ses conceptions et de ses besoins intellectuels, son tempérament moral. Manquer aux lois de son temperament, cela crée partout la maladie…

Effisio m’écoutait, les yeux fixés dans l’espace. Ne m’entendant plus, il me dit tout bas :

— Continue !

Je repris :

— Eh bien, j’essaierai de te dire le langage que tiendrait la conscience d’Effisio, dans le cas auquel nous pensons :

Je crois que même sous les deux baisers de Grazia, elle se dirait : Nieddu et Raimonda s’aimaient ; leur amour était pour eux aussi plein d’ivresse qu’est pour nous le notre ; j’ai fait une veuve, un être qui souffre ! qui pleure ! qui haït ! avec encore plus de passion et de douleur que ne ferait ma douce et bonne femme. Tout ce que j’ai de bon est fait du malheur d’autrui. J’ai tué Nieddu ! En admettant que tu n’aies pas été tué par lui, ce qui serait plus heureux pour toi, j’ai tué un homme, qui au fond m’était sympathique, bon en réalité, généreux même malgré tout, et dont le tort involontaire était de ne pas voir ce que moi je voyais bien ! Il agissait, selon sa conception. et moi j’ai trahi la mienne ; et par là, je me suis mis beaucoup au-dessous de lui, plus bas même encore, oui, plus bas que ces ter tus, comme Antonio de Ribas, qui croient après tout bien faire, en se sacrifiant, eux-mêmes et les leurs, à leur idéal, mort-né de sept ou huit siècles. Je vais à rebours dans le grand chemin de l’humanité ; je suis en route vers la bête. Quand il faut monter, je descends ; je suis un pleutre, un lâche !…

Je lui parlais, emporté par ma propre émotion, sans rien calculer, et ma gorge s’était serrée, et mes yeux se mouillaient, quand je le vis qui pleurait aussi, la tête sur sa main, le coude appuyé sur une des énormes pierres du monument des Géants. La sèche pierre, de plusieurs milliers d’années, but en un instant ces larmes d’un monde nouveau ; je me jetai dans les bras d’Effisio. Longtemps, nous nous serrâmes sans parler, convulsivement. Il me dit ensuite :

— Merci ! je te dois plus que le bonheur, si le bonheur en ce monde a un nom précis. Oh ! que Grazia ne pense-t-elle, avec nous ! Sa souffrance est la moitié de la mienne.

Anéanti par cette crise, il oubliait l’heure ; ce fut moi qui dus la lui rappeler et je le conduisis à la porte de Ribas, où nous nous séparâmes.

Effisio trouva dans la salle commune don Antonio, qui se leva en le voyant, avec une solennité mystérieuse, et l’invita à le suivre. Ils montèrent ainsi dans la chambre que j’avais occupée, où se trouvaient l’aïeule et Grazia. Don Antonio laissa Effisio avec les deux femmes, et s’en retourna. Tout cela semblait fort insolite à Effisio. Il osa demander à Grazia, en italien, de quoi il s’agissait. Mais ce ne fut pas elle qui répondit.

— Parle la langue de tes pères, mon fils si elle n’est pas trop dure pour tes dents, lui dit la terrible vieille, en dardant sur lui un regard plein de menaces, en même temps qu’elle roulait son fuseau sur ses genoux. Nous sommes Sardes ici, et n’avons pas le cœur étranger.

— L’Italie n’est pas une étrangère pour nous, mère Effisia ; elle est notre seconde patrie ; et la Sardaigne est la première pour moi comme pour vous.

— Alors, tu feras bien de le montrer mieux.

Grazia semblait atterrée, et les regards qu’elle jetait sur son amant n’annonçaient à celui-ci rien que de fatal. Des pas s’approchèrent ; la porte s’ouvrit, et don Antonio rentra, suivi d’un pastore, qu’Effisio connaissait de vue, et de Pietro de Murgia. Le pasteur avait l’attitude inquiète et embarrassée d’un homme qui remplit à contre-cour un devoir, dont il ne peut se dispenser. Pietro de Murgia affectait beaucoup de gravité ; mais on voyait pétiller dans son œil quel- que chose de la joie du chasseur qui tient sa proie. Tous les trois s’assirent, et don Antonio, prenant la parole et s’adressant au pasteur :

— Salvatore Delitala, voici un de mes parents, que vous connaissez bien pour un homme d’honneur, et qui doit, lui aussi, être instruit de l’affaire. Il va vous donner sa parole de ne pas vous nommer, et que vous n’avez rien à craindre. Donne ta parole, Effisio, et tu apprendras une chose utile à savoir.

Effisio ne voulut pas refuser, bien que ce fût avec répugnance qu’il donnât ainsi sa parole, sans savoir ce dont il s’agissait.

— Bien ! fit don Antonio. Et maintenant, poursuivit-il, en se tournant vers le pasteur, dites !

Celui-ci secoua la tête d’un air chagrin, soupira, et finalement se décida :

— Je ne voulais rien dire ; mais j’ai eu la langue trop longue… On a bien raison d’assurer que le secret le mieux gardé est celui qui ne passe point les lèvres… Enfin, puisque c’est ainsi, voilà ! Mais vous savez, don Effisio, c’est de quoi m’envoyer dans l’autre monde — Et comme Effisio ouvrait la bouche pour alléguer la parole donnée : — Suffit, j’ai confiance en vous. Donc, une nuit, que je rodais, de crainte des voleurs, je vois Nieddu dans ma tanca ; il carressait une de mes juments. — Qu’est-ce qu’il veut faire ? me dis-je. Et je l’observait, sans me montrer. Il ne fit rien du tout que lui donner du pain et s’en alla.

Trois ou quatre jours après, quand je passai près de cette jument, qui est la meilleure — elle galope comme un chevreuil — je vis qu’elle avait le poil bourru, comme si elle avait été trempée de sueur, et aussi l’œil d’une bête lasse. Il me vint une idée ; je me dis : — Est-ce que Nieddu me la prendrait pour courir la nuit ? — Seulement, comme il était alors tard après midi, je ne pouvais être sûr de rien.

— Ce jour là, quel jour était-ce ? demanda don Antonio.

— Comme je vous l’ai dit, ce devait être le 25, puisque c’était deux jours avant l’autre nuit… que vous savez bien. Alors, j’y fis attention ; le lendemain, ma bête était comme les autres ; mais le, surlendemain, au matin, vers six heures, quand je la trouvai toute seule au bout de la tasca, elle avait le poil tout trempé, était frémissante et mangeait à peine, et je me dis : Eh bien ! il m’abime mes bêtes, celui-là ! — Mais leurs Seigneuries savent qu’on n’aime pas à se plaindre de ces banditi, qui ne sont pas d’humeur douce, et pour lesquels un coup de fusil de plus ou de moins… C’est pourquoi je n’en parlai qu’à Preddu, qui l’a dit & de Murgia. Eh ! quand j’ai su, quelques heures après, car un de nos gens était allé à Nuoro quand j’ai su ce que ma jument était allée faire du moins à ce qu’il me semble — alors, j’ai regretté d’avoir parlé, et j’ai supplié Preddu de n’en rien dire. Il me l’avait promis ; mais, une fois le procès fini, la langue lui démangeait, à ce qu’il paraît.

— Merci, Delitala, dit en se levant don Antonio ; il n’en sera ni plus ni moins que si vous aviez parlé devant des sourds ; grâce à vous, mon parent, qui croyait à l’innocence de Nieddu, sait maintenant comme nous ce qu’il a à faire. Venez, Delitala, vous allez manger un morceau, et, à l’occasion, vous pouvez compter sur moi pour un service.

Il emmena le pasteur. Pietro de Murgia prenant alors la parole, fit ressortir les coïncidences : deux nuits avant le meurtre d’Antioco, c’est-à-dire la nuit où les fruits avaient été ravagés, la jument est prise par Nieddu ; prise également la nuit du crime, et ruisselante encore, au matin, de la course enragée qu’elle avait fournie. Tel était donc le secret de cet alibi, dont les juges avaient été dupes. Le témoignage de Salvatore Delitala est fait condamner Nieddu. Mais, heureusement, il avait gardé ce qu’il savait, et le meurtrier retombait aux mains de la famille d’Antioco, à laquelle il appartenait.

— Quant aux scrupules que vous aviez conçus, don Effisio, je pense que maintenant ils n’existent plus, dit en achevant Pietro de Murgia, avec un sourire qui faillit faire perdre patience à mon ami.

— Je le pense aussi, dit don Antonio, rentré depuis un instant, et qui avait écouté avec une approbation complaisante les développements donnés par Murgia. Maintenant, Effisio, plus de faux-fuyants, plus de détours ! Veux-tu, oui ou non, venger l’époux de Grazia et devenir mon gendre, si ma fille te préfère ? Ceci dépend d’elle ; ce qui dépend de moi, c’est de ne pas permettre que Grazia épouse un autre qu’un vaillant et digne Sarde, sachant son devoir. Grazia elle-même ne le voudrait point ; n’est-ce pas, ma fille ? Car tu es une de Ribas, et tu as juré sur le cercueil de ton époux de te consacrer à sa vengeance. Eh bien ! il est temps maintenant de se décider. Parle, Effisio !

Mon ami avait la gorge serrée, le cœur plein d’un trouble affreux. Ses tempes battaient à l’étourdir. Le regard de Grazia, attaché sur lui, l’implorait ; il fallait qu’il parlât ! Et pour dire à cette femme adorée : Je t’abandonne ! Au bonheur : Je ne veux pas de toi f… Sa langue était glacée. Un moment, l’air lui manqua ; sa vue s’obscurcit. Et peut-être, sans la présence de Pietro de Murgia, se serait-il trouvé mal. La haine de son rival lui donna des forces.

— Eh bien ! dit impatiemment don Antonio.

— Je ne puis pas me faire assassin ! répondit Effisio.

Cette parole frappa chacun en divers sens : Grazia devint livide et laissa tomber sa tête. sur sa poitrine ; Pietro de Murgia fut, si joyeux, qu’il oublia de protester contre l’appellation qui, indirectement, lui était donnée. Il en fut autrement de don Antonio et de sa mère. La voix de celle-ci, aigre et forte à la fois, demeura bientôt seule pour foudroyer le transfuge.

— Va ! lui disait-elle, tu n’es plus des nôtres ! Je le savais ! Mais ne blasphème pas l’honneur de tes pères, et que ta langue du moins ne porte pas l’insulte dans leur maison, si tu n’es plus de force à tenir leur épée. Ainsi, le vaillant qui, au péril de sa vie, défend l’honneur et l’existence des siens, n’est qu’un assassin pour toi ! Nieddu t’est sans doute un frère ? Val tu n’étais pas digne de mêler de nouveau ton sang au nôtre, et bénie soit cette épreuve qui nous sépare de toi ! Grazia, relève la tête ! Cet homme ne mérite pas de regrets, Tu connais ton devoir ! tu es une de Ribas ! Donne la main à Pietro de Murgia ! et jure de l’épouser, dès qu’il aura versé le sang de Nieddu, et réjoui dans sa tombe ton malheureux époux !

Il eût été plus humain et plus décent d’attendre le départ d’Effisio pour se livrer à ces sortes de fiançailles ; mais Pietro de Murgia saisit l’occasion qui lui était offerte et se jeta aux genoux de Grazia. Effisio ne s’enfuit pas ; il voulut voir jusqu’où, irait son malheur et l’abandon de son amante. Elle retira sa main de la main de Murgia, voulut parler, et ne fit entendre qu’un sanglot.

— Du courage, Grazia ! lui dit son père, d’un ton menaçant. Désormais, tout est fini et je te poignarderais, plutôt que de te voir la femme d’un homme qui abandonne et trahit nos plus saintes coutumes ! Le vengeur d’Antioco se présente ; tu dois l’accepter. C’est un noble et vaillant jeune homme, et tu seras fière de lui.

— Grazia, je vous en supplie ! dit Pietro de Murgia, de sa voix la plus langoureuse, fiez-vous à mon ardent amour, consentez à être à moi !

Et il reprit sa main pour la porter à ses lèvres.

— Je ne puis pas ! Je ne puis pas ! s’écria la pauvre enfant en se débattant. Laissez-moi ! Non, je ne puis pas !

— Misérable ! cria don Antonio en se précipitant vers sa fille.

— Arrête ! dit Effisia, plaçant entre eux sa quenouille. Et, toi, Grazla, réponds-moi : n’est-ce pas toi que j’ai vue, le jour de l’attito, étendre ta main sur le cadavre sanglant de ton époux et jurer, comme nous avons tous juré ? N’est-ce pas toi à qui j’ai entendu proférer ces paroles : — Antioco, puisqu’il n’y a plus maintenant qu’une manière de t’aimer et de te servir dans la tombe, ton épouse jure de se consacrer à ta vengeance ! Réponds ! réponds ! N’était-ce pas toi ?

— Oui ! grand’mère, balbutia la jeune femme, en baissant la tête.

— Et maintenant, tu veux te parjurer pour un homme sans cour ? Tu désertes ton devoir ! Tu insultes à la tombe de ton époux ! Tu veux être, toi aussi, sans vertu et sans honneur ! Est-ce vrai, ma fille ?

— Non ! dit-elle d’une voix déchirante, non ! je, ferai mon devoir. Laissez-moi seulement encore un peu de temps !

— Il y a bientôt neuf mois que le mort attend dans sa bière glacée la douce rosée du sang de son ennemi ! Bientôt neuf mois qu’il a emporté nos serments ! Et il se dit, le malheureux : — Que font-ils donc ? Ils m’oublient, moi qui suis dans la terre et ne puis rien, quand ils ont, eux, des bras qui peuvent frapper, et des genoux rapides, et des dagues brillantes et des fusils pleins de balles ! Oh ! ceux qui vivent heureux au soleil ont-ils donc le cœur plus glacé que ceux de la tombe ? Et c’est toi, Grazia, c’est toi qu’il maudit ; car c’est toi qui l’abandonnes ! Cette sombre éloquence n’était nullement sans effet sur Grazia ; tremblante et abimée de désespoir, elle se courba, comme sous la malédiction du mort,

— Eh bien ! lui cria son père, parleras-tu ?

Elle joignit les mains, releva son blanc visage, et, comme on demande la vie à son bourreau :

— Huit jours encore ! dit-elle, seulement huit jours, encore

— Il faut les lui accorder, se hâta de dire Pietro.

— Soit ! reprit le père ; mais alors tout sera fini et, à partir de là, nous ferons tous notre devoir. Moi, du moins, j’en réponds ! ajouta-t-il d’un ton farouche. Effisio, vous ne pouvez plus rester ici, ni y revenir.

— Je pars, don Antonio, dit mon ami ; mais prenez garde à votre conduite vis-à-vis de Grazia : car je sens en moi plus de votre sang que vous ne croyez, et vous me trouveriez plus d’énergie pour défendre les vivants que pour venger les morts.

Il avait failli se jeter sur don Antonio, quand il l’avait vu lever le bras sur sa fille.

— Et maintenant, me dit-il, je ne sens plus mon mal, je n’ai que, le sien ! La laisser à ces barbares, mon cœur en est broyé cent fois par minute. Oh ! c’est trop souffrir !…

Son visage convulsé m’effrayait ; je le fis asseoir sur son lit et lui frottai les tempes d’éther. Palissant plus encore, il s’étendit tout à fait.

— Ô ma pauvre conscience, murmura-t-il, remplis-moi donc tout entier ! Remplis tout ce cœur qui se révolte ! Car je n’ai plus que toi !

Hélas ! il disait vrai. Je cherchais et ne trouvais plus d’espérance. Le moyen extrême, celui qui nous eût servis autrefois, si Grazia avait eu la force de l’accepter, un enlèvement, celui-là même n’était plus possible. Son remords l’eût suivie, la pauvre femme. Un peu plus forte de volonté maintenant, à quoi cela servait-il, puisqu’elle n’était plus avec nous, dans ce débat, dont elle était la victime ? Elle aimait Effisio plus que jamais ; elle abhorrait Pietro de Murgia, de toute l’horreur qu’elle éprouvait pour un nouveau lien sans amour ; mais elle voulait venger son époux assassiné ! Dès lors, que faire… Tout devenait impossible !…

— Non, m’écriai-je enfin, il y a encore quelque chose à faire : il faut démasquer Pietro de Murgia, et je l’essaierai ! Don Antonio n’aurait-il qu’un doute, il devrait attendre, suspendre tout.

— Le cerveau de don Antonio, me dit Effisio, de cette voix à la fois éteinte et vibrante, qui me faisait tant de mal, le cerveau de don Antonio n’admet pas le doute !…

Il était si désespéré que ce fut moi qui le fis penser à aller, cette nuit-là, voir si dans le creux du mur, il ne trouverait pas une lettre de Grazia. Il y avait une seule ligne :

— « Demain, à minuit et demi, sous le chêne.

» Grazia. »
André Léo.

(À suivre.)