Grazia (p. 339-366).

XVI.

Ce fut le 10 juin que s’ouvrirent les débats du procès Nieddu. L’influence de la famille Tolugheddu et l’émotion causée huit mois auparavant par la mort d’Antioco, avaient attiré beaucoup de monde ; la petite salle des assises était pleine. J’y allai dès le premier jour, voulant entendre l’acte d’accusation. Ces factums sont trop les mêmes, en général, pour que je reproduise celui-là, que d’ailleurs je ne pourrais que résumer de souvenir, puisqu’il n’y a pas de journal à Nuoro. Groupant tout ensemble les motifs de vengeance, les menaces prononcées, les coïncidences et les probabilités, l’avocat général concluait pleinement à la double culpabilité de l’accusé, au sujet des deux morts violentes de Pepeddo et d’Antioco. Il suivait la même main dans ces deux actes ; il développait la pensée du criminel sur ce même ton caverneux que l’on connaît, et qui après avoir fait le tour de l’Europe, a aussi débarqué en Sardaigne. Avec le tact habituel, il découvrait les voies de la Providence et conjurait les jurés de sauver la société, comme on la sauve partout et chaque jour depuis tant de siècles.

Pendant ce temps, je regardais l’accusé, non sans émotion. Le malheureux avait dû beaucoup souffrir en captivité ; car il avait maigri, son teint était blême, ses yeux s’étaient creusés ; mais il avait le masque impassible, qui est le décorum des races peu civilisées, et gardait seulement cet air mélancolique et rêveur qui lui était propre. Son œil clair et doux, souvent attaché avec une tendresse infinie sur Raimonda, sur sa mère et ses sœurs, assises aux bancs des témoins, n’avait rien de ce trouble qui semble démontrer une conscience coupable ; on eût dit bien plutôt, à le voir, un homme injustement accusé, confiant dans le sentiment de son innocence, un martyr de quelque noble cause. Selon l’usage chez ce peuple qui, plus que les Italiens encore, met sa joie et sa dignité dans la richesse du vêtement, l’accusé portait des habits neufs, grâce auxquels l’élégance de sa taille et sa prestance habituelle étaient mises en relief. Cette toilette et cet air sérieux et poétique faisaient un étrange contraste avec le lieu où il se trouvait : une sorte de cage de fer, sans plafond, étroite comme celle d’une bête fauve, où l’on enferme les accusés, et dont le gendarme stationnant à la porte avait mis la clef à la baguette de son fusil.

En promenant ses yeux sur l’auditoire, Nieddu me vit et m’adressa un salut imperceptible, que je lui rendis ostensiblement. Je m’étais assis dans l’enceinte réservée, sur les bancs des témoins, avec beaucoup d’autres gens de la ville attirés par la curiosité, et qui n’avaient d’autre droit à occuper ces siéges que le privilége d’une traine ou d’un paletot. Derrière nous, était le gros public, debout et pressé dans une étroite enceinte. Ea face, au fond, sur une estrade, les trois juges, avec le ministère public et le greffier. À gauche, le banc des jurés, en face du condamné ; près de celui-ci, le bureau du défenseur. Une pancarte suspendue à la balustrade du tribunal portait cette phrase en grosses lettres : legge è uguale per tutti. — La loi est égale pour tous. — Je cherchai des yeux le Christ ordinaire, placé au-dessus des juges. Il n’y était pas, et je le découvris relégué au fond de la salle, près de la porte d’entrée.

Ceci est une mesure qui honore la liberté de conscience en Italie. Dans un procès célèbre, l’affaire Sonzogno, à Rome, plusieurs témoins refusèrent de prêter serment sur l’Évangile et le Christ, disant qu’ils ne vénéraient nullement ce livre et qu’ils n’étaient pas chrétiens. Peu de temps après, dans le procès des internationalistes de Florence, le même fait se produisit. Les témoins furent condamnés à l’amende, selon la loi ; mais la loi a été changée, et maintenant, le témoin en Italie, jure simplement de dire la vérité. Toute la famille des Tolugheddu, en grand deuil, occupait un des bancs, du côté des jurés. Grazia était là, avec son père, son aïeule et sa sœur.

Déjà vivement impressionnée par cette comparution publique et son objet, je la vie, pendant l’acte d’accusation, se replonger pour ainsi dire dans tous les sentiments qu’elle avait éprouvés lors de la mort d’Antioco, et à mesure qu’étaient énumérées les circonstances les plus minutieuses du terrible événement, pâlir, perdre contenance et fondre en larmes. Cette évocation des faits, galvanisés et maquillés par la prose poncive du ministère public, — mais pleine d’effet sur ces esprits sans culture, — soufflait sur les braises couvertes de cendre et ranimait toutes les passions.

Les yeux de Raimonda flamboyèrent quand le ministère public parla d’un ton sévère de la légèreté de sa conduite avec Antioco, la présentant en ceci comme la seule coupable, et quand il flétrit ensuite l’audace de son caractère et la persévérance de sa haine. Et tandis que Grazia, aux détails de l’assassinat, sanglotait, un cruel [sourire se jouait sur les lèvres de sa rivale. Animés d’expressions plus où moins poignantes, plus ou moins âpres, étaient les visages des autres intéressés. La mère d’Antioco, tantôt étouffait ses gémissements dans la vaste jupe noire, relevée comme un manteau, dont elle s’était enveloppée, tantôt jetait sur l’accusé des regards terribles. Le père était livide, et l’on eût dit que ses lèvres tremblantes murmuraient des serments de haine. Impressionnable non moins que Grazia, l’œil fixe ct lé visage empourpré, don Antonio semblait se confirmer à lui-même des résolutions implacables. Effisedda, les traits serrés, immobile, s’efforçait de se bien tenir ; mais on pressentait qu’au moindre choc, elle allait crier ou fondre en larmes. À l’autre bout de l’autre banc, la mère ce Nieddu, triste, effarée, surexcitée malgré elle par ces violentes peintures et ces appels à la vengeance sociale, jetait sur son fils de longs regards éperdus. Seul, l’accusé, les yeux errants sur les juges et sur l’assemblée, sourd, on l’eût dit, à l’accusation qui l’accablait, restait plongé danr son rêve tranquille.

Vint le moment de son interrogatoire.

— Accusé, levez-vous !

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 25 AVRIL 1878.

(30)
GRAZIA
RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

XVI. — (Suite.)

Nieddu se leva, et l’on ne put ne pas admirer l’élégance de sa personne et la noblesse de son attitude.

— Quel âge avez-vous ?

— Vingt-quatre ans.

— Votre état ?

— Contadino (paysan).

— Vous aimez la poësie ? On vous cite comme un des improvisateurs aimés dans les veillées et dans les fêtes.

— J’aime à lire et à chanter.

— Comment ce goût ne vous a-t-il pas préservé d’idées sanguinaires et criminelles ?

— Que voulez-vous dire ? J’ai vu que la conscience des hommes de tous les temps regardait le châtiment comme le salaire naturel de la faute, et la récompense comme due aux actes louables.

— Cela est vrai, mais ne donne à personne le droit de se faire juge en sa propre cause.

— Lorsqu’on m’a rendu service, je ne vais point chercher un autre pour le charger de ma dette. Pourquoi ferais-je autrement lorsqu’il s’agit de punir une offense ?

— Parce que, sur ce point, vous devez vous défier de vous-même. On est trop intéressé dans sa vengeance pour ne pas dépasser la simple justice. Il y a des magistrats…

— C’est parce que je serais vivement intéressé dans une affaire que je l’abandonnerais aux soins d’autrui ? Cela me parait étrange.

— Vous êtes subtil, mais vous n’avez pas raison. Laissons cela. À quelle époque avez-vous formé des projets de vengeance contre Antioco Tolugheddu ?

— Un soir de mai, le 12, je crois, après avoir appris de ma cousine Raimonda qu’Antioco Tolugheddu avait essayé de la séduire, en lui promettant le mariage.

— Antioco Tolugheddu a nié ces promesses ?

— Il mentait.

Des exclamations s’élevèrent du côté des Tolugheddu et des Ribas, et le président dit à Nieddu :

— N’insultez pas votre victime ! Ne voyez-vous pas que vous soulevez la conscience publique ?

Nieddu répondit sans se troubler :

— Antioco Tolugheddu n’est pas ma victime, et la conscience publique devrait plutôt se soulever contre qui cherche à abuser et perdre une femme, avec des paroles d’amour.

— Vous auriez dû simplement vous occuper de ramener votre cousine à l’observation des lois de réserve et de modestie, qui sont l’apanage de la femme, et veiller sur elle de plus près.

— Raimonda n’avait été qu’imprudente ; elle le reconnaissait ; elle en souffrait ; elle était punie. Il n’entre pas dans mon caractère d’écraser ceux qui sont victimes : il me semble plus juste et plus digne de s’en prendre au coupable.

Un murmure d’approbation accueillit cette déclaration, parmi le public de la première enceinte, et quand Nieddu ajouta :

— Nous autres Sardes, nous pensons ainsi !

Des bravos éclatèrent, aussitôt réprimés par la voix sévère du président.

— Répondez plus simplement ; nous n’avons pas besoin de vos réflexions. Vous êtes allé trouver les Tolugheddu ?

— Monsieur le président, vous me faites, des observations, j’ai le droit d’y répondre. Si vous ne m’interrogez que sur les faits, j’y répondrai strictement : oui, je suis allé trouver les Tolugheddu.

— Et vous avez menacé le fils de le tuer s’il n’épousait pas votre cousine ?

— Cela est ainsi.

— Vous avez été parler au père également ?

— Je lui ai dit la conduite de son fils ; il l’a blâmée, mais sans vouloir accorder de réparation.

— Il vous a offert de l’argent et vous l’avez refusé ?

— J’aurais refusé sa fortune ; mais il m’a offert deux cents francs.

Il y eut un frémissement dans le public et les regards se portèrent avec mépris sur l’avare, embarrassé de sa contenance.

— Dès lors, vous avez cherché les moyens de mettre votre vengeance à exécution ?

— Oui, Monsieur le président.

— Vous avez tiré sur Antioco, le 15 juin, dans le chemin d’Oliéna, tandis qu’il était accompagné de son domestique Pepeddo, du barracello Secchi et d’un Français, M… ?

— Non ; j’ai tiré seulement sur une hirondelle qui passait.

— Vous vouliez jouer avec les terreurs bien légitimes de ce malheureux jeune homme ?

— Je voulais abattre une hirondelle.

— Ou plutôt, dites la vérité, vous eussiez commis le meurtre, s’il n’y avait pas eu de témoins ?

— Je ne voulais pas tirer, ce jour-là, sur Antioco.

— Pourquoi ?

— C’était un mauvais jour.

Et quoi que puisse faire le président, il n’obtient pas d’autre réponse,

— Comme il répond bien ! dit une dame à côté de moi ?

Et sa compagne riposte :

— C’est un beau jeune homme !

Nieddu avoue du même ton la confidence faite à Pepeddo de ses intentions meurtrières contre Antioco. Mais il nie d’avoir assassiné Pepeddo. Il était ce soir-là tout près de Gonnara, avec le Sirvone. Ils ont été rencontrés ensemble venant de ce côté-là, sur la route de Mamoiada, par un habitant de Nuoro, en- viron deux heures après l’accident.

— Vous aviez eu le temps de vous enfuir par les champs et les ravins, et vous rève- niez ainsi par la route, pour faire croire à un alibi ?

— Monsieur le président est sans doute très-bon marcheur ?

Cette réponse fit rire, car le président des assises était un homme court et ventru. Il reprit d’assez mauvaise humeur :

— Pourquoi vous êtes-vous enfui ?

— Pour n’être pas arrêté.

— Et comment saviez-vous que vous alliez être arrêté ?

— J’en fus averti par Pietro de Murgia, qui m’apprit en même temps la trahison de Pepeddo.

— Quoi ?… Comment… Que dit-il ?

Telles furent les exclamations, des yeux plus que des lèvres, qui se croisèrent de toutes parts. On cherchait Pietro de Murgia. Pale, il s’élança du banc où il était.

— C’est faux ! cria-t-il.

— Taisez-vous, témoin, dit le président ; vous pourrez démentir cela plus tard.

— Moi, je le prouverai ! dit Nieddu.

— C’est une infâme calomnie ! répliqua de Murgia en se rasseyant ; mais en même temps, de l’autre côté, se levait la mère de Nieddu, très-émue, qui, étendant la main, s’écriait :

— C’est vrai ! j’y étais, moi !

Et la vieille paysanne se rassit, toute confuse de son audace.

Cela fit un grand effet ; on chuchotta, et le sentiment général semblait hostile à de Murgia. Don Antonio était fort troublé. Le président reprit :

— Vous savez que votre cousine Raimonda, parlant à Effisedda de Ribas, à la fontaine de Gurgurigal, lui a prédit la mort du fiancé de sa sœur et lui a dit de changer en linceul un de ses draps de noce.

— Elle pouvait dire cela. Je lui avais promis que je la vengerais.

— Et vous l’avez effectivement vengée ?

— Non, puisque d’autres m’ont prévenu.

— Ceci n’est pas soutenable. Vous persistez à prétendre que ce n’est pas vous qui avez ravagé le jardin d’Antioco, afin de l’attirer dans votre piége ?

— Ce n’est pas moi.

— Vous vous êtes fait voleur afin d’être assassin ?

Un frémissement parcourut le corps de Nieddu.

— Un président, dit-il d’une voix haute, doit penser qu’il a devant lui un prévenu et non un coupable. Vous n’avez pas le droit de m’insulter.

— Messieurs les jurés apprécieront. Ravager des fruits est un vol.

Nieddu était pâle de colère ; pourtant, il sourit.

— Ma bouche, dit-il, n’a jamais goûté aux fruits du jardin de Tolugheddu, pas plus qu’elle n’a mangé de leur pain.

— Votre bouche, peut-être ; mais votre main ?

— C’est monsieur le président qui est subtil ! Mais je ne puis convenir d’un fait dont je ne suis pas coupable.

— Ainsi vous niez d’avoir, dans la nuit du 27 octobre, tué d’un coup de feu, dans son jardin, Antioco Tolugheddu, contre lequel vous nourrissiez ouvertement, depuis près de six mois, des sentiments de vengeance ?

— Je le nie !

— Où avez-vous passé cette nuit-là ?

— Dans le covile des Cubeddu.

— Mais vous n’y êtes pas resté toute la nuit ?

— Non. Je me suis relevé à mon tour pour entretenir le feu ; puis, selon mon habitude, j’ai marché dans le pâturage. Une fois, j’ai parlé à ceux qui veillaient le troupeau.

— Et pourquoi marchiez-vous, au lieu de dormir ?

— Depuis longtemps je ne pouvais dormir la nuit. Je me promenais en faisant des vers.

— Il résulte des témoignages des pâtres que vous avez disparu pendant au moins trois heures. Les nuits d’octobre sont fraîches sur la montagne.

— Non pas sur ce versant, très-bas et exposé au midi ; j’ai pu, en effet, me promener on rêvant pendant près de trois heures.

— Ou quatre ?

— Je ne le crois pas. Les dépositions des témoins éclairciront le fait. En tout cas, si M. le président a la connaissance des lieux, pourrait-il croire, si bon marcheur qu’il puisse être, que j’eusse pu faire, même en quatre heures, le chemin d’Oliena, aller et retour, outre le temps matériel nécessaire. à l’embuscade et au coup de feu ?

C’était le point capital de la défense. Non, le temps matériel n’existait pas, si bon marcheur que pût être Nieddu. Et il eût été bien étrange que, voulant commettre le crime cette nuit-là, il eût été demander asile à la pastorisia de Cubeddu, éloignée d’Oliena de près de trois heures.

Cette révélation, jusque-là tenue secrète par la défense, produisit une vive surprise. Généralement, on ne doutait point du crime de Nieddu. Quoi ! Était-il donc possible que ce ne fut pas lui qui eût tué Antioco ? Que c’eût été réellement le fait de simples maraudeurs, pris par le propriétaire ? La chose dans ce pays n’avait rien d’improbable. Et la justice aurait négligé la piste véritable pour suivre celle que courait l’opinion publique ?…

Mais alors on se demandait qui avait tué Pepeddo ? En dehors de Nieddu, qu’il avait trahi, ce garçon n’avait pas d’ennemis. Les doutes alors revenaient ou plutôt l’ancienne certitude. Ces deux meurtres, qu’on avait toujours attribués à la même cause, et qui semblaient en effet si étroitement liés, dénonçaient l’un par l’autre leur auteur. Et ce double alibi, dans les deux cas presque semblables, n’indiquait-il pas la même imagination ?

Voilà ce qu’on disait partout après l’audience. Néanmoins, la conviction où l’on était de la culpabilité de l’accusé était ébranlée. Et, chose bien curieuse, les partisans de Nieddu s’en montraient presque honteux ; ils n’admettaient pas que leur héros eût abdiqué sa vengeance, ou se fut laissé prévenir, et ils osaient dire à mi-voix que vis-à-vis des magistrats il fallait bien prendre ses précautions, qu’on n’était plus au temps où les vaillants hommes pouvaient impunément se vanter de leurs actes de justice… Les familles de Ribas et Tolugheddu déclaraient Nieddu un monstre de duplicité. Don Antonio se montrait abasourdi ; mais ce n’était pas tant à cause de Nieddu que pour l’incident relatif à Pietro de Murgia.

— C’est bien extraordinaire, me dit-il, quand je lui en parlai moi-même. Où donc est-il ?

Mais Pietro de Murgia était parti avant tout le monde. Nous espérâmes, Effisio et moi, que cette lumière projetée sur les allures du cauteleux personnage mettrait fin à l’engouement de don Antonio ; mais le lendemain, comme nous nous rendions aux assises, nous les trouvâmes qui marchaient ensemble amicalement. Pietro à notre vue prit les devants, et don Antonio nous attendit.

L’affaire m’est expliquée, nous dit-il d’un air content. Pietro de Murgia, en sortant de chez moi, où il avait appris qu’on allait arrêter Niediu, a beaucoup pensé à l’imprudence d’irriter cet homme par une condamnation, qui n’eût pu être que de quelques mois, et après laquelle il fut revenu plus terrible menacer la vie de mon pauvre gendre. Il fallait à son avis, et il avait bien raison, que cette affaire fût vidée avant le mariage de Grazia.

Si nous jetons Nieddu dans la montagne, s’était-il dit, il sera facile de nous en défaire sans passer par les mains de la justice. Et il avait communiqué cette idée au malheureux Antioco, lequel d’abord l’accepta, puis recula ensuite devant l’exécution. — Et pourtant, lui avait dit Pietro, il n’est pas même besoin que tu t’en mêles ; une somme d’argent donnée à tel que je connais, et une querelle entre banditi… — Ah ! quel malheur que ce plan n’ait pas été réalisé. Je n’ai qu’une chose à reprocher à Pietro ; c’est de ne me l’avoir pas communiqué à moi. Nous ne serions pas à présent dans le deuil.

— En effet, observai-je, c’est un manque de confiance à votre égard, et…. — Il m’a dit à cela que j’étais trop généreux, que j’aurais voulu payer de ma bourse ou de ma personne, et que cela ne devait pas être, que c’était aux Tolugheddu père et fils à s’exécuter. Il a peut-être raison…

— Mais alors comment s’est-il écrié en pleine audience, hier, que l’assertion de Nieddu était une infâme calomnie ?

Il a manqué de réflexion sur le moment, c’est fâcheux ; mais vous sentez qu’il ne pouvait pas exposer ses raisons devant la justice. Au reste, cela n’importe en rien au procès, et Nieddu a commis là une vilenie inutile. Si la chose se représente, Pietro trouvera, m’a-t-il dit, le moyen de l’arranger.

Nous n’en doutâmes point, et nous commençames à trouver qu’il pouvait être difficile de dessiller les yeux de don Antonio.

Comme nous arrivions à la cour d’assises, un groupe était devant la poste, causant avec animation autour d’un homme dont la vue me frappa : il était grand, de traits assez doux ; ses cheveux droits et longs, tombant de dessous son bonnet, se mêlaient à sa barbe ; maigre et les joues un peu caves, il n’en avait pas moins sur les lèvres un sourire indéfinissable, plein d’émotion intérieure, et ses yeux, attachés sur le groupe qui l’entourait, souriaient également. Il y avait à la fois de la joie et de la fierté dans son attitude, et ses interlocuteurs lui parlaient en courtisans.

— J’ai vu cet homme là quelque part, dis-je à Effisio ; qui donc est-il ?

Mon ami porta sur le groupe ses yeux rêveurs, et je le vis faire un geste de surprise. Au même instant, me revint le nom de l’homme, et le souvenir du lieu où je l’avais vu ; et je m’écriai :

— Le Sirvone !…

— C’est lui, dit Effisio.

— On l’a donc pris ? comment ?…

Et plus je regardais, moins je comprenais, car il n’y avait pas là le moindre gendarme ; cet homme n’avait point de chaines, il n’était pas prisonnier !…

— Il sera venu comme témoin, me dit Effisio.

— Témoin ! un brigand !

— Un bandito, reprit Effisio plus poliment.

— Enfin, comment se peut-il… ?

— On lui aura donné un guidatico (sauf-conduit), et l’affaire aura été négociée par le moyen des pasteurs.

À ce moment le Sirvone, s’apercevant que nous le regardions, nous fit un signe de tête. Je m’approchai résolument.

— Si je m’attendais à voir quelqu’un… dis je en lui offrant un cigare.

— Ce n’était pas moi, ajouta-t-il en souriant.

— Ma foi non, et je vous avoue que cela me fait plaisir…

— Et moi donc !…

Sa bouche s’ouvrit sous un large rire, et ses yeux s’humectèrent. Cet homme nageait dans un bain de joie. Il voulait sans doute me dire :

— Je suis là, près d’Antonietta, et j’ai vu mon fils…

Mais il ne put : l’émotion le prit à la gorge, et après un moment de silence, il ajouta seulement en souriant, qu’il avait pour quinze jours le guidatico… qu’il avait réappris de coucher dans un lit… qu’on le payait par jour, comme les autres témoins, 1 franc 50 centimes, et…, qu’il vivait dans sa famille. Tout cela ensemble, confusément.

— Eh bien, dis-je en le quittant, nous nous reverrons, puisque vous avez quinze jours.

— Oh ! reprit-il en soupirant, il faudra que je parte deux jours avant, pour dérouter les carabiniers.

— En disant cela, déjà, il avait dans l’œil les affres de ce départ.

— Le pauvre diable ! dis-je à Effisio. Il n’y aura donc jamais d’amnistie ?

— Tu vois, me répondit mon ami, comme on les entoure, et quel prestige garde encore ce banditisme si malheureux. L’amnistie en créerait sans doute un plus grand nombre, et je ne crois pas qu’on l’accorde pour cette raison.

— Il me semble que le prestige existe même pour les magistrats. Demanderait-on, ailleurs qu’en Sardaigne, le témoignage d’un bandit ?

— Le Sirvone est un témoin invoqué par la défense ; les jurés feront de sa déposition le cas qu’ils voudront.

C’était le jour des témoins à charge. Basilio Tolugheddu ouvrait la liste, et je venais après lui, pour rendre compte de l’aventure du coup de feu sur le chemin d’Oliena, du battibecco (mot à mot bataille de bec) à la fontaine de Gurgurigaï, enfin, des circonstances touchant la mort de Pepeddo. Quant aux conversations qui avaient eu lieu entre Nieddu et moi, je ne fus point questionné et m’abstins d’en rien dire. Elles n’eussent d’ailleurs rien appris, puisque Nieddu avouait hautement ses intentions ; puis, il y a dans ces échanges d’homme à homme quelque chose à mon sens d’aussi respectable que ce qu’on appelle le secret professionnel. L’action de la justice me semble devoir porter sur les faits et non sur des ébauches de résolutions, souvent reprises, ou sur le laisser-aller capricieux de l’intimité. Il faut qu’un homme puisse parler à un homme, sans entrevoir à l’horizon la toque d’un juge, non plus que la robe d’un inquisiteur.

Vinrent ensuite Effisio, Cesare Siotto, Cabizudu, pour ce qui regardait le meurtre de Pepeddo ; enfin le Sirvone. Il confirma l’assertion de Nieddu ; ce soir-là, ils ne s’étaient pas quittés. Ils étaient dans la montagne de Gonnara, et voulant se rapprocher de Nuoro, ils avaient pris vers dix heures la route de Mamolada, au lieu appelé le Verdaccio. C’est s alors qu’ils avaient rencontré il signor Glacomo Porqueddu, de Nuoro, qui revenait à cheval de Mamolada ; ils lui avaient demandé des cigares.

Il signor Porqueddu confirma le fait, tout en différant un peu sur l’heure ; il était à sa montre 10 heures et demie. Tout le débat s’engagea sur la question de savoir si un =homme à pied pouvait, à travers champs, du point de la route de Bitti où avait eu lieu, à 8 heures et demie, le meurtre de Pepeddo, se rendre en moins de deux heures au Verdaccio, sur la route de Mamoiada, où Nieddu et le Sirvone avaient rencontré Giacomo Porqueddu. Le ministère public disait oui, d’autant plus que Nieddu était signalé comme un excellent marcheur ; la défense disait non ; les jurés hésitaient. On entendit comme experts des paysans ; ils furent d’avis que la chose n’était pas possible. Toutefois, le doute subsistait ; car dans ce pays la justice doit se défier de tous ceux même dont elle est forcée de réclamer le concours, experts et témoins.

C’étaient là tous les témoignages qui se groupaient autour du meurtre de Pepeddo, y compris celui du médecin. Mais quant à ce dernier, l’examen du cadavre et l’extraction de la balle ne pouvaient éclairer la justice à l’égard d’un meurtre accompli dans la solitude, et par une arme qui, entre les mains de presque tous les Sardes est la même, fusil de chasse à deux coups. Les témoignages qui suivirent se rapportèrent donc exclusivement au meurtre d’Antioco, et la première personne appelée fut Grazia.

Elle était fort tremblante. L’huissier dut la conduire à sa chaise, et elle ne put que balbutier dès les premiers mots. Il fallut lui laisser le temps de se remettre et la prier d’élever la voix. Toute sa déposition se bornait à ceci : Elle s’était trouvée seule en s’éveillant, le matin du crime… Elle avait souvenir qu’Antioco s’était levé dans la nuit ; mais il était venu se recoucher… Elle ne s’était pas aperçue qu’il se fût levé une seconde fois. — Les questions minutieuses qu’on lui adressait sur ces points, dans le but de fixer l’heure de l’assassinat, la faisaient évidemment souffrir. Elle finit par fondre en larmes et ce ne fut qu’au milieu des sanglots qu’elle put achever de raconter l’inquiétude, vague d’abord, qui l’avait saisie, et qu’elle avait communiquée à sa belle-mère, les investigations, un instant suspendues par un faux propos, reprises avec ardeur après l’heure du déjeuner, enfin la découverte du cadavre dans le jardin, vers onze heures. On la ramena à sa place toute chancelante et couverte de larmes.

— Voilà une petite femme qui aimait fort son mari ! dit un juré suppléant.

Et ce fut sur ce mot que finit la seconde journée du procès.

La troisième s’ouvrit par la déposition de la mère d’Antioco.

Pour peindre la mort de son fils, et appeler la vengeance de la justice sur le meurtrier, elle retrouva les accents du premier jour, et fit une grande impression sur les jurés et sur l’auditoire. Après elle, furent entendus les domestiques de la maison, qui avaient fait les recherches et trouvé le cadavre. Une femme, voisine du jardin, avait entendu le coup de feu ; mais elle ne s’était point levée pour cela ; les coups de feu ne sont pas si rares. Quelle heure était-il ? Elle n’en savait rien ; ce devait être vers le matin ; puis, elle s’était rendormie.

Annetta Gobi, dix-huit ans, servante des Tolugheddu, est allée, le 27 octobre, laver un paquet de linge au ruisseau qui traverse le jardin. C’était à l’aube ; elle n’a rien vu, rien entendu. Si elle avait su… grand Dieu ! elle serait morte de peur ! et rien que de penser qu’elle est restée là une heure de temps, pas bien loin du cadavre !… — Elle en frémissait encore, et croyant devoir au tribunal toute la vérité, puisqu’elle avait promis de la dire, elle ajoute qu’elle a eu le tremblement de la fièvre pendant huit jours après cela.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 25 AVRIL 1878.

(3)
GRAZIA
RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE
I. — (Suite.)

Toutes les dépositions des gens du pays se font en sarde ; car ils ne savent pas parler l’italien. Ces costumes d’Oliena ont une grâce particulière : la veste rouge des hommes est flottante, et ouverte devant sur la chemise blanche. Le costume des femmes a une couleur semi-orientale, semi-champêtre. La jupe, de cette grosse étoffe de laine qui se fait dans le pays et que l’on nomme orbaggio, brune, et ornée d’une large bande, ruban ou étoffe, d’autre couleur, est courte et placée très-bas sur les hanches, qu’elle fait saillir. Au-dessous, paraît une jupe blanche qui déborde environ de trois doigts. Rarement, les pieds sont chaussés ; quand ils le sont, c’est de souliers pesants et primitifs, de forme orientale. Le corset et la basquine, à manches ouvertes, très-courts aussi, attachés par devant de simples cordons, laissent voir la chemise au bas de la taille. Les Olienaises laissent paraître un bandeau de leurs cheveux noirs, sous le petit châle, aux bouts relevés, dont elles se couvrent la tête, et que supporte une calotte carrée, dans laquelle elles enferment leurs cheveux. Beaucoup portent des colliers, de verre noir, ou de corail.

Florido Angius est le domestique des Tolugheddu, qui a le premier aperçu son jeune maître étendu sous le figuier.

— Je courus aussitôt, dit-il, croyant que peut-être il s’était seulement trouvé mal. Je le pris dans mes bras et le retournai ; mais alors, en voyant cette figure… Ah ! quelle figure il avait, bon Dieu ! Ça me restera dans les yeux toute ma vie ! Cette figure parlait, comme si elle eût été vivante, et disait : — On m’a tué ! Alors, je poussai un grand cri et me laissai aller, sentant mes bras et mes jambes devenir de laine. Pourtant, j’aurais voulu me trouver bien loin de là ! Les autres vinrent en m’entendant crier. On emporta le cadavre, et alors, moi resté là, j’eus l’idée de chercher, tout autour du jardin, les traces du meurtrier. Le long du ruisseau, derrière un grenadier, je vis une place qui avait été foulée et trépignée ; mais quand je me mis à genoux pour regarder de plus près la forme des pieds, je vis qu’on l’avait effacée. De là, on pouvait tirer aisément sur l’endroit où était tombé Antioco.

Florido croyait certain que l’assassin n’avait pu escalader les murs du jardin, qui étaient élevés et en bon état ; mais qu’il était venu en traversant le cours d’eau, facilement guéable, et en franchissant la clôture, mal fermée, du terrain de l’autre côté. Sur la demande d’un juré, il fut établi que l’on n’avait trouvé aucun lambeau de vêtement, ni aucun autre indice qui put déceler le meurtrier.

À quelle heure s’était levé Florido Angius ?

— Vers cinq heures.

— S’était-il aperçu que la porte de la cour donnant sur la rue fût ouverte ?

— Sans doute ; mais j’ai cru qu’elle l’avait été par l’autre domestique, levé en même temps que moi.

Nul chez les Tolugheddu n’avait entendu le coup de feu, le jardin se trouvant séparé de la maison par la rue, et à vingt pas audessous. Les indications de la voisine étaient fort vagues. Il était impossible enfin d’établir, sur les témoignages des gens d’Oliena, à quelle heure le meurtre avait pu être commis, et toute la question se portait, chose étrange, exactement comme pour Pepeddo, sur le point de savoir si l’absence de Nieddu du covile de Cubeddu avait été assez longue pour lui permettre d’aller à Oliena, de commettre le meurtre et de revenir.

Or, dès la fin de ce troisième jour, le point sembla résolu à l’avantage de l’accusé. Non, il n’était pas possible, tout le monde le déclarait, qu’un homme fat allé à pied de la pastorisia de Cubeddu à Oliena et retour Abstraction faite même du temps matériel pour commettre le crime-en trois heures, temps auquel les pasteurs évaluaient à peu près l’absence de Nieddu.

Le président fit subir à Cubeddu et à ses gens un long et minutieux interrogatoire, en vue d’établir que l’absence de Nieddu avait duré plus longtemps Il obtint des contradictions, quelques doutes, mais ce fut tout. Dans un pays où seuls quelques bourgeois portent des montres, et où les témoins sont en général favorables à l’accusé, c’est une forte chance pour celui-ci quand son sort ne dépend que d’une fixation d’heure, d’une appréciation du temps. Cubeddu et son fils, chez lesquels Nieddu allait souvent, et qui paraissaient avoir de l’amitié pour lui, les pasteurs d’Effisio, ceux d’une autre partie de la montagne, tous affirmèrent que Nieddu avait l’habitude de sortir du covile, chaque nuit, et de se promener, ou du moins de rester absent, plusieurs heures. Il disait que les nerfs lui faisaient mal, et qu’il avait besoin d’air. Cette nuit-là, du 27 octobre, il avait fait comme les autres nuits, et nul n’avait rien observé en lui d’extraordinaire.

Alors, il y eut décidément une grande agitation, parmi tous ceux qui s’intéressaient à l’affaire ; car on vit que Nieddu pouvait être acquitté. Beaucoup en furent contents, hors du camp des Tolugheddu ; mais ceux-ci éclatèrent en indignation et en menaces, et plus que jamais, dans leurs propos, la justice des tribunaux fut vilipendée. Voilà donc ce qu’elle savait faire ! À quoi aboutissaient tant de recherches et tant de longueurs ! C’était à faire pitié ! Comme un bon coup de fusil, tiré avec conviction, était plus simple et meilleur !

Cependant, précisément parce qu’il y avait doute, les débats n’en furent suivis qu’avec plus d’ardeur. On entendit les carabiniers qui avaient arrêté Nieddu. Je m’attendais à quelque chose d’écrasant pour l’accusé dans la relation des propos échappés à la colère de Raimonda. Il n’en fut rien. L’étrange fille, avertie, soit par un regard de son amant, soit par son propre instinct, avait épanché sa rage sans le compromettre. Elle fut le premier témoin décharge et tint sa promesse de s’accuser elle-même pour justifier Nieddu.

C’est moi, dit-elle, qui l’ai prié de me venger et lui ai dit qu’après seulement, je serais sa femme ; et sans cesse je lui rappelais sa promesse et l’encourageais. Il ne l’a pas fait ; ce n’est pas lui qui a tué Antioco ; mais il voulait le faire ; il vous l’a dit : Eh bien ! il n’est pas même coupable de cela ; car c’est moi seule qui le voulais, et il m’obéissait parce qu’il n’aimait. À présent, j’en suis fâchée ; il à trop souffert ! Elles sont dures vos prisons, messieurs les juges ! Et cependant huit mois, c’est trop pour le mal qu’il a voulu faire, et si vous le punissiez encore, ce serait injuste. Alors, plutôt, qu’on me punisse, moi ! car c’est moi le vrai coupable ! C’est moi qui ai attaché à la porta de l’église le gant sanglant. C’est moi la seule cause de tout. Je l’ai tant dit à M. le juge ; pourquoi n’a-t-il pas voulu m’écouter ? Ce monsieur l’a bien reconnu, ajouta t-elle en montrant le ministère public, puisqu’il a dit tant de mal de moi. Alors, qu’on laisse donc aller Fedele et qu’on me punisse !

Le président lui imposa silence, en lui disant qu’elle n’était pas là pour plaider en faveur de l’accusé. Celui-ci se leva, et d’une voix légèrement altérée, premier signe d’émotion qu’il eût donné, il pria la cour de ne pas tenir compte du dévouement d’une fiancée, qui cherchait à le défendre, au prix même de son honneur à lui.

— C’est moi, dit-il, d’une voix forte, — et j’adjure ici Raimonda de reconnaitre la vérité, c’est moi qui, le soir du 12 mai, à quelques pas de sa maison, lui ai dit : — Je suis ton seul protecteur, puisque tu n’as plus ni père ni frère ; dis-moi si tu as à te plaindre d’Antioco, et si cela est, je te vengerait-tu ne peux me démentir, Raimonda.

La pauvre fille cacha sa tête dans ses mains et pleura de voir son dévouement refusé.

On fit lever la mère de Nieddu.

Elle tint à confirmer le fait de la visite de Pietro de Murgia et de l’avis qu’il avait donné à Nieddu de fuir, s’il ne voulait être arrêté. C’était à peu près d’ailleurs tout ce qu’elle savait, la pauvre femme. Elle répondit aux questions du président que c’était bien vrai que son fils ne dormait pas toutes les nuits. Il n’était point comme un autre et elle fit son éloge : il était bon, doux, complaisant, il ne l’avait jamais brutalisée, — terrible critique des mœurs générales, — il ne faisait pas même de mal aux bêtes, et il était si bon pour ses sœurs, qu’il les menait deux fois par an aux fêtes des environs, etc., etc.

Le président fit cesser bientôt le panégyrique maternel. D’autres témoins à décharge vinrent dire la même chose ; l’un d’eux affirma, comme une chose extraordinaire, que Nieddu avait peur de surmener son cheval et d’aiguillonner ses bœufs ; il dit cela en riant, et tout le monde en rit après lui. Mais les vrais témoins à décharge étaient les pasteurs, le Sirvone, et le siguor Porqueddu. On les fit revenir encore ; on s’efforça de nouveau de leur faire préciser l’heure où Nieddu leur avait parlé, surtout le 27 octobre. Était-ce bien avant l’aube ? — N’était-ce pas vers cinq heures ? — Avait-il l’air fatigué ? — Sa voix était-elle émue ? — Ses habits avaient-ils de la poussière ? — Enfin, ne s’étaient-il pas aperçus qu’une de leurs juments eût couru cette nuit-là ?

Toutes les réponses furent négatives ou incertaines, et Cubeddu, impatienté, finit par dire au président :

— Ma foi, monsieur le juge, si vous m’aviez prévenu d’avance de faire attention à toutes ces petitesses, je pourrais peut-être vous en dire plus long ; mais j’avais alors : autre chose en tête et n’ai point coutume d’y regarder de si près.

Déclaration qui fut accueillie par un murmure approbateur du public.

Les débats furent suspendus pendant deux jours, le samedi et le dimanche ; puis se rouvrirent la semaine suivante pour le réquisitoire et les plaidoiries.

L’avocat général, soit qu’il fût pénétré de sa mission de ne rien voir et entendre de favorable à l’accusé, soit qu’il eût, comme bien d’autres (nous en étions), la conviction intime de la culpabilité de Nieddu, fit son réquisitoire un peu différent dans les détails de l’acte d’accusation ; mais, au fond, tout, semblable.

— On a voulu, dit-il, vous tromper sur les preuves matérielles, et il faut convenir qu’une préméditation profonde, un art infini, celui du crime, sont parvenus à les rendre quelque peu glissantes entre nos mains. En l’absence de preuves morales aussi écrasantes que celles que nous possédons, et qui ont porté la conviction dans toutes les âmes, à ce point que le jugement public a depuis longtemps devancé le vôtre ; en l’absence, dis-je, de telles preuves, à défaut d’une telle unanimité, vous pourriez hésiter peut-être ; mais l’hésitation, messieurs les jurés, n’est pas possible. Tous ici, comme partout dans le pays, nous savons que Fedele Nieddu est l’auteur du meurtre d’Antioco Tolgheddu et de Giuseppe Calzu, dit Peperido. Nul n’en doute, aussi bien ceux qui le défendent que ceux qui l’accusent : Et voilà pourquoi, messieurs les jurés, vous devez être sévères. L’indulgence n’est jamais permise à l’égard d’un assassin ; mais elle l’est dans ce pays moins que partout ailleurs. Dans ce triste pays, tandis que la partie saine de l’opinion publique, épouvantée de ne pouvoir compter sur ce que l’homme a de plus cher au monde, sa vie et ses biens, s’unit à nous pour demander la répression du crime, une autre partie, fidèle aux traditions de l’antique barbarie, applaudit le coupable, et ne s’intéresse à ces débats que dans l’espérance de voir la justice en défaut. Grande victoire pour eux, messieurs ! et qui deviendrait bientôt, par un plus vif espoir de l’impunité, la source de nouveaux crimes plus fréquents et plus épouvantables !

Non, vous n’avez pas le droit d’être indulgents car vous êtes en face d’un système, d’un ordre de choses destructeur de toute vie civilisée, et qu’il faut faire reculer devant le progrès social. Les intentions de Nieddu sont évidentes ; il les avoue. Il ne pouvait les nier, après les avoir ouvertement annoncées, après les folles et furieuses menaces de cette fille féroce, pour laquelle un meurtrier seul peut concevoir de l’amour. Il les avoue donc fièrement, ou plutôt insolemment, devant le sentiment du juste, qui le condamne ; mais sur l’aveu du fait il arrête ; car cet homme si fier, ce prétendu brave, ne veut pas être puni ; il veut bien satisfaire ses passions, mais impunément. Il sait que le préjugé du faux honneur lui donne pour complices, tout au moins pour aides complaisants, tous ceux qui l’entourent, parmi ce peuple ignorant et sauvage ; et il se fonde là-dessus pour échafauder un système qu’un peu plus de mémoire, un peu plus de haine du crime, chez les témoins, mettrait à néant. Il va plus loin encore, et sachant bien qu’il ne trouverait pas, chez tout autre qu’un malfaiteur, un témoin complétement parjure, il ose vous. offrir le témoignage d’un bandit, réfractaire à la loi, meurtrier lui-même ! et le tribunal, pour montrer à quel excès il pousse les garanties offertes à l’accusé, consent à faire citer le Sirvonel Messieurs, vous récuserez un pareil témoin ! La justice fait appel à la conscience, et non pas à l’infamie ! Vous refuserez également de vous égarer dans un calcul de temps, que nul ne s’attache à serrer de près, excepté la bonne foi du président. Vous vous demanderez simplement, en toute raison, et en toute conscience : — Quel peut-être le meurtrier d’Antioco Tolugheddu, de ce malheureux jeune homme, ravi si cruellement à l’amour d’une jeune et charmante épouse, à la tendresse passionnée de ses parents, à la société, dont il était un des membres les plus utiles et les plus honnêtes ? Et vous répondrez : — C’est son ennemi ! car le bon sens ne peut pas vous dicter d’autre parole.

Quel est-il donc son ennemi ? Il n’en avait qu’un. Un homme égaré par une folle passion, par un point d’honneur aussi faux qu’odieux, et qui a pris soin lui-même de se nommer, de se déclarer d’avance : Fedele Nieddu ! lui qui va signifier au fils et au père ses intentions homicides, qui se joue publiquement des terreurs légitimes de sa victime, qui déclare à Pepeddo qu’il garde sa vengeance pour lui seul, et qui l’accomplit enfin avec des raffinements d’astuce et de barbarie. Ce jardin, ravagé sans précautions, que dis-je, avec une perfide ostentation, tandis que le véritable maraudeur se glisse et se cache, s’efforçant de dérober aussi son crime ! Piége habilement calculé sur la passion du propriétaire pour les fruits qu’il soigne spécialement, et où le malheureux Antioco, prévenu comme il l’était de son danger, n’eût pas du tomber. Ah ! que n’est-il resté dans les bras de cette jeune et chaste épouse, dont les sanglots, l’inconsolable douleur, sont venus vous dire de quel prix il était, celui qu’on a ravi si odieusement à sa famille et à son pays !

Non, ce n’est pas un simple maraudeur qui a tiré ce coup de fusil ! Remarquez bien que la nuit du crime les fruits n’ont pas été touchés. Non, ce n’est pas un simple maraudeur, dont la vue a moulé dans l’horreur et l’épouvante les traits convulsés de la victime ! Tous les témoins ont parlé de ce masque terrible qui fit de l’Attito des Tolugheddu, à Oliena, un spectacle si émouvant, et qui restera longtemps dans les souvenirs du pays. Antieco Tolugheddu, par un effet des desseins de la Providence, vengeresse du crime, dénonçait ainsi le meurtrier fatal, dont la terreur vivait depuis si longtemps dans sa pensée. Il l’a vu enfin ! Le voilà ! Ils sont seuls à seuls !… Et la figure de cet homme ainsi entrevue c’est la mort !…

Alors, tout ce que le malheureux avait d’amour de la vie et d’amour des siens proteste et se révolte ! La terreur, l’indignation et la rage se disputent son âme !… et la mort, témoin implacable, peintre terrible, vient glacer tout cela sur ses traits ! Ah, si vous aviez pu voir ce mort dans sa réclamation de vengeance, vous n’eussiez pas hésité une minute, et vous l’apaiseriez dans sa tombe par la mort de son assassin !

Maintenant, messieurs, quelle est cette prétendue maladie nerveuse, qui obligerait Nieddu à se promener une partie des nuits ? Nous prend-on pour des enfants ? Certes, cet homme ne manque ni d’astuce ni de volonté ; il a eu la force, pour exécuter le plan longuement médité de sa défense, de s’obliger à interrompre toutes les nuits son sommeil pendant plusieurs heures, chose après tout peu difficile, puisqu’il peut dormir le jour. Il a eu cette constance pendant plusieurs mois, C’était, en outre, un moyen d’acquérir le sang-froid pour les expéditions nocturnes et la fermeté de main nécessaire à l’exécution de son horrible projet. C’était le seul moyen de se procurer un alibi, qui valût un peu mieux que le témoignage du Sirvone. Cet homme voulait être assassin, mais sans risques ; il craignait vos rigueurs et voulait les déjouer. Maintenant, il entend vivre en citoyen parmi vous, épouser sa Raimonda, et faire souche d’assassins nouveaux. Vous ne permettrez pas ce scandale et ce danger !

Nieddu, la nuit du 27 octobre, est allé à Oliena, comme il y était allé deux nuits auparavant, pour tendre le piége. Comment a-t-il pu faire le chemin en si peu de temps ? — Du moins, si nous devons nous attacher sur ce point à des dépositions incohérentes, évidemment trop favorables ? Comment ? C’est ce qui ne nous est pas découvert ; mais il l’a fait hélas ! La mort d’Antioco ne le prouve que trop ! Il a pu, dans ce pays où le bétail paît la nuit, dérober facilement un cheval, hors de la pastorisia des Cubeddu. Il y a peut-être quelque part un complice, que nous ne connaissons pas ? ou quelque homme timoré, qui craint en éclairant la justice, de risquer sa vie ! Dans un pays où la vendetta, où l’assassinat, pour l’appeler de son véritable nom, est en honneur, encore une fois, la preuve matérielle qui, ailleurs, vient s’offrir d’elle-même ici se dérobe et nous échappe. Elle ne saurait donc être aussi rigoureusement exigée.

Messieurs, cela même vous pénétrera de la grandeur du mal, et vous voudrez le guérir. En ceci votre propre vie, comme celle des autres, est intéressée. Il s’agit de faire reculer en Sardaigne l’assassinat, déjà saisi de crainte par vos précédents exemples de justice, et qui ne demanderait, dans cette affaire si retentissante, qu’un verdict favorable pour relever la tête de nouveau. Autour de cette enceinte, dans cette enceinte même, on attend la parole que vous allez prononcer pour railler la justice, ou pour la craindre. Cette famille désespérée, qui vous a remis noblement le soin de sa vengeance, l’attend également avec anxiété pour apaiser sa douleur, ou pour l’exalter peut-être jusqu’à des résolutions funestes. La moralité, la paix de cette province, messieurs, dépendent de vous ; il est en votre pouvoir de lui faire faire un pas en avant dans la civilisation, ou de la repousser peut-être bien loin dans les ténèbres de la barbarie !

Ce fut avec assez d’habileté que le défenseur de Nieddu releva les points attaquables du discours de l’avocat général.

— On avouait que les preuves matérielles manquaient. Il en prenait acte. Mais alors. comment osait on demander une condamnation sur des preuves morales, qui pouvaient être telles pour M. l’avocat général, habitué à voir toutes les actions humaines au point de vue de la culpabilité ; mais non pas telles pour d’autres esprits ? On ne condamne pas sur des preuves morales, ou bien cela s’appelle, dans les mauvais temps, abus de pouvoir et cela flétrit la magistrature ; mais on n’obtient jamais de telles choses de ces juges impartiaux pris aux entrailles de la nation, que vous êtes, messieurs les jurés. Quoi l’on ose vous demander des condamnations pour raison d’État !… Ce procédé a été flétri depuis longtemps ! On fait plus encore, on vous dit : pour l’honneur de la justice en ce pays, condamnez ! Qu’est-ce donc que l’honneur de la justice ? si ce n’est la justice même ?… Prouvez que Nieddu est coupable, soit, alors il sera puni. Mais quand vous reconnaissez vous-mêmes que sa culpabilité n’est pas certaine, comment osez-vous faire appel à la crainte, à l’intérêt politique, et même à l’intérêt personnel, pour obtenir une condamnation ?

Il fit ensuite l’éloge de Nieddu, vanta son intelligence et ses facultés poétiques, cette bonté que tous affirmaient et qui, s’étendant jusqu’aux animaux, dans ce pays barbare, faisait sourire, quand elle aurait dû servir d’exemple. Nieddu, il est vrai, n’est pas supérieur en tout ; le préjugé de la vendetta le possède ; mais c’est qu’il y voit le droit chevaleresque de défendre une faiblesse, que trop souvent la loi délaisse, la femme, odieusement abusée par des serments d’amour On a osé flétrir la confiance de cette jeune fille et frapper, comme toujours, sur la victime. Elle est bien noble et bien forte cette Raimonda ! Et d’abord, on a laissé planer, — je ne veux pas croire que ce soit intentionnellement, ce serait trop odieux ! — des doutes sur sa vertu. Il faut dire bien haut qu’elle s’est préservée, qu’elle est restée pure et a dit au séducteur : — Je te crois ; mais je ne veux pas faire rougir ma mère de son enfant, et je ne serai tienne qu’après nos fiançailles. — Puis elle s’est vue trahie, et alors, dans cette âme énergique, la haine a remplacé l’amour. On veut lui faire un crime de ses qualités ; on lui reproche d’être forte ; les Sardes ne pensent pas ainsi : Fils de l’antiquité, ils savent ce que valent les femmes héroïques, et toutes celles, comme Raimonda, qui défendent bien leur honneur et s’estiment haut, ils les estiment et les honorent !

Ces paroles furent confirmées par des applaudissements qui vengeaient Raimonda des insultes du ministère public. Après cela, le défenseur entra dans la discussion minutieuse des faits :

— Oui, Nieddu avait eu l’intention de commettre le crime ; mais au fond, et malgré son courage, cet homme si doux, si porté aux nobles aspirations, n’est pas là dans son rôle ; il souffre, ses nerfs sont excités ; il perd le sommeil. Et l’on veut que pendant des mois entiers il ait joué ce rôle !… En vérité, je voudrais voir M. l’avocat général à ce régime. Il saurait qu’au bout de quelques nuits, quand l’insomnie n’est pas maladive, elle est impossible. L’homme le plus fort est vaincu par le sommeil.

Dans sa péroraison, s’emparant de l’allusion faite par le ministère public à la reprise possible de la vendetta par les Tolugbeddu, le défenseur demanda comment il se faisait que cette famille, tant louée par l’accusation, pût être maintenant soupçonnée par elle d’être capable de tramer et d’exécuter ce même crime, contre lequel M. l’avocat général n’avait pas assez de haine et de mépris, lorsqu’il s’agissait de l’accusé ? M. l’avocat général, quoi qu’il en dit, jugeait donc la vendetta au point de vue des mœurs de la Sardaigne, et n’était pas pour elle sans quelque indulgence ? Qu’il fit donc l’effort de pardonner à Nieddu ses intentions homicides, que le fait n’avait point ratifiées, et qu’au lieu de faire appel à la haine, il fit appel à la réconciliation ! C’est de ce côté-là qu’il fallait chercher la pacification et la moralité de cette province ; l’absolution, la clémence y feraient plus que la rigueur. Il faudrait que la justice donnât elle-même l’exemple d’un esprit moins âpre et de sentiments plus doux ; qu’elle se réjouit d’avoir devant elle un innocent, au lieu de vouloir à tout prix un coupable, et qu’elle dit aux Tolugheddu : Les vrais agents de la civilisation de ce pays sont ceux qui pardonnent. Oubliez les menaces de Nieddu et pleurez sans haine ! Rompez la série fatale des vengeances qui naissent des vengeances, et vous serez vraiment dignes et forts ! Vous aurez mieux honoré votre fils mort ; vous aurez bien mérité de la Sardaigne et de l’humanité !

L’arrêt fut remis au lendemain. Dans la rue, au café, nous vîmes beaucoup de jurés. Ces hommes du pays ne se faisaient faute de donner leur opinion.

— Su diavolo ! me disait l’un d’eux, autre ferai-je que d’envoyer à la potence un garçon qui a tant de bon sang dans les veines ! Quand le crime est prouvé, il est difficile de dire non ; heureusement, il ne l’est pas.

— Que voulez-vous, disait un autre, on ne peut pas condamner chez les autres ce qu’on ferait soi-même. Qu’on vienne toucher à ma femme ou à ma fille, et l’on s’en repentira !

— Moi, dit sans vergogne un troisième, j’ai un cousin aux galères…, eh ! qui n’en a pas ? Eh bien ! je dis que c’est dommage ; car c’était un homme de cœur ; il est plus malheureux que celui qu’il a tué. Nieddu a déjà sept à huit mois de prison ; il n’aura pas envie de recommencer.

Plusieurs avaient adopté l’opinion du défenseur, que l’indulgence de la justice et de bonnes exhortations mettraient fin au mal plutôt que la rigueur. On les rétorquait vivement d’autre part ; mais les partisans de l’absolution étaient évidemment les plus nombreux. Malgré le résumé du président, très-contraire à l’accusé, Nieddu fut acquitté, à la majorité de trois voix. Il resta impassible. Raimonda alla se jeter aux pieds du défenseur, puis dans les bras de Nieddu, qu’on délivrait. Elle était folle de bonheur et d’adoration pour son amant.

Huit jours après, leurs fiançailles étaient célébrées, mais Nieddu n’était pas acquitté par tous.

André Léo.

(À suivre.)