Grazia (p. 315-339).

XV

Ils ne furent point oubliés. Au milieu des magies de la ville éternelle, où je sondais à chaque pas les corruptions superposées de deux civilisations également monstrueuses, le souvenir des populations primitives que j’avais trouvées en Sardaigne, des amis que J’y avais laissés, me revenait souvent au cœur. Effisio tint sa parole de m’écrire fréquemment, n’avait-il pas à me parler de Grazia, dont il ne voulait parler à nul autre ? Il me disait dans sa seconde lettre :

« … Oui, mon ami, tu as raison de m’appeler égoïste ; car, au lieu de jouir des plaisirs artistiques que tu goûtes à Rome, je voudrais… non ! Je ne voudrais pas te rappeler près de moi ; mais je ne puis m’empêcher de te désirer ici. J’aurais tant à te dire, à tout moment, des choses… des riens si tu veux ; mais qui me remplissent le cœur. L’amour n’est vraiment pas complet sans l’amitié. Hélas ! il est bien incomplet jusqu’ici pour moi ! N’ayant pas les droits d’un fiancé, je dois inventer mille prétextes pour voir Grazia. Tu penses bien que j’en trouve toujours ; mais je suis fort inquiet : don Francesca — depuis qu’il fait plus froid, don Antonio chasse plus que jamais — ne s’apercevra-t-elle pas de la fréquence de mes visites et n’en avertira-t-elle pas son mari ? Il est vrai que cette excellente femme ne s’occupe de rien autre que de son ménage ; mais l’aïeule ! Cette terrible Effisia ! quand elle ne sommeille pas, je vois souvent attaché sur moi le regard clair et perçant de son œil cave…… il me fait trembler.

» Ta chère lettre, chère par elle-même, m’a causé de plus la joie d’avoir à porter de tes nouvelles et tes compliments chez les Ribas. Pour comble de bonheur, Grazia n’était pas à son métier, c’est-à-dire sous l’œil de l’Effisia ; mais toute seule à la cuisine, où elle triait la farine. Au premier coup d’œil, cela m’a causé un saisissement de la voir !… Elle n’avait que sa chemisette blanche et un jupon blanc, et sur la tête une petite calotte blanche, qui retenait à peine ses cheveux ; car elle a de très-beaux cheveux, ma Grazia ; tu ne le sais peut-être pas, à cause de cette fâcheuse habitude qu’elles ont de se couvrir la tête. — De beaux cheveux bruns d’une finesse extrême et que je mourrais d’envie de voir dépliés sur ses épaules. Ainsi vêtue, j’ai cru la retrouver jeune fille ; il me semblait avoir encore sous les yeux ma chère et délicieuse Grazia d’autrefois… je me suis arrêté sur le seuil ; elle est devenue toute rouge.

» — Ah ! me dit-elle, Effisio, vous ne demandez point si l’on peut vous recevoir ? Vous me surprenez dans une toilette…

» — Qui me plaît à un point que je ne saurais dire, ai-je répondu.

Elle a haussé les épaules doucement. Je me suis adossé contre le mur en face d’elle : je ne pouvais me lasser de la contempler, avec ses bras nus jusqu’au coude, et que la farine légère saupoudrait. Elle me demanda pourquoi j’étais venu. Je la regardai avec reproche :

» — Laissez-moi dire cela aux autres, répondis-je.

» Elle rougit encore, baissa les yeux et ne dit plus rien. Nous restâmes longtemps ainsi. On n’entendait que le bruit léger du tamis, secoué par sa main. Des pensées douces et tristes me remplissaient la tête et je voyais son beau sein ému se soulever. À la fin, elle a rompu le silence pour me parler de toi et je lui ai lu la plus grande partie de ta lettre. Elle a dit :

» — Il ne m’écrit pas, à moi. Dites-lui que j’en suis jalouse.

» — Ah !… Mais alors, c’est moi qui serai jaloux de lui !

» Elle a de nouveau haussé les épaules, avec un léger sourire.

» — Dites-lui que je l’aime bien !

» — Oh ! méchante !… Et à moi, que me direz-vous ?

» J’avais saisi son bras… alors elle sembla se réveiller d’un rêve, et je la vis fixer sur moi ses yeux plus noirs, pleins d’une sorte d’effroi :

» — Effisio, laissez-moi. Taisez-vous ! Ces propos sont de trop. Vous me faites rougir de moi-même. Est-ce là ce que j’avais promis ?

» Elle était si agitée que je n’ai pu lui dire tout ce que je pense. Et pourtant je suis trop irrité de lui voir accorder tant d’empire sur elle encore ! et un si religieux souvenir à cet homme, qui l’a ravie à elle-même et à moi, pour contenter sa passion, et sans se soucier d’être aimé !… Il faudra pourtant que je le lui dise !… Parce qu’il est mort de mort violente et cruelle, en voilà-t-il assez pour le parer de toutes les vertus, et pour surexciter dans l’esprit d’une femme l’idée du devoir jusqu’à l’absurde ? J’entends encore le serment qu’elle fit sur ce cercueil !… Sans la capture de Nieddu, que de peines ce serment nous eût causées ! Ah ! que n’es-tu là, mon ami, pour la raisonner et la convaincre !… »

J’engageai Effisio à respecter les convenances qui ordonnent le deuil aux veuves dans tous les pays, et j’écrivis à Grazia en lui disant que les sentiments vrais, lorqu’ils sont honnêtes, ont des droits supérieurs à toute loi de convention. Elle me répondit une lettre courte, mais gentille, où elle me disait : « Je sais bien pourquoi vous m’avez parlé ainsi. Je crois comme vous que ce qu’il y a de meilleur, et ce qu’il faut le plus chérir, ce sont les grandes affections qui se sont emparées de notre cœur ; mais il y a d’autres idées que les nôtres, et d’autres personnes que nous. Pour moi, je l’avoue, cela m’attriste beaucoup de fâcher les gens, et surtout mes parent ; mais aussi, voyez-vous, il y va de notre intérêt ; il n’est pas prudent de mettre contre nous ceux qui peuvent nous causer des peines… — Je voudrais voir Rome ! c’est un de vos grands pays, n’est-ce pas, où le cœur a sa liberté ?… Que je voudrais qu’il en fût ainsi dans ma pauvre patrie ! que j’aime pourtant bien, malgré tant de douleurs qu’elle m’a causées…

L’hiver se passa et les lettres d’Effisio continuèrent de me retracer les phases, peu marquées, de la situation indécise où il se trouvait. Grazia toutefois, malgré ses scrupules, devenait de plus en plus tendre.

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 30 MAI 1878.

(28)
GRAZIA
RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

XV. — (Suite.)

Le doux temps des aveux et des serments était revenu. Effisio et Grazia s’écrivaient des lettres, mises à la boîte du mur du jardin, où une cachette, fermée par une pierre, avait été pratiquée. Ils se rencontraient, de près ou de loin, sur le chemin de la fontaine, ou d’un jardin fort éloigné, situé au fond du ravin, où Grazia et Effisedda allaient de temps en temps cueillir des légumes. On se croisait par hasard, Effisio allant à la chasse, ou en revenant. Il aidait à porter les corbeilles jusqu’aux abords de la ville, puis il les quittait.

— C’est curieux, disait Effisedda, il chasse toujours au même endroit !

Mais par un secret instinct, elle ne faisait jamais de telles remarques devant ses parents. « Chère petite ! m’écrivait Effisio, comme je lui rendrai cela quelque jour ! »

Mais le pauvre garçon n’avait pas eu tort de se défier de l’aïeule. Elle trouva les visites d’Effisio trop fréquentes. Il est vrai qu’elles le devenaient de plus en plus. Un jour, don Antonio vint chez son jeune parent :

— Nous avons à causer, dit-il ; il paraît que tu aimes toujours Grazia ?

Effisio en convint avec empressement.

— C’est bien, mon garçon ! je n’en suis pas fâché ; je ne suis pas de l’avis de ma vieille mère que Grazia ne devrait pas se remarier, parce qu’elle a eu son mari assassiné, et que la justice empêche qu’elle charge un nouvel époux de sa vengeance… Non, ces idées-là, c’est du vieux temps. Grazia n’a que vingt ans et six mois, pas d’enfants ; il est bon qu’elle se remarie. Tu n’es pas riche, c’est vrai, et je ne crois pas à tes petites histoires des merveilles que l’on peut faire avec des arbres et de sale fumier. Ce sont là des idées que ton ami, le Français, t’a mises dans la tête ; mais la terre est la terre, et l’on n’en tirera rien de plus que ce qu’elle peut donner. Laissons ça ! Grazia a tant pleuré pour épouser l’autre que je ne veux plus m’en mêler ; car je suis bon père, moi ! Qu’elle choisisse celui qu’elle préfère, toi, ou Pietro de Murgia. Mais à une condition, c’est que les lois de l’honneur seront remplies. Nous avons juré sur le cadavre d’Antioco de le venger de son meurtrier ; c’est un devoir sacré ! et nous serions tous des lâches, si notre serment n’était pas tenu. C’est à l’époux de Grazia qu’il appartient de venger Antioco, puisque celui-ci n’a pas de frères. Es-tu bien décidé à remplir ce devoir, si le cas se présentait ?

— Mais, oncle, dit Effisio, péniblement surpris, puisque Nieddu est aux mains des juges, cette vengeance ne peut plus être accomplie par nous. Il est donc inutile…

— C’est plus utile que tu ne penses, et que je ne pensais aussi ; car j’avoue que je ne m’en occupais plus de cette vendetta, puisque ces maudits juges nous l’ont arrachée des mains. Mais Pietro de Murgia m’y a fait songer, lui ; car c’est un fameux vaillant, ne t’en déplaise. Il m’a dit : Voyez-vous, don Antonio. Il faut tout prévoir ; puisqu’on ne sait jamais ce qui peut arriver. Si Nieddu venait à s’échapper de prison-ça s’est-vu — ou si les juges allaient l’acquitter — ils sont capables de tout, — alors, la vengeance reviendrait bel et bien à l’époux de votre fille ; — c’est pourquoi, si elle ne veut point attendre pour se marier après le procès, et ça pourrait être long, puisqu’on vient d’en juger plusieurs qui sont en prison depuis trois ans, c’est pourquoi, il faut que votre gendre s’engage, vis-à-vis de vous et de dona Grazia, à refroidir l’assassin de notre pauvre Antioco, au cas où le maudit redeviendrait libre. Pour moi, a-t-il ajouté, je jure quand on voudra, comme j’ai juré en mettant ma dague sur le cercueil ; et ma dague et mon fusil seront toujours prêts, si dona Grazia veut bien me charger de sa vengeance.

Effisio connaissait trop bien don Antonio et les mœurs de son pays, pour attaquer le point vif de la question, à savoir le droit même et l’utilité de la vendetta. Désolé et déconcerté de ce coup porté par le rusé de Murgia, et auquel il ne s’attendait point, il se borna à relever ce qu’avaient de peu probable de telles prévisions, et l’inutilité d’un serment aussi solennel, en vue d’une possibilité si peu sérieuse. Don Antonio se leva mécontent.

— Je sais bien, lui dit-il, que tu n’es plus des nôtres, et que tu as pris les idées des étrangers. Tu n’oses pas le dire ; mais tu es de ceux qui prétendent qu’il faut supporter les affronts sans les venger. Sache bien qu’un homme de cette humeur-là n’épousera jamais ma fille ! Je ne la donnerai qu’à un vrai Sarde. Je t’ai prévenu : vois ce que tu as à faire ; mais en attendant ne viens pas monter la tête à Grazia, pour lui faire encore du chagrin inutilement. Si tu ne veux pas être mon gendre, suivant l’honneur de notre race, j’en ai un sous la main, je t’en préviens, qui me convient tout à fait, et qui n’est ni timide, ni raisonneur ; bien qu’il ne manque pas d’esprit et d’habileté. Si je suis venu te parler comme je l’ai fait, c’est que Grazia est une sotte, et que je veux pourtant être bon père. À présent, réfléchis, et à ton aise !

Effisio, au désespoir, m’avait écrit tout cela. Ainsi donc la situation redevenait la même sous une autre forme ! Qu’allait-il devenir ? Que devait-il faire ? Descendre au rôle d’assassin ? Non ! il ne le pouvait pas, ne le voulait pas ! Pour conquérir Grazia, on lui imposait de rompre avec sa conscience ! Et pourrait-il alors être heureux ? Mais qu’importe le bonheur ? on lui demandait bien plus ! C’était un faux serment, ou un crime ! le déshonneur vis-à-vis de lui-même, peut-être vis-à-vis des autres, la ruine de sa vie ! Il me demandait conseil, tout en s’écriant qu’une telle situation était inextricable, qu’il se sentait voué au malheur, et n’entrevoyait plus qu’un avenir fatal. Sa lettre se terminait par des imprécations contre les mœurs et les préjugés sauvages de son pays, où il eût regretté d’être né, si ce n’est qu’il n’eût point voulu ne pas connaître Grazia, la douleur et le charme de sa vie ! — Trois pages de désespoir et d’amour.

J’étais sur le point de quitter Rome. Il me prit un grand désir de les aller voir. Et comme j’hésitais encore, une assignation me parvint à comparaître devant la cour d’assises de Nuoro, en qualité de témoin à charge, dans le procès Fedele Nieddu, accusé de deux meurtres : l’un sur la personne de Giuseppe Colzu, dit Pepeddo, le 25 juillet 187., l’autre sur la personne d’Antioco Tolugheddu, le 27 octobre de la même année. — Bientôt après, je reçus un billet d’Effisio à ce sujet. Il se réjouissait de me revoir et me disait :

« … Dans ce procès, notre sort va être décidé. Je pensais l’attendre longtemps ; mais par un concours extraordinaire d’ajournements des autres affaires qui précédaient celle-ci, et qui devaient occuper toute la session, le procès Nieddu viendra dans le courant du mois prochain. Il me parait impossible que le malheureux ne soit pas condamné aux peines les plus graves. On ne pourra plus alors m’opposer la supposition ridicule d’une vendetta possible, et peut être nos malheurs seront-ils finis. »

Décidément, le malheur de Nieddu était la fortune d’Effisio. Mais il n’y avait pas de la faute de mon ami ; Nieddu seul avait fait sa destinée, ou plutôt Raimonda.

Je revins donc à Nuoro. Il y en eut pour de longues heures de confidences et de récits, où mon ami se dédommagea des six mois passés en l’absence de son confident. Joies et douleurs tout, me fut versé ; mais les joies étaient passées ; car depuis la visite de don Antonio, Effisio n’avait pas osé se présenter dans la maison, en ayant reçu l’interdiction assez, nette, au moins jusqu’à ce qu’il se fait déclaré prêt à se faire le vengeur d’Antioco. Depuis trois semaines, il n’avait vu Grazia qu’à la dérobée, de loin. Leur seule ressource était de s’écrire, et ils n’y manquaient pas ; Effisio avait voulu la décider à des rendez-vous de nuit ; mais elle s’y était refusée.

— Elle a eu raison, dis-je, car ce pouvait être sa honte publique, peut-être sa mort. Prends garde ! Quelqu’un veille autour de vous, qui est plein de ruse et sans scrupules. Ce Pietro me paraît fort redoutable, et don Antonio est violent.

Fort de ma présence, Effisio vint avec moi chez les Ribas. J’y fus comme toujours bien reçu. Effisedda se jeta à mon cou. — Elle avait tort vraiment ; ce n’était plus du tout une petite fille ! — Grazia m’accueillit avec une effusion qui me prit au cœur. Je la trouvai plus expansive, plus aimable ; son intelligence, dans toutes ces luttes, se développait et s’affinait. Elle avait repris de la fraîcheur, et ses yeux brillaient de feux humides. Cependant, quand nous parlâmes du procès Nieddu, elle redevint grave, sombre et s’enveloppa de son deuil.

J’eus des nouvelles de Nieddu et de Raimonda par Cabizudu. Elles étaient succinctes. Nieddu vivait dans la prison, muet et résigné. Rarement, sa mère et Raimonda étaient ad- mises à le voir. Raimonda était silencieuse et abattue. Elle allait prier dans les églises, et on la voyait souvent pleurer, assise à sa porte, et les mains croisées autour de ses genoux. Elle servait comme une fille la mère de Nieddu. Ce n’est pas qu’elle fût corrigée de sa violence ; car elle entrait en fureur au mot le plus léger prononcé contre son amant. Elle travaillait, allait en journée toutes les fois qu’on la demandait, soit pour laver le linge, soit pour faire le pain, soit pour travailler la terre, et elle employait ses économies à envoyer à Nieddu des aliments meilleurs que ceux de la prison, et à brûler des cierges devant la Madonna : C’était elle qui faisait les vêtements neufs qu’il devait porter à l’audience.

— Ah ! c’est une rude et vaillante fille, concluait Cabizudu, qui l’admirait en bon Sarde, sans la moindre restriction.

Ce n’est pas qu’il eût oublié Pepeddo ; máis c’était vraiment la faute de celui-ci, s’il s’était mis dans le cas d’être tué, et Cabizudu était trop juste pour ne pas le reconnaître,

Le procès tardant à s’ouvrir, j’allai voir le curé de X… pour lui demander des livres. Effisio ne put m’accompagner ; mais sachant fort bien le chemin, je n’avais nul besoin de guide. Cependant, Cabizadu voulut absolument venir avec moi,

— Non, signor, non ! vous n’irez pas tout seul ! Savez-vous qu’on n’entend plus parler, que de grassazioni depuis cette année ?

— Eh ! eh ! lui dis-je, l’année dernière, il n’en manquait pas.

— Excusez, signor ! il n’y en a eu que deux petites : l’attaque de la diligence près de Silonus, où don Effisio a été blessé, et une autre vers Bitti, chez un gros propriétaire. Mais cette année-ci, on a dévalisé chez un banquier plus de 60,000 fr., à ce qu’il paraît ! Et qui est-ce ? Nul n’en sait rien. Les juges ont eu beau chercher et les carabiniers courir la campagne, les grassatori sont rentrés chez eux. Pas plus tard qu’il y a quinze jours, un voyageur a été arrêté sur la route de Mamoïada ; et on lui a tout pris, argent, montre et bague. Je ne veux pas qu’il en arrive autant à Sa Seigneurie, vous comprenez.

— Mais, Cabizudu, devant une bande de brigands, vous et moi… ?

— Ils ne sont pas toujours une bande, signor, et en tous cas deux valent mieux qu’un. Puis, vous voyant avec un homme du pays…

Bref, je dus emmener Cabizudu : il aimait la cuisine du presbytère, et sa rancune contre la Nanina était passée.

Au sortir de Nuoro, comme nous foulions, par un soleil brûlant, une de ces infectes sentines, par lesquelles les Norésiens semblent vouloir interdire l’entrée de leur ville, à la manière dont la huppe interdit l’entrée de son nid, je fis un geste de dégoût.

— Ah ! signor, s’écria mon babillard de compagnon, ce n’est pas ici comme à Paris !

— La ville de Nuoro n’a point à s’occuper de celle de Paris, dis-je ; mais elle pourrait ne pas commettre la stupidité d’infecter ses chemins pour ne pas fumer ses terres.

— Comment, monsieur ! Et qu’est-ce qu’on pourrait faire de ce fumier ? À moins de le brûler plus souvent, ce qui serait mieux, à coup sûr…

— Il n’y a que les Sardes, Cabizudu, pour perdre ainsi de gaité de cœur ce qui est considéré partout ailleurs comme une grande richesse.

— Quoi, signor, c’est-il vrai que les Français mettent de ces malpropretés dans leurs terres ? Et ils osent après ça manger du pain !

Les Français condamnés par les Sardes au nom de la propreté, cela me parut superbe.

Ayant émis ce jugement, Cabizudu se moucha avec ses doigts et fourra sa main sous son bonnet, geste dont la cause était autre qu’une simple préoccupation. Il souriait, et je voyais bien qu’il triomphait de sa supériorité, pour m’avoir entendu soutenir cette sottise qu’il fallait fumer les terres ! Il daigna me dire que certains du pays en avaient essayé, et qu’ils avaient observé que cela faisait pousser les mauvaises herbes. On ne salissait pas la terre comme ça, en Sardaigne ! non, non ! Don Effisio avait eu aussi cette idée de faire comme l’entend Sa Seigneurie ; mais il y avait renoncé, car il avait bien vu que ça lui aurait fait grand tort dans le pays.

Le fait était vrai, et je le savais déjà par Effisio, qui m’avait dit à ce propos : — Après mon mariage avec Grazia, j’oserai ce qu’il faut faire et je me ferai payer par la municipalité ; — elle offre pour cela 1, 000 fr. par an — pour enlever ces fumiers, qui tripleront la fertilité de mes terres. Mais jusque-là je dois attendre. On m’accuse déjà d’avoir pris les idées des étrangers.

Don Gaetano, l’estimable vicario de X…, fut charmé de me voir de retour de Rome, et j’eus à subir une longue série de questions, dont aucune de théologie.

— Bah ! me dit-il, j’irais bien aussi moi, là-bas ; j’en ai été souvent tenté ; mais comme il faut avoir un congé et qu’on ne peut y aller incognito, ça m’ennuie toutes les génuflexions et les momeries à faire. Nous sommes Sardes, nous autres, et non point Romains.

Nous nous absorbâmes ensuite dans sa bibliothèque, et, après un souper copieux, qui se prolongea fort tard, nous allâmes nous coucher.

Mon hôte avait décidément fait un peu trop violence à ma sobriété ordinaire : je ne pus dormir. J’entendis sonner minuit, puis une heure.

Il faisait très-chaud, et je regrettai que don Gaetano m’eût prié, en m’accompagnant à ma chambre, de ne point laisser ma fenêtre ouverte, de peur du mauvais air.

— Au diable ! me dis-je à la fin, il ne faut pas étouffer par trop de prudence, Et, résolu à violer la consigne, je le fis du moins avec de grandes précautions, comme un criminel qui veut échapper aux conséquences de ses méfaits ; ne voulant pas être entendu par le curé, dont la chambre était au dessous de la mienne. Il faut dire que depuis un moment j’entendais au dehors des bruits étouffés, qui m’intriguaient ; j’ouvris donc très-doucement ma fenêtre, après avoir soufflé ma lumière, et je mis la tête dehors.

La nuit était sans lune ; mais étoilée comme une nuit de mai, dans un pays où il ne pleut pas quatre jours par an. Je vis avec étonnement, beaucoup d’ombres humaines qui chuchotaient autour du presbytère. Que faisaient ces gens-là ? C’étaient des gens du pays, revêtus du capolu, avec le capuchon sur la tête ; mais, chose étrange, on eût dit que ce capuchon se prolongeait sur tout le visage, ou que ces hommes étaient des nègres, car toutes les faces étaient noires. L’idée me vint alors des grassatori, qui, disait-on, agissaient toujours masqués. Les allures mystérieuses de ces gens, qui parlaient bas et se mouvaient presque sans bruit, me confirmèrent bientôt dans cette pensée, et il me devint impossible de douter de leurs intentions, quand je reconnus que plusieurs d’entre eux s’occupaient à forcer, à l’aide de leviers, la porte du presbytère, tandis que d’autres inspectaient les fenêtres du rez-de-chaussée, toutes grillées heureusement.

En deux enjambées, je descendis l’escalier et frappai vivement à la porte du vicaire. On ne dormait pas à l’intérieur, car j’entendis un chuchotement.

— Don Gaetano ! c’est moi ! votre hôte ; ouvrez vite !

Il se leva, en murmurant des paroles étonnées ; puis, entr’ouvrant seulement sa porte :

— Mon cher monsieur, qu’y a-t-il ?

Je le lui dis en deux mots. Il perdit un peu la tête, car, se retournant vers le fond de la chambre, il dit en sarde :

— Ce sont les grassatori ! ne pousse pas un cri ! Mais va réveiller ton mari et Cabizudu. Qu’ils viennent tout de suite !

— Je vous suis dans votre chambre, me dit-il ensuite, un peu confus.

Tandis qu’il passait un pantalon et cherchait ses armes, je remontai et regardai de nouveau. L’ouvrage n’avait pas beaucoup avancé ; car la porte était solide. Mais j’avais commis l’imprudence de laisser ma fenêtre ouverte ; ils venaient de s’en apercevoir, et, groupés au bas se consultaient. Bientôt je les vis se faisant la courte-échelle. Je pris mon fusil ; le vicaire entrait.

— Tirons ! me dit-il vivement, quand il eut vu de quoi il s’agissait.

Ensemble, nous plaçant à la fenêtre, nous fîmes feu. Il y eut une dégringolade et des cris. Tandis que nous nous hâtions de fermer, les vitres volèrent en éclats et une balle, traversant le volet, tomba dans la chambre. Nous assujettîmes les barres de fer, puis don Gaetano m’emmena au grenier : il y avait là une sorte de meurtrière, pratiquée sous la toiture, d’où je pouvais tirer avec moins de danger ; m’ayant confié ce poste, il me quitta pour aller veiller à la disposition des deux autres corps d’armée : Cabizudu et le mari de la Nanina.

Le presbytère de X…, accolé à l’église, est sur une hauteur, isolée du village. Cependant, les coups de fusil avaient certainement été entendus, et je m’attendais à voir les maisons s’éclairer et la population mâle venir à notre secours. D’autre part, je pensais que les malfaiteurs, se voyant découverts, prendraient la fuite. — Il ne fut rien de tout cela ; le village ne bougea point et quant aux grassatori, ils semblèrent plutôt irrités de la résistance qui leur était faite et me parurent se préparer à un siége en règle, comme eussent pu faire des soldats chargés d’une expédition. Ils n’étaient pas moins d’une trentaine, et je ne vis pas que nos coups de feu, trop précipités, leur eussent fait le moindre mal. Je tirai de nouveau contre ceux qui continuaient d’ébranler la porte, et cette fois je vis l’un d’eux se retirer en boitant ; les autres alors, lâchant les leviers, s’écartèrent. Devant cette retraite, un grand, qui semblait le chef, se mit à lancer une volée de malédictions :

— Lâches ! la canardière d’un curé vous fait tant de peur ! Dépêchons-nous ! Encore quelques pesées, et la porte cédera, et vous tailladerez à votre aise sa panse goulue, pour le mal qu’il nous aura donné ! Et nous plongerons les mains dans son or et dans ses billets ! car il en a, le pillard ! Allons-nous reculer devant un seul homme ?

— Ils sont deux ! observa l’un des grassatori.

— Oui, deux, parbleu ! son compère ! Il y a aussi la catin. Est-ce qu’un vieux prêtre et un c… sont deux hommes ? Un peu de courage et nous sommes dedans ! alors…

Il ajouta des paroles féroces et obscènes. Tout en parlant ainsi, il avait tiré de mon côté ; mais à travers l’étroite lucarne, il était difficile de m’atteindre. Je ripostai, et, prenant un moment favorable, je visai ce chef : la balle me parut avoir touché son capuchon, qui tomba sur ses épaules ; mais il ne fut pas blessé ; car proférant des jurons effroyables, il se précipita sur la porte, avec ses hommes, et l’ébranla d’une poussée furieuse. Ne prenant que le temps de recharger, je tirai de nouveau : en même temps, d’autres coups de feu retentirent, de plusieurs côtés à la fois, contre les assaillants : parmi eux, deux hommes tombèrent. Ce fut le signal d’une panique décisive. Je les vis s’éparpiller tous, les uns fuyant à toutes jambes, les autres s’occupant de ramasser les blessés. En un moment toute la place fut balayée.

— J’allais descendre, quand j’aperçus don Gaëtano près de moi. Il avait son fusil qui sentait la poudre.

— Eh bien ! me dit-il, bataille gagnée !

— Vous ne craignez pas qu’ils reviennent ?

— À présent, non ! Ils savent que nous sommes en force, nos quatre décharges à la fois, ont fait un effet superbe ! Ils auront cru que j’avais la force armée chez moi…

— À propos, où sont-ils donc vos carabiniers ?

— Peut-être en tournée ; et dans ce cas les grassatori ne l’ignoraient point. Ensuite, comment voulez-vous que quatre hommes en viennent attaquer trente, à moins d’être fortifiés comme nous l’étions ? Mon cher monsieur, si vous aviez eu sommeil cette nuit, nous étions morts.

Nous descendîmes. En dépit de la présence d’esprit dont le vicario avait fait preuve, il était maintenant fort ému ; il m’emmena dans la salle à manger où nous primes un cordial. Cabizudu et le domestique arrivèrent alors, le fusil à l’épaule, très animés. C’est Cabizudu qui avait eu l’heureuse idée de descendre par une fenêtre sur le toit d’une chapelle, latéral à celui du presbytère, mais un peu plus bas, et de tirer de là couché à plat ventre. Le domestique, non sans peur, l’avait suivi, et leur attaque avait eu le meilleur effet, d’autant qu’au même instant don Gaetano tirait par le judas de la porte, et que je faisais également une décharge de ma lucarne. Tant de coups de feu à la fois, partant de diverses directions, et surtout la chute de deux des leurs, avaient persuadé aux brigands qu’ils n’avaient pas de meilleur parti à prendre que la fuite.

— Écoutez ! s’écria la Nanina, qui, encore pâle de peur et de honte peut-être, se tenait assise près de la porte.

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 31 MAI 1878.

(25)
GRAZIA
RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

XV. — (Suite.)

Tout à coup on entendit un bruit lointain, comme un galop de chevaux.

— Ce sont eux qui partent ! s’écria don Gaetano.

— Ce sont eux ! répéta Cabizudu.

— Ils devraient être partis depuis longtemps, dis-je.

— Non ! me répondit le vicario. D’abord ils ne craignent nullement une attaque de notre part, ni d’aucun de ceux du village ; puis, n’oubliez pas qu’ils ont des blessés, peut être des morts et que cela est fort embarrassant pour eux. C’est ce qui, je l’espère, les fera découvrir.

— Ils avaient donc laissé leurs chevaux à quelque distance ?

— Oui, sous la garde d’un ou deux des leurs ; maintenant, ils vont se disperser dans toutes les directions, hors des grandes routes, et, à moins que les carabiniers ne les rencontrent et ne leur demandent d’où As viennent et où ils vont, chacun d’eux, au point du jour, sera rentré chez lui, ou bien fera plus tard son entrée paisiblement dans le village, avec sa bertola pleine d’herbe, comme un bon travailleur, qui s’est levé matin pour procurer de la nourriture à son cheval. Seulement, les blessés…

— Vos paroissiens, observai-je, me paraissent d’humeur peu belliqueuse ?

— Ah ! les poltrons ! les pleutres ! les couards ! s’écria don Gaetano, épuisant tout le répertoire des mots destinés à exprimer le mépris et la colère. Ils ne perdraient pas un ronflement pour défendre leur curé. Canailles ! Oui, oui, ils entendaient fort bien ! mais trouvaient plus doux de remettre la tête sur l’oreiller. Demain seulement, ils viendront tous, pour voir ce qui s’est passé et faire de belles exclamations, et toutes sortes de caquets. Je sais bien qu’on ne peut pas arriver là tout seul comme à la fête ; mais s’ils s’étaient réunis une vingtaine, bien armés !… En tout cas, ce n’est pas le sindaco-Lortu qui se serait mis à leur tête. Et pourtant, c’est le rôle de l’autorité civile de combattre, et non pas celui des gens d’église. Ah ! si nous les avions attendus !… — Eh bien ! monsieur, ajouta t-il en se tournant vers moi, commencez-vous à comprendre l’utilité des verrous, des judas et des fenêtres grillées à X… ?

Le jour parut que nous causions encore de notre aventure. Aussi vantard que bavard, Cabizudu était revenu dix fois déjà sur sa bonne idée, sur sa vaillance, la peine qu’il avait eue pour décider à le suivre, Cocco, le mari de la Nanina, les dangers qu’il avait courus, le grand succès de ses coups de feu. Don Gaetano l’écoutait avec assez d’impatience. Car tout cela était un appel évident et trop direct à des témoignages de reconnaissance peu familiers, disait-on, au vicario. Quand enfin je remontai dans ma chambre, voulant essayer de dormir un peu, Cabizudu me suivit.

— Signor, me dit-il, j’ai dit la vérité, parce que don Gaetano doit savoir à qui il doit la vie et la conservation de son trésor. Il est heureux pour lui, que vous et moi nous nous soyons trouvés ici ! Mais autrement, signor, à Nuoro, par exemple, il est inutile de nous vanter de ce que nous avons fait, parce que, si Sa Seigneurie connaissait notre pays, elle saurait qu’il est très dangereux de contrarier certaines gens. Dans le cas où don Gaetano voudrait reconnaitre le service qu’il me doit, — j’ai peur qu’il ne le fasse pas, car il est trop ladre ; — dans ce cas, j’accepterais, sans doute ; mais sans en rien dire à âme qui vive, et si l’on m’interroge sur ce qui s’est passé, je dirai que je couchais dans le village et que je n’ai rien vu. Nous ne savons pas, signor, qui nous pouvons rencontrer demain ; peut-être, celui qui nous ferait des questions là-dessus saurait-il mieux les choses que personne. Il est donc prudent de ne rien dire.

— En ce cas, lui objectai-je, vous n’auriez pas dû, tout à l’heure, tant appuyer sur vos exploits.

— C’était pour don Gaetano, signor, pour lui seul ! — Mais là-dessus, ajouta Cabizudu avec un remarquable sens philosophique, je suis bien tranquille. Ce ne sont pas les gens qu’on a obligés qui feront jamais votre éloge, et je sais bien que don Gaetano racontera l’affaire en parlant de la part qu’il y a prise, peut-être un peu de la vôtre, signor, mais sans penser à moi. Et de même, Cocco, cet imbécile que j’ai eu tant de peine à tirer après moi, se vantera bien plutôt d’y être allé tout seul. Non, non, je n’ai rien à craindre réellement, sinon la justice que voudrait me rendre Votre Seigneurie. Mais il vaut mieux qu’on croie que ni elle ni moi nous n’y étions.

— Auriez-vous reconnu quelqu’un ? lui demandai-je ; car j’avais moi-même des soupçons, que sa réponse eût pu confirmer.

— Non, signor, non ! s’écria-t-il, avec une sorte d’effroi ; non, non ! je n’ai reconnu personne. Et qui donc, Madonna ? Non, non !… Je dis seulement qu’il pourrait se faire qu’il y eût eu là des gens de connaissance… parce que, cela, signor, s’est vu quelquefois. Mais, pour moi, je ne connais que d’honnêtes gens. Cela n’empêche pas qu’il vaut toujours mieux, signor, être prudent…

Il s’informa si j’avais dit à beaucoup de personnes que j’allais à X…, et fut très-content d’apprendre que je n’en avais parlé qu’à Effisio.

— Moi, me dit-il ingénûment, je n’ai pas eu le temps, heureusement, d’en ouvrir la bouche, puisque c’est en voyant partir Sa Seigneurie que j’ai voulu l’accompagner. Allons-nous-en bien vite ! signor, avant que rien ait pu se répandre et que l’on ait eu le temps de s’apercevoir de notre absence à Nuoro ! Aujourd’hui, les chemins seront sûrs, car tout ce monde est rentré chez soi et se tient tranquille.

Nous fûmes interrompus par un cri perçant, un cri de femme, et en regardant par la fenêtre, je vis une villageoise qui, dans le chemin, les mains jointes, se reculait avec horreur d’un objet placé derrière un tas de pierres, invisible pour moi.

— Qu’y a-t-il ? lui criai-je.

Elle ne me répondit que par de nouveaux signes d’épouvante et des exclamations répétées, en mettant la main sur ses yeux. Nous fûmes bientôt auprès d’elle, et, à notre tour, nous reculâmes, car nous nous trouvions en face d’un cadavre horriblement mutilé.

C’était un homme de moyenne taille, vêtu du costume sarde, et dont le pourpoint était souillé sur la poitrine par le sang de la blessure qui avait causé sa mort. Mais il était impossible de reconnaître son visage, et tout au plus pouvait-on conjecturer qu’il n’avait pas atteint l’âge où, chez la plupart, la barbe et les cheveux blanchissent ; car il ne restait en lui de distinct que ce signe : barbe et cheveux noirs, commun à presque toute la race. Tous les traits avaient été hachés, emportés ! et le visage n’était qu’une boue sanglante[1] dans laquelle se voyaient encore des lambeaux du masque noir ! Tel qu’il étail, ce cadavre, ne pouvait être reconnu même par un fils, même par une épouse ! Il ne pouvait trahir ceux qui l’avaient laissé là.

Je m’enfuyais, saisi d’épouvante, en face de ce trait d’astuce et de férocité, vraiment sauvage, quand je me heurtai au sindaco Lortu.

— Est-il vrai, signor Francese, que le presbytère ait été cette nuit l’objet d’une grazsasione ?

— Qui n’a pas réussi, monsieur. Vous avez dû entendre les coups de feu ?

— Oh ! non, je demeure loin et j’ai le sommeil dur. C’est un voisin de M. le vicario qui est venu me prévenir. Ce pauvre vicario ! doit avoir eu grand’peur ?

— Les voisins ont eu plus peur encore, puisqu’ils ne sont pas venus nous aider.

De sa fenêtre, don Gaetano, un sourire narquois aux lèvres, assistait à cet entretien.

— Ah ! ah ! sindaco Lortu, vous venez voir si je ne suis point mort ?

— Je viens vous offrir mes félicitations, signor vicario, et savoir…

— Eh ! eh ! c’est cette nuit que les félicitations eussent été meilleures ! Mais si vous voulez savoir, signor, entrez ! entrez !

Je laissai aux prises les deux autorités ennemies de X…, et restai sur le champ de bataille, où mon œil venait d’être frappé d’un objet que je ramassai. C’était un cordon de caoutchouc dont beaucoup de Sardes entourent leur tête pour consolider leur bonnet autour du front. Celui-ci, par exception, était bleu, car généralement on les porte noirs. J’appelai Cabizudu pour lui montrer cet objet ; puis, l’allai porter au syndie Lortu, qui représentait la justice en cette affaire.

Ils étaient occupés, lui et le curé, à se chamailler sur les circonstances de l’événement, et don Gaetano criait comme un sourd, qu’il était bien étrange que le sindaco Lortu qui avait trouvé le sommeil si bon cette nuit-là, vint lui apprendre comment les choses s’étaient passées. De tous côtés, arrivait la population et c’étaient, particulièrement autour du cadavre mutilé, des cris, des exclamations, des suppositions interminables.

— Et qui sait, monsieur, s’il n’est pas de X… même, aclui-là ? me dit Cabizudu ; la précaution le ferait croire.

J’eusse voulu partir ; mais le curé se récria si fort que je dus attendre le repas, qui devait avoir lieu à dix heures. À deux heures seulement de l’après-midi, nous nous mettions à table. Je reçus alors une nouvelle visite du sindaco, me priant de vouloir bien me charger de son message pour le sous préfet de Nuoro. Et ce message n’était pas prêt ; et sans doute le sindaco Lortu n’avait pas la rédaction facile ; car ce ne fût que deux heures a près qu’il me le remit. Il n’était guère moins de cinq heures et demie quand enfin l’impatient Cabizudu put amener nos chevaux et quand nous partîmes, après avoir reçu l’un et l’autre les remerciements de don Gaetano.

L’éloquence de mon écuyer n’avait pas été tout à fait perdue ; il emportait un billet de 20 fr., lâché par l’avare curé.

— Eh ! combien lui en avons-nous sauvés de billets de 20 fr. et même de mille ! me disait Cabizudu, avec des yeux pétillants de convoitise ! Il aurait bien pu m’en donner cinq fois autant sans qu’il y parût. Tout de même, je suis content de ce que m’a rapporté mon coup de fusil. Mais n’oubliez pas, signor, qu’il n’en faut rien dire !

Je le laissai bavarder tout seul, préoccupé que j’étais de rassembler, avec toute la précision possible, mes souvenirs, et d’examiner une supposition, qui me semblait de plus en plus probable, à mesure que je groupais autour des faits récents les faits éloignés. Ce chef de bandits, grand, bien découplé, qui excitait les autres à l’attaque, avait toutes les allures de Pietro de Murgia. Sa voix, bien qu’altérée par le masqué, m’avait apporté j e ne sais quels ressouvenirs, avant que son nom vint à ma pensée. Pietro de Murgia avait dans la démarche un certain balancement, qui m’avait frappé la vue, au moment où les siens fuyant de tous côtés, il hésitait encore à se retirer. Ce cordon bleu, ramassé par moi le matin sur le terrain de l’affaire, j’en avais remarqué un tout semblable autour du front de Pietro de Murgia, et je n’avais vu que le sien de cette couleur. D’où lui venait l’argent qu’il dépensait ? D’autres que moi, je le savais, en suspectaient l’origine.

Il avait allégué vaguement l’héritage d’un oncle de Sassari ; mais c’était la première fois qu’on l’entendait parler de parents qu’il eût dans cette ville. Enfin, j’avais à part moi le souvenir de l’avoir vu rentrer avant l’aube, la nuit où la diligence avait été dévalisée près de Silanus. J’avais remarqué sa précaution de marcher sans bruit, les pieds ne son cheval entourés de linge ou de paille, et il avait nié, d’un air menaçant, quand je lui avais parlé de ce fait. Oui, tout me persuadait que Pietro de Murgia était un grassotore, en d’autres termes, un brigand ; et, en songeant que cet homme osait prétendre à Grazia, qu’il combattait le bonheur de mon ami, je songeais à transformer ces preuves morales en preuves matérielles. J’en cherchais les moyens avec ardeur ; et j’étais même heureux de ma quasi-découverte ; car dans l’état actuel de notre moralité, nous considérons les hommes bien plus comme des moyens ou des obstacles, que comme des êtres dont la valeur importe au bien général.

Sûrement, don Antonio, s’il lui était prouvé qu’il méditait de donner sa fille à un grassatore, se hâterait de chasser ce Murgia, et de consentir au mariage d’Effisio. Toutefois, je sentais bien que les motifs de ma persuasion ne pouvaient suffire à un homme, qui était prévenu en faveur de Pietro, autant que moi je lui étais contraire. Il fallait pour don Antonio, une dose de preuves pour ainsi dire double. Mais cette dernière attaque pouvait la fournir ; en dépit de l’odieuse précaution prise à l’égard du mort, on arriverait bien à savoir dans quelle, famille, à cinq ou six lieues à la ronde, manquait un homme ; les blessés, d’autre part, seraient connus et interrogés, ainsi que leurs familles ; et de tout cela pouvaient surgir des témoignages contre Pietro de Murgia, et d’autres indices s’ajouter à ceux que je possédais.

Nous suivions le chemin de montagne qui va de X… à Nuoro, et non pas la route, qui est plus longue. La nuit tombait. Cabizudu avait eu raison dans son impatience de partir ; car en pareil pays, et après de telles aventures, nous n’eussions pas du voyager de nuit. Sur les instances de mon écuyer j’en restai donc là de mes rêveries et bâtai l’allure de mon cheval.

Nous étions environ aux deux tiers du chemin, au fond d’un ravin, qu’il nous fallait remonter pour arriver à Nuoro, quand de derrière des roches, qui barraient presque le sentier, une voix impérieuse nous cria : fermi ! (halte-là !) Je saisis mon fusil.

— Ne tirez pas ! signor, ne tirez pas, s’écria Cabizudu, ou nous sommes perdus !

En un instant, nous fûmes entourés, désarmés, saisis. Mais alors, je vis avec surprise et non sans plaisir que nous avions affaire à un peloton de soldats.

— Nous prenez-vous donc pour des grassatori  ! leur demandai-je ?

— Parfaitement ! me répondit le sous-officier, d’un air à la fois ironique et majestueux.

— Mais je suis Français.

— Ah ! bah ! tant pis ; nous avons ordre d’arrêter tout ce qui vient de ce côté.

— Il fallait vous y prendre plus matin.

Et, pour me venger, je leur fredonnai l’air des carabiniers d’Offenbach, ce qui leur fut très-indifférent, car ils n’étaient pas assez lettrés-est-ce lettrés qu’il faut dire ? — pour comprendre l’allusion.

Il va sans dire qu’à Nuoro nous fûmes relâchés au premier mot ; mais dès le lendemain il fallut aller déposer devant le juge d’instruction sur l’affaire de l’attaque du presbytère de X… Cabizudu était désolé ; il était redevenu tout bumble, il n’avait rien fait… Pour moi, j’étais en colère :

— Monsieur, dis-je au magistrat, il faudra vous contenter de ma déposition écrite, car aussitôt après le procès Nieddu, je retourne en France. Autrement, il me suffirait d’avoir mis le pied en Sardaigne pour n’en plus pouvoir sortir. Voici la troisième fois que je suis témoin !

Il sourit et promit de ne point m’envoyer d’assignation en France. Pourtant, je me réservai a moi-même de revenir sur cette décision, en ce qui concernait Pietro de Murgia. J’eus soin de décrire minutieusement la taille, la tournure et les particularités du chef des grassatori, ou de l’homme qui paraissait tel. Je parlai du capuchon troué, du cordon remis aux mains du sindaco ; je notai en un mot toutes les circonstances, afin que, le temps venu et de nouvelles preuves surgissant, il n’y eût plus qu’à appliquer le nom, que je ne me sentais pas encore le droit de prononcer.

  1. Historique. Avril, 1877.