Grazia (p. 297-315).

XIV

Il est des paroles malsonnantes, parce qu’elles expriment des pensées hors de saison, et que la délicatesse repousse, lors même qu’elles s’imposent. Pendant les jours qui suivirent, ni Effisio ni moi nous ne parlâmes de Grazia ; de partir, pas davantage. L’avenir, même le plus proche, semblait étranger à nos préoccupations. Je finis par déterrer quelques bouquins ; Effisio, qui ne lisait guère, s’occupa de ses terres, de ses colons, de ses dont tel ou tel venait l’entretenir. Nous montâmes chaque jour à cheval. — Un fait que j’ai constaté dans le Midi, un peu partout, même chez des gens très-intelligents, c’est l’absence de goût pour la lecture et l’étude, — j’aurais presque dit le dégoût. — Quant à écrire, c’est différent ; on se fait journaliste et littérateur, sans pour cela ouvrir un livre. — La chose se voit ailleurs qu’en Italie, après tout.

Nous étions retournés à Oliéna le surlendemain pour assister aux funérailles d’Antioco. Elles eurent lieu dans un morne silence. Nulle parole de vengeance ne fut prononcée en public. Mais, avant le départ dans la maison, il y avait eu de nouveaux cris de haine contre le meurtrier, Pietro de Murgia s’y était distingué par une violence théâtrale. Le jour du meurtre, averti trop tard, il ne se trouvait point à l’Attito ; mais, aux funérailles, ils furent, lui et l’Effisia, les prêtres du culte de la vengeance. Après avoir fait un éloge emphatique du mort, qu’il avait si souvent raillé pendant sa vie, Pietro de Murgia posa sa dague sur le cercueil.

— Je te l’apporte pour qu’elle soit bénie ! dit-il.

Puis, il s’était jeté dans les bras de don Antonio, fort attendri, et dans ceux des Tolugheddu. Après les funérailles, un banquet fut servi aux assistants. Nous revînmes en compagnie de Pietro de Murgia et de don Antonio. Celui-ci nous dit qu’il reprendrait. sa fille chez lui, après quelques jours accordés à la douleur des Tolugheddu.

— Je sais, nous dit-il, qu’elle serait malheureuse avec le vieux ladre ; à présent que le pauvre Antioco n’est plus, la maison va devenir plus triste qu’un tombeau. Ma fille n’est point à eux maintenant, à moins qu’elle ne soit enceinte. Mais ils lui ont déjà reproché devant moi de ne pas s’être hâtée d’avoir un fils d’Antioco. Ah !… ce qui est fait est fait ; mais, si c’était à refaire… si j’avais su avant les fiançailles, qu’Antioco avait une vendetta sur lui… Voilà ma pauvre Grazia comme auparavant, excepté qu’elle est veuve et qu’elle a son époux à venger.

— C’est à elle de choisir le vengeur, dit Pietro de Murgia. Heureux et fier sera cet homme !

C’était se mettre sur les rangs, le jour même des obsèques. De Ribas n’en parut point indigné. Effisio garda le silence.

Peu de jours après, Angela reprit le gouvernement de la maison. À notre retour d’Oliena, elle avait été très-mortifiée d’apprendre par nous une nouvelle si importante, dont ses esprits ne lui avaient soufflé mot. Elle essaya bien de me dire qu’elle avait ressenti quelque chose d’étrange ; mais n’y avait pas fait assez d’attention : je fus impitoyable et la forçai de convenir que ses esprits manquaient quelquefois gravement à leur devoir, ou qu’ils ne devinaient rien.

— Bon, bon ! me dit-elle, très-mécontente, en essayant de se rattraper par un sarcasme, ils n’ont pourtant pas si mal fait, en vous empêchant de vous embarquer ; et à présent je n’ai plus besoin d’être malade, Effisio ne partira pas.

Il n’en témoignait en effet nul dessein ; mais je le trouvais plus sombre et plus agité que la situation ne le comportait, à mont avis. Était-ce la vivacité des regrets donnés par Grazia à son époux qui l’avait blessé ? Mais la douleur comme l’amour, est une folie contagieuse. Il fallait pardonner cela à une exaltation, dont nous mêmes nous avions été saisis : J’attendais ses confidences, craignant de l’importuner, et cependant, huit jours écoulés, je commençai à me dire que je ne pouvais point passer ma vie à Nuoro, et je cherchai le moment d’en parler à Effisio. Mais, un soir, au milieu de la promenade que j’avais choisie pour traiter ce sujet, un spectacle inattendu saisit toutes nos pensées.

Nous étions à l’embranchement des trois routes et nous nous engagions sur celle de Macomer, quand un groupe venant éloigné sur la route de Mamoïada, attira notre attention. C’étaient trois carabiniers, escortant une charrette traînée par des bœufs, et que suivait par derrière une femme, dont nous entendions par moments retentir la voix irritée ; dans la charrette, un homme assis, immobile.

— C’est un prisonnier ! me dit Effisio. Saisis de la même pensée, sans nous la communiquer, nous revînmes sur nos pas, afin de nous trouver sur le passage du convoi. C’était lui, Nieddu ! À la pose un peu inclinée de sa tête fine et mélancolique, à la ligne abaissée des épaules, sous le capotu, nous le reconnûmes d’assez loin, et j’éprouvai alors deux mouvements contraires : l’un d’intérêt et de pitié pour cette victime d’un amour et d’un préjugé funestes, qui, tombée entre les mains de la justice, allait expier son crime ; l’autre, de répulsion pour l’auteur d’un meurtre cruel, dont je venais de voir sous mes yeux l’horreur étalée. Je regardai Effisio ; il fit volte-face, satis mot dire, et je le suivis. Nous ne pouvions pas saluer l’assassin et nous ne voulions pas l’insulter.

La charrette avait passé, quand sur un éclat de voix nous nous retournâmes ; c’était bien Raimonda, cette femme qui, pieds nus dans la poussière, suivait le char, en jetant aux vainqueurs de son amant des rugissements de haine. Elle était haletante, souillée de poussière, brisée de fatigue, ainsi que le témoignait l’abattement visible de ses membres, et cependant elle allait de l’avant à l’arrière du char, comme une fauve dont on a enlevé les petits : ici, adressant à Nieddu un regard, une parole d’amour ; là, insultant les carabiniers, qui la menaçaient sans pouvoir l’intimider.

— Les malheureux ! dis-je en soupirant.

— Oui ! les malheureux ! répéta Effisio.

Il paraissait vivement agité et resta silencieux quelques instants ; puis, me prenant par le bras et marchant serré contre moi, d’une voix presque basse, il me dit :

— Et pourtant cette capture me délivre d’un grand danger.

— Toi ! dis-je ; et comment ?

— N’as-tu pas vu que… Grazia… devait être le prix du vengeur d’Antioco ? Cela est ainsi généralement dans nos montagnes, La veuve, quand l’assassiné n’a pas de frère, ou de fils valides, est chargée de lui trouver un vengeur, qu’elle épouse. Ne l’as-tu pas entendue, elle aussi, prononcer serment de se vouer à la vengeance d’Antioco ? Or l’assassin de Nieddu était déjà trouvé ; il s’est offert : c’est Pietro de Murgia.

— J’ai vu, ou entrevu, tout cela, dis-je ; mais Grazia est désormais maitresse d’elle-même, et si, emportée par la pitié, par l’exaltation de ce deuil, par le remords, qu’on sentait dans ses paroles, de n’avoir pas assez aimé son malheureux époux, si ce jour-là elle a beau coup promis, déjà, sois-en sûr, cette exaltation est tombée ; déjà, sans doute, elle se défend de trop penser à toi.

— Grazia, me répondit-il d’une voix sourde, n’est pas plus maîtresse d’elle-même que par le passé. L’autorité de la famille ici domine la femme toute sa vie, et tu as vu que Grazia l’accepte, cette autorité. Puis, un serment prononcé sur un cercueil engage une âme timide et scrupuleuse comme la sienne. Elle voudra le tenir, en vint-elle à le trouver injuste. Je me disais tout cela, mon ami, et comme je ne puis me faire assassin, comme il me semble qu’entre elle et moi il ne peut y avoir fatalement qu’obstacles infranchissables, je pensais fortement à reprendre nos projets, à partir avec toi pour la France et à rompre volontairement avec ce funeste amour, qui, malgré toutes les bonnes raisons que je m’adresse, me reprend chaque jour ici de plus en plus, comme une fièvre attachée au pays.

— S’il en est ainsi, lui dis-je, tu as raison ; partons, Effisio ! Tu as abjuré le passé, tu es devenu homme du 19e siècle, et l’un des plus avancés. Tu ne peux te soumettre à cette barbarie de mœurs, qui t’a déjà brisé, et si vraiment la pauvre Grazia ne peut, ne veut elle-même en sortir, laisse-la ! partons plutôt ; cela est fort raisonnable !

— Ne vois-tu pas, répliqua-t-il vivement, que l’arrestation de Nieddu a tout changé ? Puni par la justice, il ne peut plus l’être par d’autres moyens, Il ne sera plus question de vendetta, et bien que Grazia ne doive pas se remarier sans l’assentiment de sa famille, cependant, on tiendra, je l’espère, un peu plus compte de sa volonté. De Ribas a de l’amitié pour moi, et Pietro de Murgia n’eût été mon rival sérieux que pour le meurtre de Nieddu. Voilà pourquoi j’ai été si ému en apercevant ce prisonnier, pourquoi je le suis encore. C’est ma destinée qui vient de se décider !

— Tu l’aimes donc bien toujours ? dis-je en lui serrant la main, toi qui prétendais…

— Ah ! oui !… je l’aime ! murmura-t-il, oui ! je l’aime !… Ce que je t’ai dit en arrivant, je le croyais. Je croyais ne plus devoir aimer une amante flétrie par l’amour d’un autre : J’avais beau souffrir encore de l’affreuse blessure ; je me croyais en voie de guérir ; aujourd’hui encore, je donnerais des années de ma vie pour que ce mariage n’eût pas eu lieu ; mais si j’en éprouve de la rage, c’est une rage d’amour, de jalousie. J’ai souffert mille morts à la voir pleurer cet homme, et je l’aime plus que jamais !… Par moments, j’ose l’accuser, l’insulter presque ; il me prend contre elle d’immenses colères… et puis, tout cela tombe… non pas même sous son regard, puisque je ne la vois pas ; mais devant le seul rêve de son beau regard, de son doux visage, évoqués par mon souvenir !…

Il baissa la tête, accablé, comme un homme qui renonce à se défendre ; puis la releva bientôt après, tout éclairée de l’espoir qu’il venait de puiser dans la rencontre du prisonnier.

L’amour est égoïste. C’était au crime de Nieddu qu’Effisio devait que Grazia fût libre, et maintenant l’arrestation de Nieddu lui causait un espoir nouveau. Il sembla deviner ma pensée, car il me dit :

— Mieux vaut pour ce malheureux qu’il soit tombé entre les mains de la justice qu’en celles de Pietro de Murgia. Le jury de ce pays est indulgent pour des crimes qu’il comprend trop bien. Il acquitte souvent, sur le moindre doute, et ne condamne jamais à mort.

Puis, il revint à me parler de Grazia. La glace était rompue, et il ne pouvait s’arrêter.

— Quand on aime ainsi, lui dis-je, il faut travailler de toutes ses forces à atteindre le but désiré. Prends les devants cette fois ; parle à de Ribas le plutôt possible ; parle de même à Grazia.

— Ils seraient blessés, me dit-il, elle surtout, sans doute, si j’osais formuler ma demande avant plusieurs mois. C’était seulement au nom de la vengeance qu’on eût pu se présenter sur l’heure. L’amour a moins de droits.

— Alors, que vas-tu faire ?

— Attendre, en surveillant ce qui se passera autour d’elle, et en trouvant un peu de patience dans le bonheur de la voir. Pour cela, je chercherai des prétextes. Elle sera gardée moins jalousement qu’autrefois. Ce qui veut dire que tu renonces à me suivre ?

— Crois-tu, me dit-il, en me jetant avec un sourire, un regard où brillait joyeuse la flamme de la passion, crois-tu, que je veuille maintenant passer la mer ? Mais es-tu donc si pressé de me quitter ?

— Je ne veux pas, moi, me marier à Nuoro, lui dis-je, souriant aussi. Puisque tu ne viens plus avec moi, j’irai à Rome passer l’hiver. Toi, plante des arbres fruitiers ; ce sera un prétexte pour aller souvent entretenir de Ribas de tes plans agricoles… aux heures où tu pourras le croire absent.

Nous convînmes que je lui ferais une commande chez un pépiniériste de Montpellier, que nous nous écririons souvent, qu’il me rendrait compte de ses soucis comme de ses bonheurs. Effisio était affligé de me voir partir, mais n’osait rien objecter. Il était plein, me disait-il ; de reconnaissance pour le temps que je lui avais consacré, mais il sentait ne pouvoir m’en demander davantage, sans dépasser les droits de l’amitié. Je lui promis de revenir le voir, de Civita-Vecchia, avant de quitter l’Italie, et nous rentrâmes à Nuoro, mélancoliques malgré tout de cette séparation prochaine. Pourtant, je ne devais point partir avant dix jours.

Nous allâmes au café pour entendre parler de l’arrestation de Nieddu. C’était la grande nouvelle. Deux des carabiniers, qui en étaient les auteurs, étaient venus goûter leur triomphe, et certains amis des Tolugheddu et des Ribas se disputaient le plaisir de leur offrir des rafraichissements. Ces carabiniers racontaient qu’ils avaient eu l’idée de filer Raimonda, bien certains qu’elle ne resterait pas longtemps sans aller voir son amant. Pendant huit jours, ils l’avaient fait épier, l’avaient suivie de loin ; enfin, ayant su par leur agent, en quel endroit à peu près elle s’était arrêtée, ils s’étaient avancés, à quatre, de divers côtés, et les deux amants étaient si absorbés-cela se disait avec des rires qu’on avait pu les apercevoir avant qu’ils eussent pris l’éveil.

— Ça faisait, ma foi, un joli tableau ! déclarait le carabinier. Le gars était appuyé le dos contre la roche, qui faisait comme une voûte au-dessus d’eux ; elle était dans ses bras, à demi affaissée sur lui, comme si auparavant elle se fut mise à genoux, et ils s’embrassaient !… que c’était pitié de les déranger !

— Il fallait attendre ! dit un loustic.

Et ce fut une explosion de rires.

— Le fusil était tombé par terre, ce qui a sans doute sauvé la vie à l’un de nous. Tous ensemble, nous nous précipitons… Il veut se relever ; mais la fille appuyée sur lui l’en empêche, et quand il a pu se dégager, il est trop tard. Déjà, le brigadier le tient par les épaules. Je lui saisis la gorge ; nous avons eu un mal du diable à le terrasser. Pendant ce temps-là, à quoi croyez-vous qu’étaient occupés les deux autres compagnons ? — À venir à bout de la fille, qui avait sauté sur le fusil, et se débattait comme une lionne. Et ils n’étaient pas trop de deux ! Quelle endiablée !… Quand le Nieddu a été garrotté, nous lui avons dit à elle de s’en aller, et de nous laisser tranquilles ; car elle nous rompait la tête de tout un chapelet d’injures qu’elle a dans le gosier ; mais elle a répondu qu’elle ne quitterait point son fiancé. Pour lui faire peur, Simeone l’a couchée en joue. Elle n’a pas bronché.

— Vous pouvez me tuer, nous a-t-elle dit, race de chiens de chasse. — Elle nous appelait comme ça ! Et ce qu’il y a de plus fort, c’est nous qu’elle traite de brigands ! — Vous pouvez me tuer, a-t-elle répété, je ne le quitterai point.

— Et elle est restée là tout le temps qu’on est allé à Orgosolos chercher une charrette, parlant à Nieddu dans leur diable de langage que je ne peux pas comprendre encore, et le regardant avec des yeux ! Eh !… Puis, elle a suivi la charrette toute seule, à pied, que ça en faisait pitié malgré tout, et toujours nous écrasant de sottises. Une fois, le brigadier a tiré son sabre :

— Veux-tu te taire, coquine ! lui a-t-il dit en roulant des yeux et en ayant l’air de vouloir lui trancher la tête. — Croyez-vous qu’elle s’est sauvée ? Elle a haussé les épaules tout tranquillement.

— Pourquoi ne la met-on pas aussi en prison, cette canaille-là ? dit un gros bourgeois. C’est elle qui a fait tuer ce pauvre Antioco. Nieddu n’a été que son instrument.

— On ne nous a pas donné l’ordre de l’arrêter, répondit le carabinier.

Il y eut alors une discussion sur les causes et les effets, et les distinctions à faire, dans laquelle le bourgeois et le carabinier répandirent ces aphorismes et ces clartés, qui distinguent leurs professions respectives.

Nous sortîmes, et j’allai roder autour de s la prison. Au bout de la ruelle qui fait face à l’entrée, dans un coin, je vis une femme accroupie, les mains autour de ses genoux, les yeux attachés sur le grand et triste bâtiment. C’était Raimonda ; je m’approchai d’elle :

— Que faites-vous là, Raimonda ? Vous ne pouvez rien pour lui ; il faut rentrer chez votre mère.

Elle s’était tournée vers moi, avidement, comme si elle espérait quelque secours de moi.

— On ne veut pas me mettre en prison avec lui, dit-elle, pourquoi ? S’il est coupable, je le suis plus que lui ; c’est moi qui lui ai donné cette vendetta ; c’est pour moi qu’il a tout fait.

Tant d’inconscience et de folle passion m’irritèrent.

— C’est ainsi que vous parlez ! m’écriai-je. Après l’avoir poussé au meurtre, vous le perdez maintenant par vos aveux, et lui ôtez même la possibilité de se défendre ! Ah ! funeste créature ! quel malheur a-t-il eu de vous aimer !

Elle se leva toute droite, ouvrant de grands yeux, comme si elle se réveillait.

— Qu’ai-je dit ? qu’ai-je dit ? Moi le perdre ! Moi qui donnerais ma vie pour lui avec tant de joie ! Qu’ai-je dit ?

— Je lui répétai ses propres paroles ; ses yeux brillèrent.

— Eh bien ! dit-elle, je n’ai accusé que moi. Qui, je lui ai dit de me venger ; mais tout ce qu’il a fait, ç’a été de menacer Antioco. Ce n’est pas lui qui l’a tué !

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 29 MAI 1878.

(27)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE.
XIV. — (Suite.)

Raimonda me montra ses dents blanches, dans un rire convulsif de jeune sauvage astucieuse.

— Je n’ai rien dit de plus à personne. Oh ! non, non ! je ne veux pas perdre Nieddu ! Je voudrais prendre sa place dans le cachot, ses fers autour de mes bras, lui donner la liberté qu’on me laisse ! Je voudrais au moins souffrir avec lui ! Pourquoi ne me prennent-ils pas aussi ? C’est bien injuste ! car c’est moi la seule coupable. C’est moi qui le poussais à haïr Antioco. Il ne voulait pas. Oh ! je m’accuserai, je m’accuserai !… Qu’ils me mettent en prison pour la vie s’ils veulent et qu’il soit libre seulement !

— Avez-vous un avocat ? lui demandai-je.

Elle ne répondit pas, et tout à coup je la vis s’affaisser à terre, les mains sur son visage, en poussant des cris étouffés.

— Qu’avez-vous ? lui dis-je vivement, qu’y a-t-il encore ?

Elle exhalait de longs soupirs, des gémissements, et les larmes ruisselaient sur ses joues. Elle parla enfin :

— Vous venez de me dire des paroles qui me font bien du mal. Moi ! c’est moi qui l’ai perdu !…

Elle se tordait les bras ; ses ongles, se crispant sur son visage, y firent des entailles, où le sang parut. Sa tête, qu’elle agitait en tout sens, comme l’orage balance un chêne, alla heurter contre la muraille, et aussitôt, avec un cri de joie sauvage, une volupté de la douleur, elle s’y heurta de nouveau. Je lui dis :

— Si Nieddu vous voyait ainsi, vous le rendriez encore plus malheureux. Il vous aime, et si vous veniez à être malade ou à mourir, il perdrait sa dernière joie.

Raimonda jeta un long regard sur la prison, sanglota et se calma un peu.

— Si je savais seulement, dit-elle, quelle est sa fenêtre parmi toutes celles-là ? Je l’ai demandé à la sentinelle, mais elle m’a repoussée brutalement. Oh ! le savoir là, prisonnier, lui !…

Elle gémit de nouveau.

— Oui, c’est vrai ! C’est moi qui l’ai conduit là, c’est ma faute ! Je n’y avais pas pensé jusque-là. Mais c’est trop vrai !… Oui ! c’est moi !… moi, seule !… Oh ! maudite !… Quand je l’ai vu entre les mains de ces chiens infâmes, alors, oui, j’ai senti que je l’avais perdu !… Ah ! pourquoi ne me suis-je pas chargée moi-même de me venger ? Pourquoi ne l’ai-je pas aimé tout de suite, lui ! lui seul, que j’adore maintenant !… Mais je m’accuserai devant les juges ! Je dirai que c’est moi seule, et il faudra bien qu’on le laisse aller. N’est-ce pas une chose indigne que de mettre ainsi les gens en prison ? Lui qui aime tant la liberté ! Dans les bois encore, on était heureux parfois. Oh ! cette justice est une chose infâme ! Voyez les pires brigands, ce sont eux les juges. On ne leur a rien fait, à eux ; nous n’avons fait du mal qu’à ceux qui nous en ont fait. Oh ! Fedele ! Fedele !… Dites-moi, signor, je vous en supplie, comment je pourrais le délivrer ?

Je lui conseillai d’aller trouver un avocat, et lui indiquai celui qui me paraissait le plus intelligent ; puis je l’engageai fortement à la prudence et à retourner chez elle, car il était inutile de rester là.

L’espoir qu’en s’accusant elle pourrait sauver Nieddu, je n’eus pas le courage de le lui ôter. Elle me remercia et condescendit à suivre mes conseils. Pauvre fille ! J’étais le seul qui osât lui témoigner de la pitié. Ce qui, d’ailleurs, n’était pas sans me causer quelque malaise, vu mes relations avec la famille de la victime.

Si l’arrestation de Nieddu fit grand honneur aux carabiniers, ce fut plutôt une déception qu’en éprouvèrent les familles de Ribas et Tolugheddu. La vengeance échappait de leurs mains pour passer dans celles de la justice, et ils se sentaient frustrés dans leurs droits, offensés dans leur sentiment. Pietro de Murgia n’en put cacher son dépit et, poussé par lui, de Ribas fit entendre publiquement ses regrets, disant qu’il payerait volontiers pour faire échapper le prisonnier ; qui devait périr par un fusil sarde et non pas aller vivre au bagne. Ce fut à cette occasion que je commençai d’observer l’empire que prenait de Murgia sur l’esprit de don Antonio. On les voyait souvent au café, où c’était Pietro qui payait, avec une libéralité dont on cherchait la source, car il était pauvre. Ils allaient aussi fréquemment à la chasse ensemble, et don Antonio ramenait alors chez lui son compagnon et le faisait manger à sa table. De son côté, Pietro remettait à dona Francesca tout le gibier tué par lui. Leurs relations, en un mot, prenaient les apparences d’une étroite amitié, et pour qui connaissait le caractère de don Antonio, il était facile de penser que Pietro de Murgia le captivait par la flatterie et de grands airs de déférence et de dévouement. Cela était assez menaçant pour Effisio ; toutefois, la grande question de la vendetta écartée, il eût fallu que don Antonio s’obstinât singulièrement dans le rôle de père barbare, pour sacrifier une seconde fois les inclinations de sa fille, qui d’ailleurs atteindrait sa majorité, à l’époque où la loi lui permettrait de nouvelles noces. Il me parut donc que rien de sérieux ne les menaçait, et je me préparai au départ, en promettant à Effisio de revenir à Nuoro pour son mariage.

Je devais une visite d’adieu au curé de X…, qui m’avait si généreusement ouvert sa bibliothèque. Nous y allâmes, Effisio et moi. Pour le coup, il fallut faire des visites chez les notables et boire une énorme quantité de verres de vin et de tasses de café. On nous conduisit entre autres chez le plus gros propriétaire du pays, riche, nous dit-on, de plusieurs centaines de mille francs, c’est-à-dire possédant des montagnes entières, avec la plaine. Il avait fait élever sa fille à Milan, et c’était une jeune personne accomplie, faite absolument sur le modèle de la ville, musicienne, dessinatrice, brodeuse émérite, etc. Nous fûmes invités à dîner pour trois heures et nous y étions encore le soir. On fit de la musique, on dansa même, à l’approbation du vicario, qui était des nôtres ; enfin nous nous retirâmes vers dix heures. Le maître de la maison vint nous éclairer jusqu’à la porte de l’appartement. Elle était ornée d’un judas, et non-seulement fermée à clef, mais verrouillée, de plus assujettie par des barres de fer. Il fallut attendre que deux serviteurs eussent levé toutes ces barrières pour passer dans la cour. Alors, notre hôte nous souhaita le bonsoir, et nous l’entendîmes de l’autre côté pousser les verrous, mettre les barres, et tourner les clefs grinçantes.

— Quel luxe de précautions ! pensai-je.

On nous ouvrit ensuite la porte de sortie, avec les mêmes difficultés, Celle-ci était reMurgia le captivait par la flatterie et de grands airs de déférence et de dévouement. Cela était assez menaçant pour Effisio ; toutefois, la grande question de la vendetta écartée, il eût fallu que don Antonio s’obstinât singulièrement dans le rôle de père barbare, pour sacrifier une seconde fois les inclinations de sa fille, qui d’ailleurs atteindrait sa majorité, à l’époque où la loi lui permettrait de nouvelles noces. Il me parut donc que rien de sérieux ne les menaçait, et je me préparai au départ, en promettant à Effisio de revenir à Nuoro pour son mariage.

Je devais une visite d’adieu au curé de X…, qui m’avait si généreusement ouvert sa bibliothèque. Nous y allâmes, Effisio et moi. Pour le coup, il fallut faire des visites chez les notables et boire une énorme quantité de verres de vin et de tasses de café. On nous conduisit entre autres chez le plus gros propriétaire du pays, riche, nous dit-on, de plusieurs centaines de mille francs, c’est-à-dire possédant des montagnes entières, avec la plaine. Il avait fait élever sa fille à Milan, et c’était une jeune personne accomplie, faite absolument sur le modèle de la ville, musicienne, dessinatrice, brodeuse émérite, etc. Nous fûmes invités à dîner pour trois heures et nous y étions encore le soir. On fit de la musique, on dansa même, à l’approbation du vicario, qui était des nôtres ; enfin nous nous retirâmes vers dix heures. Le maître de la maison vint nous éclairer jusqu’à la porte de l’appartement. Elle était ornée d’un judas, et non-seulement fermée à clef, mais verrouillée, de plus assujettie par des barres de fer. Il fallut attendre que deux serviteurs eussent levé toutes ces barrières pour passer dans la cour. Alors, notre hôte nous souhaita le bonsoir, et nous l’entendîmes de l’autre côté pousser les verrous, mettre les barres, et tourner les clefs grinçantes.

— Quel luxe de précautions ! pensai-je.

On nous ouvrit ensuite la porte de sortie, avec les mêmes difficultés, Celle-ci était re

Nous sortîmes, et j’allai roder autour de s la prison. Au bout de la ruelle qui fait face à l’entrée, dans un coin, je vis une femme accroupie, les mains autour de ses genoux, les yeux attachés sur le grand et triste bâtiment. C’était Raimonda ; je m’approchai d’elle :

— Que faites-vous là, Raimonda ? Vous ne pouvez rien pour lui ; il faut rentrer chez votre mère.

Elle s’était tournée vers moi, avidement, comme si elle espérait quelque secours de moi.

— On ne veut pas me mettre en prison avec lui, dit-elle, pourquoi ? S’il est coupable, je le suis plus que lui ; c’est moi qui lui ai donné cette vendetta ; c’est pour moi qu’il a tout fait.

Tant d’inconscience et de folle passion m’irritèrent.

— C’est ainsi que vous parlez ! m’écriai-je. Après l’avoir poussé au meurtre, vous le perdez maintenant par vos aveux, et lui ôtez même la possibilité de se défendre ! Ah ! funeste créature ! quel malheur a-t-il eu de vous aimer !

Elle se leva toute droite, ouvrant de grands yeux, comme si elle se réveillait.

— Qu’ai-je dit ? qu’ai-je dit ? Moi le perdre ! Moi qui donnerais ma vie pour lui avec tant de joie ! Qu’ai-je dit ?

— Je lui répétai ses propres paroles ; ses yeux brillèrent.

— Eh bien ! dit-elle, je n’ai accusé que moi. Qui, je lui ai dit de me venger ; mais tout ce qu’il a fait, ç’a été de menacer Antioco. Ce n’est pas lui qui l’a tué !

André Léo.

(À suivre.) son travail. Effisio, pendant ce temps, s’était approché, nous prîmes des chaises. Il s’assit un peu en arrière ; ils n’avaient pas même échangé le bonjour. Grazia ne regardait que moi, ou bien ses regards souffrants se jetaient de l’autre côté, où il n’était pas. Lai, pale et les nerfs contractés, se tenait tout raide. Elle qui voulait parler, avoir une attitude, jetait des phrases sans suite, et ne répondait à rien de ce que je lui disais, parce qu’elle ne l’entendait pas.

Ne sachant plus que dire, je me tus ; nous tombâmes tous les trois dans le silence. Ils ne s’étaient pas vus, — l’attito ne comptait pas ; car ce jour-là, elle surtout, mais nous-mêmes aussi, n’avions dans les yeux qu’une seule vision, celle de ce cadavre terrible. — Ils ne s’étaient pas vus depuis le jour où il l’avait cherchée, pour qu’elle acceptât par un signe sa proposition de fuir avec lui, et où, détournant la tête, elle n’avait répondu qu’en essuyant une larme. Ils ne s’étaient pas parlé depuis la nuit, où elle était venue, pieds nus, se jeter sur le lit du malade et le. couvrir de caresses, de larmes d’amour. Et depuis ce temps… pauvre femme !… elle avait été par force infidèle ! elle avait donné à un autre les caresses qui n’étaient qu’à lui ; la religion de leur amour avait été à jamais flétrie ! C’était là leur pensée en se revoyant, et ils n’en pouvaient avoir d’autre. Elle était en eux… ils la lisaient, la voyaient l’un chez l’autre, sans se regarder. La pauvre jeune femme n’y put tenir ; ses mains, cessant de tourmenter la navette, retombèrent sur ses genoux ; elle baissa la tête et ses larmes se mirent à couler, limpides, silencieuses, mais d’une saisissante éloquence. Ah ! ce n’étaient point là les larmes d’une veuve, mais celles d’une amante. Ce n’était point la signora Tolugheddu qui regrettait son époux ; mais Grazia, la fiancée d’Effisio, qui pleurait sa virginité ravie.

Nous le sentîmes si bien que pour moi l’émotion me prit à la gorge, et qu’Effisio mit sur son visage ses deux mains tremblantes. Je me levais pour les laisser ensemble, mais elle étendit la main vers moi ; je m’arrêtai. Qu’eussions-nous dit désormais ? Effisio se jeta aux genoux de Grazia, prit sa main, la baisa et partit éperdu.

À dater de ce jour, nous retournâmes fréquemment chez de Ribas. Mon prétexte était de les voir le plus possible avant mon départ, et celui de mon ami de m’accompagner. Don Antonio nous accueillait bien, quand il était là. Mais je ne sais quel flair avait Effisio : rarement, nous rencontrions le maître du logis, et nous n’avions en général d’autres témoins qu’Effisedda ou l’aïeule. Maintenant, peu à peu, l’émotion de la première entrevue s’était apaisée. Toujours mélancolique, mais aimable et douce, Grazia soutenait la conversation. Elle nous questionnait souvent et nous lui racontions nos voyages, et ce monde du dehors, aussi étrange pour la Sardaigne, que la Sardaigne l’est pour nous. Ses questions étaient naïves et ses remarques gentilles. Elle avait puisé dans cette courte épreuve de la vie de femme, et dans la douleur, un sens plus profond. Grâce à ce don que possède une femme vraiment jolie de donner à son costume plus de charme qu’elle n’en reçoit, elle n’était pas, sous son rigide vêtement de veuve, moins charmante ; elle ne l’était qu’un peu autrement, ce qui lui donnait une grâce nouvelle. Soit qu’elle eût maigri, soit par l’effet de cette sombre couleur, sa taille, entourée d’une ceinture de velours noir, paraissait plus fine ; son front, sous ce bandeau noir, était plus blanc, et ses yeux plus doux. Je vis bientôt la douce entente d’autrefois se rétablir entre eux. Implicitement, ils me donnaient charge de causer, pendant qu’ils se regardaient, se parlaient par phrases courtes et furtives, de ces phrases qu’on garde ensuite au cœur dans l’absence.

Pourtant, Grazia n’était pas sans inquiétude ni remords. De temps en temps, on la voyait se rejeter en arrière, se retrancher dans son rôle de veuve. Presque infailliblement, son premier abord était sévère et froid, comme si pendant notre absence elle se fût reproché la fréquence de nos visites, le plaisir qu’elle y trouvait et se fut proposé d’y mettre un terme ; peu à peu, cependant, l’entretien s’animait, et la pauvre enfant, emportée par son cœur et par sa jeunesse, oubliant les malheurs qui l’avaient frappée, et ne voyant plus que l’homme qu’elle aimait, laissait échapper des sourires, des regards expressifs et des paroles, qu’elle devait encore se reprocher plus tard.

Effisio s’affligeait de mon départ, et moi je le traitais d’égoïste et d’exploiteur, en lui soutenant que ce n’était pas pour moi-même qu’il me regrettait. Cependant, j’étais bien tranquille : ils sauraient s’arranger, s’entendre sans moi.

Bientôt après, j’étais à Rome, c’est-à-dire dans un autre monde, le cœur tout plein encore de ceux que j’avais quittés.