Grazia (p. 265-297).
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 23 MAI 1878.

(23)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE.

XIII.

Il y avait deux mois que nous parcourions la Sardaigne. Après les parties du Nord, vallées d’Aggius, montagnes de Tempio, Sassari, la catalane Alghero, nous étions descendus au Midi par les montagnes du centre, afin d’éviter le mauvais air des vallées. En octobre, nous étions à Cagliari, et après quelques excursions, non sans danger, dans le campidano (plaine cultivée), où nous attiraient les belles filles de Quarto et des environs, parées de leurs colliers d’or, nous nous préparions à nous embarquer pour la France. J’espérais trouver un emploi pour Effisio dans une grande maison de commerce, dont le directeur était de mes amis.

Effisio avait bravement supporté l’épreuve. Occuper forcément l’esprit d’autres objets que celui de la douleur, est assurément le grand soulagement, le seul peut-être, qu’on puisse apporter à cette maladie terrible : la privation du bien préféré, qui nous semble en pareil cas le seul existant, le seul digne d’amour, d’où naît en nous le dégoût de la vie. Toutefois, il faut que le malade y consente, qu’un intérêt quelconque de cœur ou d’esprit le pousse à s’occuper de ces autres objets, sans quoi il ne verra pas ce qu’il a sous les yeux, n’entendra pas ce qui bruit à ses oreilles, et restera enveloppé de son mal comme d’une atmosphère. L’amitié d’une part, et de l’autre l’amour du pays, avaient été pour Effisio cet intérêt nécessaire : estimant me devoir beaucoup de reconnaissance pour la part que j’avais prise dans ses chagrins, il tenait à satisfaire le plus possible ma curiosité de voyageur ; son attachement passionné pour sa patrie le portait également à la vouloir montrer sous le jour le plus attrayant, double préoccupation, de chaque jour et de chaque heure. Les nuits, c’était autre chose ; mais le grand air et la fatigue lui imposaient souvent le sommeil. Nous faisions dix à quinze lieues par jour, sur des chevaux, à la vérité, d’allure douce autant que rapide. Souvent nous ne nous arrêtions dans un village que pour prendre un repas et éviter la chaleur du jour, puis nous repartions pour aller coucher dans un autre.

Hors des grandes routes, en Sardaigne, l’auberge n’existe point ; les donne Rafaela sont même peu communes, et l’on se rappelle qu’elles n’ont point d’enseigne et qu’il faut leur être présenté. Mais en tous lieux de la Gallura, même en beaucoup d’autres, Effisio avait des connaissances qui nous recevaient avec la cordialité la plus empressée. Lorsqu’il ne connaissait personne, il se faisait simplement indiquer la demeure d’un des personnages de l’endroit : comte, marquis, ou cavallere, ou riche bourgeois ; et là nous étions reçus encore avec égard et simplicité. Quand je dis qu’il se faisait indiquer, il n’en était même besoin ; l’interrogatoire habituel aux Sardes allait au-devant de nos questions. D’où venez-vous ? — Et qui êtes-vous ? — Et vous voulez vous reposer ici ? — Après quoi, l’homme, prenant la bride d’un de nos chevaux, nous conduisait, sans même demander notre avis, à la maison, selon lui, la plus digne de nous recevoir.

Quelquefois, tourmenté par mes habitudes de civilisé, j’insistais pour que nous fissions choix d’une maison pauvre, dont nous pussions indemniser le propriétaire ; mais là, tout manquait, et nous avions à lutter contre l’étonnement de ceux qui nous entouraient. En outre, suivant l’humeur dont il était, ou le pauvre refusait notre rémunération, ou il semblait la trouver médiocre, bien qu’elle fut toujours calculée sur le taux d’un traitement supérieur à celui que nous avions reçu. Une fois, le seigneur du pays nous envoya demander si nous avions contre lui quelque raison d’insulte ou de mépris, que nous évitions son hospitalité ?

Chez les pâtres des vallées, nous portâmes des cadeaux fort bien reçus, et comme je répétais à Effisio ce que j’avais lu, ou entendu dire, que les cadeaux offensaient la délicate hospitalité des Sardes, il sourit en me disant que ces récits-là se rapportaient à une époque précédente ; qu’il ne fallait pas demander la pureté des mœurs antiques aux époques bâtardes, où la civilisation pénètre et corrompt ces mœurs, et qu’il était bien clair que la plus belle vertu d’hospitalité ne saurait tenir devant l’institution des chemins de fer, ni même celle des diligences ; ni même enfin, si nous arrivions à faire école, devant un débordement de touristes à cheval.

Nous n’avions plus à visiter qu’Iglesias, centre de l’industrie minière, qu’un chemin de fer relie à Cagliari ; Effisio avait écrit à sa fidèle Angela des instructions pour le temps de son absence. Il avait prié de Ribas de donner un coup d’œil à ses affaires, et promettait, un peu au hasard, de revenir promptement. Enfin, nous devions partir par la plus prochain bateau pour Gênes, à trois jours de là, quand mon ami reçut une lettre écrite de la main d’Effisedda, mais dictée par Angela, où celle-ci priait son jeune maître de venir lui dire un dernier adieu ; car elle était au lit fort malade, et ne voulait pas mourir sans le revoir.

« — Vous êtes deux méchants, ajoutait en post-scriptum Effisedda ; on ne part pas comme cela sans dire adieu ; et puis, pourquoi partir ? Il faut revenir tout de suite ! tout de suite ! Angela a raison ; et puis, c’est bien vrai qu’elle est fort mal. »

Effisio avait une sincère affection pour sa nourrice ; il n’hésita pas à répondre à cet appel et fut très-heureux et très-touché de me voir décidé à le suivre. Aurais-je pu le laisser retourner seul à la source de douleurs d’où je l’avais arraché ? Il était trop facile de voir qu’il était loin d’être guéri. Son mal, avait été suspendu, non atténué. Depuis que nous étions à la ville et qu’il n’avait plus à me guider, il redevenait à vue d’œil sombre et distrait, ne dormait plus et jouait à table le rôle d’un simple figurant. Je comptais sur le changement d’air et de pays, sur le temps, sur d’excellentes considérations philosophiques, jusque là tenues en réserve, et j’avais hâte du départ, quand cette pauvre folle d’Angela, malgré ses sept esprits, ou plutôt avec ses sept esprits, me venait tout gâter.

Il est vrai que ce n’était pas de sa faute si elle allait mourir. Mais ce triste baiser coûterait cher à mon pauvre ami ! Il lui ferait perdre entièrement le bénéfice des deux mois que je venais de gagner.

Toutefois, il n’y avait rien à dire ; nous partîmes. Nos chevaux avaient déjà été renvoyés à Nuoro ; nous primes le chemin de fer d’Oristano, qui nous fit franchir en deux heures le tiers de la route ; puis, d’Oristano à Macomer la diligence qui, elle, devait nous garder toute la nuit pour le second tiers. Nous roulâmes sur l’emplacement de l’ancienne voie romaine qui reliait Cagliari (Caralis), à Turris Lybisonis, aujourd’hui Porto-Torrès, près de Sassari, sur la grande route qui fut longtemps la seule de la Sardaigne, et qui relie ses deux villes, du sud au nord.

La nuit était fraîche et sombre. Nous avions pour seul compagnon de route un commerçant de Cagliari, très-causeur, et, ne dormant pas, nous écoutions ses histoires. Il nous dit après Pauli-Latino :

— C’est ici que la diligence fut attaquée le mois dernier.

Et il peignit toute la scène : chevaux tués, hommes maltraités, femmes violées, tant d’argent volé…

— Savez-vous, lui dis-je en frissonnant un peu — la nuit était froide — que vos histoires sont trop de saison pour être bien gaies ? Car enfin, ça pourrait arriver encore, puisque c’est déjà arrivé. Or nous ne sommes que quatre hommes en tout dans la diligence et peut-être pas trois revolvers. Vos bandits ne sont jamais moins de 30 ou 40… C’est désagréable, je le répète, il vaut mieux penser à autre chose.

— Et nos quatre carabiniers ? me dit-il, soyez donc tranquille !

— Quels carabiniers ?

— Quoi ! vous n’avez pas vu que nous sommes escortés ?

— Ma foi non.

— Alors, c’est que n’avez pas regardé. Tenez, les voici.

Me penchant hors de la voiture, je vis en effet deux carabiniers à cheval qui nous suivaient.

— Diable ; c’est une précaution cela ! Et il y en a deux autres devant ?

— Oui, ou bien ils éclairent la route. Je sais, ajouta le commerçant, en baissant la voix, je sais positivement que nous portons cette nuit des valeurs considérables.

— J’en suis charmé… pour celui à qui elles appartiennent, répondis-je avec un peu de mauvaise humeur.

Et j’essayai de dormir ; mais sans pouvoir écarter de ma pensée cette opération d’arithmétique : quatre hommes, peu ou point armés, et quatre carabiniers ne font pas huit… combattants. 30 ou 40 brigands font positivement 30 ou 40 brigands.

Les postes même sont pleines d’originalité dans ce pays !

Au relais suivant, nous descendîmes ; c’était vraiment un coup d’œil pittoresque : de misérables maisons, un ciel obscur, les postillons allant et venant avec leurs chevaux, l’homme de la poste portant et recevant son sac, d’un air piteux et endormi, tout cela succinctement éclairé par des lampes d’écurie, et, dans un coin, nos grands carabiniers silencieux, descendus de cheval un moment, et attendant pour se mettre en selle que la voiture eût repris sa marche.

À peine étions-nous rentrés dans la diligence, que notre compagnon vint s’y glisser en hâte ; il avait trouvé une connaissance dans l’homme de la poste et se hâta de nous informer de ce qu’il avait appris.

— Nous pouvions dormir sur les deux oreilles : il y avait tout un peloton de soldats caché sur notre route, et qui manœuvrait de manière à être à portée, s’il arrivait quelque chose. C’est pour cela qu’on allait peu vite et qu’on était resté au relais longtemps, afin qu’ils pussent prendre les devants. La route était bien gardée. Et les brigands, s’ils avaient des Intentions à l’égard du groupe que nous transportions, devraient mettre un frein à leurs désirs.

Nous arrivâmes en effet à Macomer avant le laver du soleil, sans accident, et nous repartîmes deux heures après par la voiture de Nuoro. Au sortir du village, un nouveau trait de mœurs locales frappa notre vue. C’était une charrette, escortée par deux carabiniers, qui portait un homme enchainé. Qui n’a vu que les criminels honteux qui passent dans nos rues, entre deux gendarmes, se ferait difficilement l’idée de l’attitude de ce prisonnier. Le buste droit, la tête haute, sans affectation, les traits calmes, enveloppé de son copotu, il traversait l’infamie de cette exposition publique, de l’air dont un vainqueur modeste eut traversé le triomphe. Et… Chi lo sa ?… Ces populations démonstratives, moqueuses et cruelles comme sont les enfants, le regardaient en silence.

La diligence de Macomer à Nuoro ne met pas moins de sept heures pour franchir le désert de collines et de ravins qui, à l’exception de Bortigallo et Silanus, deux villages près de Macomer, occupe tout le reste de l’espace. Vers la fin de ce parcours, au commencement de la longue et âpre montée qui aboutit au plateau de Nuoro, j’observais Effisio. Il avait certainement l’intention de se montrer impassible ; mais je le connaissais trop bien pour ne pas saisir en lui les signes d’une émotion plus vive, qui, depuis la veille au long de la route, ne s’était traduite que par des distractions ou des rêveries. Il était fort évidemment oppressé ; les pommettes vives, l’œil fébrile, la respiration accélérés.

— En tout cas, lui dis-je, nous ne resterons que fort peu de temps à Nuoro, n’est-ce pas ?

— Sans doute, me répondit-il, en tressaillant. Quant j’aurai revu ma pauvre nourrice…

À l’expression de ma figure, il comprit ma pensée et, protestant :

— Mon cher, pas d’appréhensions ! Et que peux-tu craindre ?… Des folies ? Elles sont faites à présent. Puisque j’ai vécu, puisque J’ai consenti à prendre souci du reste de ma vie, tout est réglé sur ce point.

— Réglé, quant au fait, lui dis-le, puisqu’il est irrévocable. Mais réglé quant aux mouvements du cœur, c’est autre chose. Ta vas te trouver dans un milieu fort brûlant et fort dangereux. Impossible de ne pas voir les Ribas…

— Eh bien ? demanda-t-il, avec l’intention de faire bonne contenance, mais d’une voix qui eût pu faire croire qu’on le prenait à la gorge.

— Eh bien, repris-je, il s’agit de savoir qui tu y rencontreras. Voilà le danger.

Malgré ses efforts, Effisio avait rougi, il n’en mit que plus de vivacité à se défendre :

— Qui s’écria-t-il, qui !… la femme del signor Antioco Tolugheddu ? Voilà ce que tu veux dire ? Eh bien, ce nom-là c’est tout. Est-ce qu’on peut aimer la femme d’un autre ? — Quand on l’a aimée auparavant ? Non ! non !… Tout est flétri ! mon cœur est mort d’une telle blessure et il ne revivra pas ! Cetle que j’aimais est morte aussi. Je l’eusse aimée dans sa tombe avec moins d’amertume — et plus de danger. — Rassure-toi ; si cette rencontre dont tu parles, et qui est fort improbable avait lieu, je n’éprouverais d’autre impression que celle des souvenirs, le chagrin que, toujours, cause le spectacle d’une mort, d’une destruction, voilà tout !… Rassure-toi, te dis-je, la femme d’Antioco Tolugheddu, n’est plus, ne sera jamais plus rien pour moi… qu’une parente.

Je n’avais rien de mieux à faire que le croire et l’approuver.

Pour moi, en approchant de Nuoro, j’éprouvais ce sentiment si humain que nous inspirent les lieux où nous avons vécu, les êtres avec lesquels nous avons échangé des impressions, et qu’un peu d’absence, chose étrange ! rend plus intéressants et plus chers. Quand, arrivés sur le plateau, les premiers édifices, de loin, frappèrent ma vue, moi qui n’étais revenu qu’avec regret, le cœur me battit. Grazia ! pauvre Grazia ! femme d’Antioco Tolugheddu, que devenait-elle ? Les préjugés qui l’avaient poussée à subir une telle situation, l’aidaient-ils à la supporter ? Sans doute elle vivrait sans joie, mais bientôt peut-être sans effort, et deviendrait plus tard une mère de famille comme tant d’autres, attachée aux siens, vivant de leur vie et mélancoliquement heureuse, ou à peu près. Il me venait un ardent désir de la revoir, bien qu’à cause d’Effisio ce fut impossible. Elle me tenait au cœur, comme une sœur malheureuse et charmante. Pauvre Grazia !

D’autres aussi venaient reprendre en moi la place qu’ils y avaient occupée, avec ce charme de plus, dont le souvenir, cet artiste, enveloppe les êtres. Et Nieddu ? Aucune nouvelle de lui ne nous était parvenue. Était-il encore dans la montagne ? Pauvre poëte ! doux rêveur ! condamné par ses préjugés et son amour à la destinée farouche d’un bandit et d’un meurtrier ! Et cette fatale Raimonda, héroïne faite pour les luttes de patrie ou de véritable honneur, qui se consumait dans une étroite haine ! Et toi, petite Effisedda, déjà inquiète d’amour ? Et vous, magnifique et têtu don Antonio ! Et Cabizudu ! J’éprouvais un grand plaisir, même à l’idée de revoir Cabizudu ! C’est qu’au fond, pendant près de quatre mois que j’avais vécu parmi ces curieuses populations, je m’étais attaché à elles. Elles avaient leurs défauts et leurs qualités ; mais à regarder ceux-là, je les trouvais pleins d’excuses. Ils étaient sales, c’est fort vrai ; mais si pittoresquement habillés ! de si belle prestance ! En somme, une belle race (la montagnarde), fine et forte, et qui n’a rien de la lourdeur de nos paysans du Nord. Ils sont paresseux peut-être ? mais qui ne l’est pas peu ou prou dans le Midi ? Et d’ailleurs, c’est leur sobriété qui paye leur loisir. Ils donnent tout à la parure ; c’est un goût d’artiste. Ils sont cruels pour les animaux et tyranniques pour les faibles ; mais toute l’humanité passée, dont ils vivent encore la vie, est ainsi faite, et ce mal vient d’une ignorance, dont ils ne sont point responsables. Ils sont vindicatifs ; mais ils savent exposer leur vie pour obéir à leur idéal d’honneur. En somme, la civilisation bâtarde et fausse qui les envahit les énervera sans les moraliser, et…

J’en étais là de mon monologue, quand une colonne de fumée, pleine d’acres odeurs, m’interrompit. Nous entrions dans Nuoro, et, beau trait de sauvagerie, qui retombe sur la municipalité plus que sur les habitants, on avait mis le feu à l’un des dépôts de fumier, qui encombrent chacune des issues de la ville. Il faut bien de temps en temps se débarrasser de ces choses-la. Et, regardant la fumée, je me disais : — Combien de ces pièces d’or que les pauvres gens considèrent avec tant d’envie s’en vont-elles là-dedans ?

Nous rentrions dans Nuoro, et les petits pages au dos rouge et à la poitrine de velours bleu, leur long bonnet noir tombant dans le dos, couraient après la voiture ! Et les femmes passaient, la cruche sur la tête, et la gorge en avant, sous la chemisette blanche, avec leur veste rouge. Et un groupe d’hommes, en capotu et en mastruca, se formait autour de la diligence arrêtée. Je retrouvais mes Norésiens plus fourrés que jamais, sous prétexte de fraicheur automnale.

Chez les hommes, la justaucorps rouge et bleu avait entièrement disparu sous l’amoncellement de la beste-pedde (mastruca) du gilet de cuir et du capotu ; il n’y avait que les ragas, les caleçons de calicot blanc et les guêtres noires qui restassent les mêmes ; peut-être le haut du corps, auquel une chaleur surabondante était ainsi procurée, en cédait-il généreusement aux parties inférieures ? Maintenant, presque toutes les femmes portaient solennellement dans la rue une immense jupe, qu’elles relevaient par devant sur les deux épaules et qui retombait en pointe par derrière jusqu’aux talons, avec une majesté toute romaine. Le bord de cette jupe est bordé, à l’envers comme à l’endroit, d’un large ruban, chacun d’une couleur différente.

Effisio craignait de ne plus trouver sa nourrice vivante ; mais, bien qu’elle fût réellement malade, elle ne me sembla point à l’article de la mort. En nous voyant, ses yeux brillèrent de joie, et elle serra son cher enfant sur son cœur. Le médecin nous dit : — C’est une pleurésie. Mais elle peut s’en remettre, et elle va déjà beaucoup mieux.

— Laissez-le dire, nous répétait Angela, il n’y entend rien. Je sens bien, moi, que je n’en ai pas pour longtemps ; j’ai entendu cette nuit les anges m’appeler. Mes esprits se demandent où ils iront, quand je serai morte, et je leur ai déjà indiqué deux de mes bonnes amies, qui seront bien contentes de les avoir. Oui, ça doit être pour cette fois ! mais je ne regrette rien, sinon de ne pas laisser la maison entre les mains d’une bonne petite ménagère, qui serait la femme d’Effisio. C’est à Nuoro, voyez-vous, qu’il doit prendre femme et nulle part ailleurs. Les esprits me l’ont dit. Eh !!! qu’est-ce que c’est que les femmes des autres pays ?…

Elle ajoutait qu’elle s’en allait de ce monde avec confiance, et que la seule chose qui lui eût rendu la mort cruelle, c’eût été de ne point reposer son dernier regard sur Effisio. Maintenant que le cher enfant était là, elle mourrait heureuse, etc., etc.

C’est déjà une chose pénible et embarrassante d’entendre quelqu’un vous parler de sa propre mort. Il est convenu qu’on doit sembler n’y pas croire, et qu’en même temps l’on ne saurait manquer d’adresser à celui qui parle de disparaitre un éloge bien senti sur les qualités qu’il possède, et l’utilité dont il est pour la société, ou tout au moins pour les siens. Tout cela est bon pour une fois. Mais quand un mourant, ou soi-disant tel, vous parle ainsi, plusieurs jours de suite, on en vient à être las de cette scie funèbre au point d’en devenir vraiment féroce et quelque peu homicide. Certes, je ne lui voulais que beaucoup de bien, à la vieille Angela ! Pourtant, au bout d’une semaine, j’en étais arrivé à désirer qu’elle en finit à tout prix, — par la guérison, bien entendu, si c’était possible ; mais aussi, ma foi, par la mort, si elle y tenait absolument !

Et je quittais la maison, laissant Effisio aux prises avec sa vieille bonne, ou occupé de ses affaires. Je n’avais plus de livres, ayant tout expédié, naturellement, avant mon départ, au vicario de X…, avec une lettre où je m’excusais de ne pouvoir les porter moi-même. Ne sachant que faire, j’allais chez de Ribas un peu plus que je n’eusse voulu. Nous nous y étions présentés-ensemble, dès le lendemain de notre arrivée, mon ami et moi.

— À la bonne heure ! s’était écrié don Antonio, en embrassant Effisio. Te voilà de retour, c’est bien, n’en parlons plus. Evviva ! Mais en apprenant que nous devions repartir, il avait fait la grimace. Effisedda s’était jetée à notre cou, en commençant par Effisio, ce qui me parut un mauvais signe. Était-ce à cause de l’absence de sa tour, et parce que maintenant elle était l’aînée de la maison ? Elle se faisait jeune fille d’une manière étonnante ; et dans ces deux mois elle avait gagné plus d’une année.

Je la fis causer de Grazia ; mais elle ne m’apprit rien que d’extérieur, ce que Grazia laissait voir à tout le monde : elle menait le ménage, sous la direction de la mère d’Antioco, et tout était pour le mieux dans ce ménage, au dire d’Effisedda ; car chaque fois qu’elle était allée à Oliena, on lui avait fait grande fête.

— Grazia venait-elle souvent à Nuoro ?

— Oh ! non ; elle était venue deux fois seulement en deux mois.

— Et — j’osai risquer cette question — était-elle heureuse ?

— Pourquoi veux-tu qu’elle ne le soit pas ? m’avait dit Effisedda. Antioco l’aime beaucoup. Du reste, elle ne dit jamais rien, Grazia. Elle a toujours comme cela ce petit air triste que tu lui as connu. C’est son habitude. Mais elle devrait être heureuse, puisque tout le monde dit qu’elle est si bien mariée.

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 24 MAI 1878.

(24)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

XIII. — (Suite.)

Huit jours s’étaient écoulés, et Angela n’avait encore pris aucune décision. Le médecin affirmait qu’elle allait mieux ; mais elle persistait à nous parler de ses derniers moments, et à ces derniers moments il fallait qu’elle eût Effisio à son chevet. Je perdais patience ; d’autant mieux que je voyais mon ami tomber dans je ne sais quelle apathie de mauvais aloi. Lui aussi, allait fréquemment chez de Ribas, et aussi longtemps qu’Effisedda voulait parler de Grazia, il l’écoutait sans l’interrompre. Il ne paraissait point impatient de partir ; et l’influence du pays semblait le reprendre par tous les pores et l’envahir comme une langueur, comme un sommeil. J’étais bien décidé à ne point lui permettre de s’y abandonner. À côté du ménage de celle qu’il avait aimée, qu’en dépit de lui il aimait encore, il eût, comme ont fait tant d’autres, vécu solitaire, sans action, sans but, d’une vie stupide et décolorée. En pareil cas, il faut de toute nécessité rompre avec le milieu, passer à des horizons nouveaux.

J’entrai un jour dans la chambre d’Angela. Elle avalait une minestra, d’un air qui n’excluait nullement l’appétit. Cependant, se recouchant sur ses oreillers avec un long soupir, elle me dit encore, en réponse à ma question : comment allez-vous ?

— Eh mon cher signor, la vieillesse est un mal qui ne guérit point.

— Mais qui dure longtemps, répliquai-je. Eh bien ! Angela, il le faut, laissez-nous partir. Nous reviendrons vous soigner, dans un an ou deux, plus tôt peut-être ; mais pour le moment nous avons affaire ailleurs qu’ici, et dans l’intérêt d’Effisio il faut qu’il parte.

— Eh mon bon signor ! me dit-elle tout effrayée, comme vous y allez ! Vous voulez donc me faire mourir sans lui ?

— Vous n’êtes nullement en train de mourir, Angela, mais de guérir. Le médecin l’affirme ; je le vois parfaitement, et à quoi bon le nier ? Quel intérêt avez-vous de retenir ici Effisio ?

— Et vous, répliqua-t-elle, pourquoi voulez-vous l’emmener ? N’est-on pas toujours mieux dans son pays ?

Nous débattîmes là-dessus et, voyant bien qu’elle ne pouvait me convaincre, Angela, d’un air solennel, me dit :

— Eh bien ! sachez toute la vérité. Ce sont mes esprits qui m’ont conseillé de rappeler Effisio.

Je ne pus retenir un geste, fort irrespectueux.

— Oh ! que vous êtes méchant à présent ! C’est comme je vous le dis. Pendant trois nuits, je les entendais autour de moi : — Effisio ! Effisio ! — Et quand je leur ai demandé : — Que lui voulez-vous ? Tous m’ont répondu comme un seul : — Il ne faut pas qu’il parte. J’étais alors bien malade, mon cher signor, et cependant je ne pensais point à le déranger, bien qu’il me fût dur de penser que je partirais de ce monde, peut-être, sans l’avoir revu ; mais alors, comme il s’agissait de son intérêt, je n’ai pas hésité et j’ai envoyé chercher la ragazza (jeune fille) de chez don Antonio, afin qu’elle vous écrivit de revenir. Je ne pouvais pas dire la vérité, puisque Effisio a la faiblesse de ne pas croire aux esprits ; mais vous, signor, qui êtes plus raisonnable…

Pour le coup, je trouvai la plaisanterie mauvaise outre mesure et j’eus une peine extrême à ne pas le témoigner.

— Au diable la vieille folle ! me disais-je en sortant. — Et je m’envoyais au diable moi-même pour avoir eu la sottise de flatter ses rêveries. La mystification me retombait en plein sur le nez. J’étais content de moi… Toutefois, par humanité, je résolus d’accorder encore à Angela trois ou quatre jours, après quoi elle serait assez forte pour supporter la contrariété du départ d’Effisio ; et jusque-là, je m’occuperais de décider celui-ci, aidé des excellents bulletins du docteur sur la santé de sa malade.

Il était à peine huit heures du matin ; j’entrai dans la chambre d’Effisio et le trouvai rêvant, à sa fenêtre ouverte, les yeux attachés sur les monts d’Oliena.

— Veux-tu que nous fassions une course à cheval ? lui demandai-je..

— Volontiers.

Et il appela Cabizudu pour seller les chevaux. Nous avions déjà pris le café ; les Sardes se lèvent de bonne heure. Au bout de quelques minutes nous étions partis.

Nous prîmes la route d’Orosei, qui est en même temps, pour une partie, celle d’Oliena.

C’était alors la plus animée parce qu’elle conduit au versant planté d’oliviers, dont on commençait la récolte. Le soleil était doux, l’air délicieux ; de ce côté, le vent, un peu vif sur les hauteurs, n’avait rien que d’agréable. Nous descendîmes la côte au galop. Quand nous reprîmes l’amble, au long de la montagne, nous vîmes devant nous, entre autres cavaliers, deux jeunes filles assises sur le même cheval et qui trottaient ainsi, sans selle et sans étriers, avec l’admirable solidité des femmes galluriennes et la même aisance que si elles eussent été assises sur les coussins d’une voiture. C’était Effisedda, accompagnée de la petite bonne des Ribas. Nous les eûmes atteintes en un moment.

— Où allez-vous ?

— Ramasser les olives ; mon père nous attend là-bas.

— Fort bien, bonne récolte !

Mais ce n’était pas le compte d’Effisedda. Fouettant sa bête, elle suivit les nôtres.

— Et vous, où allez-vous ?

— À l’aventure.

— Bon ! alors vous allez venir avec moi.

— Pas du tout ; nous voulons causer de choses sérieuses.

— Eh bien, vous en causerez ; ou ce sera pour une autre fois ; ça m’est bien égal, moi ; mais je veux que vous veniez avec nous.

— Ah ! tu veux ! Ces petites filles sont curieuses ! À qui donc dis-tu : Je veux, ici ?

— À toi, parce que tu es gentil. Viens ! viens ! je t’en prie.

Pais se tournant vers Effisio :

— Papa sera content de te voir.

Nous nous laissâmes aller et la suivîmes. Je n’avais qu’une chose à objecter, c’est que ce champ d’oliviers était à mi-chemin d’Oliena ; et qu’Effisio verrait ce village de trop près. Il y avait de quoi le rendre malade la nuit suivante. Et pourvu qu’il ne prit pas à de Ribas la fantaisie de nous mener chez son gendre…

De Ribas attendait en fumant sa pipe l’arrivée des ramasseuses. Il fut charmé de nous voir, accourut vers nous, et regrettant de n’avoir rien à nous offrir, nous fit asseoir. Après une demi-heure de conversation, nous allâmes reprendre nos chevaux attachés à des arbres, et, comme nous étions tout près du lit du Cedrino, je voulus aller revoir les lauriers-roses. De Ribas nous accompagna.

Le Cedrino commençait à se remplir, grâce aux premières pluies, et ses beaux lauriers-roses avaient encore quelques fleurs. J’en fis un bouquet. Ce lieu, ces fleurs, me reportaient au jour de la noce de Grazia, et j’avais le cœur serré. C’était là, tout près, qu’avait passé le cortége, et je la voyais encore, pâle et morne sur son cheval, pareille, non pas à une épouse, mais à une condamnée qu’on emmène, et près d’elle Antioco, pimpant et superbe, le sourire aux lèvres, mais l’œil inquiet, regardant avec trouble les lauriers roses, comme s’il s’attendait à voir passer entre leurs branches le canon du fusil de son ennemi. J’entendais retentir autour d’eux les lazzis et les éclats de rire des joyeux jeunes gens de la noce.

— Eh ! Mauro !… Eh !… Où vas-tu si vite ? Eh ! Mauro !…

C’était don Antonio qui hélait ainsi un cavalier galopant dans le chemin à bride abattue.

Cet homme tourna la tête, et en voyant de Ribas, il poussa une exclamation que nous entendîmes, puis il arrêta brusquement son cheval.

— C’est un domestique d’Antioco, nous dit alors de Ribas. Il va sans doute à Nuoro, et peut-être avait-il quelque chose à me dire ? Au moins, je veux lui demander pourquoi il galope comme ça sans s’arrêter. Je l’ai vu descendre de tout là-haut ; je ne dis pas qu’il faille ménager les chevaux, mais ces gens-là les crèvent quand ils s’y mettent. Pendant qu’il parlait ainsi, il se dirigeait vers Mauro, et nous le suivions, tenant nos chevaux on laisse. Da son côté, le domestique avait mis pied à terre et venait au-devant de nous. Il franchissait le pont comme la voix de don Antonio était parvenue à son oreille, et nous nous trouvions sur la même rive.

À distance, l’aile de cet homme me frappa. Il y avait quelque chose de défait et de consterné dans son attitude. Cela frappa également de Ribas, qui s’écria :

— Qu’y a-t-il donc ? Mauro !

L’homme baissa la tête devant don Antonio ; je vis trembler la main dont il tenait son cheval. Un serrement de cœur affreux me prit ; une voix me disait : Grazia est morte !

— Parle donc enfin ! hurla de Ribas, parle !

— Don Antonio, dit l’homme en balbutiant, ce matin, on a trouvé dans le jardin… il signor Antioco….

Il s’arrêta. Aucun de nous n’osa dire :

— Eh bien ?

Il y eut un silence mortel ; oui, la mort était dans toutes nos pensées. Enfin, de Ribas, avec explosion :

— Tu vas chercher un médecin ?

— Ohimé ! çà n’est pas la peine ! La signora Grazia m’a envoyé vous chercher.

Je regardai alors Effisio : il était fort påle et tremblant.. mais nous l’étions tous,

— Donne-moi ton cheval, dit au domestique don Antonio, désespéré.

Je lui offris le mien, plus frais et plus rapide ; mais il dit, en regardant Effisio et moi :

— Quoi ! vous ne venez pas aussi ?

— Oui, mon oncle, dit Effisio ; c’est notre devoir.

Et tous les trois, non sans peine, car nos jambes tremblaient, nous nous mimes en selle.

Mauro fut envoyé pour avertir Effisedda et prendre le cheval de don Antonio.

Nous fîmes rapidement le chemin. En approchant, de Ribas pleurait.

Se reprochait-il son entêtement, et d’avoir jeté sa fille dans un tel veuvage ?

Pour moi, je craignais tant d’émotions à la fois pour Effisio. Devant celle qu’il allait revoir, veuve, pleurante, et devant ce mort, quelles allaient être ses pensées ?

À Oliéna, sur notre passage, nous vîmes les gens consternés.

Le vieux Tolugheddu n’était point aimé, à cause de son avarice ; mais Antioco, jeune, brillant et sans méchanceté, avait des sympathies. Puis, ces natures méridionales sont toujours vivement frappées des grands spectacles de mort ou de vie. Deux femmes vin- rent en pleurant se jeter à la bride de nos chevaux, en nous adressant des lamentations ; et la foule nous suivait.

Il y avait un groupe nombreux à la porte de la maison, un autre dans la cour.

— Place ! place ! cria-t-on, ce sont les parents !

Nous entrâmes dans cette chambre que j’avais vu orner, si joyeusement, de guirlandes. Elles y étaient encore, autour du lit, de la glace, de tous les meubles ; elles pendaient aux chaises çà et là. Je ne vis guère que cela tout d’abord ; car une foule debout remplissait la chambre et cachait le lit en partie. Mais quand on s’écarta devant nous, je vis sur le lit le pauvre Antioco, blême comme sont les morts et la figure contractée d’une manière terrible. Il avait connu et senti la mort : cette face empreinte de colère, d’angoisse et de désespoir le disait éloquemment. Et comme il n’avait sans doute été relevé que longtemps après, qu’aucune main amie n’était là pour fermer ses yeux avant les raideurs de la mort, ils restaient ouverts, effrayants, terribles, ces yeux qui si souvent avaient Bondé l’espace, dans la crainte du meurtrier et qui enfin, convulsés d’horreur et d’effroi, avaient rencontré sa face implacable !

Grazia était au chevet du lit ; elle se jeta dans les bras de son père en sanglotant. Je lui serrai la main. Effisio s’inclina seulement devant elle. Elle ne nous dit rien ni à l’un ni à l’autre, et se laissa retomber sur sa chaise, près du lit de mort. Le vieux Basillo, courbé, tremblant, aussi blême que son fils, vint embrasser de Ribas en gémissant. Lui-même nous fit le triste récit, ébauché par le domestique.

Depuis quelques nuits, les fruits du jardin étaient pillés. Les derniers raisins, les grenades, les figues tardives disparaissaient et les branches étaient saccagées, comme pour mieux signaler ces méfaits et gâter l’arbre, tout en dérobant le fruit. Antioco, très préoccupé de son jardin, où il avait elle-même en sortir, laisse-la ! partons plutôt ; cela est fort raisonnable !

— Ne vois-tu pas, répliqua-t-il vivement, que l’arrestation de Nieddu a tout changé ? Puni par la justice, il ne peut plus l’être par d’autres moyens, Il ne sera plus question de vendetta, et bien que Grazia ne doive pas se remarier sans l’assentiment de sa famille, cependant, on tiendra, je l’espère, un peu plus compte de sa volonté. De Ribas a de l’amitié pour moi, et Pietro de Murgia n’eût été mon rival sérieux que pour le meurtre de Nieddu. Voilà pourquoi j’ai été si ému en apercevant ce prisonnier, pourquoi je le suis encore. C’est ma destinée qui vient de se décider !

— Tu l’aimes donc bien toujours ? dis-je en lui serrant la main, toi qui prétendais…

— Ah ! oui !… je l’aime ! murmura-t-il, oui ! je l’aime !… Ce que je t’ai dit en arrivant, je le croyais. Je croyais ne plus devoir aimer une amante flétrie par l’amour d’un autre : J’avais beau souffrir encore de l’affreuse blessure ; je me croyais en voie de guérir ; aujourd’hui encore, je donnerais des années de ma vie pour que ce mariage n’eût pas eu lieu ; mais si j’en éprouve de la rage, c’est une rage d’amour, de jalousie. J’ai souffert mille morts à la voir pleurer cet homme, et je l’aime plus que jamais !… Par moments, j’ose l’accuser, l’insulter presque ; il me prend contre elle d’immenses colères… et puis, tout cela tombe… non pas même sous son regard, puisque je ne la vois pas ; mais devant le seul rêve de son beau regard, de son doux visage, évoqués par mon souvenir !…

Il baissa la tête, accablé, somme un homme qui renonce à se défendre ; puis la releva bientôt après, tout éclairée de l’espoir qu’il venait de puiser dans la rencontre du prisonnier.

L’amour est égoïste. C’était au crime de Nieddu qu’Effisio devait que Grazia fût libre, et maintenant l’arrestation de Nieddu lui causait un espoir nouveau. Il sembla deviner ma pensée, car il me dit :

— Mieux vaut pour ce malheureux qu’il soit tombé entre les mains de la justice qu’en celles de Pietro de Murgla. Le jury de ce pays est indulgent pour des crimes qu’il comprend trop bien. Il acquitte souvent, sur le moindre doute, et ne condamne jamais à mort.

Puis, il revint à me parler de Grazia. La glace était rompue, et il ne pouvait s’arrêter,

— Quand on aime ainsi, lui dis-je, il faut travailler de toutes ses forces à atteindre le but désiré. Prends les devants cette fois ; parle à de Ribas le plutôt possible ; parle de même à Grazia.

— Ils seraient blessés, me dit-il, elle surtout, sans doute, si j’osais formuler ma demande avant plusieurs mois. C’était seulement au nom de la vengeance qu’on eût pu se présenter sur l’heure. L’amour a moins de droits.

— Alors, que vas-tu faire ?

— Attendre, en surveillant ce qui se pas- sera autour d’elle, et en trouvant un peu de patience dans le bonheur de la voir. Pour cela, je chercherai des prétextes. Elle sera gardée moins jalousement qu’autrefois.

— Ce qui veut dire que tu renonces à me suivre ?

— Crois-tu, me dit-il, en me jetant avec un sourire, un regard où brillait joyeuse la flamme de la passion, crois-tu, que je veuille maintenant passer la mer ? Mais es-tu donc si pressé de me quitter ?

— Je ne veux pas, moi, me marier à Nuoro, lui dis-je, souriant aussi. Puisque tu ne viens plus avec moi, j’irai à Rome passer l’hiver. Toi, plante des arbres fruitiers ; ce sera un prétexte pour aller souvent entretenir de Ribas de tes plans agricoles… aux heures où tu pourras le croire absent.

Nous convînmes que je lui ferais une commande chez un pépiniériste de Montpellier, que nous nous écririons souvent, qu’il me rendrait compte de ses soucis comme de ses bonheurs. Effisio était affligé de me voir partir, mais n’osait rien objecter. Il était plein, me disait-il ; de reconnaissance pour le temps que je lui avais consacré, mais il sentait ne pouvoir m’en demander davantage, sans dépasser les droits de l’amitié. Je lui promis de revenir le voir, de Civita-Vecchia, avant de quitter l’Italie, et nous rentrâmes à Nuoro, mélancoliques malgré tout de cette séparation prochaine. Pourtant, je ne devais point partir avant dix jours.

Nous allâmes au café pour entendre parler de l’arrestation de Nieddu. C’était la grande nouvelle. Deux des carabiniers, qui en étaient les auteurs, étaient venus goûter leur triomphe, et certains amis des Tolugheddu et des Ribas se disputaient le plaisir de leur offrir des rafraichissements. Ces carabiniers racontaient qu’ils avaient eu l’idée de filer Raimonda, bien certains qu’elle ne resterait pas longtemps sans aller voir son amant. Pendant huit jours, ils l’avaient fait épier, l’avaient suivie de loin ; enfin, ayant su par leur agent, en quel endroit à peu près elle s’était arrêtée, ils s’étaient avancés, à quatre, de divers côtés, et les deux amants étaient si absorbés — cela se disait avec des rires qu’on avait pu les apercevoir avant qu’ils eussent pris l’éveil.

Ça faisait, ma foi, un joli tableau ! déclarait le carabinier. Le gars était appuyé le dos contre la roche, qui faisait comme une voûte au-dessus d’eux ; elle était dans ses bras, à demi affaissée sur lui, comme si auparavant elle se fut mise à genoux, et ils s’embrassaient !… que c’était pitié de les déranger !

— Il fallait attendre ! dit un loustic.

Et ce fut une explosion de rires.

— Le fusil était tombé par terre, ce qui a sans doute sauvé la vie à l’un de nous. Tous ensemble, nous nous précipitons… Il veut se relever ; mais la fille appuyée sur lui l’en empêche, et quand il a pu se dégager, il est trop tard. Déjà, le brigadier le tient par les épaules. Je lui saisis la gorge ; nous avons eu un mal du diable à le terrasser. Pendant ce temps-là, à quoi croyez- vous qu’étaient occupés les deux autres compagnons ? — À venir à bout de la fille, qui avait sauté sur le fusil, et se débattait comme une lionne. Et ils n’étaient pas trop de deux ! Quelle endiablée !… Quand le Nieddu a été garrotté, nous lui avons dit à elle de s’en aller, et de nous laisser tranquilles ; car elle nous rompait la tête de tout un chapelet d’injures qu’elle a dans le gosier ; mais elle a répondu qu’elle ne quitterait point son fiancé. Pour lui faire peur, Simeone l’a couchée en joue. Elle n’a pas bronché.

— Vous pouvez me tuer, nous a-t-elle dit, race de chiens de chasse. — Elle nous appelait comme ça ! Et ce qu’il y a de plus fort, c’est nous qu’elle traite de brigands ! — Vous pouvez me tuer, a-t-elle répété, je ne le quitterai point.

— Et elle est restée là tout le temps qu’on est allé à Orgosolos chercher une charrette, parlant à Nieddu dans leur diable de langage que je ne peux pas comprendre encore, et le regardant avec des yeux ! Eh !… Puis, elle a suivi la charrette toute seule, à pied, que ça en faisait pitié malgré tout, et toujours nous écrasant de sottises. Une fois, le brigadier a tiré son sabre :

— Veux-tu te taire, coquine ! lui a-t-il dit en roulant des yeux et en ayant l’air de vouloir lui trancher la tête. — Croyez-vous qu’elle s’est sauvée ? Elle a haussé les épaules tout tranquillement.

— Pourquoi ne la met-on pas aussi en prison, cette canaille-là ? dit un gros bourgeois. C’est elle qui a fait tuer ce pauvre Antioco. Nieddu n’a été que son instrument.

— On ne nous a pas donné l’ordre de l’arrêter, répondit le carabinier.

Il y eut alors une discussion sur les causes et les effets, et les distinctions à faire, dans laquelle le bourgeois et le carabinier répandirent ces aphorismes et ces clartés, qui distinguent leurs professions respectives.

Nous sortîmes, et j’allai roder autour de la prison. Au bout de la ruelle qui fait face à l’entrée, dans un coin, je vis une femme accroupie, les mains autour de ses genoux, les yeux attachés sur le grand et triste bâtiment. C’était Raimonda ; je m’approchai d’elle :

— Que faites-vous là, Raimonda ? Vous ne pouvez rien pour lui ; il faut rentrer chez votre mère.

Elle s’était tournée vers moi, avidement, comme si elle espérait quelque secours de moi.

— On ne veut pas me mettre en prison avec lui, dit-elle, pourquoi ? S’il est coupable, je le suis plus que lui ; c’est moi qui lui ai donné cette vendetta ; c’est pour moi qu’il a tout fait.

Tant d’inconscience et de folle passion m’irritèrent.

— C’est ainsi que vous parlez ! m’écriai-je. Après l’avoir poussé au meurtre, vous le perdez maintenant par vos aveux, et lui ôtez même la possibilité de se défendre ! Ah ! funeste créature ! quel malheur a-t-il eu de vous aimer !

Elle se leva toute droite, ouvrant de grands yeux, comme si elle se réveillait.

— Qu’ai-je dit ? qu’ai-je dit ? Moi le perdre ! Moi qui donnerais ma vie pour lui avec tant de joie ! Qu’ai-je dit ?

Je lui répétai ses propres paroles ; ses yeux brillèrent.

— Eh bien ! dit-elle, je n’ai accusé que moi. Qui, je lui ai dit de me venger ; mais tout ce qu’il a fait, ç’a été de menacer Antioco. Ce n’est pas lui qui l’a tué !

André Léo.
(À suivre.)
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 25 MAI 1878.

(25)
GRAZIA
RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

XIII. — (Suite.)

Dona Francesca, l’aïeule, Effisedda, suivies de Quirico, se jetèrent dans les bras de Grazia et de la signora Tolugheddu. Devant ces cris du fond des entrailles, ces explosions entrecoupées, ou ces larmes silencieuses, les pleureuses gardèrent le silence. Les vrais bardes étaient là. Je vois encore l’Effisia et la mère d’Antioco se regarder en silence, les mains enlacées. Elles me firent frémir. Tout le monde les regardait aussi, et l’on se taisait, et l’on frémissait. Tout à coup, la voix de la mère d’Antioco s’éleva, tantôt éclatante et tantôt brisée, avec des sons pareils à ceux de l’ouragan, qui tantôt se heurte, et tantôt se concentre, ou se déchaîne.

— Il me l’a tué ! le fils que j’ai porté neuf mois dans mon ventre et que j’ai nourri deux ans de mon lait !… qui avait crû peu à peu, comme un jeune chêne, et que j’avais fait si fort et si beau !… Ce n’était pas pour la mort que je l’avais élevé !… Je m’attendais qu’il remplacerait son père, et serait père lui-même de fils beaux et vaillants. Où est-elle maintenant notre maison ?… Elle est avec lui dans la tombe ! J’ai deux filles ; mais chacune d’elles a quitté la maison pour suivre son mari. Elles ne portent plus le nom de notre famille ; elles élèvent les fils d’autres maisons. Antioco était notre orgueil, notre espoir : c’était un Tolugheddu… C’était mon fils bien-aimé !… Quand je le voyais passer au milieu des autres, le plus beau de tous, mon cœur sautait dans ma poitrine et me disait : Tu es sa mère ! Que cela est beau d’avoir un fils !…

Antioco, lui disais-je, donne-moi donc des petits-enfants qui te ressemblent et que je puisse presser encore sur mon cœur et bercer sur mes genoux, comme je te berçals autrefois. Je sens mon tablier vide ; car tu es trop grand maintenant pour t’y asseoir… Ô mon fils ! mon fils !… je t’avais élevé pour la vie… après ma mort ! Et tu es là mort devant moi !…

Elle se jeta sur le cadavre, le toucha de ses lèvres et se redressa en jetant un cri :

-Il est de glace maintenant, ce front autrefois si tiède ! Oh !… qui glacera le meurtrier ?…

Le jour, dit alors l’aïeule des Ribas, le jour où le gant sanglant est tombé au milieu des noces, j’ai courbé la tête en disant : « L’insulte et le malheur sont sur nous ! » Depuis, toutes les fois que je filais ma quenouille, je priais l’ange de la mort : — Prends les vieux, lui disais-je, et non pas les jeunes. Moi, j’ai soixante-quinze ans, je suis prête, je n’ai plus que de la laine à filer, et ils ont eux des berceaux à faire. Mais à peine mes yeux se fermaient-ils, et ma main cessait-elle de tourner le fuseau, que je revoyais le gant sanglant ! Que la malédiction soit sur celle qui l’a jeté et sur celui qui a porté le coup ! Maudit soit le meurtrier d’Antioco !… Non ! non ! l’injure ne restera pas sans vengeance !… Fedele Nieddu, mes cheveux blancs, te maudissent !… Nos petits enfants te maudissent, Fedele Nieddu ! Et les hommes exécuteront l’arrêt des mères et des épouses ! Soit maudit !… Que ta mort soit cruelle !… Et qu’après ta mort tu souffres encore les tourments des meurtriers, toi qui nous as privés d’un fils !

Le chœur des pleureuses répondit par de longs gémissements, auxquels ceux des assistants se mêlèrent. Mais tout se tut, quand de nouveau s’éleva la voix de Maria-Angela Tolugheddu :

— C’était un bon fils ! il aimait sa mère ! Que de fois m’a-t-il dit : — Repose-toi, mère, tu prends trop de peine ; fais-toi servir maintenant. — Oh ! que ne puis-je te servir encore, mon fils ! mon cher fils ! Mais j’aurais beau, hélas ! té porter la minestra fumante, tu n’y planterais plus ta cuiller ! Tu ne porteras plus à tes lèvres ton grand verre, plein de vin d’Oliena. Oh ! se peut-il que mon fils ne soit plus vivant ? Que deviendrai-je, quand je n’entendrai plus son pas dans la maison vide ?… Oh ! quel homme eut dû vivre si ce n’était lui ! Quel mal avait-il fait ? Qu’il se lève, celui qui eut à se plaindre d’Antioco Tolugheddu ! Que celle qu’il avait épousée dise s’il ne fut pas un bon époux ?

Grazia se leva à cet appel, et d’une voix brisée, la main étendue sur le mort :

— Oui, tu fus un bon époux, Antioco. Tu m’aimais, et tu n’eus jamais pour moi une parole mauvaise. Je te rends hommage et te bénis ! Oh ! que ne t’ai-je donné plus de douceur et de joie, toi qui fus pour moi si tendre… et qui devais avoir une vie si courte et une mort si cruelle ! Pardonne-moi !… et reçois le vœu que mon cœur fait aujourd’hui de te remplacer dans ce lit funèbre. Vœu stérile, hélas ! Oui, maintenant, je voudrais donner ma vie pour te rendre la tienne !… Pauvre Antioco ! Crois-le ! crois-le ! Si les morts peuvent entrainer avec eux ceux qu’ils aiment, tu peux m’appeler, ton épouse fidèle te suivra.

Sa voix expira dans un sanglot, et elle s’affaissa, le front sur le cercueil. De toutes parts, les gémissements recommencèrent ; puis la voix de l’Effisia, vibrante comme un clairon qui appelle aux armes, s’éleva sur toutes ces rumeurs, qui s’arrêtèrent aussitôt. La petite vieille, l’habitante du coin de la grande salle des Ribas, où elle chantait sur le ton du rêve les chants de sa jeunesse, tout en filant sa quenouille de laine, ce membre silencieux et passif, en apparence, de la famille où elle semblait n’être qu’un débris du passé, la vieille Effisia venait de se transformer tout à coup : sa taille s’était redressée, ses yeux s’étaient ranimés comme une braise presque éteinte, sous un courant d’air qui en écarte la cendre ; sa voix avait pris des sons métalliques ; elle revivait avec la tradition de sa race, revenue au jour dans ce meurtre, dans cet attito [1] funèbre.

— Pleurons ! gémissons ! dit-elle, mais surtout parlons de le venger ! Quand un homme termine paisiblement sa carrière, ou quand il succombe à la maladie, fléau de Dieu, il n’y a qu’à l’entourer de larmes et de prières. Mais autres soins féclame un homme assassiné. Regardez-le ! Celui qui ne peut plus parler ! Est-il de plus éloquentes paroles que celles que profère ce visage terrible ?… Qu’a-t-il désiré, de toute la rage de son âme, en tombant sous la balle du lâche assassin ? Regardez ! regardez !… Et que tout homme, qui a dans sa poitrine un cœur d’homme, ré- ponde !…

— La vengeance !…

Vingt poitrines à la fois avaient jeté ce mot, dont l’accent sourd et brûlant fit passer un frisson dans mes veines.

— Oui, reprit l’Effisia d’une voix éclatante, la vengeance !… Elle seule peut consoler la victime dans sa tombe. S’il avait pu soulever ses membres, et se relever sur ses genoux, que la balle avait rafdis ; qu’eût fait notre Antioco ? Il se serait précipité sur le meurtrier ; il l’eût étouffé dans ses bras, il eut enfoncé les ongles dans sa gorge, et de son pied, fortement appuyé sur la poitrine du misérable, il en eût fait sortir le dernier souffle ! Voyez cette bouche, qui s’est tordue en gémissant et ces yeux pleins de haine et d’horreur ! Et ces poings, roidis dans une vaine étreinte ! Il est mort dans la douleur de ne pouvoir se venger ; mais, ceux qui n’ont pas les genoux raidis et dont le cœur bat… Ceux-là le vengeront !

— Oui ! oui ! oui ! crièrent les hommes, il sera vengé !

— Et alors seulement il sera consolé dans sa tombe. Car c’est du sang qu’il faut aux hommes assassinés !

— Il sera vengé, reprit la mère d’Antioco, notre famille n’est point une famille de lâches. Mon grand-père aussi est tombé sous le fer d’un homme jaloux ; mais l’herbe n’avait pas eu le temps de pousser sur sa tombe qu’il fallût creuser celle du meurtrier.

— Ce ne sont pas non plus les de Ribas qui laissent leurs morts sans consolation et sans honneur, dit l’Effisia. Mon fils, don Antonio, a tué son rival, un Corrias, qui lui disputait sa fiancée. Mon mari, don Giovanni, poignarda un Napolitain qui avait osé le traiter de manant. Et il n’y a pas jusqu’aux femmes de notre famille qui ne savent dignement venger leur honneur. Eleonora de Ribas fut trahie par son fiancé. Elle prit un des pistolets de son père et, attendant l’infidèle sur un chemin par où il devait passer, elle l’étendit mort, après lui avoir reproché son crime. Plus tard, elle épousa don Marco Sarcedo, qui s’honorait d’une telle femme. Ainsi sont respectés ceux qui se défendent. Ceux-là sont les lions de la cité ! Les autres n’en sont que le vil troupeau, que chacun peut fouler aux pieds.

— Déjà, s’écria la mère, la dague des Tolugbeddu a goûté du sang des Nieddu ! C’est une histoire vieille de cinquante ans ; mais le passé enseigne le présent ; écoutez-la :

« Une jeune fille des Tolugheddu, Rita, était belle, et elle était fière de sa beauté. Un jour au bal, un Sollai, fils d’une Nieddu, l’aborde ; il était lourd et petit ; elle ne voulut point danser avec lui. Humilié de ce refus, il ne quitta point la salle, afin de voir si elle accepterait les offres d’un autre. Rita prit en effet la main de son beau cousin, Emilio Tolugheddu, et ils dansèrent ensemble. Alors le brutal vient trouver Rita, lui reproche ses dédains, et, portant la main sur elle, veut, au milieu même de la salle du bal, lui infliger la correction qu’on donne aux enfants. Au premier cri de Rita, Emilio accourt et le Sollai n’est plus qu’un cadavre. Mais aussitôt le cousin du mort, un Nieddu, se jette sur Emilio et le poignarde. Mario Tolugheddu venge son frère, et tombe à son tour sur les trois cadavres. Sept ainsi ! l’un après l’autre, s’entassèrent dans le bal funèbre. Mais celui qui tomba le dernier fut un Nieddu, et son vainqueur était un de notre maison, Gian-Battista Tolugbeddu, qui resta la dague à la main, toute ruisselante, et que nul n’osa toucher. Hélas ! que sa dague ne but-elle ce jour-là jusqu’à la dernière goutte du sang détesté, qui a fait naître l’assassin d’Antioco !

Elle se tut, les gémissements éclatèrent ; sous l’excitation de ces discours, ils avaient pris un accent nouveau. La haine y régnait désormais plus que la douleur et ils grondaient et rugissaient plus qu’ils ne pleuraient autour du mort, qui, dans son effrayante immobilité, les excitait en silence de son visage livide convulsé par l’horreur du crime et du meurtrier.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 28 MAI 1878.

(26)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

DEUXIÈME PARTIE.
XIII. — (Suite.)

De temps en temps, du milieu des cris et des sanglots s’élevait le mot : — Vengeance ! vengeance ! Aussitôt répété par tous. Une atmosphère lourde, due à la présence de tant de personnes et augmentée par la combustion des cierges, par les émanations de ce corps sanglant, et le souffle ardent de toutes ces poitrines emplissait la chambre. À ce moment, il me sembla qu’elle s’accroissait encore d’un degré de chaleur, et moi-même je sentais mon cœur battre plus vite. Basilio et de Ribas étaient rentrés. Le père s’avança, la main étendue sur le cadavre, il dit :

— Antioco ! tu seras vengé !

— Oui ! oui ! mort à l’assassin ! cria-t-on de toutes parts.

Le vieil avare n’était plus reconnaissable ; il avait sur les traits la noblesse d’une grande douleur. On voyait des larmes ruisseler lentement sur ses joues caves ; sa voix étranglée par moments s’arrêtait, puis reprenait :

— Plus rien !… On ne peut plus rien pour toi… Rien que te venger ! Ç’a été ton dernier vœu, il sera rempli…

— Oui ! s’écria impétueusement l’Effisia, Oui ! sa famille tout entière jure de le venger !

Elle étendit la main sur le corps. Il y eut explosion de cris. Des hommes, des femmes s’élancèrent et vinrent aussi tendre leurs bras par dessus la bière. On étouffait de plus en plus, et il me semblait que l’odeur du sang m’importunait les narines.

On cria : Les parents ! les parents !

Et je vis Grazia, sa mère, et la mère d’Antioco s’approcher pour jurer aussi. Effisedda était près de moi ; je voulus la retenir ; mais elle me regarda d’un air indigné et superbe, et alla se joindre aux siens.

— Antioco ! dit Grazia, puisqu’il n’y a plus qu’une manière de t’aimer et de te servir dans la tombe, ton épouse jure de se consacrer à ta vengeance !

La petite Effisedda prit la parole à son tour :

— Antioco, dit-elle, tu étais pour moi un bon frère ! Jusqu’à ce que tu sois vengé, je crierai : Vengeance !… et si je puis frapper ton meurtrier, ne fût-ce qu’avec une pierre, je le ferai !

Ce fut une contagion : l’enfant avait donné la mesure dans laquelle tous pouvaient s’associer à la vengeance. En ce moment, si la présence de Nieddu eût été signalée dans Oliena, il fût mort lapidé. On se précipita de tous les coins de la chambre, hommes, femmes, enfants, sur le mort et là, debout, pressés autour de la bière, gémissant, hurlant, ils tendirent tous leurs mains, et toutes les voix jurèrent… L’Effisia, au chevet du cercueil, une main levée en l’air, rayonnait d’une joie terrible, et ces deux visages qui dominaient la scène, celui de cette Pythie de la tradition vengeresse et celui du mort, s’ajoutaient en quelque sorte l’un à l’autre, et n’étaient pas moins effrayants l’un que l’autre ; car on sentait que, une fois le mort caché sous la terre, la Pythie resterait, âme implacable de la vendetta.

Seuls, Effisio et moi, nous étions restés à notre place. J’étais, il faut le dire, plus ému qu’indigné. La nature humaine est ainsi faite, que le meurtre lui semble au premier abord la conséquence légitime du meurtre, et qu’elle prend la passion de la colère pour celle de la justice. Après des milliers de siècles d’humanité pensante, nous en sommes encore là, et nos tribunaux appliquent encore la loi du talion, aussi bien que ces incultes montagnards de la Gallura. Donc, moi aussi, devant ce malheureux jeune homme assassiné, en entendant les cris de cette mère désespérée, grisé par ces pleurs, ces gémissements, par ce terrible spectacle, le sang-froid m’avait abandonné, et je les comprenais trop bien pour pouvoir m’indigner contre eux. Seule ma raison souffrait, luttant contre ces magies.

Nous voyant seuls, je me tournai vers Effisio :

— Sortons, lui dis-je, nous…

Mais je m’arrêtai, le regardant : il était livide, la sueur coulait de son front ; son regard était voilé. En ce moment, de Ribas arrivait à nous :

— Et toi ? dit-il à Effisio d’un ton de reproche, tu ne viens pas jurer avec nous ?

— Ne voyez-vous pas qu’il se trouve mal ? répondis-je.

Nous prîmes Effisio par les bras et l’emmenâmes dehors. Sous l’influence de l’air frais, il se remit et nous reprîmes bientôt la route de Nuoro, où nous arrivâmes sans avoir échangé une parole le long du chemin.

  1. Deuil, plainte funéraire.