Grazia (p. 246-264).

XII

— Voilà une chose étrange, signori me dit Angela, en revenant de la messe, le dimanche suivant. Vous savez comme j’étais agitée ce matin : je me demandais : Qu’est-ce qu’il va y avoir ? Eh bien, ça n’a pas manqué. C’est une chose extraordinaire et, comme il ne s’en faisait point autrefois. Mais les gens d’aujourd’hui ne respectent plus la coutume. Ah !… ce qui me fait de la peine, c’est que j’ai peur que cela ne contriste notre Effisio.

Elle disait souvent notre Effisio ; et je lui en savais gré ; car je m’étais moi-même ché à cet ami, depuis ses chagrins, d’une façon toute fraternelle.

— Dites au moins ce que c’est, Angela.

Elle soupira longuement.

— M. le curé a publié aujourd’hui les bans de mariage d’Antioco Tolugheddu et de Grazia de Ribas.

Elle me regardait attentivement en disant cela et s’attendait peut-être à quelque exclamation ; je gardai le silence. M’observant toujours, elle poursuivit :

— Qu’est-ce qu’ils ont tant à se presser ? Quoi ! Fiancés depuis deux mois seulement ! Si c’était deux ans, à la bonne heure ! Il y en a qui se marient quelquefois dans la seconde année, parce qu’il y a des raisons, … mais… je ne crois pourtant pas… Elle n’avait pas l’air d’en raffoler tant de son fiancé ; et tout le monde dit que ce n’est pas elle qui l’a voulu, mais son père. Hum !… Et d’ailleurs, elle n’aurait pas eu le temps… Non… je ne sais pas si vous êtes comme moi, signor, mais je n’aime pas ces choses-là. Quand il y a une coutume, elle est pour tout le monde, n’est-ce pas ? Ah !… l’on en cause en ce moment dans Nuoro !

— Où donc est Effisio ? dis-je.

— Je ne sais pas ; c’est justement ce que je voulais demander à Sa Seigneurie.

Je sortis. Je jetai un coup d’œil en passant dans le café, au cercle, partout où je pouvais soupçonner qu’Effisio pût être allé ; je ne le vis pas. Il y avait deux heures environ qu’il était venu dans ma chambre, où je lisais, et nous avions échangé quelques mots fort calmes. Nous devions le soir même sortir à cheval. Il était dans son état ordinaire, triste, rongé au dedans, mais tenant la tête haute, — quand avec moi, il ne se laissait pas aller à pleurer comme un enfant.

À cette heure-là, évidemment, il ne savait pas la nouvelle. Qui la lui avait apprise ? Où ? Quand ? Sans doute, il était sorti pour lire les journaux, et le premier venu, bêtement ou méchamment, lui avait jeté ce malheur à la figure ? Quelle contenance avait-il tenue ? Qu’avait-il fait ? Pourquoi n’était-il pas venu chercher secours près de moi ? Où avait-il pu se rendre, ailleurs que dans l’asile de son foyer, où l’attendait un ami ?

Le suicide par amour n’est pas rare en Italie, Mais une ou deux fois nous avions traité ce sujet, Effisio et moi, et je n’avais point vu que ses dispositions pussent le porter de ce côté. Il était assurément très-gouverné par son imagination, par ses sentiments ; mais il avait au cœur un autre amour, un de ceux qui préservent l’âme d’une défaillance absolue ; il aimait la cause de la liberté, de l’humanité, et m’avait dit cette parole : — Tant qu’on peut mourir ou vivre pour un tel objet, le suicide n’est pas permis. Cependant, quand après mon retour à la maison, trois heures eurent sonné sans sans qu’il fat rentré, lui qui d’habitude craignait de me faire attendre, mon imagination devint incapable de s’arrêter sur la pente des conjectures fâcheuses, et je sortis de nouveau, ne pouvant plus supporter l’attente sur place.

Une chose assez peu raisonnable, mais certaine, c’est que la désespérance, loin d’éteindre l’amour d’Effisio pour Grazia, l’avait au contraire accru sans cesse. En ce jour de naufrage complet de toute illusion, de tout espoir, jusqu’où pouvait aller son exaltation ? J’étais donc vivement inquiet, sans pouvoir confier mon inquiétude à personne. Après avoir parcouru tout le reste de la ville, j’errai dans le quartier du Rosario, et, voyant entrer plusieurs personnes chez de Ribas, j’y entrai aussi. Les amis venaient apporter leurs félicitations. Dans la pièce commune, assise, tandis qu’allaient et venaient les autres femmes, était Grazia, parée de tous les bijoux de ses fiançailles. Elle était fort pâle de teint, avec de vives rougeurs au haut des joues. À ceux qui venaient la féliciter, elle ne répondait rien, et les accueillait tous avec le même sourire, que parfois elle laissait aller ; mais qu’aussitôt elle replaçait — on pouvait dire ainsi — sur ses lèvres, dès qu’une personne nouvelle s’approchait. Je saisis ce mot, dit par deux femmes dans un coin : — Elle ressemble à la Madonna de l’église et son sourire est de pierre aussi.

Antioco Tolugheddu, qui faisait les honneurs et se tenait près de sa fiancée, était rayonnant. Il ne voyait évidemment pas ce qui frappait tous les autres, la souffrance de Grazia ; car il était de ces gens à qui leurs propres impressions cachent celles d’autrui.

De Ribas n’était pas là ; dona Francesca souriait, avec sa placidité ordinaire, en s’occupant çà et là de mille détails. Le visage de l’aïeule était triomphant, et Effisedda regardait sa sœur, d’un petit air rêveur dont je lui sus gré.

Moi aussi, puisqu’il le fallait, j’allai murmurer à Grazia un compliment banal, après avoir serré la main d’Antioco. Elle m’accueillit avec son éternel sourire, son sourire de pierre ; je vis qu’elle ne m’avait pas reconnu, que j’étais pour elle un nombre, rien de plus, parmi tous ces fantômes qui passaient devant elle et qu’elle ne distinguait pas. Toutefois, comme je la quittais, le son de ma voix atteignit enfin son cœur endolori et se fit reconnaitre. Je la vis alors se troubler ; elle me jeta un regard qui me fit mal, et je compris qu’il eût été dangereux de lui parler de nouveau ; car je l’eusse fait pleurer. Elle se dominait à peine. Après avoir échangé quelques paroles avec les personnes de la maison, je partais, quand la vue d’un nouvel arrivant me fit frémir de la tête aux pieds : c’était Effisio.

Il fit le tour de la chambre, en saluant les personnes qui étaient là, de manière à éviter Antioco, placé entre la porte et Grazia ; puis, il alla s’asseoir près d’elle. Il souriait, vraiment, et d’un air qui ne lui était pas du tout ordinaire. Je m’approchai plein de crainte, ne sachant ce qui allait arriver.

Toutes sortes d’idées extravagantes me passaient par la tête, entre autres celle-ci : qu’il était venu peut-être se tuer aux pieds de Grazia ; et je me tenais prêt à saisir ses mains, s’il avait tiré de sa poche une arme. Heureusement, je le calomniais. Se penchant vers Grazia, d’une voix contenue, qu’elle seule et moi dûmes entendre, et de l’air aimable d’un parent qui adresse un compliment à sa parente :

— Ainsi vous le voulez ?… C’est bien fini ?… Vous n’avez plus d’hésitation ?… Vous avez accepté d’être la femme de cet homme ? et de n’être plus rien pour moi ?… Dites, c’est bien vrai ?…

La malheureuse ne pouvait répondre. Il reprit :

— Il faut que j’entende cela de votre bouche… parce que les paroles que me disent les autres à ce sujet me semblent un rêve, un mensonge. Dites ! c’est bien vrai qu’aujourd’hui votre nom a été publié dans l’église avec celui d’Antioco ?…

Elle fit un léger signe affirmatif.

— Et vous n’avez pas besoin de moi ?… Vous êtes bien décidée… je vous le demande encore ? Tout est bien fini dans votre cœur ?

— Effisio, dis-je en français, tais-toi ! laisse-la ! C’est assez !…

Je la voyais se mourir. Jusque-là, cette scène avait passé inaperçue. Placé devant Grazia, je la protégeais contre les regarda des assistants, et par bonheur un parent qui venait d’entrer occupait Antioco. Mais tout à coup la tête de la pauvre enfant, devenue livide, tomba sur sa poitrine ; elle chancela sur sa chaise ; je n’eus que le temps de la soutenir : elle était évanouie.

L’émoi et les exclamations de tous les assistants couvrirent le trouble et le remords d’Effisio. Nous emportâmes Grazia dans sa chambre et la laissâmes aux soins de sa mère. On disait : — Elle n’était pas bien portante ; cela se voyait. — Tous ces compliments fatiguent. — Puis, l’émotion de ce jour… et la chaleur !… — Beaucoup de femmes eurent la bonté de se déclarer elles-mêmes plus ou moins souffrantes. Antioco n’avait pas hésité à trouver tout naturel l’évanouissement de sa fiancée ; il disait d’un air fin et suffisant :

— Un jour de publications !… Les femmes sont si impressionnables !

Il ne broncha pas davantage, quand Effisio, que je m’efforçais d’entrainer, lui demanda un entretien et ce fut avec un sourire aimable qu’il nous conduisit dans sa chambre. Mon ami m’avait prié de le suivre.

— Signor Antioco, dit Effisio, sans autre préambule, votre mariage avec ma cousine me déplaît ; vous allez trop vite. On ne fait pas succéder ainsi, presque immédiatement, les noces aux fiançailles.

La stupéfaction du fiancé à ces paroles fut si complète qu’elle m’arracha un sourire. Il n’en pouvait croire ses oreilles. Quoi ! parmi tant de compliments tout autres, celui-là !… En ce jour d’épanouissement et de parade !…

— Comment ? Qu’est-ce que cela veut dire ?… signor Effisio, vous ne parlez pas sérieusement ?

— Si sérieusement, que je prétends vous empêcher de faire cette sottise.

Antioco me regarda, comme pour me dire : — Est-ce qu’il est fou ? — Et il ne se trompait guère. Cependant, comme il arrive dans l’excès de la surexcitation, Effisio possédait un grand sang-froid apparent et une aisance parfaite. Il reprit :

— Vous n’êtes pas, signor Antioco Tolugheddu, sans avoir entendu parler du duel ?

— Qu’est-ce que vous me chantez là, répliqua l’autre, perdant patience. Oui, j’ai entendu parler du duel ; mais ce n’est pas dans nos habitudes, à nous autres. Allez vous battre en duel avec le diable, si vous voulez !

— Je vous propose un combat loyal, un combat que les lâches seuls refusent, les lâches !… Entendez-vous, signor Antioco ?

— Dannasions ! cria le fiancé devenu furieux, je ne voudrais pas faire un malheur aujourd’hui ; Mais si tu ne me laisses pas la paix, fou du diable !…

Il mit la main dans sa poche. Effisio en dit autant. C’était une lutte au couteau, une de ces luttes sardes, où il reste toujours un mort sur le terrain. Je me jetai entre eux, en adressant de vifs reproches à mon ami, sur le scandale qu’il donnait dans la maison d’un parent. — Tu veux la tuer, tout à fait, n’est-ce pas ? lui disais-je à l’oreille.

— Je veux empêcher cette infamie ! répétait-il de ses lèvres pâles, les yeux injectés de sang, tel que je ne pouvais le reconnaître.

Il était vraiment fou, et j’eus plus facilement raison de l’irritation d’Antioco, en le conjurant de prendre le rôle raisonnable et d’éviter une rixe en un pareil jour.

— Je ne demande pas mieux, moi ! disait-il, certainement, je ne demande pas mieux ! Mais pourquoi cet enragé vient-il m’insulter ?

Tout ce que je pus obtenir ce fut une trêve, en leur promettant une rencontre, ou tout au moins une explication, pour le lendemain, et je pus alors emmener de cette maison le malheureux Effisio.

Dès le soir même, ce terrible accès de sauvagerie était complètement dissipé et mon ami n’éprouvait plus que la honte de l’avoir subi.

— C’est le vieux sang paternel, vois-tu, me disait-il Allons, c’est fini ! je vais maintenant souffrir en civilisé.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 22 MAI 1878.

(22)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

XII. — (Suite.)

Le lendemain, j’allai trouver Antioco avec pleins pouvoirs. Le Sarde refusa carrément le duel.

— Il pouvait bien, me dit-il, se battre à coups de couteau dans un moment de colère, ou faire la vendetta, bien qu’il aimât mieux la paix, surtout en un temps de noces ; mais il n’irait pas faire des choses contre la coutume, et surtout des choses qui lui déplaisaient.

Je lui dis que moi aussi je voulais la paix, et que j’avais obtenu de mon ami qu’il avouât un excès de vivacité et retirât des paroles blessantes. Antioco, satisfait, me donna la main et tout fut arrangé.

Dès lors, j’insistai pour notre départ immédiat. Que faire à Nuoro ? Effisio pouvait-il assister à ce mariage ? Il fallait fuir. L’absence, avec ses ignorances et ses distractions forcées, pouvait seule alléger, et plus tard guérir, cette douleur.

Mais Effisio ne voulut pas fuir. Il mettait à cela je ne sais quel entêtement ou quel amour-propre, que, pour moi, je trouvais hors de saison. Il objectait ses occupations agricoles, ses intérêts engagés, cent choses qui ne me semblaient pas suffisamment graves pour le retenir dans un lieu où la douleur et la fièvre le rongeaient. Gardait-il encore une sombre espérance ? — Il se taisait.

De Ribas nous vint un soir :

— C’est dimanche prochain, nous dit-il, que se fait le transport du trousseau de Grazia. Je pense que vous ne manquerez pas à la fête. Vous, signor, qui aimez nos coutumes, vous trouverez ça joli à voir. Quant à toi, Effisio, si tu ne venais pas, on ferait des suppositions… Il ne faut pas ! Je sais que tu as cherché querelle à mon gendre ; mais je lui ai dit que ce jour-là c’est moi t’avais obligé de boire trop de vernaccia, que tu ne t’en souvenais seulement pas. Il m’a répondu qu’alors il ne s’en souviendrait plus lui-même, car c’est un bon camarade et un bon vivant qu’Antioco. Je veux que vous soyez amis. Et à quoi bon se bouder, je te le demande ? À présent tout est fini. Il paraît que tu trouves mauvais que le mariage se fasse si vite ? C’est pour qu’Antioco ne risque plus sa peau dans de fréquents voyages. Une fois marié, il ne sortira plus, il restera chez lui et l’on finira bien par prendre Nieddu. Toi, tu épouseras Effisedda, si tu veux, dans quatre ou cinq ans d’ici, ou bien une des cousines d’Antioco ; elles ont de la fortune ; enfin qui tu voudras. Eh ! l’on se console toujours ! Allons, mon garçon, donne-moi la main et faisons la paix.

— Merci, oncle, dit Effisio.

Et il mit sa main dans celle de Ribas.

— Bien ! je suis content ; vous viendrez tous deux ; c’est convenu ?

— Mais,… nous partons, dis-je.

— Partir ! Et où allez vous ?

— Faire un tour de Sardaigne, répondit Effisio ; mais seulement après la noce. -A la bonne heure ! Parce que, vois-tu, autrement, ce serait donner aux langues trop beau jeu. Bien ! bien ! Et nous danserons !…

J’étais confondu de la facilité d’Effisio. Pouvait-il songer à faire partie du cortége des noces de Grazia ? Tout en causant avec de Ribas, nous montâmes à l’aire, qui n’était pas loin, dans un champ qu’Effisio possédait sur la hauteur. Il y avait là Cabizudu, son fils ainé, ses petits garçons, plusieurs autres, c’est-à-dire selon l’habitude des Sardes, moitié plus de travailleurs que n’en eût demandé en France la même besogne, et la plupart assis, causant. Cabizudu, tout dolent encore, nous parla de Pepeddo. Sa fille ne pouvait se consoler

— Bah ! l’on se console toujours ! répéta don Antonio.

Cependant, son front s’assombrit, sans doute en pensant à la menace que renfermait pour son gendre la mort de Pepeddo. On n’avait trouvé aucune trace du meurtrier ; mais comment ne pas croire que c’était Nieddu, qui préludait à sa vengeance complète ? Comme pour échapper à de telles pensées, de Ribas s’occupa de ce qu’il avait sous les yeux, examina la qualité du grain, l’état des bœufs qui le foulaient. Il y en avait trois paires, dont chacune, conduite par un homme, traînait un lourd cylindre de pierre, sous lequel se brisait la paille, en même temps que le grain était mis en liberté. Au travers des observations de don Antonio, Effisio s’écria tout à coup :

— Voilà un joug bien mal attaché !

Et sans arrêter les bœufs, entrant dans l’aire, il posa le pied si malheureusement qu’il l’engagea sous le cylindre. Nous accourûmes ! nous fîmes reculer les bœufs ; nous portâmes Effisio sur un tronc d’arbre…

— Ce n’est rien, disait-il, assez pâle, mais souriant.

La chaussure retirée, nous vîmes que le gros doigt du pied était écrasé.

— Voilà qui m’empêchera d’aller danser, oncle, malgré toute ma bonne volonté, dit Effisio.

Je le regardai, saisi d’un doute ; il rougit sous mon regard.

— Quel malheur ! disait de Ribas. Qu’est-ce qui t’a pris de toucher à ce joug ? Il n’y avait rien à faire.

Il fallut porter Effisio dans sa maison ; j’envoyai chercher le médecin.

— Ce ne sera pas grave, dit celui-ci ; mais il faudra rester étendu sans marcher, au moins quinze jours.

— Bah ! me dit Effisio quand le médecin eut le dos tourné ; dans dix jours, nous monterons à cheval.

C’était dans dix jours qu’avait lieu la noce de Grazia. Les apparences étaient sauves ; point très-important, plus important encore à Nuore qu’à Paris ; car plus un peuple est primitif, plus il tient à l’opinion ; mais au prix de vives douleurs physiques, et de quelles douleurs morales ! Mieux à mon sens eût valu l’éloignement.

J’allai tout seul à la cérémonie de translation du trousseau.

C’est la fête de la vanité, naturellement plus importante que celle du mariage. De Ribas, qui avait tenu à m’avoir, me regardait du coin de l’œil. Je fis de mon mieux pour paraître ébloui. D’ailleurs, à part la qualité des objets, rien de plus curieux et intéressant, de plus poétique même que cette coutume. Tout ce qui est nécessaire en ménage doit se trouver-là, depuis l’âne qui moud la farine, jusqu’à la plus petite écuelle ; depuis le lit nuptial, jusqu’à la pelle du foyer, depuis le drap jusqu’au torchon ; et tout doit être absolument neuf. C’est l’épouse qui fournit le mobilier, l’époux la maison ; mais comme une maison se change difficilement, on a soin tout bonnement de la faire blanchir.

Quand j’arrivai, plusieurs chariots étaient à la porte, avec une dizaine de chevaux de selle, et l’on commençait à charger les meubles. Ils avaient été achetés à Sassari : lit de noyer, deux commodes, une armoire, deux tables, dont une à ouvrage, douze chaises, un canapé, deux grands bahuts à linge, sculptés à la manière des artistes du pays, le métier de Grazia ; puis tous les ustensibles de cuisine, et la vaiselle ; des matelas, un grand nombre d’oreillers, lingerie en abondance et objets d’habillement. Toutes ces choses, étalées dans la salle commune, étaient prises une à une et remises par de Ribas aux mains d’Antioco, qui les vérifiait sur une liste. L’assistance, nombreuse, était composée de tous les parents et amis des deux familles et l’on entendait sans cesse, partant de tel ou tel groupe, tantôt un murmure approbateur et respectueux, tantôt des exclamations admiratives. À mesure qu’Antioco recevait et vérifiait un objet, il le passait à son entourage, qui se chargeait de l’emballer. C’était un va-et-vient de jeunes gens et de jeunes filles, et des éclats de voix et des éclats de rire. Je cherchai des yeux Grazia ; elle n’était pas là ; sa mère me dit que, fatiguée, elle venait de se retirer dans sa chambre.

Quand tout fut compté et chargé sur les chariots, il se fit de nouveau un grand mouvement ; on se disposait à partir. Grazia parut alors, en grande toilette, la jupe ornée de larges rubans, la coiffe blanche fermée, cachant tout le bas du visage, et, par-dessus la casaque rouge, un corset de gros de soie vert, tout brodé de fleurs d’or. Son tablier, taillé en festons, était bordé d’un large galon d’or et couvert de broderies, et tout l’avant-bras, à l’ouverture inférieure de la manche, brillait de gros boutons et d’aiguillettes d’argent. La selle de son cheval était couverte d’une riche housse ; elle s’y plaça, assise et sans étrier, avec la solidité et l’aisance étonnante des femmes de ces montagnes. Antioco, magnifiquement vêtu de velours rouge et de fin drap noir, avec un éclatant gilet de brocart, ayant sur les épaules un capotu de drap et de velours noir, monta sur un autre cheval, orné de même, et bientôt toute la troupe étant prête, le défilé commença.

En tête, marchaient deux joueurs de launedda, soufflant à pleines joues ; derrière eux, un joueur d’accordéon, instrument qui tend à remplacer l’antique et pastorale launedda, et qui devait alterner avec elle ; car les sonneurs de launedda ne peuvent jouer longtemps, surtout en marchant. Venaient ensuite plusieurs jeunes gens et jeunes filles à pied, portant sur la tête des objets fragiles : vases de porcelaine ou de cristal, une glace, un plateau chargé de carafes et de petits verres, une lampe. Puis, quatre jeunes filles, parmi lesquelles Effisedda, chargées chacune, sur la tête également, de deux ou trois oreillers, garnis de rubans, de roses, de verdure ; une autre, la plus jolie, disait-on, et choisie comme telle, portait sur un bourrelet écarlate une belle cruche de forme élégante, ornée aussi de rubans et de fleurs. À côté, une autre amie de la mariée portait la quenouille chargée de laine. Suivaient les deux époux, puis de Ribas et Basilio Tolugheddu, dona Francesca et l’aïeule, tous à cheval, suivis de la troupe des gens de la noce. Après eux, les chariots, couverts de toile, dans lesquels avaient pris place des femmes sur les matelas et sur les paquets de linge, des hommes grimpés sur les meubles, tous riant et échangeant de joyeuses plaisanteries. Derrière les chariots de meubles, deux chariots de blé, un autre portant le moulin, les pelles de four, les corbeilles à pain et à farine, et enfin, attaché derrière ce chariot, dernier personnage de toute la bande, le meunier, molenti, c’est-à-dire l’âne, dont la queue et les oreilles étaient ornées de feuillages et de rubans.

C’était toute la vie de travail de la future épouse, humble et constante pourvoyeuse de la maison, âme de la vie matérielle, qui se déroulait en cette longue caravane. Le rôle de la femme sarde ressemble trop à celui de la femme arabe : tout le travail intérieur d’une vie sauvage et sans industrie pèse sur elle — souvent sans préjudice du travail de la terre — meunerie, boulangerie, tissage, blanchissage, outre la cuisine et le nettoyage journalier. Même dans ces conditions, l’amour fait envier la vie conjugale ; mais la pauvre Grazia n’avait pas l’amour !

Cette pensée m’assombrissait cruellement le riant cortége ; pourtant, quand il circula dans la vallée, parmi les massifs de lauriers-roses qui remplissent le lit du Cedrino, ce fut un coup d’œil poétique au delà de toute description. Pourquoi, dans cette fête de l’amour, si belle au milieu de la nature, le dieu manquait-il ?

Chez les gens de la noce, éclataient le rire, les chants, les vives paroles ; partout, la joie et la gaîté resplendissaient, comme le soleil, excepté chez les deux héros de la fête ? Morne et pâle, Grazia ressemblait à une condamnée. Antioco eût bien voulu se laisser aller à la joie ; mais tout-à-coup, il tressaillait, plein d’angoisse et portait autour de lui des regards inquiets. C’eût été pour la vengeance un beau jour !…

À l’arrivée, le village d’Oliena se mit en haie pour nous voir passer. Devant la maison des Tolugheddu, une lutte singulière eut lieu, selon l’usage. Antioco, descendu de cheval, prit un des matelas pour le porter dans la maison. Les jeunes gens de la noce, aussitôt, s’emparant des autres matelas, s’opposèrent à son entrée. Le combat fut acharné. Antioco disparut un moment sous les matelas qu’on jetait sur lui. Toutefois, il vint à bout de pénétrer dans la maison avec son fardeau et l’emménagement commença : à l’intérieur, les jeunes filles et les femmes s’occupèrent de tout mettre en ordre, et chaque meuble fut orné par elles de guirlandes de fleurs et de verdure. Bientôt, la chambre des époux fut transformée en une sorte de chapelle du printemps. Poétique idée de parer ainsi des grâces de la nature le nid humain. On ne touche pas à ces guirlandes ; elles doivent s’user d’elles-mêmes, et il en reste parfois des vestiges une année entière.

Il y eut banquet chez Tolugheddu. Le soir, nous revînmes tous dans le même ordre, avec les chars vides.

Huit jours après, la noce eut lieu. Chaque invité, ou même, en dehors d’eux, les voisins, les amis, vinrent apporter leurs cadeaux à Grazia. Bijoux ou comestibles, riche ou pauvre offrande, accompagnés d’une bénédiction, tout était cordialement reçu par la mariée, qui donnait en échange un baiser. Quand, à mon tour, je lui offris un collier de corail, elle me jeta un regard désespéré, et ce mot prononcé tout bas, pour un autre plus que pour moi :

— Adieu !…

On attendait le cortège de l’époux. Quand il arriva, Grazia, suivant l’usage, se jeta aux genoux de sa mère pour lui demander sa bénédiction. Il est d’usage aussi que la jeune fille pleure à ce moment, et peut-être beaucoup d’entre elles ont-elles quelque peine à trouver des larmes dans un cœur joyeux. Grazia ne pleura point ; elle était seulement blanche comme une morte. Dona Francesca, après avoir béni sa fille, la remit au prêtre d’Oliéna, qui avait accompagné les Tolugheddu. Antioco fut de même confié au prêtre de Nuoro, et chacun des cortèges, celui de l’époux et celui de l’épouse, marcha séparément vers l’église.

Sur le chemin, les femmes sortaient, tenant à la main un plat, où il y avait du pain et du sel, et elles en jetaient sur les époux en leur criant : Buona fortuna !

Ce vœu reçut un prompt démenti.

En arrivant à la porte de l’église, les premiers du cortège poussèrent un cri d’horreur et d’effroi un gant ensanglanté se trouvait là, cloué sur cette porte !

On l’arracha. Mais qui avait mis là ce gage de haine et de mort ? Il n’y eut qu’un cri : — Raimonda ! Et des jeunes gens, des femmes coururent chez elle pour tirer vengeance… Elle n’y était point. On eut le tort d’épouvanter sa mère et de briser un meuble ; puis, la police intervint et fit tout cesser. Mais c’en était fait : la noce n’était plus qu’une cérémonie funèbre ! Grazia pleurait abondamment, donnant cours, sous ce prétexte, à toutes ses douleurs ; Antioco, tout blême, essayait de sourire ; les parents, les convives eux-mêmes, ne pouvaient secouer l’impression fatale d’un présage si sombre et si menaçant !

Il me fallut assister au déjeuner, où je vis les époux, assis l’an près de l’autre, manger dans une même assiette, avec la même cuiller, et l’on me dit que cet usage symbolique d’union, se renouvelle à la naissance des enfants.

Après le repas, selon cette tradition de rapt de l’épouse, qui subsiste encore chez beaucoup de peuples, il y eut un simulacre de lutte, et Grazia, arrachée à ses parents, fut placée à cheval pour être conduite à Oliena.

Je revins désolé près d’Effisio. Nous causâmes le reste du jour de philosophie, d’histoire, de souvenirs, de mille choses auxquelles nous ne pensions pas.

Grazia était la femme d’Antioco ! Cela me tintait dans les oreilles et je ne pouvais entendre autre chose. Quant à Effisio, ce qu’il souffrait se lisait sur ses traits dévastés, et ni l’un ni l’autre n’osions en rien dire.

Le soir même, nous partîmes sur nos deux petits chevaux. Nous étions armés et n’avions annoncé notre voyage à personne. La nuit était claire, étoilée, mais mon pauvre compagnon luttait dans son âme avec les ténèbres de l’Enfer. Je m’efforçais de porter son esprit sur ce qui nous entourait ; je lui parlais de moi… quelquefois, il me répondait. J’avais exprimé un grand désir de visiter la Sardaigne dans chacune de ses provinces, très-diverses d’aspect et de coutumes, sous la direction d’un guide aussi bien instruit que lui de la langue et des mœurs de ces populations. Il tenait à me rendre ce service, et ne tenait plus guère qu’à cela.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
ANDRÉ LÉO.