Grazia (p. 227-246).

XI

Je m’étais chargé d’une mission délicate : parler à Grazia et la faire consentir à nous suivre en France. Lui parler seulement n’était pas aisé. J’avais conservé mes entrées chez de Ribas ; mais comme Effisio, par une réserve nécessaire, n’y allait plus sans être appelé, je m’y présentais moi-même très-rarement. De plus, Grazia m’évitait, comme si j’eusse été pour elle une partie d’Effisio : Depuis un mois, je ne lui avais parlé en particulier et n’en aurais point eu l’occasion. La trouverais-je maintenant ! La recherche seule paraitrait suspecte. Aller plusieurs jours de suite chez de Ribas ; quand je n’y étais pas retourné depuis l’assemblée de famille, où l’on m’avait admis, c’était exciter inévitablement la surprise et la défiance. Il me fallait, réussir du premier coup. Mais le moyen ?

Ne trouvant rien de neuf, j’allai me promener sur le chemin de la fontaine, où je ne réussis, pendant une heure, qu’à m’attirer les regards et peut-être les quolibets des belles filles rieuses, qui montaient ou descendaient, la cruche droite ou renversée. Grazia ne venait point, et, quand même, comment lui parler au milieu de ces compagnes ? Je me voyais réduit à attendre bêtement un incident qui eût de l’esprit pour moi ; mais je ne pouvais raisonnablement y compter. Aussi éprouvais-je assez de mauvaise humeur.

D’autant que ma conscience n’était guère plus satisfaite que mon amour-propre. Séduire — et par procuration encore — la fille de son hôte, précisément en usant des droits de l’hospitalité dans un pays où l’hospitalité est une religion, ceci relevait peu mon courage, et, bien que je n’eusse aucun doute sur la supériorité des droits de l’amour et de la liberté personnelle, sur ceux de la famille, je n’en ressentais pas moins une impression pénible d’avoir à agir par des moyens occultes. Toutefois, renoncer à l’exécution de ma promesse, je ne la pouvais. Effisio l’attendait dans une fièvre d’espoir, et le matin même, en m’embrassant, il m’avait appelé son sauveur par avance.

— Je m’engageai de plus en plus dans la voie mauvaise, en voyant paraître Effisedda.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 18 MAI 1878.

(20)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

XI. — (Suite.)

Effisedda était avec ses amies, d’autres adolescentes, et elles jasaient toutes ensemble, comme des grives, lorsqu’elle m’aperçut. Je la vis rougir ; puis elle me salua d’un air grave. Nous ne nous étions pas revus depuis la scène de la fontaine, où, après l’avoir protégée contre Raimonda, je l’avais, en lui mettant sa cruche sur la tête, sévèrement grondée.

— C’est mon père qui me l’a dit ; m’avait-elle répondu en pleurant.

Et il est certain que la faute n’était pas sienne. Malgré la majesté de son attitude, je vis dans ses yeux noirs qu’elle eût désiré me parler, et, feignant d’être occupé d’un arbuste qui croissait au bord du chemin, je l’appelai. Dérision ! Toute la bande la suivit, et quand je demandai le nom de l’arbuste, elles me rirent au nez, en vraies paysannes. Peut-on s’intéresser à un arbuste qui vient sur tous les chemins ? Je n’en demandai pas davantage et l’essaim repartit, en bourdonnant, et riant encore du Francese.

Peut-être pourrais-je rencontrer Grazia seule dans son jardin ? C’était une faible chance, pourtant à peu près la seule, de lui parler en particulier ; mais comme je ne pouvais escalader le mur en plein jour, qu’il me fallait par conséquent passer par la maison, ou je devais rencontrer les membres de la famille, cela devenait absurde.

Que faire ?

Heureusement, à défaut de l’intelligence, l’instinct nous reprend. Après avoir longtemps marché sur la route, et malgré ces réflexions décourageantes, je revins par le chemin de la fontaine, sur la hauteur d’où l’on pouvait jeter les yeux dans le jardin des Ribas. Grazia n’y était point, mais Effisedda ; et comme cette fois elle était seule, — déjà des hypocrisies de jeune fille ! — elle vint à moi très vivement, jusqu’au bord du chemin. Je m’étais approché de mon côté. Gracieusement, elle s’accouda sur le mur.

— Qu’il y a de temps qu’on ne vous a vu !

— Nous sommes allés à la montagne.

Et je lui racontai notre rencontre avec les bandits, qui l’amusa énormément ; en la priant de n’en pas parler, ce qui la flatta encore plus. Dès lors, j’avais retrouvé toute sa confiance.

— Oh ! me dit-elle, d’un petit air important, il ne fallait pas en avoir peur ; les bandili ne sont pas méchants ; nous n’en avons pas peur, nous autres ; il y a parmi eux des amis de papa. C’est la justice qui est si mauvaise contre eux. Pauvres gens !

— Sais-tu, lui dis-je, ramenant la conversation à mes fins, que tu prends des airs de grande fille ? Tout à l’heure, en t’apercevant dans le jardin, j’ai cru voir Grazia.

— Oh ! je suis bientôt presque aussi grande, répondit-elle en se redressant.

— Mais n’était-elle pas avec toi, Grazia ?

— Non, je viens de la conduire à l’église ; elle y va tous les soirs maintenant, quand il n’y a personne ; elle devient si dévote, depuis qu’elle doit se marier !…

— C’est donc cela qu’on ne la voit plus ?

— Comment ! Est-ce que tu veux qu’elle aille te voir ?

Et elle se mit à rire.

— Eh bien ! qu’y aurait-il de mal ?

— Oh ! rien. Mais ce n’est pas la coutume.

— Je dis cela, parce qu’étant allé chez vous une fois ou deux, je ne l’ai pas vue.

— C’est vrai qu’elle devient sauvage. Elle va souvent dans sa chambre, excepté quand Antioco est à la maison.

— Ah ! Elle veut le voir ?

— Il faut bien, puisqu’il est son fiancé. Mais c’est qu’elle ne veut pas qu’il aille dans sa chambre. Alors elle n’y va plus.

Tandis que je cherchais un prétexte pour me retirer, elle poursuivit en me regardant.

— Tu es fâché qu’elle se marie avec Antioco.

— Moi ! Et pourquoi ?

— Oh ! je le sais bien !… Tu pars déjà ?

— Effisio m’attend.

— Effisio ! c’est vrai qu’il est plus gentil ; moi aussi je l’aimerais mieux, va ! Mais que veux-tu ? il faut bien obéir à ses parents.

Elle poussa un grand soupir, un soupir de femme, et, serrant la main que je lui tendais, elle jeta dans mes yeux un regard brulant, dont elle-même ignorait le sens et qui m’émut malgré moi.

Je marchai rapidement vers l’église ; il y en a beaucoup à Nuoro, comme dans tout le Midi ; et je n’avais pas osé demander d’indication à Effisedda ; mais j’entrai sans hésiter dans la plus proche. Elle était petite et nue, et je n’avais pas fait dix pas que j’aperçus agenouillée dans une chapelle une jeune fille, qu’à sa taille svelte et pure, je reconnus être Grazia. Malheureusement il y avait dans l’église une autre femme agenouillée près du chœur. Mais je n’étais pas venu pour manquer une telle occasion. Je fis le tour de l’église en amateur bien que très-rapidement, et arrivé près de Grazia, je me mis à genoux, — oui, ma foi ! car c’était la posture la plus avantageuse pour ce que j’avais à faire, — je me mis à genoux dans une chaise placée près d’elle, un pou en arrière ; la dévote nous tournait le dos ; mais il y avait tout à parier que n’entendant plus marcher, elle se retournerait. On sait bien que la dévotion ne laisse rien perdre à la curiosité. Alors elle me croirait en prières, à moins que mal penser ne soit un devoir des âmes pieuses ?

Grazia, elle, ne se retournait point. Avait-elle seulement entendu mes pas ? Elle était comme abimée dans son recueillement ; pas un musele qui bougeât, une prostration complète. Prosternée sur les marches de la chapelle, le front baissé, les mains serrées contre sa poitrine, elle semblait moins grande et plus menue, tant ce pauvre être se repliait, s’écroulait en quelque sorte, sous le poids de la douleur. Elle me causa une pitié profonde et ce qui me restait de scrupules s’évanouit.

— Grazia ! murmurai-je.

Elle eut un lent mouvement, comme si elle se réveillait, mais sans avoir compris. Je la vis passer machinalement sa main sur son visage, humide sans doute.

— Grazia, repris-je, en soufflant tout bas les mots vers son oreille, c’est moi c’est votre ami ! j’ai besoin de vous parler. Ne vous retournez pas ; écoutez-moi seulement, et tâchez de me répondre de même, sans bruit.

Elle eut un frémissement et fit un léger signe de tête ; je vis qu’elle avait compris, et je poursuivis :

— Je viens au nom d’Effisio vous demander s’il est possible que vous puissiez abandonner celui qui vous aime et que vous aimez ?

Le ruban bleu de son corset s’agitait et maintenant ce n’était que mouvement et vibration dans cet être, tout à l’heure anéanti. Elle ne put me répondre que par un geste désespéré.

— Grazia, lui dis-je, vous ne comprenez ps votre devoir véritable ; c’est commettre un crime envers vous-même et un sacrilége que d’épouser un homme que vous n’aimez pas. Le mariage est une chose sacrée ; il n’est pas dans la loi ni dans le prêtre ; il est dans l’amour. Effisio seul est votre mari !

Les mains jointes de la pauvre enfant se crispèrent, et, tournant la tête à demi vers moi, elle me jeta ces paroles haletantes :

Oh ! taisez-vous ! Ayez pitié de moi ! C’est parce que j’ai pitié de vous que je veux vous épargner une vie de honte et de désespoir, Grazia I et de remords. Effisio ne peut vivre sans vous… il souffre mille tortures ! Il ne supportera pas votre mariage avec un autre, Est-il possible que, l’aimant, vous le condamniez à tant souffrir ?

La jeune fille s’affaissa sur ses genoux, en élevant son visage vers l’autel, — un visage de martyre tendu par la souffrance, — puis, se tournant vers moi, elle me regarda d’un air effaré, comme si, au sortir de l’extase mystique où un moment avant elle se trouvait plongée, elle m’eût pris pour le tentateur, revêtu d’une forme amie. Il est certain qu’au point de vue catholique, je pouvais passer pour jouer le rôle du diable ; mais telle n’était point ma conviction.

— Suis-je libre ? dit-elle enfin, vous savez bien que je ne le suis pas.

— Vous pouvez l’être. Effisio vous en a proposé le moyen ; acceptez-le et ne pensez pas mal faire. Croyez-moi bien, mon enfant, le plus grand mal en ce monde est de mentir aux autres et à soi-même.

— Abandonner mes parents, te serait un crime !

— Non, puisqu’ils vous ont mise contre eux dans le cas de légitime défense, en attaquant votre liberté et votre honneur.

— Obéir à son père et à sa mère, est commandement de Dieu.

— Croiriez-vous devoir leur obéir, s’ils vous commandaient un meurtre ou une infamie ?

— Non, mais…

— Eh bien ! en vous commandant le mariage avec un homme que vous n’aimez, pas, ils vous commandent une infamie ; en vous ordonnant d’abandonner Efficio, ils vous commandent un meurtre.

Je n’étais pas sans jeter de temps en temps un coup d’œil sur la dévote ; je la voyais toujours immobile à sa place ; et cependant l’église était si petite que nos chuchotements devaient arriver jusqu’à elle. On l’eût prise pour un simulacre de la prière, si la coiffe blanche et le corsage écarlate de Nuoro eussent permis le moindre doute.

— Écoutez, dis-je encore à Grazia, qui, tremblante et torturée, ne répondait pas. Nicus vous demandons un nouvel examen de votre devoir. Effisio vous le demande ; il en a le droit. Vous ne pouvez refuser de l’entendre encore. Soyez cette nuit, à une heure, dans votre jardin.

— Le voir ! lui parler ! dit-elle ; oh ! non ! non ! Vous voulez me perdre ! Je ne puis pas ! Non, cela ne doit pas être !

Elle avait dit ces mots d’un timbre dont les vibrations éclataient, malgré l’étrangle- ment de sa voix. Effrayé de son imprudence je lui montrai notre compagne de l’église, mais cette dévote étonnante n’avait pas fait un mouvement. Je me sentais pris d’une ; estime sincère pour sa piété, quand je la vis se lever, faire sa génuflexion et sortir de l’église, sans avoir jeté un regard sur nous.

— Voilà un bel exemple de délicatesse et de discrétion, pensais-je, et je dis à Grazia, d’une voix toujours contenue, mais plus haute cependant, car nous étions seuls :

— Je crains que cette femme vous ait entendue.

— Rassurez-vous, me dit la jeune fille, elle est très sourde.

Tout me fut expliqué ; mais d’autres pouvaient venir, doués de bonnes oreilles ; les yeux seuls étaient de trop. Aussi me hâtai-je de reprendre ma négociation, de répéter avec plus de développement et d’insistance tout ce que j’avais dit déjà et de peindre la douleur d’Effisio, qu’un seul espoir soutenait encore. La pauvre fille s’était levée et se tenait debout près de moi, tournant le dos à l’autel, dans un état inexprimable. Elle ne m’imposait pas le silence ; elle ne me parlait point de sa réputation, qu’un tel tête-à-tête, en se prolongeant, pouvait compromettre ; ni même, en sa qualité de chrétienne, des convenances du lieu ; elle m’écoutait de son âme tout entière.

— Oh ! me dit-elle, que vous me faites de mal ! Depuis un mois, je travaille à accepter le devoir que m’a imposé la volonté de mon père ; et c’en est bien assez ! j’ai trop à faire, hélas ! avec mon propre cœur ! Pourquoi venez-vous tout renverser ainsi dans ma tête ? Si je n’ai plus le devoir, que deviendrai-je ?

— La femme d’Effisio.

Elle mit ses deux mains sur son visage et ne répondit pas tout de suite.

— Ce que vous me demandez de faire, dit-elle enfin, cela s’appelle dans le pays être une fille sans honneur, une coureuse, une maudite. Moi-même j’ai dit ainsi.

— Qu’importe ! si vous aviez tort. Vous défiez-vous de lui, de moi ? Je le renierais s’il manquait à ses devoirs envers vous.

— Une fille déshonorée !… Oh ! non ! non ! reprit-elle en frémissant. On dit que leurs amants eux-mêmes ne peuvent plus les aimer, alors !

— Effisio n’est pas de ceux-là. Il vous estimera comme auparavant et vous aimera davantage.

— Et ma famille ? Vous ne savez donc pas qu’ils en mourraient de honte, sinon de chagrin ? Jamais ! Jamais ! Laissez-moi !…

Je voulus reprendre la parole ; elle mit la main sur mon bras avec autorité :

— Laissez-moi ! répéta-t-elle ? Vous venez me tenter dans le saint lieu. Ah ! que vous me faites de mal ! Si vous saviez !… Ne m’accusez pas de ne pas l’aimer ! Je viens là tous les soirs demander à la sainte Madonna grâce et merci. Je prie, je pleure ; ma pauvre tête se fatigue ; la pensée m’emporte, et là, au pied de l’autel, en dépit de ma prière, je ne songe qu’à lui !… C’est à lui que je pensais tout à l’heure, quand vous êtes venu, sans m’apercevoir même de mon sacrilége…. Oh ! je suis perdue 1… Oui, mon père commet un grand péché. Mais je n’y puis rien, que prier pour que Dieu l’éclaire. Ne me tentez plus ! Tout ce que vous m’avez dit, je ne pourrai l’oublier, et je l’entendrai de nouveau quand je serai seule. J’ai tant de peine, hélas ! Oh ! que je suis malheureuse ! Oh ! je ne savais pas qu’on pût tant souffrir !…

Je n’osais toucher à sa religion, de peur de l’effrayer plus encore. Au fond, je la voyais sérieusement ébranlée ; mais ce n’était pas par le raisonnement, du moins en si peu de temps, qu’on pouvait convaincre un esprit si neuf, si peu cultivé. C’était l’amour seul qui pouvait saisir et emporter ses résolutions, dans ce débat cruel entre des affections rivales. Enfin, je l’avoue, ses touchantes prières me faisaient mal ; elles me rendaient perplexe, et j’aimais mieux laisser à Effisio toute la responsabilité, qui de droit lui appartenait :

— Grazia, dis-je, chère Grazia, je n’insiste plus que sur une chose : consentez à voir Effisio, à l’entendre ; soyez au jardin cette nuit. Il a besoin de vous voir, ne le désespérez pas ; vous déciderez tout dans cette entrevue. Il faut qu’il vous parle et vous ne pouvez lui refuser de l’entendre. Quant à moi, ce que je puis vous dire sûrement, c’est que, si vous suivez Effisio, je vous regarderai toujours comme une sœur, aussi fidèlement que si vous étiez fille de ma mère.

À peine entendit-elle ces derniers mots, qui valaient pour moi un serment ; elle balbutiait :

— Le voir ! le voir ! Ah !… Ne serait-ce pas tout, peut-être ?

Un pas se fit entendre au dehors.

— Agenouillez-vous ! lui dis-je, en la poussant vers la chaise ; pour moi je pars. J’emporte votre promesse. À une heure cette nuit, au jardin !

Et je m’éloignai rapidement, en faisant le tour de l’église, du côté opposé à la porte. C’était Effisedda, qui venait chercher sa sœur. Il faisait sombre. Je sortis avec précaution ; elle ne me vit pas.

Je revenais triste et, perplexe. La douleur de cette jeune fille et ses appréhensions m’avaient pénétré. Qui sait, en effet, me disais-je ? Un enlèvement, une rupture avec la famille, cela veut l’amour éternel. Existe-t-il ? Existera-t-il du moins entre ces deux êtres, bons, sincères, mais susceptibles de changer, comme toute notre espèce ? Et je me demandais si Effisio était bien, en sa qualité de Sarde, assez au-dessus des préjugés vulgaires pour ne pas, en effet, estimer moins son amante, par suite de la déconsidération injuste que l’opinion ferait peser sur elle seule ?

À mon arrivée, il courut vers moi, avec emportement. L’avais-je vue ? Pouvait-il espérer encore ? — Je lui dis tout ce qui s’était passé, que Grazia viendrait sans doute et qu’à mon sentiment, bien que cruellement combattue, elle l’aimait trop pour lui résister. Ses transports de joie m’interrompirent ; je les laissai s’épancher, et lui parlai sérieusement de ses devoirs envers une jeune fille, qui par amour se donnait à lui, sans défense et sans retour possible, sans aucune des garanties qui, dans les autres contrats, demeurent : la protection de la famille, une indépendance matérielle, l’honneur public. Il m’écouta, m’embrassa, me remercia ; son cœur débordait d’élans infinis. Il ne pouvait tenir en place, et j’eus peine à le faire asseoir à table, où, moi qui n’étais pas amoureux, la faim me poussait.

— Après tout, lui dis-je, tu vas trop vite ; il n’est pas sûr qu’elle consente.

— J’en juge par moi, répondit-il ; elle me demanderait l’impossible, je le ferais ; puisqu’elle m’aime toujours, elle me suivra !

Nous arrangeâmes toutes choses d’avance. Nous partirions le lendemain soir. Mieux valait ne pas laisser Grazia à ses réflexions et à ses angoisses vis-à-vis de sa famille. Elle monterait en croupe derrière Effisio, et ils voyageraient toute la nuit, non pour gagner un port, où ils pourraient être signalés et arrêtés ; mais pour se rendre tout simplement à Fonni, dans les montagnes de la Barbargia, où Effisio avait un ami, qui les cacherait pendant quelques jours. Moi, je partirais de mon côté pour Sassari, où je verrais à les faire passer sûrement en Corse. Grazia, changerait de costume, et ils viendraient me rejoindre l’un après l’autre.

Pour plus de sûreté dans notre correspondance, nous convînmes d’un chiffre ; enfin, nous primes les précautions les plus minutieuses, sur lesquelles l’ardente impatience d’Effisio revenait sans cesse.

Nous achevions à peine de souper, quand Cabizudu, suivi de Pepeddo, vint entretenir Effisio de divers soins agricoles. Effisio répondait si négligemment, que, pour atténuer ce que sa conduite pouvait avoir d’extraordinaire à leurs yeux, je m’emparai de la conversation et leur offris un verre de vin. Pas n’est besoin de dire qu’ils acceptèrent.

— Il y a aussi Pepeddo, dit Cabizudu, s’adressant derechef à Effisio, qui vient demander à Votre Seigneurie si elle n’aura pas besoin de lui la semaine prochaine ; il est engagé jusqu’à dimanche pour aller chercher des liéges à la montagne ; mais il aimerait mieux servir Votre Seigneurie.

— Ah ! dis-je, car Effisio ne répondait pas, ce travail des liéges est donc pénible ?

— Pas plus qu’un autre, dit Pepeddo, seulement… j’aimerais mieux travailler à Nuoro.

— Voilà ce que c’est, dit Cabizudu, à que le vin avait délié la langue, et qui, d’ailleurs l’avait toujours bien pendue ; c’est la peur qu’il a d’aller à la montagne et de voyager la nuit. À cause de la chaleur, les bœufs ne vont pas le jour.

— Quoi, Pepeddo a peur des esprits ?

— Des esprits, non ! dit le garçon en secouant tristement la tête.

— Il a peur de la vendetta, me dit Cabizudu en baissant la voix. Nieddu n’est pas sans savoir à présent que c’est sur la déposition de Pepeddo qu’on a voulu le faire arrêter et… Voyez-vous, Pepeddo a fait une sottise.

— C’est mon avis, dis-je.

— Comme aussi de ne pas rester au service des Tolugheddu. Avait-il besoin d’aller dire les gueuseries de ce Basilio ? On s’amuse de ça avec les amis, en comité, mais on ne va pas le crier tout haut.

— Qu’est-ce que vous voulez, dit Pepeddo, Ils m’avaient dit de les injurier, moi j’ai dit ce que je savais, ne trouvant pas autre chose. Et puis, je n’étais pas mécontent de dauber un peu le vieux ladre, qui m’en a fait avaler de dures, à moi aussi. Ce qui me fâche le plus, dans tout ça, c’est de m’être laissé enjôler par eux, pour jouer un mauvais tour à Nieddu. Ils m’ont donné de l’argent, c’est vrai ; mais je pourrais le payer d’un plus grand prix.

— Va, va ! dit Cabizudu, il ne faut pas se tourmenter comme ça ; il ne t’arrivera rien. Mais c’est égal, si don Effisio veut t’occuper là, autour de la maison, la semaine prochaine, ça vaudra mieux.

Effisio dit qu’il verrait plus tard, et ils nous quittèrent. Il n’était alors que cinq heures.

Nous causâmes tous les deux longtemps encore ; puis Effisio me proposa de sortir. Dévoré d’impatience, il avait besoin d’air et de mouvement et ne savait comment tuer le temps jusqu’à l’heure attendue.

Sar la route, nous rencontrâmes Cesare Siotto. Il se colla à nous, me dit pour la centième fois : « Vous ne venez jamais au café », et me gasconna quelques mots français. Ce n’était pas sa conversation qui pouvait nous distraire, et elle nous empêchait de parler de la seule chose qui nous occupât l’esprit. Effisio sifflait d’impatience. Moi, je répondais par monosyllabes aux discours de Cesare, qui parlait comme une pie et croyait être très- aimable. Naturellement, il nous confiait ses amours.

— Mais vous, me dit-il enfin, est-il possible que vous n’ayiez pas une amourette, là ? On me le demandait l’autre jour, et j’ai dit que, sur l’honneur, je n’en savais rien. C’est comme don Effisio : Toto me soutient qu’il a eu des intentions pour la petite Grazia de Ribas. J’ai répondu : « Non ! Vous comprenez, je le saurais. Mais comment faites-vous tous deux pour vivre ainsi, sans flamme d’amour au cœur ?

— Nous avons la flamme de l’étude, que vous ne connaissez pas.

— Bah ! laissez donc ! Vous me faites passer un froid dans les os ; nous ne sommes plus au lycée, et ce que des hommes ont de mieux à faire…

— C’est de ne rien faire, n’est-ce pas ?

— Est-ce donc ne rien faire, mon cher, que d’aimer ? Ah !….

— Jolie façon d’aimer que d’avoir à la fois une maîtresse et une fiancée.

Il se mit à rire aux éclats, se croyant le plus charmant coquin du monde, et jurant qu’un homme de bon ton ne pouvait faire autrement.

André Léo.

(À suivre.)

FEUILLETON DU SIÈCLE. — 21 MAI 1878.

(21)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

XI. — (Suite.)

D’un commun accord, Effisio et moi, nous nous étions engagés sur la route de Bitti, espérant le décourager de s’attacher à nos pas ; car il ne franchissait jamais, d’ordinaire, la portion de route commune aux trois directions de Bitti, de Macomer et de Mamoïada, où il paradait dans la poussière avec le beau monde du lieu. Mais il était si lancé qu’il n’y fit point attention. Pourtant, quand nous arrivâmes au Nur-hag et que nous fîmes mine de prendre le chemin qui monte la colline, où pose le vieux sphinx, Cesare se récria :

— Mais où allez-vous ? On ne va pas par ici, que diable !

— Pourquoi pas ? Vous aimez donc bien la poussière ? Là, il n’y en a-pas ; on marche sur le gazon et l’on trouve là-haut de l’air à vous rafraichir pour toute la journée suivante.

— Et peut-être aussi quelque grassatore, qui nous enlèvera nos montres et nos bijoux.

Vos bijoux ! Nous n’en avons pas.

— Eh bien ! qu’importe ? cela ne me consolera pas de perdre les miens.

— Nous sommes trois.

— Mais nous n’avons pas d’armes. Je vous en prie, retournons.

— Vous avez bien peu de confiance en votre police ; on n’attaque pas si près de Nuoro ; nous pouvons vous l’affirmer, nous qui parcourons souvent la campagne.

— Le jour, soit ; mais il fait nuit. Tenez il y a, pas loin d’ici, — je ne sais pas bien où, car je n’y viens jamais à pied, — un de ces tas de pierres qui indiquent le lieu d’un meurtre. Brr… Allons-nous-en !

— Laissez donc ! dit Effisio, qui intervint pour défendre son pays, il y a dix ans de cela.

Che ! dix ans !.. reprenait Cesare Siotto.

Et sans doute il allait nous citer des faits plus récents, quand une décharge de fusil lui coupa la parole. Il fit un bond en arrière.

— C’est à plus de deux cents pas, obser- va Efficio.

— Eh bien ! qu’en dites-vous ? exclama Siotto en s’adressant à moi.

— Quoi ! vous pensez ?… Ce doit être quelque chasseur ?

— Un chasseur ! à cette heure ! vous moquez-vous de moi ? On ne verrait pas un aigle en l’air dans ce crépuscule ; encore moins un lièvre à terre… Vrai ! allons-nous-en !

— Quelles choses vous imaginez-vous ? dit Effisto ; ce sera tout bonnement une fantaisie de quelqu’un. Vous savez bien qu’on n’y regarde pas tant ici à décharger un fusil.

Cependant, pour ne pas désobliger Cesare, et peut-être avec l’espoir de s’en débarrasser plus vite, il retourna du côté de Nuoro. Pour moi, j’aurais voulu savoir ce que signifiait cette décharge, et je les retins encore un moment sur place à discourir. Nous revenions enfin décidément sur nos pas, quand j’entendis les roues d’un char crier sur le sable de la route.

— Attendons un peu, leur dis-je ; il vient derrière nous des gens qui pourront nous dire ce que c’est que ce coup de feu.

— Vous tenez à le savoir ? me dit Cesare.

— Pourquoi pas ? Je vous vois quelquefois occupé de curiosités qui n’ont pas plus d’importance.

Nous attendîmes. Le char, évidemment trainé par des bœufs, s’avançait lentement. Nous fîmes quelques pas à sa rencontre : il était chargé de ces énormes sacs où l’on transporte le liége ; nous hélâmes le conducteur, que nous supposions couché entre les sacs — car le Sarde — ne marche guère, et n’épargne jamais les forces de son bétail, — mais nous n’eûmes pas de réponse.

— L’ivrogne ! s’écria Cesare.

— Mais il n’y a personne, dit Effisio, qui venait de faire le tour du char. Cela devient inquiétant ; allons voir !

— Êtes-vous fous ? répondit Cesare ; Et si c’est une bande de grassatori !… Retournons à Nuoro et faisons notre déclaration à la police.

— Un seul coup de feu n’indique pas une bande de grassatori, dis-je ; c’est plutôt une vengeance particulière, et il y a peut-être un homme à secourir. Tenez, arrêtez seulement les bœufs et attendez-nous ici.

— Que j’arrête les bœufs ! exclama Cesare Siotto, comme s’il jugeait la chose au-des- sous de sa dignité.

Nous ne lui répondîmes pas, nous étions partis, le cœur serré par le pressentiment de quelque chose de terrible. Suivant chacun un côté de la route, nous l’explorions soigneusement du regard. À deux cents pas environ de notre point de départ, une forme noire, allongée au bord du précipice, nous fit passer un frisson dans les veines. Nous approchâmes ; c’était un homme, la face contre terre ; nous le touchâmes : il était inerte ; Effisio souleva sa tête, et le regardant de près s’écria :

— Pepeddo !

Un moment, nous demeurâmes silencieux d’horreur devant le cadavre de ce pauvre garçon, qui, trois heures auparavant, nous exprimait ses terreurs. Puis Effisio me dit :

— Il faut ramener ici le char ; nous y poserons ce malheureux et nous nous bâterons vers Nuoro ; peut-être y a-t-il moyen de le rappeler à la vie ?

Je ne partageais pas cet espoir. Autant que dans la nuit j’en pouvais juger, le pauvre Pepeddo était bien mort. Néanmoins, je fis ce que demandait mon ami, et trouvai Cesare Siotto qui, gravement, sa canne en travers dans ses mains, se tenait à la tête des bœufs immobiles.

— Eh bien ! avais-je raison ? s’écria-t-il quand je lui eus appris la catastrophe.

Je lui proposai de se rendre le premier à Nuoro pour y porter la nouvelle et chercher un médecin, disant que j’emmènerais bien le char seul, et que nous suffirions ensuite, Effisio et moi, à la besogne. Mais il refusa dignement de se séparer de nous, alléguant qu’il pouvait y avoir encore du danger pour nous sur le lieu du crime, qu’il ne pouvait nous abandonner : et ce ne fut qu’après nous avoir aidés à poser le cadavre sur le char et être resté près de nous, jusqu’à l’embranchement des trois routes, qu’il nous devança pour aller quérir un médecin.

Il était alors dix heures ; presque toutes les maisons étaient fermées et l’on dormait chez le pauvre Cabizudu. Effisio fit déposer Peppedo dans sa maison, où le médecin accouru constata la mort.

— Ces balles-là ne manquent guère le cœur, dit-il.

Bientôt après, arrivèrent le commissaire de police, le syndic, le secrétaire communal, une foule de curieux Tout ce bruit, la rumeur dans la rue, les exclamations, éveillèrent les Cabizudu. Ce fut alors un spectacle déchirant : le père et la mère blêmes, gémissants, vinrent contempler avec désespoir le corps inanimé de leur futur gendre, et la belle Gavina, pâle, à peine vêtue, s’arracha les cheveux et se meurtrit la face, en appelant la malédiction de Dieu sur le meurtrier. J’avais beaucoup entendu parler de ces scènes sanglantes ; mais c’était la première dont j’étais témoin. Si la mort, quand elle est naturelle, n’inspire aux esprits sérieux que des pensées philosophiques, plus ou moins calmes, plus ou moins tristes, selon le degré d’affection qu’on porte à l’être qui n’est plus, — cette mort violente et soudaine, qui frappe en pleine vie, et qui est non plus l’effet de causes générales, mais le crime d’une volonté sombre et mauvaise, frappe d’épouvante et d’horreur !

Il fallut faire notre déposition, suffire à mille soins, répondre à cent personnes ; les heures s’écoulaient ; il était plus de minuit, et je voyais Effisio, pâle et fébrile, consulter sa montre et s’apprêter à partir, sans plus de souci des interprétations qu’on pourrait donner à son absence, quand la vieille Angela vint à moi. Déjà, elle m’avait dit vingt fois depuis l’accident :

— Vous savez, signor, depuis ce matin j’étais toute ahurie. Je vous ai dit — vous vous rappelez ? — je ne sais pas ce que j’ai ; mais il arrivera quelque chose d’extraordinaire — Ça ne me manque jamais, voyez-vous. Pauvre Pepeddo !

Cette fois, elle se borna à me remettre un billet, que venait, me dit-elle, d’apporter un petit garçon, disant-elle baissa la voix, que c’était-dona Grazia qui lui avait donné cette commission.

— Et il a eu beau dire que le billet est pour moi, signor. Ce n’est pas possible, puisque je ne sais pas lire. Voyez donc ce que c’est.

J’ouvris le billet ; il ne contenait que cette ligne :

— Qu’il ne vienne pas ce soir ! Impossible…

Emmenant Effisio dans sa chambre, je lui communiquai avec ménagement cet avis. Il s’emporta, accusa Grazia d’abandon, de pusillanimité et jura qu’il n’en irait pas moins au jardin, qu’il essayerait plutôt de pénétrer dans la chambre de Grazia, si elle s’obstinait à n’en pas sortir…

Craignant quelque folie, je le suivis. Arrivés sur la hauteur qui domine la maison des Ribas, du côté de la montagne, nous vîmes qu’il y régnait de l’agitation. Il y avait de la lumière à plusieurs fenêtres, et, en approchant, nous entendîmes la voix forte de don Antonio, disant dans la cour :

— Canaglia ! canaglia ! assassino ! Il n’y a qu’une chose à faire ! je vais, moi, partir pour la montagne, et si je le rencontre, je le tue comme un chevreuil !…

— Rentrez donc, beau-père, et ne parler pas si haut ! disait du seuil la voix altérée d’Antioco.

— Bah ! je n’ai pas peur, moi ! lui répondit brutalement don Antonio, qui continua de s’emporter et se mit à débiter un chapelet d’injures contre les carabiniers, qui, suivant lui, ne faisaient pas leur métier.

Le meurtre de Peneddo jetait cette famille dans la consterna ion. C’était, en effet, an avertissement terrible pour Antioeo. Et nul cette nuit-là n’avait envie de dormir. Comme l’avait dit Grazia, le rendez-vous était impossible.