Grazia (p. 208-227).

X

Dès lors nous chevauchâmes au pas ; notre dessein était seulement de jouir des bois et de la montagne, je devrais dire mon dessein, car Effisio, toujours absorbé, ne faisait que se prêter à ma fantaisie.

Toutefois, les grandes influences de la nature aidant, mon enthousiasme finit par le gagner. Nous découvrions çà et là d’admirables points de vue, et je me faisais nommer par lui les montagnes, les villages environnants. Quand je dis les villages — il n’y a que des villages en Sardaigne, excepté gliari et Sassari — je veux parler seulement de leur direction, car le caractère de cette campagne est la solitude, une solitude absolue, qui s’étend aussi loin que le regard. Les seuls villages qu’on aperçoive de Nuoro et les plus proches sont Oliena et Orune ; le premier est à deux heures, le second à trois, en voiture ou à cheval ; on ne les voyait point des montagnes où nous étions. Ce n’était partout sous nos yeux que grandes courbes nues ou boisées, mais boisées pour la plupart, mêlées de pointes pittoresques ; des vallées aux chaumes brülés, que relevait par endroits le vert vif de la vigne, et là-dessus tous les charmes de la grande magicienne : voiles aériens, vapeurs bleues, caprices d’ombre et coups de soleil, couleurs vives et nuances fondues, lignes arrêtées, contours vagues, miroitements et enchantements. La nature me monte facilement à la tête ; je sifflais avec les merles, je roucoulais avec les colombes, j’appelais le daim qui fuyait, sans laisser de traces de son passage qu’un long bruissement, et je finis par me jeter sur le sol auprès d’une fontaine, où nous bûmes à longs traits, Effisio et moi, ainsi que nos chevaux.

Il ne fallait jamais presser longtemps Effisio pour qu’il devint poste, expansif, et qu’il lâchât la bride à toutes ses pensées auprès d’un ami. Aussi n’étions-nous pas assis depuis dix minutes que nous parlions de Grazia, et comme il avait longtemps gardé le silence, il me versait tout son cœur avec de grands soupirs, des cris de désespoir et enfin des larmes…

Il l’aimait !… Il ne pouvait cesser de l’aimer ! Il n’aimerait jamais d’autre femme ! Et cependant il était altéré d’amour, plus que nos lèvres ne l’étaient tout à l’heure de cette eau que nous venions de boire. Il voulait vivre, il voulait aimer ! Elle était à lui, car elle l’aimait ! et cet homme n’avait pas le droit de la lui prendre. Fallait-il laisser consommer cette infamie ? Était-ce là vraiment de la délicatesse ? de l’honneur ? Non ! non, lui qu’elle aimait, il devait la protéger, cette enfant, que son père condamnait à la honte d’être possédée par un homme qu’elle n’aimait pas ! Il devait tout donner pour elle, son honneur, sa vie ! Il ferait une grande chose en protestant dans ce pays contre l’abus du droit paternel. Il sauverait Grazia ! C’était à lui, à lui seul, de faire ce que projetait Nieddu. Ne savait-il pas, cet homme, ce lâche Antioco, que Grazia ne l’aimait pas ? qu’en l’épousant il lui faisait violence ? Le viol est un crime ; on le punit. Cet homme avait donc mérité sa condamnation. Quoi ! celui qui voit une jeune fille menacée d’un tel attentat, a le droit et le devoir de la défendre, jusqu’à la mort de l’agresseur ! Et pourquoi donc, lorsque le fait est le même, le droit et le devoir ne seraient-ils pas pareils ? Est-ce la publicité d’un tel crime qui le rend sacré ?…

— Que m’importe ? s’écriait-il. Et moi aussi je courrai la montagne ; la sachant libre, je serai heureux ! Ou, si je ne puis vivre sans elle, eh bien mieux vaut ne plus vivre que de tant souffrir !…

Il ne m’était pas difficile de prouver à Effisio, sans m’arrêter à discuter la moralité de l’acte, qu’en supprimant Antioco, il ne délivrait pas Grazia, à moins qu’il ne voulut aussi tuer de Ribas, l’aïeule et la mère, tous également convaincus du droit qu’ils avaient de disposer de Grazia. On la marierait bientôt à un autre et lui se serait perdu sans la sauver, sans qu’elle pût jamais être à lui.

Alors, il s’indignait contre la faiblesse de son amante, pauvre enfant, pleine de préjugés et de terreurs, depuis ceux de la religion jusqu’à ceux de la famille.

Cette fois, je lui donnais raison, et je m’efforçai de lui faire entendre, sans trop oser l’exprimer, qu’une femme plus instruite, élevée dans les idées modernes, serait plus capable de le rendre heureux.

Mais alors je le vis hausser les épaules, foudroyer d’un regard indigné mes pauvres insinuations, et proclamer que ce qu’il adorait dans Grazia c’était cette ingénuité même, ces croyances aveugles, mais sincères, cet amour du devoir et du sentiment filial, qui la rendaient capable de sacrifier son bonheur… Plus indépendante, il l’eût crue moins dévouée. Plus éclairée, plus forte, eût-elle été si touchante ? En un mot, ce qu’elle était, — oubliant qu’il venait de l’accuser tout à l’heure — c’était précisément le charme et la perfection de l’être ?

Il déraisonnait un peu, mais ne m’en touchait pas moins, et j’en vins, dans une conversation pleine d’attendrissement, à lui promettre d’insister moi-même près de Grazia pour qu’elle se laissât enlever par nous.

— Dis-lui que je mourrai si elle me refuse !…

Et nous fîmes l’enlèvement : nous passâmes en France ; nous trouvâmes de suite un emploi pour Effisio ; nous vîmes la petite maison, où je venais souvent leur demander à dîner ; la charmante jeune femme, dont les grâces et l’esprit se développaient encore dans un milieu plus civilisé ; le berceau… que sais-je ? Et nous nous embrassâmes en nous jurant une éternelle amitié !

Avions-nous raison, étions nous fous ? Question grave, agitée depuis des siècles et non encore résolue, socialement du moins — ou plutôt socialement résolue contre nous. — Mais les romans et la philosophie en ont toujours appelé des droits de la famille aux droits de l’amour, et si nous étions peu philosophes, nous étions en plein roman d’amour, d’imagination et de jeunesse.

Les heures avaient passé ; nos chevaux, las de brouter le gazon brûlé, où la dent seule des moutons pouvait, en l’arrachant, trouver quelques sucs, se mirent à hennir ; les merles et les geais, babillant autour de nous, semblaient s’ébahir du séjour prolongé de ces deux intrus près de leur fontaine. Levant enfin les yeux, nous fûmes surpris de voir que le soleil avait disparu. Il était plus de sept heures. Nous remontâmes à cheval et reprîmes notre route. Quoi que nous fissions désormais, nous ne pouvions arriver avant la nuit, Bah ! nous avions deux fusils et peu d’argent ; nous ne craignions pas les bandits.

Effisio, cependant, chercha à prendre au plus court, et, comme il arrive souvent en pareil cas, surtout dans la montagne, nous trouvant en des lieux où il avait passé rarement, il se trompa. Nous revînmes sur nos pas et nous nous égarâmes encore. Heureusement, les éclaircies n’étaient pas rares ; nous pâmes nous orienter ; mais la nuit tombait, et sous l’ombre que les chênes projetaient dans le chemin, il fallait abandonner complétement nos chevaux à eux-mêmes. Nous nous trouvions de nouveau incertains de notre route, quand une lueur frappa nos regards.

— C’est un feu de bergers, me dit Effisio, allons-y. Un de ces garçons nous servira de guide jusqu’à la route.

Plus de dix minutes nous furent nécessaires pour arriver jusqu’au foyer, dont la lueur se projetait au loin en formant les plus beaux effets dans les feuillages. Nous allions doucement ; mais le pas de nos chevaux avait averti les gens que nous cherchions ; car en approchant, nous les vîmes debout, les yeux tournés de notre côté, dans une attitude inquiète et fort peu hospitalière.

Ils étaient cinq, tous armés d’un fusil, et la dague à la ceinturé. Même à distance, on pouvait reconnaitre que leurs vêtements étaient sales et déchirés. Barbe et cheveux emmêlés, et l’air quelque peu hagard. Dès le premier coup d’œil, je me dis que c’étaient là des bergers de mauvaise mine.

— Ce sont des banditi, me dit Effisio.

Le son tranquille de sa voix en prononçant de telles paroles me surprit ; elles n’avaient pas laissé que de me causer une commotion, et j’arrêtais mon cheval, quand je m’aperçus que le sien marchait du même pas.

— Eh bien ? lui dis-je.

— Nous sommes trop avancés pour reculer ; je suis sûr que tout se passera bien. Je ne serais pas venu les chercher… mais puisque les voilà, remercie la Providence qui te fait tout voir.

Les bandits de leur côté échangeaient leurs observations.

— Ils se calment en voyant que nous ne sommes que deux, et de simples bourgeois, me dit Effisio. Ils ont craint les carabiniers. Faisons bonne contenance !

À peine arrivé près des bandits, il descendit de cheval, le fusil à l’épaule et je l’imitai.

— Salut, compagnons. Nous sommes égarés ; nous avons vu votre feu et sommes venus vous demander le chemin.

Il y eut un silence et un peu d’hésitation ; mais celui qui paraissait le chef, ou du moins le plus influent, répondit bientôt par l’interrogatoire habituel :

— Et où allez-vous ?

— À Nuoro.

— Vous êtes de Nuoro ?

— Oui ; je me nomme Effisio Cambazzu, et mon ami est Français.

Effisio Cambazzu ! dit l’un, je vous ai vu tout petit ; je ne vous aurais pas reconnu. Votre père est mort ?

— Depuis un an.

— Et d’où venez-vous comme ça ?

— De ma pastorizia et de celle de Cubeddu.

— Ah ! ah !

Les bandits échangèrent tous ensemble un regard, accompagné d’un demi-sourire.

— Il est tard pour être dans la montagne.

— Nous avons dormi, puis nous nous sommes égarés. Nous voulions faire un grand tour et revenir par la route de Macomer. Je ne connais pas bien le chemin.

— Vous n’êtes pas loin de la route de Macomer.

— Voulez-vous nous y conduire ?

Ils se consultèrent ; puis l’un d’eux se déclara prêt à nous servir de guide. Cependant, ils échangeaient des regards louches et considérant que nous n’étions que deux contre cing, hommes sauvages et déterminés, je trouvais notre situation peu rassurante, quand Effisio dit :

— Mais nous avons le temps de rentrer ; car la nuit ne sera pas plus noire dans une heure que maintenant. Compagnons, nous sommes fatigués ; permettez-nous de nous chauffer les pieds à votre feu. Vous savez que ceux d’entre vous qui se présentent à mon covile y sont bien reçus ?

— Je ne me suis jamais chauffé les pieds à ton covile, dit celui qui semblait le chef ; mais ça ne fait rien ; sois le bien-venu !

La parole de l’hospitalité était prononcée, Effisio parut s’y fier absolument ; car ôtant son fusil de son épaule, il le jeta sur le sol et en vrai Sarde, se couchant tout de son long sur la terre, il chauffa ses pieds au foyer. Je n’avais nullement froid, et il m’en coûtait, en face de ces hommes armés, de me séparer de mon fusil ; aussi me contentai-je de m’asseoir à quelque distance du feu en gardant mon fusil à l’épaule. Les bandits me regardaient en chuchotant et j’entendais ce mot répété :

— Francese ! Francese !

— As-tu encore des cigares ? me demanda Effisio.

Fouillant dans ses poches, il en retira trois ; j’en avais cinq ou six encore. Cela éclaira toutes les figures. Ils prirent les cigares avec une sorte de cordialité joyeuse, et se mirent à fumer. La conversation devint nourrie. D’abord, l’interrogatoire à mon sujet : « Vous êtes de Paris ? Marié ou non ?… Et que venez-vous faire en Sardaigne ?… Que font vos parents ! etc… Puis, entre ces hommes, dont trois étaient de Nuoro, et mon ami, les nouvelles du village s’échangèrent. Moi, qui ne causais point, j’étudiais leurs visages et m’étonnais de n’y trouver, à l’exception d’un seul, aucun air de férocité. Sauf un peu plus de misère et quelque chose de hagard dans les traits, dû à leur triste vie, ces bandits ressemblaient parfaitement à leurs congénères de la vie civilisée, si toutefois une telle parole peut s’appliquer au chef-lieu de la Gallura orientale.

Ils se laissaient aller au charme de causer du pays et de la famille, bien qu’ils en eussent des nouvelles de temps en temps, soit par les pasteurs, soit par ceux de leurs parents qui venaient les visiter de loin en loin. Un seul était vieux et menait cette vie depuis trente ans Les autres étaient des gars de 20 à 30 ; le chef en avait 35 peut être.

— Savez-vous, dit tout à coup Effisio, que nous ne sommes pas seulement fatigués ; nous avons faim.

À cette déclaration, les bandits se regardèrent.

— Vous devriez, poursuivit mon ami, nous inviter.

— Tu sais, dit le chef, que nous vivons sans manger, nous autres ; il n’y a presque plus de daims maintenant à la montagne, et ils courent plus vite que nous. Quant au pain et au vin, nous n’en goûtons pas deux fois par an.

— Je vous en enverrai, si vous voulez, dit Effisio.

— Hum ! firent-ils, avec désir et défiance tout ensemble.

— Voyons, reprit mon ami en haussant les épaules, je ne suis pas un carabinier, moi, ni seulement un barracello, mais un vrai Sarde. Voulez-vous que je vous envoie deux outres de vin et quelques kilos de papier à musique, par le vieux Cabizudu, à l’endroit que vous voudrez ?

Ils se consultaient des yeux, indécis ; mais ne pouvant se résoudre à refuser. Enfin l’un d’eux proposa un lieu, que les autres repoussèrent.

— Ah ! que vous avez de crainte ! dit Effisio. Tenez, moi, je vais vous dire où je veux faire déposer les provisions.

Il indiqua un lieu, que je ne connaissais point et poursuivit :

— De là, on voit les arrivants d’une lieue à la ronde. Cabizudu viendra vers les six heures du soir, déposera le tout sous la plus grosse pierre et s’en reviendra.

— Bon ! dirent-ils alors ; c’est bien ! nous te remercions.

— Mais en échange, reprit Effisio, vous allez bien nous offrir une côte d’agneau rôti ?

Che agnello arrostito ! Quel agneau rôti ? s’écria le chef, d’un air à la fois étonné et indigné. Te moques-tu de nous ?

— Allons, allons ! compagnons, je connais ça ; ne sommes-nous pas tous du pays ? Vous avez laissé éteindre le feu, je sais pourquoi ; et je sais aussi pourquoi vous l’avez allumé. Est-ce parce qu’on m’a dit aujourd’hui, à ma pastorisia, qu’un agneau avait disparu la nuit dernière, que vous allez croire peut-être que je mangerai celui-ci de moins bon cour ? Bah ! un agneau n’est qu’un agneau, et je ne dis pas d’ailleurs que ce soit le même. Allons déterrez le rôti, et je vous promets 5 kilogrammes de cuisse de vache, en plus du pain et du vin.

Su Diavolo ! Tu es un vrai Sarde ! s’écria le chef en riant.

Les autres bandits se levèrent, et, à ma grande surprise, ayant balayé les braises et les cendres, et levé une couche mince de gazon, ils découvrirent un trou, dans lequel je vis, entre les pierres et les branches, un agneau qui me sembla cuit à point. Les bandits le retirèrent et le posèrent sur une écorce de liège, tandis que l’un d’eux, prenant une outre, courait à la fontaine voisine chercher de l’eau.

— C’est ainsi, me dit en français Efficio, que se cuisent à la montagne les agneaux volés, afin d’éviter les surprises.

Ce rôti, cuit à la sauvage, était loin d’être mauvais ; nous avions grand appétit, et il n’en resta que les os, lesquels furent enterrés à la même place. Quant à la peau, elle avait déjà été mise en lieu de sûreté et devait servir plus tard à la confection d’un vêtement.

(À suivre.)
André Léo.
FEUILLETON DU SIÈCLE. — 17 MAI 1878.

(19)

GRAZIA

RÉCIT D’UN VOYAGEUR
RECUEILLI PAR
ANDRÉ LÉO

X. — (Suite.)

Le repas fait, je pensais que nous allions partir, quand Effisio, qui était en veine d’audace et voulait servir ma curiosité, ouvrit un autre propos :

— Après un banquet entre bons compagnons, l’usage est de chanter ; mais nous n’avons pas de vin pour nous éclaircir la voix, et peut être avez-vous oublié les chansons de nos foyers ? Nous devrions plutôt nous raconter des histoires. Voici mon ami, qui est de Paris, et fort curieux des choses de notre pays. C’est un homme plein d’esprit ; il sait bien que les choses ne vont pas en ce monde partout du même train ni comme on le veut. S’il vous plaisait de lui raconter chacun votre histoire, il en serait content, et je pense bien qu’il voudrait ajouter aux provisions que j’enverrai un paquet de cigares pour chacun de vous.

À ce mot, les yeux s’ouvrirent : un paquet de cigares pour chacun d’eux ! Quel luxe et quelle source de jouissances ! Toutefois, la proposition était hardie, et à l’entendre plus d’un avait froncé le sourcil.

— Et pourquoi faire, ces histoires ? demanda le chef d’un ton brusque.

— Pour les raconter là bas, dit Effisio d’un air ingénu. Vous ne savez donc pas combien les voyageurs sont heureux quand ils ont quelque chose de nouveau à dire ? À Paris, qui est, comme vous le savez, la plus grande ville du monde, on aime beaucoup la Sardaigne, à preuve que les Français ont voulu la prendre autrefois ; mais on n’en sait pas grand chose, parce que les. Parisiens ne viennent point ici. Alors, cet homme-là fera fureur, quand il pourra conter ou même écrire ce que vous lui aurez dit.

L’explication parut les satisfaire.

— Après tout, dit le chef, la justice la sait, notre histoire, et je ne vois pas pourquoi nous ne la dirions pas à un bon enfant, qui veut s’instruire des choses d’ici.

Donc, je vais vous dire la mienne.

Et d’abord, signor, poursuivit-il en s’adressant à moi, je suis celui qu’on appelle le Maccione[1] et dont vous n’êtes pas sans avoir entendu parler, peut être ?

— Ah ! vous êtes le fameux Maccione, dit Effisio d’un air fourbe qui ne me convainquit pas.

Mais l’amour-propre est crédule à la montagne comme à la ville, et en Sardaigne comme ailleurs. Le Maccione se rengorgea, et lâcha comme eut pu le faire un des nôtres, le moi-même, qui paraît-il est également de tous les pays et de tous les temps.

— Écrivez ce nom-là, monsieur, me dit-il.

J’obéis à son injonction et il poursuivit :

— J’ai trente-quatre ans aujourd’hui ; alors j’en avais vingt-deux. Un soir, mon frère me dit : J’ai une amoureuse. Veux-tu venir avec moi ? — Je le suivis. La belle me fit bon accueil, et ils se mirent à se baiser que le feu m’en venait aux lèvres. Il y avait là une petite servante à qui je me mis à faire la cour. Tout à coup, on frappe à la porte. Pan ! pan !

— Qui est là ? — Moi ! dépêchons-toi d’ouvrir.

— Il padrone ! me dit la serva épouvantée. — Je cours dans la chambre à côté ; mon frère n’a que le temps de se revêtir et de sauter par le bacon, dont je lui avais déjà montré le chemin. Malheureusement, il s’y prend de façon qu’un de ses caleçons s’accroche ; il tombe et se casse la jambe. Inquiet de ne pas le sentir sur mes talons, je revenais, quand j’aperçois sur le balcon le mari, son fusil à la main, qui visait mon malheureux frère gisant à terre. Je n’ai pas le temps de crier ; le coup part ; j’entends un gémissement… mon frère est mort !…

Je le pris sur mes épaules et le rapportai à la maison ; puis, saisissant mon fusil, je retournai chez le meurtrier. La fenêtre était encore ouverte, et il se faisait un grand tapage au dedans. La femme gémissait, le mari la battait. Je remonte par le balcon, tenant mon fusil entre mes dents. Il y avait de la lumière dans la chambre ; je tire l’homme, et je l’étends roide ; puis je m’en vais.

Le lendemain, on venait pour m’arrêter, mais j’étais déjà parti : — Voilà mon histoire. Car après cela, de vous dire jour par jour ce que j’ai fait, ce serait monotone et… trop long, ajouta-t-il, avec autant de discrétion que de modestie.

Nous le remerciâmes et nous priâmes son voisin, un jeune homme d’assez agréable figure, de prendre la parole à son tour. Il s’excusa de ne pas savoir parler ; mais, dit-il, je raconterai la chose tout simplement, comme elle est.

Un jour, au bal, je vis une jeune fille qui me plut. Je lui pris la main ; elle me parla ; nous nous revîmes plusieurs fois et toujours nous dansions ensemble avec un plaisir plus grand. Elle m’apprit que son père avait été tué dans une querelle et qu’elle n’avait plus que sa mère et deux frères. Je lui dis :

— Veux-tu être ma femme ?

Elle rougit d’abord et ne dit rien ; moi, sachant où elle demeurait, j’allai sous sa fenêtre la nuit suivante ; car je ne pouvais attendre à l’autre dimanche ; et je jetai du sable dans ses vitres. Elle ne dormait pas non plus, puisque la fenêtre s’ouvrit aussitôt, et d’une voix tremblante :

— Que me veux-tu ?

— Je veux te parler, dis-je, viens ! Il faut que tu viennes !

— Prends garde ! si mon frère nous entendait.

Mais moi je ne craignais rien, sinon qu’elle ne m’aimât point et lui répétait :

— Viens ! Il faut absolument que je te parle, ou je passe ici la nuit.

Elle sortit à pas de loup ; j’étais fou de joie et je la serrais dans mes bras. Nous allâmes tout près de là, dans une cour abandonnée.

— Veux-tu être ma femme, lui demandai-je encore, et, cette fois, elle me dit oui.

Le lendemain, j’allai la demander à son frère ; mais c’était un garçon plein d’orgueil. Il ne me trouva pas un assez bon parti ; sa sœur était jolle, Il voulait la marier riche- ment et il me refusa net. Je lui dis :

— Prends garde ! bientôt je vaudrai mieux que toi, ce qui signifie, signor, vous n’êtes pas sans le comprendre, qu’un vivant vaut mieux qu’un mort.

Deux autres fois, encore, j’allai lui dire :

— Veux-tu me la donner ?

Mais il répondit toujours non et défendit à Tommasa de danser avec moi. J’allai un jour l’attendre sur le chemin de sa vigne et le tuai.

Il s’arrêta sur ce mot, du même air simple dont il avait parlé.

— Et naturellement, lui dis-je, cela ne vous a pas fait épouser la sœur.

— Non, signor ; mais autrement je ne l’aurais pas épousée non plus, et du moins, je me suis vengé.

— Voyez-vous, me dit le Maccione d’un air paternel ; il ne faut pas vous étonner. Nous sommes tous ainsi : On a de la misère ; mais on est content de s’être vengé. Nous ne sommes pas des minckioni (pleutres, dupes), nous autres. Nous ne supportons pas les in- jures ; ce qui nous est le plus cher, c’est l’honneur !

Celui qui venait après, un homme à l’air, louche et maussade, nous dit :

Un soir, j’étais allé à pied à Nuoro ; car je suis d’Orune. Et j’étais bien las quand, en revenant, je passai près d’une tanca, où paissaient plusieurs chevaux. Ils vinrent au bord du mur pour me voir, et il y eut une jument, une jolie bête, ma foi, qui avança la tête par-dessus le mur. Je me mis à penser : En voilà une qui ferait bien ton affaire ! Et qui t’empêche de la prendre et de la renvoyer à l’aube, demain matin, par ton petit frère ; tu auras ménagé tes pauvres jambes et le propriétaire ne s’en apercevra seulement pas. Là-dessus, comme j’avais une corde en poche, je la lui passe autour de la bouche, et la fais sortir, par une brèche du mur. Il se trouva qu’elle avait un poulain, qui la suivit. Par mon patron ! je ne m’en étais pas aperçu d’abord ; mais, la chose étant faite, je me dis : Tant pis, le petit suivra sa mère, ça lui apprendra les chemins. Pour mon malheur, mon petit frère s’en était allé dans la pastorizia de notre oncle, de sorte que je ne pus renvoyer les bêtes. Comment surent-ils qu’elles étaient dans mon champ, si loin de Nuoro ? Je ne peux pas me l’imaginer ; car j’étais revenu par le crépuscule et n’avais rencontré personne.

Je vois un jour arriver les carabiniers : ils s’étaient mis à quatre pour me conduire en prison. Je veux leur expliquer… Rien : ces gens-là ont la tête si dure ! Ils m’ont laissé là-dedans deux ans ! Croyez-vous ? quand j’avais ma femme et mon petit à nourrir ! et après tout ce temps-là, ils n’ont pas, eu honte encore de me faire un procès ! Les juges, aussi bêtes que les carabiniers ! ça ne veut rien entendre, et mon avocat, un fainéant qui, au lieu de me défendre, disait des choses où l’on ne comprenait rien. Alors ils m’ont condamné à quinze ans de travaux forcés, pas moins.

« Je ne les ferai pas, me suis-je dit, non ! c’est trop injuste. Il y a seulement dix ans, les gens de chez nous et ceux d’Orgozolos s’en allaient en plein jour chercher fortune dans les campidani (plaines), et moi, pour avoir emprunté une pauvre jument… Non, c’est trop fort !

» Il y avait dans la foule, comme on me reconduisait en prison, ceux d’Orune, venus pour témoigner, et quelques-uns de Sallove, que je connaissais bien, et ils s’étaient tous mis ensemble sur mon passage. Arrivé à eux, je leur dis :

» Attention ! les camarades ! je fais le plongeon.

» Ils se jettent sur moi comme pour me prendre, mais bien pour empêcher les carabiniers de me rattrapper. Je file ! ils me suivent, et font si bien, que je m’échappe, et qu’ils font courir les carabiniers du côté opposé à celui que j’avais pris. Plus d’un de Nuoro aurait pu parler, qui n’a rien dit. Bah ! tout le monde ici a le cœur noble et ne veut pas perdre le prochain pour ces petites choses. La nuit, j’étais dans la montagne, et l’on ne m’a pas repris. »

— Oui, dit le Maccione, d’un air où le mépris se mêlait à l’excuse, assez étrangement, c’est là toute son affaire ; il n’a pas même tué un carabinier.

— Ça pourra venir, dit l’homme en grommelant.

— Et toi ? demanda Effisio à un jeune homme, placé près de lui, et qui riait, en montrant les dents blanches d’un fauve.

— Moi, je suis fils d’un brave contadino (paysan). Mon père avait 60 hectares de terre, qu’il travaillait de son mieux et nous. l’aidions ; mais en ce pays-ci mieux vaudrait ne pas travailler, puisque tout est pour l’esatore (percepteur) et rien pour nous autres. Le bien de mon père valait neuf à dix mille francs ; il nous rapportait à tous de quoi manger, mais guère plus, et chaque année cependant c’était 250 francs qu’il fallait payer au fisc, outre les impôts de la commune et encore, ceux de la province. Mon père vendait chaque année quelque terrain pour s’acquitter, ou bien c’était le fisc lui-même qui faisait vendre, et, chose à faire mettre en colère tous les saints du paradis, nous n’en payions pas moins depuis dix ans les impositions des terres vendues, sans que mon père pat arriver à se faire dégrever.

À ce point du récit, je regardai Effisio d’an air étonné ; il me répondit laconiquement :

— C’est souvent ainsi.

Le jeune homme continuait :

« Mon pauvre père se dévorait d’ennui, et nous étions tous indignés, quand voilà qu’on veut faire des réparations à la mairie, au tribunal, que sais-je, pour mettre leurs seigueuries plus à l’aise et rendre la ville plus belle. Alors, le conseil vota une imposition nouvelle, et le syndic — il nous en voulait s’arrangea pour nous faire payer une forte somme ; mon père alors l’alla trouver et lui dit :

— Comment voulez-vous, Simone Sini, que puisse payer plus que mon bien ne produit ? Et cependant cela est ainsi depuis la dernière imposition de la commune. Voyez… Et il montra par le détail que c’était la vérité. Mais au lien d’avoir pitié de lui, le syndic se fâcha et répondit :

— Est-ce que c’est moi qui fais le cadastre ? va te faire dégrever par l’esatore, si tu peux ; mais pour la commune, il faut qu’elle ait de l’argent.

Mon père, quand il revint chez nous, était tout blême ; il se mit au lit le lendemain. Lui qui aimait tant son bien, quand il vit qu’il fallait y renoncer pièce à pièce, et que pas moyen n’était de vivre en travaillant, ce fut pour lui le coup de la mort : il ne s’en releva point. Pendant sa maladie, moi qui étais l’aîné, j’allai chez le syndic et lui dis :

— Simone Sini, mon père se meurt du chagrin qu’il a de ses trop fortes impositions ; je viens vous demander de lui faire justice, afin qu’il reprenne courage et vie.

— Va te promener ! me cria-t-il ; si ton père est malade, c’est au médecin qu’il faut aller. Mais pour le dégrever, je n’y puis rien. Si je faisais qa, ils se mettraient tous après moi ; car il n’en manque pas d’autres dans le même cas. Les choses resteront comme elles, sont.

« Mon père mourut. La veille de sa mort, il avait dit : — Simone Sini ! Simone Sini ! j’ai des fils ; je te les laisse — Et le jour des funérailles, ma mère appela vengeance sur tous ceux qui avaient été cause de la mort de mon père, et nomma Simone Sini.

Après avoir conduit mon père au cimetière je revins à la maison charger mon fusil ; puis, en plein jour, sans me cacher, j’allai sur la route d’Oliena attendre le syndic. Il avait un jardin de ce côté, où il se rendait chaque soir, vers quatre heures. Et quand il vint et qu’il passa devant moi, je lui dis :

— Simone Sini, recommande ton âme à Dieu, car tu vas aller rejoindre mon père.

Il se mit à trembler, à s’excuser, et sa femme, qui était avec lui, pleurait et me suppliait. Mais nous aussi, nous avions supplié en vain ! Il essaya de me désarmer ; j’étais plus fort que lui, je le tuai à bout portant, pendant que sa femme criait au secours. On accourut ; mais nul n’osa m’arrêter. J’avais d’avance embrassé ma mère, et je m’en allai à la montagne, où je suis depuis deux ans, ne regrettant pas ce que j’ai fait.

Il ne restait plus que le vieillard. Il haussa les épaules d’un air de dire ;

— Je n’ai pas grand’chose à raconter. Et cependant, pressé par nous, il prit la parole ainsi :

— De mon temps, ce n’était pas du tout la même chose. Il n’y avait pas de routes comme à présent ; les carabiniers n’osaient pas mettre les pieds chez nous, et nous disions, nous autres : Puisque la plaine est plus fertile, c’est juste qu’elle nourrisse la montagne ; et nous partions par bandes, tantôt pour le Campidano d’Ozieri, ou pour Bosa, et jusqu’à Oristano. Souvent, les femmes elles-mêmes venaient avec nous. Nous rapportions de l’argent, du bétail, tout ce que nous pouvions prendre ; et c’était fête au village quand nous revenions. Mais voilà qu’on vient nous dire qu’il ne faut plus faire ainsi, que le gouvernement va y mettre ordre, et que nous serons punis. Bah ! nous envoyons promener le gouvernement. Qu’il nous laisse tranquille est-ce qu’on peut vivre autrement ? Ce qui s’est fait se fera. Et nous continuons, naturellement, puisque c’était la coutume, en prenant seulement un peu plus de précautions. Mais une fois, ces maudits carabiniers nous tombent dessus, et en tuent des nôtres, et en font prisonniers. Beaucoup se sauvèrent, dont j’étais, et nous retournâmes dans notre village, où nous croyions être en sûreté. Pas du tout ! le lendemain, les carabiniers arrivent, fouillent toutes les maisons, et veulent emmener ceux qu’ils soupçonnent d’avoir été à la grassazione.

Ma femme me fit échapper, et le lendemain elle vint me dire qu’il ne fallait pas rentrer de sitôt, que les carabiniers restaient dans le village, et qu’ils me cherchaient. Je retournai bien chez nous plus tard, et de temps en temps. Nous fîmes, et nous ferons plus d’un coup, les amis et moi. Mais à présent, ces gens de justice deviennent de plus en plus enragés, et l’on ne peut plus dormir tranquille dans son lit. Depuis la mort de ma femme, je ne suis plus retourné à Lallove. On peut venir me trouver quand on a besoin de moi ; mais je veux laisser mes os dans la forêt et non pas dans la prison.

Les remerciant de nouveau, nous allions partir, quand le Maccione nous dit :

— Vous faites bien, les seigneurs avec nous. Pourquoi ne racontez-vous pas aussi vos histoires ?

— Parce que, lui dis-je, nous n’avons rien fait qui puisse être comparé à vos exploits. S’il y avait ici un simple pasteur, qui eût passé sa vie à traire les vaches ou les brebis, lui demanderions-nous son histoire ? Nous avons vécu dans nos familles, nous avons couru le monde, en chemin de fer, ou en bateau à vapeur. Tout ceci n’a rien qui puisse vous intéresser.

— Mais vous êtes Français, me dit-il ; tout le monde parle de la France, nous ne la connaissons pas ; il parait que c’est un pays où il s’est passé de si grandes choses, et dernièrement des choses terribles. Parlez-nous de la France.

J’avoue que mon chauvinisme fut touché, que je répondis longuement, et non sans émotion, aux questions qu’ils m’adressèrent, et que je me plus à les passionner de mes récits. Qu’on me pardonne cet égard pour des bandits !

Dans l’état d’ignorance et de préjugés traditionnels, où vivent encore les montagnards de la Sardaigne, il serait injuste de ne voir dans les banditi que des malfaiteurs odieux ou vulgaires. Ces peuples pasteurs, qui dormaient depuis des siècles au sein des civilisations antiques, doivent en ce moment passer de force, violemment et douloureusement, de leur état primitif à la civilisation du dix-neuvième siècle, que leur expliquent seuls la prison, la potence ou le bagne. Ce ne sont pas leurs prêtres, la plupart dépravés et agents d’une doctrine arbitraire et surannée qui peuvent les éclairer. L’école est là, plus qu’ailleurs, ce qu’elle est partout : lettre sans esprit, corps sans âme. Il n’est donc pas permis de les juger sur ce qu’ils n’ont pas reçu, et ne sauraient deviner. Si leur préjugé d’honneur est faux et barbare, il n’est pas du moins égoïste, et ils lui sacrifient sans balancer leur vie et leur repos.

Il était près de dix heures ; nous allâmes chercher nos chevaux, qui paissaient près de là attachés à des arbres :

— Vous feriez mieux de passer la nuit ici, dit le Maccione.

Et il insistait.

— En vérité, c’est impossible, dit Effisio ; mon ami a un rendez-vous, qu’il ne voudrait pas manquer pour tout au monde.

— Un rendez-vous ! À minuit ?

— Non, à une heure, je crois ; n’est-ce pas ? ajouta-t-il, en se tournant vers moi.

J’appuyai son dire, et ils éclatèrent de rire, en s’écriant :

— Ah ! le Français !

Pourtant, nous eûmes un moment sérieux : le Maccione, avait pris l’arme d’Effisio, un remington, et le considérait avec envie :

— Voilà un beau et bon fusil !

— Oui, répondit Effisio, et dont je ne me séparerai jamais ; car c’est avec lui que je me suis battu pour la liberté.

— C’est juste ! dit le bandit.

Et il lâcha le fusil, que mon ami reprenait avec une sorte d’autorité.

Conduits jusqu’à la grande route par l’assassin du syndic, nous arrivâmes à Nuoro une heure après. Et, le lendemain, fidèles à nos promesses, nous expédiâmes Cubizudu à cheval, chargé des provisions susdites, et sans oublier les paquets de cigares, au lieu convenu.

  1. Ce mot en sarde signifie renard, qui se dit en italien volpe.