◄ Laisses 416 à 486 | Laisses 487 à 539 | Laisses 540 à 573 ► |
Car li iorz fu ml’t clars en mai au man
|
486. Ce fut au mois de mai, au matin ; le jour était clair. Le vent soufflait doucement du côté du sud, faisant flotter les bannières. Les lignes de bataille se rapprochent sur un terrain uni. Là ne fut envoyé comme messager aucun chrétien, ni moine ni chanoine ni chapelain. Ce sera un grand deuil, de quelque côté que la victoire tourne. |
La bataille comence a ire plene |
487. La bataille commence avec acharnement. Voici, parmi les premiers, Pons, comte de Braine, gonfanonnier de Hugues[1], dont il conduit les troupes. Il cria que Girart et sa race étaient traîtres : « En ce jour on vous enlèvera vos terres, et à Charles sa peine ! » Boson court le frapper, et pour l’étrenne il l’abattit de son cheval à la distance d’une pleine longueur de lance. Pons le frappe à son tour, lui fait perdre l’équilibre et l’abat à terre, lui et son cheval. Boson se relève, les guides à la main ; d’un coup d’épée, il pourfend Pons jusqu’en l’échine : « Vous n’insulterez plus Girart, et ce n’est pas par vous qu’il perdra terre ni fief. » |
Li iorz fu clarz e genz e ſens tēper
|
488. Le jour était clair et beau, point orageux ; la terre unie, sans obstacles. Voici Girart qui s’avance devant tous par le champ de bataille. Il était irrité contre Charles, et avait le cœur fier. Son visage[2] et son cou étaient noircis par le haubert ; il en portait un qui était fort et double. Son heaume était vergé d’or fin ; l’épée qu’il avait ceinte était d’acier bruni. Il portait une lance aiguisée dont il savait se servir. Il chevauchait un cheval clair, balzan et noir[3] ; il avait l’enfourchure large[4], et avait bien l’air d’un riche comte et d’un fort guerrier. Il sortit d’entre les siens, à la distance d’un trait d’arc, et alla frapper un comte Berengier. Il lui trancha l’écu sous l’appui[5]. Le fer (de l’écu) ne put résister à l’acier (de la lance) : il l’abattit mort à terre. Là se heurtent Bourguignons et Berruyers[6], chasés[7] et étrangers et soudoyers ; là vous auriez vu briser tant de lances, porter tant de coups d’estoc et de taille, et tant de chevaux privés de leurs cavaliers ! Boson eut l’honneur d’avoir porté les premiers coups dans cette bataille[8]. |
E uos par la bataille conte folcon
|
489. Voici par la bataille le comte Fouque. Il est irrité contre Charles et le fait bien voir. Il a abattu trois de ses adversaires et tué Oton ; puis il frappe le preux Gace de Dreux. Il n’y a pas de haubert qui tienne contre sa lance : il la lui met dans le corps avec le gonfanon et l’abat mort loin de la selle. Gace laissa tomber de son poing son enseigne au dragon. À ce moment, les gens du roi Charles fléchirent. Ceux de Girart les chassent du champ, et ils les auraient vaincus complètement, quand surgirent vers la droite le vieil Aimon, Pierre de Mont-Rabei et le comte Hugues[9], avec une compagnie vaillante. Ils s’écrient : « Tenez bon, barons ! Maudit soit[10] qui fuira devant un Bourguignon ! » L’arrivée de ce secours remplit Charles de joie et Girart et Boson de tristesse. |
La o uenunt au rei cil ſuen fieil Noi a tan bon uaſſal ne tros pareil
|
490. Au moment où le roi fut ainsi secouru par ses fidèles, il ne savait absolument plus quel parti prendre. Il lui sembla que Dieu se réveillait en sa faveur. Voici au premier rang Pierre de Mont-Rabei. Onques vous ne vîtes chevalier si bien armé. Il portait un écu blanc et rouge. Le premier qu’il frappa fut Gautier Maureil[11]. Il lui porta un tel coup à la poitrine, sur l’os fourché, que sa lance en vola en éclats Là vous auriez vu jouter tant de francs damoiseaux ! il n’est si bon chevalier qui ne trouve son pair. Les épées tranchent les têtes, et par le champ sont étendus de nombreux damoiseaux dont les heaumes brillent au soleil. |
Que lai ora goſterent ꝑ tal aigei
|
491. Là où les deux armées se rencontrèrent, il n’y eut guère de lance qui ne se brisât. Voici par le champ Pierre de Mont-Rabei, avec lui cent trente-trois[12] chevaliers ; chacun était couvert de riches armes. Là où il vit Girart, il le montra au doigt : « Voyez ici un comte plein d’orgueil qui, s’il l’avait voulu, serait dans les meilleurs termes avec notre roi, mais il ne trouve pas en son cœur la force de s’abaisser ni de servir un autre que lui-même. » Girart vint au galop par le chaume ; il frappe Gui de Mont-Secret, et l’abat mort devant Pierre. Pierre le frappe à son tour et lui fait entrer dans le corps sa lance au fer froid. Cette fois le comte Girart a fait une folie. |
E uos poinent neblun cel de bordele
|
492. Voici chevauchant Eble de Bordeaux, c’était le sénéchal de Girart : il appelle Pierre de Mont-Rabei par son nom. Celui-ci ne se dérobe pas, mais se détache de la compagnie qu’il guide. Eble le frappa en la poitrine, lui tranchant et déchirant le haubert, et lui fit un trou dans le flanc, sous l’aisselle. Pierre tira son épée à la lame verte[13] et lui donna un tel coup sur le heaume qu’il le fit chanceler et lui en enleva un morceau le long de la joue, lui coupant les cheveux au ras de la tête. Vous auriez vu là tant de damoiseaux désarçonnés ! Il y en avait un millier d’abattus en un vallon, belle jeunesse dont la perte répandit au loin le deuil. Dieu ! que cette bataille fit pleurer de damoiselles et de jeunes dames veuves ! |
Merianz uint poinent uns romanz bret
|
493. Merianz[14] un breton roman[15], accourut au galop. Il n’avait pas l’air d’un jeune varlet, et cependant personne ne voulait rompre une lance avec lui. Il était étroitement chaussé....[16]. Il va férir Fouque de Mont-Folet et le renverse mort tout près d’un petit ruisseau. Vers ce moment, le roi chassait Girart du champ de bataille. |
Jſte bataille fu el tans de mai Deus tanz uaſſaus nafraz e morz lai ai
|
494. Ce fut au mois de mai que cette bataille eut lieu entre Charles et le comte Girart dans la plaine, sous Roussillon, par les guérets. Dieu ! que de bons vassaux y sont couchés morts ou blessés ! Du côté de Girart sont les douleurs et les peines cuisantes. Et quand le comte vit que tout allait mal pour lui, quand il vit les Français avoir le dessus, et le roi avec eux, quand il se vit blessé, perdant son sang[17], tandis que les siens fuyaient de çà et de là, il se tint pour perdu. Fouque le prit par le frein et l’entraîna plein de douleur, disant à Gilbert et à Boson : « Tirez-vous par ici ! » Si le comte est affligé, le roi est dans la joie. |
Ere ſen uait girarz a dreit bandun
|
495. Or s’en va Girart au galop, avec Gilbert, Boson, Fouque, fuyant par une route en plaine. Ils se seraient dégagés sans obstacle, ces barons, quand voici au-devant d’eux le comte Hugues, Pierre de Mont-Rabei et le vieil Aimon. Hugues atteignit le comte Boson : il le frappa à découvert, sous le bouclier et lui mit dans le corps sa lance avec la banderolle. En même temps ses compagnons le frappèrent et Boson fut jeté mort sur le sable[18]. Gilbert et Fouque prirent vengeance de leur frère, et tuèrent sur la place le comte Hugues. Les gens du roi Charles survinrent en grand nombre et les enveloppèrent de toutes parts. Ils tuèrent Gilbert et prirent Fouque. Tous le voulaient tuer, hormis Pierre qui l’emmena au roi pour le protéger. Girart s’échappa à force d’éperon. Dieu ! comme est grande la foule qui se précipite à sa poursuite ! Ils lui ont coupé la route de Dijon ; mais, pendant la nuit, il s’est réfugié à Besançon. Cependant le roi descendit dans le pré, sous Roussillon. Là on lui présenta tant de riches prisonniers ! Il jura Dieu le roi, du ciel, que le lendemain il ferait pendre Fouque à Montargon. « Par mon chef ! » dit Pierre, « vous n’en ferez rien. Quand vous avez pris en bataille un si riche baron, comment pouvez-vous menacer de le pendre comme un larron ? Mais, si vous ne voulez recevoir sa rançon, vous pouvez bien le faire mettre en votre prison. — Par mon chef ! » dit Charles, « c’est ce que je veux faire, et jamais plus il ne chassera l’éperon ! » |
Ere ſen uait girarz ml’t ſolement Jl apelet ertaut e diſt li gent
|
496. Girart s’en va tout seul ; ses bons parents sont restés sur le champ de bataille. La douleur qu’il a au cœur se répand dans tout son être, et souvent il s’évanouit sur le cou de son cheval. Au point du jour, il arriva à Besançon. Cependant Charles descend sur le pré, sous Roussillon. Maint riche prisonnier lui fut présenté. Il appela Artaut[19], et lui dit doucement : « Tu es vicomte de Dijon ; va, rends-le moi : je te donnerai tant d’or et d’argent que tous ceux de tes amis qui sont pauvres deviendront riches ; et, si je n’en suis pas en possession sur le champ, que je sois un lâche si je ne te pends ! — Il me faut accomplir votre volonté, » dit Artaut. Hugues d’Orivent[20] prit la parole : « Seigneur, prenez-en des otages, sans délai. » Et le roi en prit de bons et leur fit prêter serment. Artaut monte aussitôt à cheval et s’en va au galop, suivi de cinq cents des bourgeois de Dijon à qui le roi rendit la liberté par la même convention. Charles chevaucha après eux, et ils lui rendirent sans délai le château. Entre ceux qui entrèrent les premiers à Dijon se trouvait un damoiseau, parent de Girart. Il demanda la comtesse et se mit à sa recherche. Il la trouva en oraison dans un moutier, priant Dieu le tout puissant de protéger Girart et les siens. Le bon damoiseau la prend par le bras : « Comtesse, sortez d’ici, et bien vite : ce château est rendu ; le roi le prend. Vos partisans ont été vaincus en bataille ; Girart a pu s’échapper je ne sais comment ; hier soir il s’est enfui à Besançon. » Quand la dame l’entend, elle tombe évanouie. |
La donne ſe paſmet ſoz marbre blau
|
497. La dame s’évanouit sur le marbre noir. Voici qu’entre dans le château le vicomte Artaut, autour de lui les bourgeois, les bons et les mauvais, chacun portant sa hache ou sa cognée, ou lance ou guisarme ou un arc à main ; ils s’emparent de la tour et du rempart. La dame ouït le bruit et le tumulte, elle apprend la trahison, et ce lui fut un crève-cœur. Elle appela Hugonet, Fouque et Airaut[21] : « Que chacun selle son cheval, et sortons de la ville par ce portail. Laissons la garenne, jetons-nous dans le bois. Allons tout droit jusqu’à Besançon ; pourvu que je puisse avoir Girart, je ne demande rien plus. » |
La donne auit la uauſe le dol eſ criz
|
498. La dame ouït la noise et les cris de douleur que font les bourgeoises pour leurs maris. Elle entend maudire Girart[22], et s’écrie : « Lasse ! malheureuse ! Sire, mon conseil n’a pas été écouté ! » Elle ne fait emporter ni étoffes de soie, ni vêtements, ni tapis. Avec trois damoiseaux elle s’en va, sans autre suite. Ils l’escortèrent jusqu’à Besançon. |
E cant fu nuit ſi uen a beſencon
|
499. À la nuit, elle entra dans Besançon. Dans une chambre voûtée de l’abbé Hugues, là elle trouva couché Girart de Roussillon. Elle lui baisa la bouche et la face en pleurant, et lui demanda s’il était sans blessure. Il répondit : « Non, car j’ai été légèrement atteint sous le hoqueton. Je me suis battu avec Charles en champ de bataille. J’y ai perdu Girart et Boson, qui sont tués, et on me dit que le roi tient Fouque prisonnier. Je les ai laissés derrière moi, comme un félon, comme un couart dont la lâcheté est prouvée[23]. Je souffre d’être vivant, quand je devrais être mort. — Sire, » dit la comtesse, « laissez cela, inspirez-vous de la raison. Dieu vous a tiré des mains de Charles, mais vous n’avez plus d’ami en ce royaume qui vous aide dans la guerre ni qui vous puisse rien donner. Par dessus tout, je redoute la trahison. Allons en Hongrie, au roi Oton dont le père fut frère germain de mon père[24]. » Et Girart répondit : « J’y suis tout prêt. » Là-dessus, voici un messager qui lui annonce que Charles et les siens chevauchent. |
Li meſſages intre ꝑ pauement
|
500. Le messager entre dans la salle : il était natif de Dijon, fils de Freelent ; il vint pleurant de douleur et s’essuyant les yeux : « Sire, Charles chevauche avec sa nombreuse armée. Je l’ai entendu faire le serment qu’il n’acceptera pas de rançon, s’il vous prend. — Cela va bien mal pour moi, » dit Girart, « car je n’ai chevaliers ni sergents avec qui je puisse défendre château ni terre. — Sire », dit la comtesse, « vous perdez du temps, au lieu de vous mettre en sûreté ! » Aussitôt il se lève et prend congé. |
|
501. Le comte est monté et a pris congé : ils ne furent que sept de ce pays ; sa femme fut la huitième, et [la neuvième fut] Engoïs[25]. Jamais damoiselle ne se comporta plus honorablement : pour son seigneur, elle abandonna sa terre et ses amis. Désormais Girart s’en va, comme un banni, et la douleur fut grande, quand il partit, et lui-même, en son cœur, était tout éperdu. Toute la nuit ils chevauchèrent jusqu’au jour. Cependant le roi vint à Besançon et l’occupa. |
Girarz ſen uait de terre a plein poin |
502. Girart s’en va, n’ayant pas de terre une poignée. Le roi se soucie de lui comme d’une pomme. Mais qui se montre trop orgueilleux est abandonné de Dieu[26]. Toute la nuit ils chevauchèrent la tête baissée, personne ne songea à se déshabiller. Ils arrivèrent devant une rivière, au gué de Groin. Là nos sept Bourguignons rencontrent dix Lorrains. Ne croyez pas qu’ils demeurent inactifs : les lances voleront en éclats. |
Girarz les a es gas pimers chauſiz
|
503. Girart les a vus le premier à ce gué : il s’est tourné vers les siens et leur a dit : « Seigneurs, voici des ennemis séparés de l’armée. Jamais nous ne les trouverons aussi peu nombreux ; je vous en prie, chargeons-les ! — Vous parlez bien, » disent les Bourguignons. Ils laissèrent les dames[27] sous un chêne, et se sont avancés, couverts de l’écu. Vous pourrez entendre le récit de cette affaire depuis le commencement. Jamais attaque ne fut menée plus vaillamment. |
Loherenc e borgoin ſunt coinegut
|
504. Lorrains et Bourguignons se sont reconnus : ils ne s’adressent ni parole, ni salut, mais là où ils se rencontrèrent, ils se sont frappés. Girart se mesure avec Hugues de Valchenu : il lui donne un tel coup de lance, qu’il l’étend mort sur le pré herbu. Ses compagnons, de leur côté, ont si bien fait, qu’ils ont tué cinq des Lorrains, et abattu quatre, et parmi ceux-ci il n’en est pas un qui ne soit blessé ou n’ait eu des cheveux coupés au ras de la tête. |
Lai o borgignun ioinnent qui ſunt egres
|
505. Lorsque les Bourguignons, pleins de fureur, se mesurèrent avec les Lorrains, il y avait parmi eux un nommé Séguin, homme de Girart, qui, d’un coup d’épée, fit voler la tête à Aimar[28]. Les Lorrains tournèrent le dos, et les Bourguignons les poursuivirent l’épée dans les reins, en tuèrent cinq et en prirent quatre. |
Entro ke a un pui dura lenchaus
|
506. La poursuite dura jusqu’à une colline. Guinemar fuyait par une vallée ; il trouva vingt hommes de l’armée royale ; à leur tête se trouvait un comte Giraut, frère de Hugues, du champ mortel[29]. Giraut lui crie : « Arrêtez, et donnez-nous des nouvelles. — Sire, nous avons rencontré Girart et ses hommes : nous allâmes sur eux, et eux sur nous. Personne des nôtres n’a échappé, ni bon ni mauvais, sinon moi, qui m’en suis venu par un sentier. Votre frère gît mort en un pré. » Giraut crie : « À cheval ! » et les voilà armés sous un hêtre Guinemart les guide à la trace. Si Girart eut onques douleur, il s’en prépare une pour lui comme jamais homme vivant n’en éprouva. |
Er tien girart lo conte ben por fol Mais garc ke ſe defende eiſi con ſol
|
507. Girart fut bien imprudent, quand il descendit de son cheval près d’une vigne. Il se préparait à manger une galette, et donnait l’eau dans un heaume, faute d’autre vase, lorsque, regardant vers un tertre, il vit venir Giraut, furieux de la mort de son frère abattu dans la plaine. « Seigneurs, » dit Girart, « mange qui voudra, mais tâchons de nous défendre de notre mieux. Moi, je ne tiens pas à vivre plus longtemps, puisque Dieu ne le veut pas. » |
Girarz les ueit uenir iraz de breu
|
508. Girart les vit de tout près venir pleins de fureur ; ils étaient vingt chevaliers, chacun ayant fief, château, marché, foire ou tonlieu. Giraut les devançait tous d’une portée d’arc, et lui cria : « Sire païen[30], vous m’avez tué mon frère, je le sais ; mais je crois que nous allons vous donner, pour monter à cheval, un coup de main tel que jamais ni vous ni les vôtres n’avez eu le pareil. » Et Girart répondit : « C’est à la volonté de Dieu. » Le comte monte par l’étrier et se précipite sur Giraut avec les siens. Dur engagement, qui finira dans la douleur. |
E ſet ioinnent a uint non es egau
|
509. Les sept s’alignent contre les vingt ; la partie n’est pas égale. Girart joute contre Beron[31] et lui donna un tel coup qu’il le jeta mort sur le terrain. Et qu’importe s’il l’a tué ! Girart eut le dessous. Ils n’échappèrent que deux à cheval ; sa femme faisait la troisième qui se réfugia en l’église de Saint-Nicolas. Girart s’enfuit dans la forêt d’Ardenne ; là ils demeurèrent jusqu’à la nuit. |
Girarz es erdene o lo ſeren
|
510. Girart est en Ardenne le soir ; il n’y a chose au monde dont il puisse tirer avantage. Il vit son cheval[32] blessé, perdant l’haleine. Il le prit par la rêne du frein doré, sortit du bois, vint au moutier. [Son compagnon était blessé et respirait à peine[33]]. Girart trouva un ermite bon chrétien qui lui fit un bon feu et un lit de foin, et y coucha le blessé. Le comte lui vit la poitrine pleine de sang et lui demanda s’il pensait en revenir. — « Non, pour rien au monde. Jamais je ne verrai homme de mon pays. » Girart fut saisi de douleur. |
Jl es eiſiz del bos uen au moſter Aiqui n̄ ant candele ni encenſer
|
511. Girart est sorti du bois ; il vint au moutier. Il attacha les chevaux à un laurier et demanda des nouvelles de sa femme. Elle sortit de l’église un psautier à la main ; avec elle était Engoïs, nièce de Rainier[34] ; on ne trouverait meilleure personne en aucune terre. Girart demanda si en ce lieu il y avait un prêtre. Et l’ermite répond : « Pas même un clerc. Il y a plus de six ans que je garde une damoiselle recluse, fille de Beron, nièce de Didier, lui fournissant les vêtements et les vivres dont elle a besoin[35]. » Toutefois, on confessa le chevalier blessé, et bientôt l’âme partit de son corps. Girart en fit grande douleur ; il s’arrachait les cheveux et se frappait des poings. Il n’y avait là ni chandelle ni encensier, mais seulement la croix, le feu, le brasier. La nuit vinrent des larrons qui enlevèrent à Girart ses armes et son destrier[36]. Voilà une douleur qui s’ajoute aux autres. |
Que la nuiz eſt paſſade el iorz eſcans
|
512. Quand la nuit fut passée, que le jour eut paru, vous pouvez croire, chevaliers, que ce fut une grande douleur pour le comte, d’avoir perdu ses armes et les chevaux, Engoïs resta là à la garde de Dieu. Plus tard, le comte Bertran la prit pour femme[37]. Celui qui montre trop d’orgueil, je ne l’estime pas un gant. C’est pour Girart que je vous dis cela, qui, pour avoir été trop orgueilleux, fut ensuite ruiné pendant vingt-deux ans. Mais ensuite, sa fin fut telle, dit la chanson, que jamais homme ne fit meilleure. |
Quant la nuit eſ paſſede e li iorz elcraire
|
513. Quand la nuit fut passée et que le jour commença, Girart vit qu’il avait tout perdu ; il ne savait que faire, il s’écriait : « Malheureux pécheur ! » L’ermite lui dit : « Calmez-vous, frère. Priez Dieu et sa mère de vous aider, de vous conseiller. Il le peut bien. Voyez-vous ce chemin qui mène à Rancaire[38] ? Vous traverserez un bois de chêne[39] de la forêt d’Ardenne, et vous ne tarderez pas à rencontrer un ermite, qui est si vieux, si blanchi, qu’il en est tout courbé. — Par Dieu ! dit la dame, j’y veux aller ; il nous conseillera ce que nous pourrons faire. » |
Co fait bien li hermites quel les aſene
|
514. L’ermite les conseilla sagement, et, en homme charitable, il leur donna à souper du cidre de sa façon et du pain d’avoine ; puis il les mit dans la voie et les conduisit à travers une clairière de la forêt d’Ardenne. Vers midi, ils arrivèrent à l’ermitage ; là, ils trouvèrent le saint homme qui souffre pour Dieu. Il ne portait point de vêtements tissés, mais une peau de chèvre, avec des haillons de laine[40] sur l’échine ; il était prosterné à terre, les genoux et les coudes nus, et priait Marie Madeleine de lui inspirer des prières salutaires. |
Li ſainz om quant ot faite ſorazon Et eu getai de camp de tal randon
|
515. Le saint homme, lorsqu’il eut fait sa prière, se tourna vers Girart de Roussillon et s’avança appuyé sur un bâton : « D’où êtes-vous, ami ? de quel pays ? — Sire, » dit Girart, « de celui de Charles. Mon père et mon aïeul firent hommage à son père. Il me rendit Bourgogne et Avignon[41]. S’il se montra bienveillant pour moi, maintenant il est plein de rancune[42]. C’est à cause d’une dispute qui eut lieu dans sa maison et où Boson tua Thierri. De là est venu tout le mal. Charles m’a accusé du meurtre, bien que je n’y fusse pour rien. Il m’a fait une rude guerre. Je lui ai donné une telle chasse qu’il n’eût pas échangé ses éperons contre Paris[43]. En récompense, il m’a enlevé ma terre, si bien que je vais en Hongrie, auprès du roi Oton. C’est pour cette pauvre dame que je souffre. Des larrons m’ont enlevé cette nuit mes chevaux, et maintenant il nous faut aller à pied. Par Dieu ! donnez-moi conseil. » L’ermite répond : « Vous l’aurez bon, mais d’abord, cette nuit, prenez logement ici. » |
Aſ les uos arberiaz e remaſuz
|
516. Les voilà logés et installés jusqu’au lendemain au lever du soleil. Alors le vieillard chenu lui imposa une pénitence et lui donna des conseils propres à assurer son salut, s’il veut les suivre. Mais Girart s’arrachait les cheveux et jurait Dieu et sa puissance que jamais il ne se laisserait raser ni couper les cheveux jusqu’à tant qu’il eût recouvré sa terre et fût redevenu duc de Bourgogne. Dieu ! combien longtemps il fallut observer ce serment ! Pendant vingt-deux ans le comte fut dépossédé. |
Quant la nuiz fu paſſade el die encance
|
517. Quand la nuit fut passée, au lever du jour, le saint homme lui dit de bonnes paroles : « Ami, avez-vous droite croyance ? — Sire, je mets mon espérance en Dieu. — Renoncez-vous envers tous à la vengeance ? — Sire, oui, hormis le roi de France. — Ami, ne lui avez-vous jamais fait de mal ? — Sire, oui, par sottise et par jeunesse. — Donc, repentez vous, de bon cœur. — Sire, jamais je ne prendrai pénitence jusqu’à ce que je lui aie fait voir la mort de près. Si jamais je puis porter écu et lance, je trouverai moyen de prendre vengeance de lui. — Grand péché, » dit l’ermite, « s’est emparé de toi. |
Bons om cōment te cuides maiſ uēiar
|
518. — Brave homme, comment penses-tu arriver jamais à te venger ! Quand tu étais homme puissant, Charles t’a vaincu, c’est toi-même qui le dis. — Sire, » dit Girart, « je ne veux vous rien cacher. Si je puis parvenir jusqu’au roi Oton, recouvrer des armes et un cheval, j’essaierai de revenir en France, chevauchant nuit et jour. Lorsque Charles ira chasser dans les grands parcs, je sais bien les endroits où il tire à l’arc ; là je pense me venger de sa personne détestée. — C’est le péché, » dit l’ermite, « qui te fait parler. » |
Quan lermites lauit uez liraſcut Cil orguelz que troberēt li cornut
|
519. Quand l’ermite l’ouït, il s’irrita. C’était un homme lettré, qui avait beaucoup lu. « Brave homme, je sais qui t’a fait tomber si bas : c’est l’orgueil de ces démons cornus qui furent précipités du ciel. Dans le ciel, c’étaient des anges de grande puissance, l’orgueil les a fait devenir diables. Tu étais un comte de grande valeur, et maintenant péché et orgueil t’ont si abattu que tu ne possèdes que les vêtements que tu portes. Tu viens de m’avouer que si tu peux jamais avoir cheval, lance et écu, tu occiras ton seigneur en bois épais. C’est le péché, c’est le diable qui te trompe. J’ai peur qu’il te tue en telle disposition. C’est alors qu’il te possédera tout entier ! » Quand la dame entend parler le saint vieillard, elle se jette à ses pieds et les lui baise. Elle pleura longtemps, immobile. « Sire, pour Dieu, grâce pour ce malheureux ! » Et l’ermite la relève et lui dit[44] : « Je ne sais rien vous dire de plus : Dieu vous soit en aide ! car vous avez perdu ce monde-ci et l’autre ! |
Bons om co diſ lermites ke naſ paor
|
520. « Brave homme, » dit l’ermite, « comment n’es-tu pas épouvanté ? En ta jeunesse tu as fait tant de folies ; tu en as employé toute la fleur à mal faire, et maintenant tu veux encore tuer ton seigneur direct ! Mais alors tu ne trouveras plus clerc, ni saint homme, ni évêque, ni pape, ni docteur, qui consente jamais à te donner pénitence ! La théologie et les auteurs nous montrent dans la loi du Rédempteur quelle justice on doit faire d’un traître. On doit l’écarteler avec des chevaux, le brûler sur le bûcher, et là où sa cendre tombe[45], il ne croît plus d’herbe, et le labour reste inutile ; les arbres, la verdure y dépérissent. » À ces mots, la dame ne peut s’empêcher de pleurer : Girart, pourquoi faites-vous si grande folie. Pardonnez[46] toute rancune envers tout homme, et particulièrement envers Charles, votre roi empereur. — Dame, je le fais pour l’amour de Dieu. » Et l’ermite répond : « J’en rends grâces à Dieu, et, de sa part, je me déclare ton témoin. Et si tu le fais de bon cœur et sans reserve, tu recouvreras un jour vassaux, terre et honneur. » |
Er li a fait girarz canquil li quis
|
521. Girart a consenti à tout ce que l’ermite a voulu. Le saint homme en rit de joie. Il lui interdit l’usage du cheval et des armes, jusqu’à un terme fixé, alors qu’il aura fait pénitence pour tous ses péchés ; et il lui donne part, tant qu’il vivra en ses bonnes œuvres[47]. En partant, Girart pleura, et l’ermite les signa, les bénit et leur enseigna la route par la forêt antique. Avant qu’ils en fussent sortis, ils rencontrèrent des marchands. Girart leur demanda d’où ils étaient : « Sire, de Paris, et nous venons de Bavière et de Hongrie. — Quelles nouvelles du roi Oton[48] en ce païs ? » Ils répondirent : « Sire, il est mort ; Charles, le roi de France, a envoyé des messagers au sujet de Girart le duc, s’il arrivait dans ces parages. « Et la dame, à ces mots, s’épouvanta : Girart est mort, je l’ai vu mettre en terre. — Dieu en soit loué ! » répondent les marchands, « car il faisait toujours la guerre et par lui nous avons souffert bien des maux ! » Et Girart, entendant parler ainsi, se rembrunit, et, s’il avait eu son épée, il en aurait frappé l’un d’eux. Béni soit le saint homme qui lui interdit les armes ! Les marchands le racontèrent en France, la France de Louis[49], et Charles en fut rempli de joie. |
Li marchader lo content en france aſ lor
|
522. Les marchands contèrent en France, chez eux, que Girart était mort tout nouvellement. Le roi en eut grande joie, et aussi tous les ennemis de Girart, grands et petits, mais non pas ces nobles hommes du temps ancien ; ceux-là eurent grande affliction, à cause de sa valeur, et la reine s’affligea plus que personne, pensant que le comte n’avait pas d’héritier qui pût, après sa mort, tenir un pied de sa terre. Laissons à parler du roi et de sa joie, et revenons à Girart qui était plongé dans la douleur. |
En is loc que partit des marchaders
|
523. Lorsqu’il se sépara des marchands, il entra en de mauvais sentiers où il rencontra beaucoup de passages difficiles et d’obstacles, de ronces, d’épines et d’églantiers. Il descendit en un val profond et noir et trouva, au bord d’une rivière, deux petits moutiers et un saint ermite nommé Garnier qui les hébergea de bon cœur. Il ne leur donna point de mets délicats, point de pluviers, mais du pain d’orge pétri avec de la cendre[50], et de l’eau de source. La nuit, Girart et sa femme dormirent jusqu’au lendemain, où il se remit en marche. |
Ere ſen uait girarz egal ſolel |
524. Or s’en va Girart au lever du soleil, par un étroit sentier, le long d’un chaume. Il trouva une source sous un tilleul et s’y coucha à l’ombre, à cause du soleil. Il voulut s’endormir, car il avait sommeil ; mais ne croyez pas qu’il dorme beaucoup, le comte : loin de là, il verse des larmes, se tire les cheveux, dit qu’il aimerait mieux être mort en champ de bataille, que le roi et ses fidèles l’eussent tué ; et sa femme lui dit : « Ne dis point cela, mais prions Dieu qu’il nous conseille. » |
E de qui erberiet a un repaire
|
525. De là il se hébergea en une habitation où les fils et le père avaient péri par sa guerre. Là vous eussiez entendu fille et mère proférer des malédictions, [et traiter Girart comme un larron[51]] ! Sans sa femme, il n’aurait pu supporter longtemps la vie : elle est sage, courtoise et bonne ; un prédicateur ne parle pas mieux : « Sire, laisse les regrets, éloigne-les de toi. De tout temps tu as été orgueilleux, guerroyeur, batailleur et acharné pour tes intérêts. Tu as tué plus d’hommes que tu ne saurais le dire, et appauvri leurs héritiers et toute leur famille. Voilà que Dieu en prend justice, le vrai justicier. Souviens toi du prud’homme du bois de chênes[52] qui t’a donné pour pénitence de souffrir le mal. Si tu la veux faire, un jour tu recouvreras ton fief ! » |
E daiqui erberiet apoiz cairaz
|
526. Et de là il se hébergea à Porz Cairaz[53], d’où partent les chemins de sept comtés. Là ils apprennent des nouvelles véritables : un messager y est passé la veille. Charles en a envoyé dans tous les sens : Qui trouvera Girart, s’il le lui amène, il en recevra sept fois le poids en or et en argent. « Sire, » dit la comtesse, « croyez-moi : évitons les châteaux et les cités, les chevaliers, les hommes puissants, car la félonie est grande, et aussi la cupidité. Cher sire, votre nom, changez-le. » Et il lui répondit : « Comme il vous plaira. » Sur-le champ il s’appela Jocel Maunaz[54]. Il se logea chez un richard au cœur dur, qui avait une femme plus dure encore. Là lui prit une maladie telle que de quarante jours il ne se leva point, jusqu’à la nuit de Noël, où Dieu naquit. Alors [le maître] le fit jeter hors de sa maison, dans la voûte d’un cellier, sous le degré[55]. C’est là que la comtesse eut douloureux soulas. |
Girarz iaz en laruol ni a ſeruent Ele diſ al meſſage umiliment
|
527. Girart gît sous la voûte : il n’a point de serviteur, sinon sa femme qui le sert avec douceur. Alors voici un valet[56] qui vient à elle, véritablement envoyé par Dieu : il lui apporte un drap et l’étend devant elle : « Dame, pour l’amour de Dieu tout puissant qui naquit en telle nuit à Bethléem, taillez-moi dans ce drap un vêtement. — Volontiers, » dit-elle. Aussitôt elle le prend et sur-le-champ se mit à tailler et à coudre. À l’hôtesse le contèrent les serviteurs : « Cette vagabonde coût très bien. » Elle lui envoya le vêtement d’un de ses parents, et lui manda de le coudre tôt et vite. Elle répond au messager, avec humilité : « Ami, j’en cous un à un plus riche ; ensuite je prendrai le sien, s’il veut bien attendre. » Le serviteur rapporta ces paroles : l’hôtesse s’en vint par l’escalier en courant, furieuse comme un démon, et les jeta hors de son habitation. |
Aitant male muller non uiſtes anc
|
528. Jamais vous ne vîtes si mauvaise femme, comme elle les a fait jeter dehors dans la fange. Le comte n’a force, ni chair, ni sang[57]. La comtesse le prit par les flancs. Elle était faible et épuisée : tous deux tombèrent dans la fange. Un prud’homme les regarda, un homme au cœur franc : il fit ôter un banc d’auprès de son feu, et lui fit faire un lit mollet et blanc ; puis il lui donna venaison et poisson d’étang. |
Qvant furent chaagut andui el brac
|
529. Quand ils furent tombés tous deux dans la boue, là se pâma la dame de douleur qu’elle eut. Le prud’homme le regarda, Dieu le voulut ainsi, et le fit relever et apporter tout froid et inerte. Il lui fit faire près de son feu un lit, puis lui donna chair sauvage et poisson de lac, et le garda jusqu’à ce qu’il l’eût guéri. |
Girarz ſe regardet e iac enuers
|
530. Girart se regarda, étendu qu’il était : il n’avait que les os, la peau et les nerfs. « Hé Dieu ! » dit-il, « tu te montres si dur envers moi ! Les œuvres que j’ai faites, tu me les fais payer bien sévèrement. Fouque l’avait bien dit, et aussi Landri de Nevers[58] ! Bernart, Fouchier, Séguin, Boson et Gilbert, que je suis misérable de vous avoir survécu ! » Et sa bonne femme lui essuie la tête ; « Cher sire, laisse en repos la terre que tu pers, car, si tu prends en gré le mal, tu en mériteras une meilleure. » Puis elle lui récite trois versets des psaumes de David, et lui parle de Job qui fut serviteur de Dieu, et le sermon où saint Rigobert dit....[59] Car ce fut un miracle grand et évident que Dieu fit pour ce comte qui fut si farouche. S’il n’eût été proscrit et si abandonné, jamais il n’aurait renoncé au mal et ne se fût converti. |
Qvi uos aconterie tanz enconbrers Ci fun unſ petitez unſ ranproners
|
531. Si on vous contait tous les embarras, la faim, la soif, les peines, ainsi que dit l’écrit qui est au moutier ! Vingt-deux ans fut ainsi le fort guerrier, n’ayant pas de sa terre quatre deniers, car il était en Allemagne, d’où fut Lohier[60]. Un jour, étant entré en un bois grand et profond, il entendit un bruit de charpentiers, et suivit tant la voix, par les fourrés, qu’il trouva à un feu deux charbonniers. L’un était grand et laid, coloré et noir, et avait nom Garin Brun ; l’autre Rainier : c’était un petit, un railleur. Il s’adressa à Girart, et lui dit tout d’abord : « Ami, dites, d’où êtes-vous ? faites-vous pénitence ? Portez ce charbon ; devenez portefaix, et vous aurez votre juste part du gain. » Et Girart répondit : « Sire, volontiers[61]. » |
A girart ſunt li dui trei conpainnon
|
532. Girart et ces deux-là firent trois compagnons. Chacun a pris son faix, et le comte le sien. Ils sortirent du bois par la plaine campagne et s’en vinrent à Aurillac sous Troilon[62]. Chacun vend son charbon sept deniers. Girart vit le gain, et ce lui sembla bon ? ses compagnons n’eurent pas un billon de plus que lui. Puisse maintenant Dieu lui donner un logis où il soit bien ! |
Eſ rueſ dauri lae en la ſobrere
|
533. Dans les rues d’Aurillac, dans la plus haute, en une maison petite et reculée est logé Girart chez la saunière, une veuve faisant l’aumône. Ils en firent leur servante. Girart connaissait bien la grande route de la forêt d’Ardenne ; il était fort et vigoureux [et portait plus lourd fardeau qu’une bête de somme[63]], et souvent parcourait la rue où il demeurait. Là, par la suite, fut couturière la comtesse, et jamais vous ne vîtes [femme] si active de ses doigts. Il n’y a si riche dame qui ne la demande, qui ne lui apporte de l’ouvrage. Et les damoiseaux et gent légère parlent à ses oreilles et par derrière : « Regardez la beauté de la charbonnière : n’était le charbon de ce vilain (son mari) qui la rend noire, il n’y aurait si gentille dame en toute Bavière[64]. Hé ! dame sage et gentille et bonne ouvrière, pourquoi as-tu pris pour mari un faiseur de charbon ? » Elle répond, en femme bien apprise et qui savait parler sagement et dissimuler : « Sire, merci pour Dieu et pour saint Pierre. Il m’a trouvé orpheline, petite bergère, et m’a prise pour femme ; Dieu l’en récompense ! et puis m’a fait apprendre l’état de couturière. Je ne sais où on chercherait un meilleur homme que lui. On n’en trouverait point en ce pays jusqu’à la mer[65]. » Il n’y a si félon, de mauvaise engeance, qu’avec ses douces paroles elle n’arrive à conquérir. |
Li gaainz del carbon uen ꝑ talent Entros braz ſa muller qui char lo tent
|
534. Le gain du charbon vint à souhait : les deux compagnons le font, Girart le porte et le vend. Vingt-deux ans il vécut ainsi jusqu’à un jour de carême prenant. Vassal qui doit quintaine[66] la rend ce jour-là. Ce fut le tour du comte Gontelme et du duc d’Aiglent[67]. Girart l’alla voir avec tout le monde ; il était à l’écart des autres, couché entre les bras de sa femme qui le tient cher. La dame vit les vassaux jouter ; et il lui souvint de longtemps, de la vie de Girart[68], qui avait coutume, lui aussi, de prendre part aux joutes. Elle eut telle douleur que pour un peu le cœur lui eût fendu. Les larmes lui coulent des yeux et tombent sur la barbe de Girart. Le comte se releva et dit sa pensée : « Dame, je sais maintenant qu’en ton cœur tu as du regret d’être avec moi. Va-t-en en France, dame, dès maintenant : je te jurerai sur les saints que jamais plus tu ne me verras, ni toi ni tes parents[69]. — J’entends là, » dit la dame, « des paroles d’enfant. Sire, pourquoi parlez-vous si méchamment ? Ne plaise à Dieu le tout puissant que je vous abandonne en mon vivant ! Certes, je sauterais plutôt en feu ardent ! » Et le comte la baisa sur-le-champ. |
Seiner ſe mes conſelz en fuſ auiz
|
535. « Sire, si mon conseil était entendu, nous retournerions en France, où vous fûtes élevé[70]. Voilà vingt-deux ans que vous en êtes sorti, et vous êtes rompu et brisé par la peine. Si vous pouvez trouver l’impératrice, à qui vous fûtes jadis engagé[71], Charles son mari ne sera pas assez félon pour qu’elle ne trouve le moyen de ménager un accord qui vous sauvera. » Et Girart répondit : « C’est bien dit. J’irai là ; je suis prêt ». |
|
536. Le comte Girart se décida promptement : pour rien au monde, il n’eût manqué de se lever de bon matin. Il a ouï la messe à Saint-André et a prié le saint et le seigneur Dieu : « Roi du ciel, inspire à mon seigneur de me pardonner sa colère, lui et les siens, afin qu’il me rende mes terres et mon fief. » Puis il se mit en chemin : il le fit avec peine. Le jeudi de la Cène, sous l’apparence d’un pèlerin, il entra à Orléans et se logea chez l’hôte Hervieu. |
Erueus li oſtelers fu ben autis
|
537. Hervieu l’hôtelier était un homme âgé. Il s’adressa à Girart et lui dit doucement : « D’où êtes-vous, ami, de quel pays ? Allez à la cour... et priez la reine de vous vêtir. — Par Dieu ! » dit Girart, « je n’en suis pas appris. — Sire, » dit la comtesse, « soyez avisé, et ne vous troublez pas, doux cher ami, mais trouvez moyen de lui parler. » Là est allé le comte, bien malgré lui. Girart s’assit parmi les autres pèlerins. À ce moment, voici Aïmar, clerc de Paris ; et quand il vit Girart, il lui fit un sourire affecté : « Voyez-vous ce truand à la tête grise ? En voilà un qui pourrait bien gagner de quoi subvenir à ses besoins ! » Alors Girart eut peur d’être reconnu, et ne se sentit point sûr de s’en aller vivant. Le clerc s’approcha de lui, et le prenant par le poing : « Sire vilain vagabond, que venez-vous chercher ici ? Si la pensée de Dieu ne me retenait, je vous frapperais. » Et il le fit lever et sortir du rang. Girart fut bien content lorsqu’il l’eut lâché, et vint à la comtesse et lui dit : « Péché nous a menés en ce pays. |
Seiner dis la conteſſe ſabas ke dirai
|
538. — Sire, » dit la comtesse, « sais-tu ce que j’ai à te dire ? Pour Dieu, ne te trouble pas ainsi, car j’ai un bon conseil à te donner : demain sera le vendredi que l’on consacre à Dieu[72] ; cette nuit la reine va en visite au moutier, et, quand elle y sera, vas-y ; baille-lui cet anneau que je te remettrai : elle te l’a donné de cœur sincère, avec son amour, en présence de Gervais, du gonfalonier de France et de Bertolais[73]. Sire, tu me le baillas ; je le gardai : en aucun besoin où je me soie trouvée, je ne m’en suis défait. » Et Girart répondit : « Je le sais bien ; puisque vous le voulez, j’irai. » |
◄ Laisses 416 à 486 | Laisses 487 à 539 | Laisses 540 à 573 ► |
- ↑ Hugues de Broye ? Il y a dans P. (v. 6179-80) : « .... Hugues de Braine, avec lui Pons de Bretagne qui conduit sa troupe ».
- ↑ Charn de P. (v. 6196) vaut peut-être mieux que caire d’Oxf. Cependant, le haubert s’attachait au heaume, et ainsi touchait au bas du visage.
- ↑ Il m’est difficile de concevoir comment un cheval peut être à la fois clair (saur) et noir.
- ↑ Voy. ci-dessus, § 450.
- ↑ Voy. pp. 128, n. 3. et 167, n. 1.
- ↑ Les Bourguignons sont naturellement du parti de Girart, les Berruyers sont avec Charles ; voy. § 56.
- ↑ Le sens propre de chasés (casat) ressort ici de l’opposition à « étrangers et soudoyers » plus nettement que dans les passages (pp. 53, n. 2, et 70. n. 4) où nous avons déjà rencontré le même mot : Les chasés sont ceux qui ont obtenu une concession, à titre viager, sur les terres de leur seigneur ; voy. Brussel, Traité des fiefs, III, viii, et Guérard, Cartul. de Saint-Père, prolég., p. xxxii, n. 1.
- ↑ Cf. p. 149, n. 4.
- ↑ Celui des §§ 328, 339-40, 382.
- ↑ M. à m. « qu’il ait du mal à la face et dans la moustache... » ; cf. p. 119. n. 1.
- ↑ D’après P. (v. 6238) ; Oxf. Nameil.
- ↑ Ce chiffre est appelé par la rime.
- ↑ Sic dans les deux mss.
- ↑ Quonis dans P. (v. 6278). Merian est bien un nom breton : voy. Cartul. de Redon, pièce 371 ; la chanson d’Aquin, vv. 60, 750 ; le Brut de Geoffroi de Monmouth, III, xix, celui de Wace, v. 3739, etc.
- ↑ Uns romanz bret ne peut guère se traduire autrement ; la leçon de P. (v. 6278), .j. molt pro bet (corr. b[r]et) semble refaite.
- ↑ Il y a ici quatre vers, qui manquent dans P. et dont le sens m’est trop obscur pour que je tente de les traduire.
- ↑ Voy. la fin du § 491.
- ↑ C’est la vengeance du meurtre de Thierri que nous avons vu annoncer plus haut, §§ 204, 211, 212.
- ↑ L’un des prisonniers ; p.-ê. le personnage du même nom que nous avons déjà vu paraître entre les hommes de Girart (§§ 22, 133), mais c’est la première fois qu’il est fait mention de la qualité de vicomte de Dijon qui va lui être attribuée.
- ↑ Mairevent, dans Oxf., forme assez peu vraisemblable ; Orien P. (v. 6346), que j’identifie avec l’Orien ou Orivent du § 313 ; voy. p. 154, n. 1.
- ↑ Sans doute des damoiseaux attachés à sa personne ; voir le § suivant.
- ↑ Ici manque un feuillet dans P. La lacune s’étend jusqu’au § 505.
- ↑ Même expression que plus haut, § 316, voir la note.
- ↑ Aucun prince de Hongrie n’a jamais porté le nom d’Oton. Il doit y avoir ici quelque vague souvenir de l’un des Otons qui se sont succédé sur le trône impérial d’Allemagne de 936 à 1002. Du roi Oton de Hongrie ici mentionné, M. G. Hofmann a rapproché le roi Oton qui dans Jourdain de Blaie (v, 12, voir la note) est le beau-père de Girart de Blaie.
- ↑ Engoïs est la forme donnée par Oxf. au § 511 et confirmée par L. au § 599 ; ailleurs Oxf. a Eniois (= Enjoïs). P. a toujours Enoïs. — Elle était fille d’Auchier de Montbéliard.
- ↑ Même pensée plus loin, § 512.
- ↑ Berthe et Engoïs.
- ↑ Il n’est pas sûr que ce soit celui du § 481, car un comte Aimar paraît encore aux §§ 546-7. — Ici se termine la lacune de P.
- ↑ C’est-à-dire qui a été tué en bataille ; c’est le Hugues de Valchenu du § 504.
- ↑ Don chaneleu ; voy., sur cette dénomination injurieuse, ci-dessus, p. 46, n. 2.
- ↑ Beton, dans P. (v. 6425).
- ↑ « Son vassal » dans Oxf., mais la leçon de P. (v. 6434) s’accorde mieux avec ce qui suit.
- ↑ Vers restitué d’après P. (v. 6437).
- ↑ Celui qui paraît aux §§ 164, 325, 326.
- ↑ Cette phrase, qui manque dans P., s’accommode assez mal avec ce qui précède et ce qui suit.
- ↑ Et sans doute en même temps les chevaux de ses trois compagnons ; il y a auferans au pluriel, au § suivant.
- ↑ Voy. plus loin, §§ 598-9.
- ↑ Lieu que je ne sais déterminer ; voy. p. 156, n. 3.
- ↑ Traduction fort douteuse ; il est possible que Caire soit un nom de lieu, comme au § 315. P. (v. 6476) de traire.
- ↑ On sait que porter la laine, à l’exclusion de la toile, « aller en langes », comme on disait autrefois, était un acte de pénitence ; on peut voir, à cet égard, les témoignages rassemblés dans une note de l’édition partielle de l’Historia ecclesiastica de Bède par Mayor et Lumby (Cambridge, 1878), p. 347.
- ↑ Ce récit est bien écourté, et, sans l’accord des deux mss., on croirait qu’il y a quelque lacune.
- ↑ Le texte identique des deux mss. donne : « S’il eut bon cœur envers moi, et moi je l’eus, (ou je l’ai) mauvais » ; ce qui ne s’accorde pas avec ce qui suit ; je corrige er l’a felon au lieu de e eu felon.
- ↑ Cf § 455.
- ↑ Ici cesse la lacune de L., dont le commencement a été indiqué ci dessus, p. 179, n. 3.
- ↑ L’écartellement est, au moyen âge et jusqu’aux temps modernes, puisque Ravaillac fut écartelé, le châtiment réservé à la trahison et au crime de lèse-majesté. Ainsi est puni Ganelon dans Rolant ; voir aussi les exemples cités par Du Cange sous quarteratio. Dans Renaut de Montauban (édit. Michelant, p. 73), le traître Hervieu de Lausane est écartelé à chevaux, puis brûlé, et ses cendres sont jetées au vent. Cette pénalité, toute barbare, n’est en aucune façon d’origine ecclésiastique. Le supplice de l’écartellement avec quatre chevaux est représenté avec une grande netteté dans une miniature du ms. de la Bodleienne Bodley 264 (xive s.), fol. 42 v°.
- ↑ Dans le sens de « renoncez à ».
- ↑ Mot à mot : « Il l’admet en son bienfait. » « Benefactum, societas monachica qua quis particeps fit orationum et bonorum operum monasterii », Du Cange.
- ↑ Le nom du roi Oton ne se trouve dans aucun de nos mss., qui sont tous corrompus à cet endroit, mais la bonne leçon peut être rétablie à l’aide du roman français ; voir mon Recueil d’anciens textes, p. 60.
- ↑ Ce Louis doit être le roi dont il est question ci-dessus, §§ 101, 107, 155, comme appartenant à une génération antérieure. Si on adoptait la leçon de P. (v. 6617) : « Ceux-ci le dirent en France au roi Louis », il faudrait considérer le roi comme actuellement vivant, ce qui serait difficile à concilier avec les données générales du poëme. Je suis la leçon d’Oxf., et je pense que la France de Louis est la France centrale et occidentale, par opposition à la France orientale, celle de Lothaire. La leçon de L., lo rei de Sant Denis, est sans valeur.
- ↑ Mot à mot, avec de la lessive, c’est-à-dire avec de l’eau mêlée de
cendres. C’est ce qu’a bien compris l’auteur du roman de Girart de
Roussillon, composé au xive siècle :
La nuit les aubergea et leur donna pain d’orge,
Pestri de fort lessai pour esdoucir la gorge.
(Édit. Mignard, p. 101.)C’était un genre de mortification dont on a d’autres exemples. On lit dans Du Cange, sous lexuium (lisez lexivum), ce passage extrait de la vie d’un ancien anachorète : « De pilis camelorum induebatur et tunica, utebatur pane duro lexuio « (l. lexivo) composito. »
- ↑ Vers qui ne se trouve que dans P. (v. 6653).
- ↑ Ou « de Caire », voir § 513.
- ↑ C’est la leçon d’Oxford, P. a ortz dauraz, et L portz miraz.
- ↑ M. à m. « mal né » ; c’est la leçon de P. (v. 6680) ; Oxf. mauiaz, L. maniaz, David Aubert (fol. 469) « Josse le mauvais ».
- ↑ C’est toujours « sous le degré », c’est-à-dire sous l’escalier de la maison, que nous voyons les malheureux venir s’abriter, comme aussi ceux que l’esprit de pénitence conduisait à choisir la vie la plus misérable ; voir, par exemple, la vie de saint Alexis. Le comte Simon de Crépi mourut ainsi « pauper, jacens sub gradu ». (Et. de Bourbon, éd. Lecoy, p. 67).
- ↑ Valet, dans le sens moderne, homme qui loue ses services. La bonne leçon paraît être celle d’Oxf., un gahel, que j’identifie avec le bas latin gadalis (voy. Du Cange) ; l’anc. fr. jaal (voy. Romania, II, 240, note) qui désigne une personne, homme ou femme, qui sert pour de l’argent, par suite une personne de bas étage. Si on adoptait (ce que j’ai fait dans mon Recueil d’anciens textes, p. 64, v. 520) la leçon de L. Migael, faudrait entendre l’archange saint Michel, ce qui s’accorderait assez bien avec l’idée exprimée au vers suivant, que cet être, quel qu’il fût, était envoyé par Dieu ; mais l’entrée en scène d’un personnage aussi important eût sans doute été annoncée plus explicitement.
- ↑ Cf. Guiraut de Borneil (Quan la brun’aura s’eslucha) :
« Ab ma volontat paurucha.
No m’ai laissât carn ni sanc ». - ↑ Fouque et Landri ont toujours donné à Girart des conseils pleins de sagesse et de modération ; voy., par exemple, §§ 179, 265 6.
- ↑ Il y a évidemment une lacune ici ; malheureusement ce passage manque dans P. ; il ne se trouve que dans Oxf. et L., qui dérivent d’un même ms. dans lequel apparemment cette lacune existait déjà. La vie de saint Rigobert, archevêque de Reims, chassé de son siège par Charles Martel et passant en bonnes œuvres le temps de son exil, pouvait être citée avec à-propos comme exemple à Girart de Roussillon. Voy. les Bollandistes, 4 janvier ; Gall. christ., IX, 24-7 ; Histoire littéraire, V, 675.
- ↑ Probablement l’empereur Lothaire, le fils aîné de Louis le Pieux.
- ↑ Simon de Crepi en Valois, s’étant retiré du monde et voulant accomplir
une rude pénitence, se fit charbonnier, comme Girart de
Roussillon :
Dedenz une forest en essil s’en foï,
La devint charboniers, itel ordre choisi.
(Bibl. nat. fr. 25405, fol. 109.)Selon Etienne de Bourbon, c’est à Rome, ou plutôt aux environs, que Simon se serait fait charbonnier : « Romam venit ubi factus est carbonarius et secretum suum cuidam cardinali, cui confessus est, et statum suum revelavit. Cum autem post plures annos semel Urbem, intrasset ad vendendum carbonnes et in domum dicti cardinalis confessoris sui carbones deportasset, arreptus ibi infirmitate post suscepta sacramenta omnia, pauper, jacens sub gradu, ad Dominum migravit » (Et. de Bourbon, éd. Lecoy, p. 67).
- ↑ Où chercher Aurillac et Troilon ( Torilon Oxf.) ? Ce ne peut être en Auvergne : on a vu au § précédent que la scène se passe en Allemagne, ou du moins dans la France orientale. Il y a dans David Aubert (fol. 472) « Aurical, assez près de Buillon en Ardenne ».
- ↑ Dans P. seul (v. 6772).
- ↑ « Jusqu’en Bavière » P. (v. 6782).
- ↑ Le sens paraît être plutôt « Il n’est pas [originaire] de ce côté-ci de la mer », mais cela se rattache mal à ce qui précède.
- ↑ Voy. p. 1, n. 2.
- ↑ Voy. p. 221, n. 1.
- ↑ Ici s’ouvre dans L, par suite de l’enlèvement d’un feuillet, une lacune qui s’étend jusqu’au § 538.
- ↑ La rime, qui est en ent fait oublier à l’auteur que les parents de la comtesse sont à Constantinople et non en France.
- ↑ Cf. § 463, 467.
- ↑ Voy. § 37.
- ↑ Le vendredi saint.
- ↑ Voir§ 37.