Girart de Roussillon (Manuscrit d’Oxford) avec traduction Paul Meyer - 6

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6. Prise de Roussillon par le roi Charles

6200415.Eſchat a pres girarz tant grant con uol
Vai ſen a roſſillon o tornar ſol
E ſe li cons a ioi e li reis dol
Non lait bon cheual’r tro a baiol
Ne tenſar en moſter ne ſoz aruol
6205Teſte ni encenſer croiz ne orcol
f. 108rTot done a cheualers quanque lai tol
Pois les meſt de la gerre en tal tribol
Non pout ome baillar ſaiue ni fol
Non laucie o nel pende o nel afol

415. Girart a pris du butin tant qu’il a voulu. Il se rend à Roussillon, son séjour habituel. Il est plein de joie tandis que le roi est dans la douleur. Il ne laisse [vivant] bon chevalier jusqu’à Baiol[1], ni trésor en moutier ni sous voûte, ni châsse ni encensier, ni croix ni vase sacré : tout ce qu’il enlève, il le donne à ses chevaliers. Il fait une guerre si cruelle qu’il ne met pas la main sur un homme qu’il ne le tue, le pende ou le mutile.

6210416.Cinc anz unt pois tengude eiſi la gerre
Que anz ne ſencontrerent en plaine terre
Souent le uait lo reis a gant gent querre
Noil laiſſe borc ne uile ne cimentere
Per hoc tant a girarz amis enquerre
6215Nol pout legirement lo reis conquere
Sen caſtel non lenclot e en lenſerre

416. Pendant cinq ans ils ont ainsi tenu la campagne sans jamais se rencontrer en champ de bataille. Souvent le roi se met à sa poursuite avec de grandes forces, et ne lui laisse ni bourg, ni village, ni cimetière. Mais Girart a encore tant d’amis que le roi n’arrivera pas aisément à le prendre, s’il ne réussit à le bloquer en un château

417.Car ueit de girart nel pout trobar
A plane terre en camp ſi com ſol far
Mandet totes ſas genz tros quen la mar
6220Non remaſt cheualers ne nuſ ris bar
Ni borzes ne ſiruenz qui poiſſe annar
Tuit uant a roſſillon ꝑ aſſeiar
Fun arberges baſtir e traus drecar
E fun arbres rezir uinnes trencar
6225E girarz e li ſeu ſenc a armar
Souent loſt eſtormir fors e lancar
E folco e gilberz de ſenegar
E carles ſafichet de ſoiornar
Tros quen ueie lorguel creſte obaiſſar

417. Charles voit qu’il ne peut plus arriver à rencontrer Girart en champ de bataille, comme autrefois. Il manda tous ses hommes jusqu’à la mer. Il ne resta chevalier ni riche baron, ni bourgeois ni sergent qui puisse marcher. Tous se rendent à Roussillon pour l’assiéger. Ils bâtissent des logements, dressent des trefs, déracinent les arbres, tranchent les vignes[2]. Girart et les siens, Fouque, Gilbert de Senesgart, revêtent leurs armes et font des sorties contre l’ost. Et Charles est déterminé à résister jusqu’à ce qu’il voie l’orgueil [de ses ennemis] croître ou baisser.

6230418.En mai uien lo reis a ſon apleu
E fu tros a la feſte de ſan romeu
Non laiſſe auer en france bon car ne leu
Ni rente en ſa anor cenz ne touneu
Tot nos face uenir aiqui o ſeu
6235f. 108vE iuret n͞r͞e don e ſant andreu
Ne tornera deſtat ne ꝑ la neu
Tros roſſillons eſ ſons co que laigreu
Lainc ac un porter mal enreu
Fauſ creſtian felun plus dun iudeu
6240E gardet lune porte en lat en feu
Autre uez lot traide el e li ſeu
Tramet ſouent meſſage ſemblat romeu
Del rei la porte auer paraule e breu
Per quei traſt ſon ſeinor e ꝑdet deu

418. Le roi mit le siège[3] en mai, et y resta jusqu’à la Saint-Remi[4]. Il ne laisse en France aucun avoir quelconque, ni rente en sa terre, ni cens ni tonlieu[5] qu’il ne fasse venir au siège, jurant par notre Seigneur et saint André qu’il ne se retirerait pas de l’été ni de l’hiver avant d’avoir réduit Roussillon en son pouvoir. Là dedans il y avait un portier mauvais et endurci, faux chrétien et plus félon qu’un juif. Il avait en garde l’une des portes : c’était son fief. Une fois encore[6] ils l’ont livrée, lui et les siens. Il fit dire au roi par un émissaire déguisé en pèlerin, qu’il pouvait par lui avoir bientôt la porte. Ainsi il trahit son seigneur et perdit Dieu[7].

6245419.La mollers girart ac une enuííoſe
De ſa cambre ſancele uille dioſe
Pres les claus de la porte la cobeitoſe
E det les au porter cui fun eſpoſe

419. L’épouse de Girart avait pour femme de chambre une vieille femme pleine de méchanceté qui prit les clefs de la porte et les donna au portier, son mari.

420.Lo traiches fun cubers ueiſoſ e clous
6250La nuit fun brune e negre clartaz noi lus
E il eſt del caſtel ꝑ un pertus
E uen au rei e dis ne uos [tr]aus
De la tor uos aport la clau de lus
E carles quant louit ſi ſen eſtrus
6255Preſt lo conte dangers e cel de clus
Luns a mil ceualers e lautre plus
Er auiaz de gloton com les adus
E uunt aitan ſoau cun ren ne crus
Ne paraule a ſon par ne grāt ne tus
6260Tros les ac en la tor el mur deſus

420. Le traître était sournois, rusé et fermé. La nuit était sombre : nulle clarté n’y brillait. Il sortit du château par une ouverture et vint au roi, lui disant : « Je ne vous trompe pas : je vous apporte la clef de l’huis de la tour. » Charles, à ces mots, se met en mesure : il prit le comte d’Angers[8] et celui de Clus ; l’un avait mille chevaliers et l’autre plus. Écoutez comme le gredin les guida. Ils cheminèrent si doucement qu’il ne se fit aucun bruit ; personne ne parlait à son voisin, il n’y avait ni chuchottement ni toux, jusqu’à ce qu’on fût au haut de la tour.

421.E quan ſunt en la tor cridūt trait
Lautrant de fuc conmes lo rei marit
E girart ſe ſedet la u durmit
f. 109rVit la clartat del fuc e ot lo orit
6265Darmes e de cheual ſon cors garnit
E ne furent mais catre a eſcharit
E uenguz al portal e at lubrit
E uit defors de lor tant el brunit
Per conſence milon lo duc niſit

421. Quand ils sont dans la tour, ils crient : « Trahis ! » tandis que d’autres appellent le roi en allumant un feu. Girart qui dormait se réveilla : il vit la clarté du feu et ouït le cri ; il s’arma et monta à cheval. Ils n’étaient que quatre ensemble. Girart vint à la porte, l’ouvrit et vit au dehors tant de heaumes brunis ! Il put sortir grâce à la connivence du duc Milon[9].

6270422.Lainz fant robador tragine e rap
Ne laiſſent cope daur ne bun henap
Ne paile no rodat ne autre drap
Dun mil parle au porter de ſoz un ſap
Tuit ſeu parent felon dis cel qui ſap
6275Furent toſtēs tracor li paire el pap
E dun mil au porter trenca lo cap
Caiſtias uos traicor de ſi lai gap

422. Une fois dans l’intérieur, les brigands se livrent au pillage et au rapt ; ils ne laissent coupe d’or ni bon henap, ni paile ni étoffe rouée[10]. Le duc Milon prit le portier à part sous un sapin : « Tous tes parents furent traîtres, » lui dit-il, et il lui tranche la tête, en disant : « Corrigez-vous de ce vilain défaut ! »

423.A mige nuit abanz que can li cos
Fun roiſſillons trais queſt de mur clos
6280Eſcuder uant cercant crotes e cros
Ni remant cruiz ni chaſſe gone ne fros

Ne bons pailes rodas dras uielz ne nos
Meſtrunt lo fuc el borc cubert de ros
Des landers e del blat ſail cros e blos
6285De chochers art li fuz e chait li clos
A ſon oſtal ſe iaiſt li ris cons bos
Fait ſobre lui fermat poſtiz e pos
Aiqui es ſes armaz a cent de ſos
Qant fu al bon cheual de ſobre el dos
6290Non ſoane eferir doliat ne gros
Mieldres uaſſaus ne fun de car ne dos

423. À minuit, avant l’heure où chante le coq, fut livré le fort château de Roussillon. Les écuyers vont fouillant cryptes et cachettes ; il ne reste croix ni châsse robe, ni froc, ni bon paile roué ni drap vieux ou neuf. Ils mirent le feu au bourg couvert en roseaux. Des lardiers et des greniers à blé la flamme s’élève jaune et bleuâtre (?) ; la charpente des clochers brûle et les cloches tombent[11]. Le puissant comte Boson était couché en son hôtel ; il fit fermer sur lui les portes, et s’arma à l’intérieur avec cent des siens. Quand il fut en selle sur son bon cheval, il ne refuse le combat avec personne. Onques ne fut chevalier plus solidement bâti.

424.Li fouz el uenz el criz fait tau temoute
f. 109vQua nonna uit tan grant diſt qui leſcoute
Eſcuder e ſiruent gent garce e gloute
6295Ne laiſſent a robar autar ni oroute
Don bos les uait ferir en mei la route
Ques aucit e confunt crabente e boute
Cui es conſec a coup pois ne uit goute
Vit la maiſnade al rei qui entre toute
6300La feſt lo cons orguel e cauſe eſtoute

424. Le feu, le vent, la clameur produisent un tel vacarme que jamais on n’ouït pareil. Écuyers et sergents, race vile et rapace, ne laissent à piller ni autel ni crypte. Don Boson va les frapper dans le tas. Qui il atteint est un homme fini. Il vit la maisnie du roi entrer tout entière, et là il fit un acte plein d’audace et de témérité.

425.Lo cons girarz ſen iſt ꝑ une porte
Peiſa de ſa muller car non len porte
E don bos laiſſe a lautre tante genz morte
Li uilan uant cridāt tuit la rodorte
6305Dun bos les uait ferir ſenſeine entorte
E non quidaz dis conte quel ſen reſorte
E trues ueit la maiſnade del rei plus forte

425. Le comte Girart sort par une porte, affligé de n’avoir point emporté avec lui sa femme. Don Boson laisse à l’autre porte du château tant d’ennemis morts ! Les vilains vont criant tous : « La hart[12] ! » Don Boson court les frapper, son enseigne roulée [autour de la hampe], et ne croyez pas qu’il se retire avant d’avoir vu paraître en force la mesnie du roi.

426.Dun bos les uait ferir quan les coinois
Jl non fert cheualer que tot nel frois
6310Lo cap e lo catais troz quinz eltois
Vint ni a morz laiſſaz que mois que lois
Les maiſons el ſoler gentunt tal crois
Cū mais no uiſtes fou que ſi ſangois
Se bos mais la eſtait fera que mois
6315Seſpade peciade e ſaſt en trois
Sen tornet teinz de ſanc e de camois

426. Don Boson courut les frapper aussitôt qu’il les reconnut : il ne frappe chevalier qu’il ne lui fracasse la tête et le....[13] jusqu’à la barbe. Il en a laissé morts vingt....[14]. Les maisons et les soliers[15] font entendre des craquements tels que jamais on ne vit incendie si violent. Si Boson reste là plus longtemps, ce sera folie. Son épée brisée, sa lance rompue, il se retira, les vêtements couverts de sang et tout souillés.

427.Dun bos ueit la maiſnade del rei cō entre
E les ſeus crabentar murir e uentre
Les terres e les murs a lor porprendre
6320Les maiſuns aſ ſolers el borc eſprendre
Enquet lo crit des donnes a entendre
f. 110rVeit la muller girart duns garz deſcendre
Si auuiſaz la donne a deu contendre
E eſcridet en aut girart car ſendre
6325Jamais ne uos uerai eſpade cendre
E dun bos quan lauit lo cor na tendre
E uait la denan lui leuar e prendre

427. Don Boson vit entrer la mesnie du roi, massacrer les siens, occuper les remparts et les soliers, incendier les maisons du bourg. Il entendit les cris des dames ; il vit la femme de Girart descendre d’un escalier. Si vous l’aviez entendue se plaindre à Dieu ! Elle s’écriait à haute voix : « Girart, cher sire, jamais je ne vous verrai ceindre l’épée ! » Et Boson, l’entendant, fut ému : il courut prendre la dame et la plaça devant lui.

428.Anglezeis e breton une genz male
Vant ſobrant e robant cornant lor gale
6330Noi laiſſunt palefreit ne mul ne male
Dun bos pres la conteſſe a ſon leſchale
A pauc de ſa maiſnade ſen adeuale
Eiſen ꝑ la poſterne ſoz la grant ſale

E paſſet ſeine laige u ga de bale

428. Anglais et Bretons, une gent mauvaise, vont pillant, criant et faisant grand tapage[16]. Ils ne laissent à prendre palefroi, ni mule, ni caisse. Don Boson prit la comtesse sur l’escalier ; avec le peu qui lui reste de sa mesnie il descend, sort par la poterne sous la grande salle et passe la Seine au gué de Bale[17].

6335429.Ouit auez col reis pres roſſillon
Et chel porcers en feſt la traicion
El en ac eniſloc ſon gaardon
Car en ꝑdet lo cap au brat milon
Aiſi doit lon menar encre felon
6340Girarz lo cons ſen uait a eſperon
Toz nus pez e en langes e ſens caucon
Fors ſon oberc ueſtit ſenz aucoton
E no ſunt mais o lui trei conpainon
E cō el uen el bruel ſoz mōt argon
6345Lai encontret gilbert lui e folcon
Seinor or eſgardas confuſion
Eu uuel tornar arere uers loſt carlon
Car ma muller mainent franc o friſon
E gilbers reſpondet doz aico non
6350Nel place a damledeu lo rei del tron
f. 110vQue ia uos metez en tau bandon
Aiſi com il menauent iſte razon
El gardet ſobre deſtre ꝑ un canbon
Veit uenir ſa muller e don boſon
6355Qui la tent denant ſei ſobre larcon
E at ꝑmi leſcut daſte un troncon
De fors pendent leſ lenges dū gofanon
Autre en ac ꝑ la teſte del ſor gaſcon
Ben ſemble cheualer quen coite fon
6360Fait maueis dis girarz ſeruiſe bon
Deus me dun queus en rende lo gaardon

429. Vous avez ouï comme le roi prit Roussillon, comment le portier livra la place et reçut sa récompense sur le lieu même, car il eut la tête tranchée de la main de Milon. Ainsi doit on traiter un félon endurci. Girart le comte s’en va au galop, les pieds nus, en langes[18], sans chausses, ayant revêtu son haubert sans hoqueton[19]. Il n’avait avec lui que trois compagnons[20]. En arrivant au bois, sous Montargon, il rencontra Gilbert et Fouque. Il fut content de les voir : « Quel désastre ! » leur dit-il ; « je veux retourner en arrière vers l’ost de Charles, car Français et Frisons emmènent ma femme. » Et Gilbert répondit : « Sire, n’en faites rien. Ne plaise à Dieu, le roi du ciel, que vous vous mettiez en un tel danger. » Comme ils parlaient ainsi, Girart regarda vers droite par la campagne : il vit venir sa femme et don Boson qui la tenait devant lui, sur l’arçon de la selle. Il avait un tronçon de lance à travers son écu, la banderolle pendant au dehors, et son cheval gascon en avait un autre par la tête[21]. Il avait bien l’air d’un chevalier qui sort de la mêlée. « Vous m’avez fait, » dit Girart, « un bon service. Puisse Dieu me donner de vous en récompenser ! »

430.Gilbers de ſeneſgarz parlet pimers
Queſt ꝑforcis ꝑ armes e bons gerrers
E don can cguſteſt tauſt deſtorbers
6365Annem en a diion ſempres pimers
Li caſtels eſt toz dobles murs e terrers
E mandez borgeinons e les bouers
E prenez gant maiſnade de ſoudeers
Noi remaine a donar aurs ne deners
6370Ni henas ne graaus ne candelers
E ſe carles i uent e ſos enpers
Ne preſerem aſaut dous faus laners
Ml’t eſſez dis girarz bons conſeillers
Tote noit chauaugerent ꝑ un ſenders
6375Entrerent en diion ꝑ ponz pimers
Apelunt a la porte ubrez porters
Cel les coinuc e obre uolentiers

430. Gilbert de Senesgart parla le premier : il était vaillant aux armes et bon guerrier. « Sire, puisque tu as éprouvé un si grand désastre, allons-nous en tout droit à Dijon. Le château est très fort, avec ses murs et ses terre-plains. Mandez Bourguignons et Bavarois, formez une troupe de soudoyers. Donnez tout : or, deniers, hanaps, vases, chandeliers ; et, si Charles se présente avec ses forces, nous nous soucierons de son attaque comme d’un denier faux. — Vous êtes, » dit Girart, « bon conseiller. » Ils chevauchèrent toute la nuit. Ils entrent à Dijon par le pontet crient à la porte : « Ouvrez ! portier. » Celui-ci les reconnut et s’empressa d’ouvrir.

431.A diion uent girart o lo clar die
E deſcent au perun lon la cairie
6380f. 111rE entrat el moſter ſainte marie
E pia damlideu canz ne locie
Trues de carlon martel uenianz ſe ſie
Com a fait ſorazon e meſſe auie
Eiſit fors del moſter quāt fu fenie
6385E trobe ſa maiſnade ſi lor dezie

Mais el non a talent ke uers un rie

431. Girart arriva à Dijon au jour : il descendit au perron, auprès du rempart, et entra au moutier Notre-Dame. Il demanda à Dieu de lui conserver la vie jusqu’à ce qu’il se fût vengé de Charles. La prière finie, la messe ouïe, il sortit du moutier, joignit sa mesnie et leur parla ; il n’avait pas envie de leur faire une mine riante.

432.O trobet ſa maiſnade e ſi lor dis
Perdut ai roſſillon caſtel antis
Enſer a mige noit la carles pris
6390E ne quit iam baillaſt ſi n̄ trais
Ere men uen a uos en iſt pais
E cil reſpondēt ſempres cuns n̄ gecis
Seigner qui or uos faut toz et onis
Er uos cuide auer carles tot cōquis
6395Mais ainz ſera paſſade la ſaint denis
E ſet cent chaualer des ca(ſp rezi)s
Lo cablez qui auer ler blanchezis
Que uos ſeiaz plui donor faidis
E girarz lor reſpont ſeinor mercis
6400Can beſoin ueit lom ben cau les amis
Mais ia n̄ ert reis carles tant poteſtis
Lintrar del roſſillon uol ſie eſchis
Celz qui dinz remanront eu en aſis
Ja non uerunt la feſte ſaint denis
6405Que lous lor ſemblera loitans caitis
Carles del roſſillon uait a paris
E girarz tot le fez eiſi con dis

432. Où il trouva sa mesnie, il leur dit : « J’ai perdu Roussillon, l’antique château : hier soir, à minuit, Charles s’en est emparé. Il ne l’eût pas eu, s’il n’avait usé de trahison. Présentement je viens à vous, en ce pays. » Ils lui répondent tous, sans qu’un seul hésitât : « Sire, honni soit qui vous faillira ! Charles croit vous tenir, mais la Saint-Denis[22] se passera, et sept cents chevaliers auront eu la tête coupée, vos cheveux de noirs seront devenus blancs, avant que vous soyez par lui chassé de votre terre. » Girart leur répond : « Seigneurs, merci : c’est au besoin qu’on reconnaît l’ami[23]. Le roi Charles, malgré sa puissance, aura à se repentir d’être entré dans Roussillon. Ceux qui y resteront y seront assiégés : ils ne verront pas la Saint-Denis que la misère leur fera paraître le temps long ! » Charles quitte Roussillon pour se rendre à Paris, et Girart fit comme il avait dit.

433.Co fun iſſent paſcor co intre mais
f. 111vCarles fun a paris en ſon palais
6410A mandade ſa cort e te[c] ſos plais
Soi baron li demandent el lor retrais
Cauſ fun de fonafaire li forfais
Roſſillon lor touge qui me fu trais
Dieluns me fu genz e girart lais
6415Coinoiſſent uaus del conte ſes agais
Toz en deſſent lorguelz e li iamais

433. Ce fut à l’issue du temps de Pâques, à l’entrée de mai. Charles était à Paris, en son palais : il avait convoqué sa cour et tenait ses plaids. Ses barons l’interrogent et il leur expose l’état de ses affaires. « Je leur ai pris Roussillon, qui m’a été rendu par trahison. Lundi a été pour moi un jour heureux, un mauvais jour pour Girart. Je connais les embûches (?) du comte : désormais son orgueil est abaissé.

434.Ere ſabunt franceis e borgenun
Girart fait de teuri la traiciun
E laquez a foucher e a boſon
6420Eu rent tant cō pois lo gaardun
Ꝑdut a roſſillon e auinun
Failli li ſunt li goz e li gaſcun
Se uie n̄ me fail e meu barun
Noi laiſſerai donor un plein baſtun
6425Mentres quel reis o dis ml’t li ſat bun

434. — Maintenant Français et Bourguignons savent que Girart est coupable de la trahison dont est mort Thierri, qu’il a incité Fouchier et Boson à la commettre[24]. Je lui en rends de mon mieux la récompense. Il a perdu Roussillon et Avignon. Les Goths[25] et les Gascons l’ont abandonné. Si je vis et si mes hommes me restent fidèles, je ne lui laisserai de terre la longueur d’un bâton. » Le roi, en parlant ainsi, se sentait plein de joie.

435.La traciuns girart ſerrenouele
Non ſen pout eſcondire qui len apele
Bataille en feſt campal ſos mont amele
Torz lo getet de camp cui el cadele
6430Eu ſiual lencontrai cai uers bordele
Aiqui meſtraſt girarz une merele

435. « La trahison de Girart est débattue à nouveau. Il ne peut s’en défendre, quand on l’en accuse. Nous avons pour cela combattu en champ de bataille sous Mont-Amele : je l’ai chassé du champ, lui et les siens[26]. Je l’ai ensuite rencontré à Civaux, près Bordeaux[27]. Là Girart a mal placé son mereau[28].

436.Bataille feſt campal une en ſiuau
Aiqui ꝑdet folcher ſun mareſcau
Lau ꝓuai con felon a deſleiau
6435Le ior tec eſperons car e cheuau
Atant uez lun meſſage qui li eſclau
Seiner dinz roſſillun a mal oſtau

f. 112rLi pimers mes i fail au ſeneſchau

436. « Nous avons combattu en champ de bataille à Civaux, là Girart a perdu Fouchier, son maréchal[29]. Là je prouvai sa félonie et sa déloyauté. Ce jour-là il apprécia ses éperons et son cheval. » À ce moment lui arriva un messager : « Sire, à Roussillon on est logé à mauvaise enseigne ; dès le premier mois, le sénéchal manque de tout.

437.Seiners roſſilluns a feluns ueizins
6440Girarz en ſeneſgarz a ſos cuiſins
Si lor uede lintrar e los chemins
No intre marchaders ne om tapins
Lainz lor fail cuiade e pans e uins
No uoil co reſpont carles tau me declins
6445Deualet o poiet au graz marbins
Deſcarable annet o lui garins
Gacel uiſcons de droes e baudoins
Anz non finet lo reis tros a orlins
Aiqui requert conſeil a ſos amins

437. « Sire, Roussillon a de mauvais voisins : Girart a son cousin à Senesgart, qui bloque l’entrée et intercepte les chemins. Il ne peut entrer ni marchand ni paysan. Le pain, le vin, l’avoine, leur manquent. — Je ne veux pas, » répond Charles, « être ainsi abaissé. » Il descendit et monta à cheval au bas de l’escalier de marbre. Avec lui partirent Garin d’Escarabele[30], Gace le vicomte de Dreux et Baudouin[31]. Le roi ne s’arrêta pas jusqu’à Orléans ; là il demande conseil à ses amis.

6450438.Carles prent ſon cōſeil a ſos piuaz
Garnira roſſillons deuers toz laz
Ml’t ſera lauer granz qui ert menaz
Baufaduz li iudex fu demandaz
Aico feſt faire au rei ml’t granz pechaz
6455Car dex iudeu non ame ne ſon ſolaz
Ꝑ itant en fun carles mal abaiſſaz
E uencuz de bataille e encaucaz
Cum auirez ſenpreles aici aſſaz

438. Charles prend conseil avec ses fidèles : il munira Roussillon de toutes parts ; grand sera l’avoir qui y sera mené. Belfadieu le juif[32] fut appelé. En cela le roi fit un grand péché, car Dieu n’aime pas les Juifs ni leur compagnie. Partant Charles fut abaissé, vaincu en bataille et poursuivi, ainsi que vous allez l’entendre.

439.En la citat dorlins ot un iudeu
6460Qui fu fiz penchamin au fil abeu
Qui de folcon lo conte cadan aufeu
Quinze muis de forment an car oleu
E autre tant de uin aco ſai eu
E treis cers de ſazon la ſaint maceu
6465E quinze uaces graſes la ſaint andreu
Cel fun de dinz la cambre au conſel ſeu
f. 112vE eiſi de lainz eſcris un breu
En ſes letres cui ſat en lēg ebreu
Tramet le dun folcon ꝑ un corleu
6470Girart lo conte die que nolineu
Roſſillun uait garnir carles el ſeu
Fera lou ꝑ la feſte de ſaint romeu
Quinze mile a cheual ſunt e a peu
E folco quan louit loet en deu
6475Enquer tendrai rei carle mon don leſtreu

439. En la cité d’Orléans, il y avait un juif qui était fils de Benjamin, fils d’Abel, qui donnait chaque année à Fouque, pour son fief[33], quinze muids de froment...., autant de vin, trois cerfs de saison à la Saint-Mathieu[34], quinze vaches grasses à la Saint-André[35]. Il assista au conseil dans la chambre du roi, et, une fois dehors, il écrivit une lettre en hébreu et l’envoya à Fouque par un courrier : « Qu’il fasse savoir au comte Girart que Charles et les siens vont ravitailler Roussillon. Ce sera pour la Saint-Remi : ils seront quinze mille, tant à pied qu’à cheval. » Fouque, apprenant cette nouvelle, loua Dieu : « Je tiendrai encore l’étrier au roi Charles mon seigneur[36] ! »

440.E folco lo uait dire conte girart
Li cons ot les paraules del gainart
E trameſt ꝑ boſun e ꝑ berart
Ꝑ ueil gauter florit de mōt eſcart
6480Parent ſunt e german a don girart
Vnquez laduz un fos aiſi iaillart
Mil cheualers ab elmes qelz de ſa part
Noi annet li meſſages mige tan tart
Quel reis tornar ſen puiſche ſenz gant regart

440. Fouque va conter la nouvelle au comte Girart qui mande aussitôt Boson, Berart, Gautier, le vieillard de Mont-Escart[37]. Boson lui amène une troupe vaillante : mille chevaliers le heaume en tête, tous ses hommes. Le messager est parti à temps pour que Charles ne puisse s’en retourner sans grand danger.

6485441.Girarz parlet al meſazer quil fu trames
E a mandat ſes omes ꝑ tot a fes
Oe qui ſat bon ami ꝑ lui⁎trames
E agent catre mile anz que moges
Anz que lalbe del ior apareges

6490Les a toz enbuſcaz en un defes
E li reis uait garnir roſſillones
Enant ſunt ia li car e li borzes
E lo reis uen apres e ſi marques
Quan girarz lor ſailli dun bruel eſpes
6495E dunt ſat ben lo reis que trais es

441. Girart a donné ses ordres au messager : il a mandé tous ses hommes à la fois. Partout où il a de bons amis, il les envoie chercher. Il en eut quatre mille avant de se mettre en marche. Avant l’aube du jour, il les a embusqués en un bois fermé[38]. Le roi, cependant, part pour ravitailler Roussillon. En tête vont les chars conduits par les bourgeois[39]. Le roi suivait avec ses marquis, quand Girart leur apparut, sortant d’un bois épais. Le roi vit alors qu’il était trahi.

442.f. 113r
Girarz a meſ ſes omes toz ꝑ ſoquez
Poiz eiſi en la garde toz ſous de pez
El reis a roſſillon ueit cōmauez
Enant ſunt ia li car e li dumez
6500Li ſomer e les males o les garmez
E lo reis ueit de tras e ſos eſſez
E girarz tor aſeus e diſ ſalez
E pois al autre mot ꝑ ci eiſez
Furez e ociaz e retenez
6505E qui auer uoura ꝓu en prenez
Jamais ne ſeres paubre ſe uos uolez
En aiquel ior retorne girarz en prez

442. Girart a mis ses hommes en embuscade. Lui-même, seul, à pied, est sorti [du bois] pour observer. Le roi se dirige vers Roussillon. En tête viennent les chars et les.....[40], les bêtes de somme et les caisses avec les...[41]. Le roi suivait avec des hommes choisis. Girart se tourne vers les siens et crie : « Sortez ! » Puis il ajoute : « Par ici ! frappez, tuez, faites des prisonniers ! Qui veut de l’avoir en prenne à sa volonté ! Il ne tient qu’à vous d’être à tout jamais à l’abri de la pauvreté. » Ce jour-là, Girart se releva.

443.Carles ueit de ſa gent con ſenes brui
E folcon o les ſeus cō les adui
6510Trais ſoi co diſt carles n̄ ſai ꝑ cui
Enquer auen dis uge mais gēt de lui
Non ſai autre conſel conbat o fui
E mentres quil li dis ſarment andui

443. Charles voit ses hommes éperdus, et Fouque qui amène les siens. « Je suis trahi, » s’écrie-t-il, « et je ne sais par qui. — Nous avons encore, » dit Hugues[42], « plus de monde que Girart : il n’y a qu’à combattre ou à fuir ; je n’y sais autre conseil. » Et, tandis qu’il parle, tous deux s’arment.

444.Mentres quel reis ſarmet en part ſet cenz
6515Quant ueſtiz lor obers blans cō argēz
Eſcuç on couinenz elmes luiſenz
E cheuaus de gant pres adrez corenz
E gidet lof aubers un ſeu parenz
La o trameſt lo reis quin fun dolenz
6520Ves bataille maiſ ſie qui la comenz
Au ſo partir nac folco dobles garenz

444. Tandis que le roi s’arme, sept cents hommes s’ébranlent, revêtus de leurs hauberts blancs comme argent, couverts de leurs bons écus, le heaume luisant en tête, montés sur des chevaux de prix, excellents coursiers. Aubert les conduit, un parent du roi. C’est le roi qui l’envoie, et il en fut dolent[43]. Voici une bataille qui se prépare, s’il est qui la commence. Quand la mêlée se sépara, Fouque en eut double garant[44].

445.Folco a la caire brune el cabeil ſaur
Qant de tal chauale noi mentaur
E out elme e oberc ke feſt tau faur
6525f. 113vQue ia nō chara maile con li reſtaur
E aſceinte leſpade de madaur
Portet eſcut daçur a bocle daur
E tinc aſte e lance de uin maur
Dun caſtel de bigore queſt ſobre gaur
6530E chauauge un chaual ſor baucanlaur
Intret en la bataille a ſon eſpaur
Joíírz a arbert lo clerge de uile maur

445. Fouque avait le teint bronzé, les cheveux blonds. Jamais je n’ouï parler d’un tel chevalier. Son heaume et son haubert avaient été faits par un forgeron si habile qu’il n’y a pas à craindre qu’une maille en tombe[45]. Il avait ceint l’épée de Gren[46] de Madaur. Il portail un écu d’azur à la boucle d’or, et tenait une lance de....[47] d’un château de Bigorre situé sur le Gaur[48]. Il chevauchait un cheval balzan, de robe claire. Il entra en la bataille avec sa troupe et lutta contre Arbert, le clerc, de Vilemaur.

446.Lo clerges uit folchon del renc eiſir
E broquet lo chaual el uai ferir
6535Sobre loberc li feſt laſte croiſir
Mais ne pout tan enpendre ke ios lo tir
No cuidaz de folcon pois lo reuir

446. Le clerc vit Fouque sortir du rang. Il piqua des deux et courut le frapper ; il lui fit craquer sa lance sur le haubert, mais il ne put le prendre assez en plein pour le jeter à terre. Ne croyez pas que Fouque ait bougé sur sa selle.

447.Folco ferit lo clerge a ſon eſgoc
Ben aut ſobre ca bocle de leſcut croc
6540Non eſt tan fort loberc n̄ trenc e troc
En cel coſta ſeneſtre li feſt tal broc

Que dequi lo deroc mouer nos poc

447. Fouque frappa le clerc sur son....[49]. Il lui brisa son bouclier en haut, au-dessus de la boucle ; si fort que fût son haubert, il le lui trancha et troua, et lui fit au côté gauche une telle ouverture (?) qu’il l’abattit sans mouvement.

448.A roſſillon uait carles a gent piuade
El nō a ſoſt monide ni mandade
6545Ꝑ oc non fun tan pauche la cheuauiade
Que can furent ſa genç tote ioſtade
E furunt coinegude e remenbrade
E uirunt la girart ml’t eſpauchade
E corunt les ferir de grant bruiade
6550Senpre i out daſtes fraites une charade
Son gonfanon pleííade lance baiſade
Sen uait fuiant girarz uer ſa cōtrade
Qant bos deſcarpion uent ꝑ la prade
f. 114rO lui mil cheualers de ſa maiſnade
6555Mareſtun mareſtun fu eſcriade
Lenſeigne de girart en recobrade
E la carlon martel mal abaiſſade
Maint bon uaſſal uiraç mort ꝑ la prade

448. Charles se rendait à Roussillon, avec sa mesnie privée. Il n’avait pas convoqué son ost, et pourtant sa chevauchée n’était pas si petite, car une fois que ses hommes se furent reconnus et mis en ligne, voyant le petit nombre de ceux de Girart, ils les chargèrent à fond. Il y eut bientôt à terre une charretée de tronçons de lances. Girart s’enfuyait, le gonfanon plié, la lance baissée, quand Boson d’Escarpion accourut sur le terrain, avec mille chevaliers de sa mesnie. On poussa le cri Mareston ! Mareston[50] ! L’enseigne de Girart reprit le dessus et celle de Charles fut fort abaissée. Vous auriez vu maint bon guerrier étendu mort sur la place.

449.Si ourent deſconfit lo fil drogun
6560Que n̄ ert de ſenſeine qui mot en ſun
E el porte baiſat ſon gonfanon
De ſanc uermeil degotent li freniun
E a uoute ſa reine dreit uers diiun
Quant e uos apoinēt conte boſun
6565O lui mil cheualers deſcarpiun
Vent eſcridant lenſeine de mareſtun
E diſt girart au conte ganç cous lor dun
E li cons recobret e ſat li bon
E eſcridat aſeus daz lor baron
6570Mar la garra io reis ne ſui gloton
Li normant nel franceis ne li bretun

449. Le fils de Drogon[51] s’en allait battu : personne ne répondait au cri de son enseigne[52] : il portait baissé son gonfanon, dont les franges étaient ensanglantées ; il avait tourné les rênes vers Dijon, quand voici venir le comte Boson, avec lui mille chevaliers d’Escarpion. Il cria l’enseigne de Mareston, et dit au comte Girart : « Frappez ferme ! » Le comte reprit courage : plein de joie, il cria aux siens : « Chargez, barons ! Malheur sur le roi et les siens, Normands, Français et Bretons ! »

450.Dun bos deſcarpion uent ꝑ lo cant
Grant a la forcheure doliaz ꝑ flant
Ja gencor cheualer om ne deinant
6575E out elme e oberc ꝑclar e blant
E a ceinte une eſpade ueila trēcant
Son eſcut a ſon col dos dolifant
Anc n̄ uiſtes tan fort ne meins peſant
E chauauge un chaual corſer ferant
6580E at lacat en ſaſt un aurebant
Mareſtun mareſtun uai eſcidant
Lenſeine de girart fort eſſaucant
f. 114vE carlon martel uai abaiſſant
E maint franc cheualer mort crabentant
6585Vgon lo duc de breie uait demandant
E uges quan loit ſali denant
E ſunt ſannat ferir de tal ſenblant
Que troquent li oberc e li auuant
Luns met la lance al autre ben ꝓf del gant
6590Vns nen remait en bai ni en ferrant
Or eſt meſters aus contes con les eſtant

450. Don Boson d’Escarpion vint par le champ. Il était largement fourché[53], mince de taille : on ne peut souhaiter plus beau chevalier. Son heaume et son haubert étaient d’une éclatante blancheur ; il avait ceint une épée vieille et bien tranchante ; l’écu suspendu à son col était d’os d’éléphant[54], tel que jamais vous ne vîtes si fort et si léger. Il chevauchait un coursier gris et avait fixé à sa lance une oriflamme. Il poussait le cri Mareston ! Mareston ! et allait élevant[55] l’enseigne de Girart, abaissant celle de Charles, et renversant maints bons chevaliers. Il demandait Hugues le duc de Broyes ; celui-ci, l’ayant entendu, sortit des rangs, et ils se frappèrent avec une telle violence qu’ils se trouèrent les hauberts et les....[56]. Ils s’enfoncent mutuellement de leurs lances près du gant[57]. Ni l’un ni l’autre ne reste en selle. Maintenant ils ont besoin qu’on les étende [sur un lit].

451.E uos ꝑmi leſtor neliazar
Non ſai ſe uos nois un mais parlar

Qa cons fu de pontiue e tent belclar
6595E conſelliers au rei de ſon afar
Vit en leſtor landri de mōt gimar
E broche lo cheual uait lune dar
En ſon oberc ſafrat quel fait fauſar
E ſa lance trencat outre paſſar
6600E ſenſeine uermeille en cors reſtar
E crabentat lo mort del baucan uar
De ceſtui ne charra con mais ſe gar

451[58]. Voici par la mêlée Eliazar. Je ne sais si vous avez jamais entendu parler de lui[59]? Il était comte de Ponthieu (?) et tenait Belclar[60] ; c’était l’un des conseillers du roi. Il aperçut dans la mêlée Landri de Mont-Guinar[61] : piquant des deux, il va le frapper sur son haubert safré[62], le lui fausse, et lui passe par le corps sa lance aiguisée, avec l’enseigne rouge, et l’abat mort du cheval. En voilà un dont on n’aura plus à se garder !

452.Eſ par leſtor garin deſcarabele
La maiſnade carlon ml’t gant cadele
6605E cele de girart fert e flagele
Mais nafraz eſt tan fort deſoz laiſſele
Sobrel col del chaual lais ſa bodele
El reis na grant dolor a ſei lapele

452. Voici par la mêlée Garin d’Escarabele[63]. Il conduit habilement la mesnie du roi, et frappe comme le fléau sur celle de Girart, mais il a reçu une telle blessure[64] que ses entrailles gisent sur le col de son cheval[65]. Le roi en a grande douleur : il l’appelle à lui :

453.Garin franc cheualer nos eſtait gent
6610Ai cō mau uait del uentre qui uait chaiēt
Leſcot e les romeſes louunt roment
ſ. 115rQui tal conte me tolit deus tu li uent
E garis ot paraule mais nol entent
E broche lo cheual par ſen poinent
6615E uait ferir poncon de mont arment
Tal li det en leſcut que tot li fent
E loberc qua ueſtit li eſcoiſent
Tant cum laſte li dure mort len deſcent
Pois a parlat un mot tan couinent
6620Seinor ꝑ iſte plage uos en ament

453. « Garin, franc chevalier, cela va mal pour vous. En quel état vous avez le ventre !....[66] qui m’a enlevé tel comte, Dieu le lui fasse payer ! » Garin entend cette parole, mais il n’y fait pas attention ; il éperonne son cheval et va frapper Pons de Mont-Armant : il lui tendit l’écu, lui déchira le haubert, et le jeta mort à terre, de sa lance. Puis il dit : « Sire, voilà un coup qui paiera pour ma blessure ! »

454.E uos ꝑ camp tebert de ual beton
En lui ot cheualer ml’tiſme bon
E fu del lī ben prof au rei carlon
Demande en la bataille conte folcon
6625E folco quant loit denant li fon
E ſunt ſannat ferir de tal tencon
Que troquent li oberc e li bliſon
Ambe dui, ſe roqent en un canbon
Mais folco recobret e tiebers non

454. Voici par le champ Tibert de Vaubeton. C’était un excellent chevalier, apparenté à Charles. Il demande, par la bataille, le comte Fouque. Et celui-ci, quand il l’entend, se présente aussitôt. Ils se frappent si violemment qu’ils se trouent boucliers et hauberts. Ils se renversent l’un l’autre sur la place, mais Fouque se releva et Tibert non.

6630455.Lai o frances ſaioſtent a borgeinuns
Aico fun dous e talle e ire eſuns
Viraz tant aſtes fraites ſobre bliſuns
Tant eſpade pechades ꝓc des ínguns
Dun li donzel ſunt mort ꝑſaucotuns
6635Quāt trencades les goles ſoz les metons
Aiqui fun retengude la garneiſuns
Dun digre eſſer garnis toz roſſillons
Carles martels ſen fuit ꝑ uns canbons
Encaucerent lau dos cent gofanuns
6640ſ. 115vDe cabrol uos menbrez dentre bracuns
Non deret lo ior carles ſos eſporons
Por orlins ne por cartres ne por ſeiſſons
Ne ꝑ cent mile mars de purs manguns
Ves li at buns chauaus e roſſilluns

455. Là où les Français s’alignèrent contre les Bourguignons, il y eut douleur, massacre et rage. Vous auriez vu tant de lances rompues sur les boucliers, tant d’épées rompues brisées près des arçons, tant de damoiseaux morts, frappés à travers leurs hoquetons, ou la gorge tranchée sous le menton ! Là fut pris le convoi destiné au ravitaillement de Roussillon. Charles Martel s’enfuit par les champs, ayant à ses trousses deux cents gonfanons : vous auriez dit un chevreuil poursuivi par les chiens. Ce jour-là Charles n’eût pas donné ses éperons pour Orléans, pour Chartres ni pour Soissons, ni pour cent mille marcs de mangons[67]. Ce qu’il lui fallait, c’était un bon cheval et Roussillon[68].

6645456.A roſſillon ſen fuit carles lo ſer

E girarz o les ſeus ol cāp iazer
Aſſaz at a doner e a tener
Jamais ne li eſtot ſofraite auer
Mais pur face iuſtiſe e die uer

456. Le soir, Charles s’enfuit à Roussillon. Girart et les siens couchèrent sur le champ de bataille. Il eut désormais assez à donner et à garder. Il peut être assuré de ne plus manquer de rien, pourvu qu’il fasse bonne justice et soit de bonne foi.

6650457.A roſſillon ſen fuit carles lo res
E girarz o les ſeus el camp manes
E prent ſos mellors omes conſel lor ques
Seiner conſſelliez mei ꝑ totas fes
Vers carlon mon ſeinor con le fezes
6655Per qual giſe uers lui me contenges
Primers reſpondet folco qui ſaiues es
Don prenez un meſſage ꝓu et cortes
E ſi mandaz au rei ml’t ganz marces
Vos li rendrez lo ſun cam nauē pres
6660Pois li derem del noſtre tot lo gences
Per que lire e la gerre remaſes
E ſel faire nel uolt nen tē caut ges
Car ia no te fauderai ꝑ totes fes

457. Le roi Charles s’enfuit à Roussillon ; Girart garde le champ de bataille avec les siens. Il assemble ses meilleurs hommes et leur demande conseil : « Seigneurs, conseillez-moi, au nom de la foi que vous me devez. Comment agirai-je maintenant à l’égard de Charles, mon seigneur ; comment dois-je me comporter envers lui ? » Fouque, qui est sage, répondit le premier : « Sire, prenez un messager qui soit preux et courtois ; demandez merci au roi. Vous lui rendrez tout ce que vous lui avez pris ; de plus, nous lui donnerons le meilleur de ce que nous possédons, pour que la rancune et la guerre prennent fin. S’il refuse, vous vous en soucierez peu, car je ne vous abandonnerai pas, quoi qu’il arrive. »

458.Girarz creit le conſel quil ot meillor
6665E quel dirunt ſui conte e ſui contor
Ni oſa trametre ome de gant ualor
Que top ſat grant la guerre e la iror
f. 116rMais tramet au monſter ſaint ſauuador
E feſt uenir des monges lo prior
6670Monges uos men ires a mon ſeinor
Al rei carlon martel lemꝑador
E diiaz li aico ꝑ grant dolcor
Quen tort en ſa fiance e en ſamor
El moinges quant lauit de ſauz lau cor
6675Mais n̄ ac anc tan grant pouor

458. Girart suivit le meilleur conseil, celui que lui donnèrent ses hommes. Il ne voulut pas envoyer à Charles un homme de haut rang : il savait quelle rancune la guerre avait fait naître, mais il envoya au moutier Saint-Sauveur et fit venir le prieur : « Moine, vous irez trouver mon seigneur, le roi Charles-Martel, l’empereur, et demandez-lui humblement de me rendre sa confiance et son amitié. » Le moine s’empresse d’accomplir le message : jamais, jusqu’à ce moment, il n’avait une peur comme celle qu’il éprouva.

459.A roſſillon ē carles de ſos un orn
Viraz leſtar irat e triſt e morn
Veiz li demant le moinge el famulorn
Diſt benedicite e fait ſon torn

459. Charles était à Roussillon, sous un orme ; vous l’auriez vu se tenir debout, dépité, triste, morne. Voici que se présente à lui le moine, suivi d’un serviteur : il prononce sa bénédiction......[69].

6680460.Mais lo reis non a ſoin que mot li ſun
Fors que tant li demande cō aues nun
Don certes cree michi faire bormun
Si me trames a tei girarz tes omn
Cō i oſas uenir ne ſi ne con

460. Mais le roi n’est pas en train de parler : il se borne à lui demander son nom : — « Sire, j’ai nom frère Bourmon. C’est Girart, votre homme qui m’a envoyé vers vous. — Comment as-tu osé venir !

6685461.Don a uos me trames girarz de loin
Quel te uenra dreit fare grant e ꝑgoin
Mais que iuiar li fai auenadoin
De ſon dreit co diſ carles n̄ ai eu ſoin
Anz li toudrai ualerne e mont ſem ꝓin
6690Non laiſerai donor un ſol plain poin
E uo qaueiz furmit aiqueſt beſoin
Conſiraz ſui (d)es coiz con uos uergoin
El moinges (q)uant loit uougre eſſer loin

461. — Sire, Girart m’envoie de loin à vous. Il viendra vous faire droit d’une façon complète, selon la décision de vos hommes et de vos barons, pourvu que vous le fassiez juger...[70] — Son droit, » dit Girart, « je ne m’en soucie guère : je lui enlèverai Valerne[71] et Mont-Saint-Proin[72] ; je ne lui laisserai pas une poignée de terre, et vous, qui avez accompli ce message, je me demande quel traitement honteux je vais vous infliger. » Et le moine, quand entend ces paroles, voudrait être loin.

462.Girarç non uenquet mige ꝑ ſon eſforz
6695Car ſe eu lo ſobez pres fure e morz
f. 116vNol garire repaires qui tant fuſt forz
Borz ne cis ne caſtels mais cal uns ſorz

Sobre uos cuit dun monges quen tort li ſorz
En talent mes uengut ques coils n̄ poiz
6700Li monges quant loit uougre eſtre eſtorz

462. « Ce n’est pas par sa force que Girart m’a battu, car, si je n’avais été surpris, il était pris ou tué : aucun lieu de refuge, si fort qu’il fût, ne l’eût sauvé, bourg, cité, ni château, non plus qu’un simple verger. Mais c’est vous, sire moine, qui paierez pour lui. J’ai l’idée de vous faire couper les génitoires[73] ! » Et le moine, quand il entend ces mots, voudrait bien s’en aller.

463.Li monges ot de carlon qui o lui tence
E entent la razon con la comence
E tem uoil face torre la genitence
Cal ore quen fuſt fait la penitence
6705Parlet com ſaiues om de grant creence
Don li coniat de deu e la lecenze
Tornaz men uourie eſtre alobience
El reis ſe li afole no li congence
Moinges di a girart gar no li mence
6710No fera fin a mei ne couinence.
Trus que lafol de gerre e tot len uence
Mos paires le noirit pauc deſ naiſence
Tros pout mil omes paiſtre de ſa garēce
Cuidai ſe feſt a mei la remanence
6715El me comenca gerre e maluolence
Eu len tourai la terre tros quen ardence
Diſte part roſſillon doutre ꝓuence
Non fera mais girarz la remanence

463. Le moine voit que Charles se fâche, il entend ses menaces et craint qu’on lui coupe ses génitoires. Après cela il ne serait guère avancé si Charles en faisait pénitence. Aussi parla-t-il en homme plein de sagesse. Il lui demande, de par Dieu, congé et licence de se retirer. « Je voudrais, » dit-il, « revenir à mon obédience[74] ! » Et le roi réfléchit qu’il n’est pas de son intérêt de le faire mutiler : « Moine, dites à Girart, et gardez-vous de mentir ! qu’il n’aura pas la paix avec moi jusqu’à ce que je l’aie brisé et vaincu par la guerre. Mon père l’a entretenu dès son enfance jusqu’à tant qu’il ait pu nourrir mille hommes de ses revenus. Je croyais qu’il resterait avec moi, quand il m’a fait la guerre. Pour l’en punir, je lui enlèverai sa terre jusqu’en Ardenne[75]. Girart ne fera plus séjour de ce côté-ci de Roussillon, en dehors de la Provence.

464.Duna ren te iur monges ih’u del trun
6720Seu tenie girart de roſſillun
Eu lo ferie pendre cō un lairon
A ſordeiors garcons de ma maiſon
El monges quat lauit ne dis que non
Mais loinaz ſe uougre eſtre denāt carlon

464. « Moine, je te jure, par Jésus du ciel, que si je tenais Girart de Roussillon, je le ferais pendre comme un larron par les pires goujats de ma maison. « Et le moine, entendant ces mots, ne dit pas non, mais il voudrait être loin de Charles.

6725465.f. 117rMonges con ſi oſes a mei uenir
Melz uos fure el moſter la meſſe dir
E de dinz u͞r͞e cloſtre libre lezir
E ome mors mantaire e ſofugir
E uoſtres ſaumes dire e deu ſeruir
6730Quel meſſage girart a mei furmir
Se ne mere ꝑ deu e ꝑ perir
Talent ai de ca coille con la uos tir
E monges quant lauit ne ſout que dir
Mais preſt ꝑ poin ſon fame encan eiſir
6735E poiget al peiron non cuit pois uir

465. « Moine, comment avez-vous osé venir à moi ? Vous auriez mieux fait de rester dans votre moutier à dire la messe, ou dans votre cloître à lire vos livres, à prier pour les morts, à servir Dieu, que de m’apporter le message de Girart. Si ce n’était la crainte de Dieu et de la mort éternelle[76], j’aurais envie de vous faire enlever les génitoires. » Et le moine, s’entendant parler de la sorte, ne sut que dire, mais il prit son serviteur par la main et se mit en route ; et, s’étant mis en selle au perron, il partit sans se retourner.

466.Ere ſen iſt lo moinges de ſaint iudas
Deualet ꝑ leſchale plus que lo pas
E poiet al peirun o cheual gras
Acuit la riuere aual ben bas
6740Li famulors lo ſec a lon de tras
An no diſt una uez or ua ſi tras
Tros que fun a girart no ſe remas
E li cons li demande que la fait as
Noi coitar dis li monges car toz ſui las
6745Jnterrai el moſter ſonar mon clas
Dirai deum laudamus e ſaint thomas
De carle rei martel qui gari mas
De noſtre genitaires ꝑ pau n̄ ras
Tu querras en uers lui con lo feras

6750Quar iamais ꝑ meſſage nō trametras

466. Voilà le moine de Saint-Judas[77] parti. Il descendit par l’escalier en courant, monta à cheval au perron et s’avança rapidement le long de la rivière. Le serviteur le suivait à distance. Le moine ne lui dit pas un seule fois : « Pourquoi es-tu si en arrière ? » Il ne s’arrêta pas jusqu’à ce qu’il fût auprès de Girart. Le comte lui demanda ce qu’il avait fait : « Ne me pressez pas ! » dit le moine, « car je suis trop las. Je vais d’abord entrer au moutier pour sonner la cloche, puis je dirai un Te Deum, et une prière à saint Thomas[78] pour le remercier de m’avoir sauvé des mains de Charles-Martel, qui, pour un peu, nous eût dépouillé de nos génitoires. Vous vous arrangerez comme vous pourrez avec lui, mais, pour sûr, vous ne m’aurez jamais plus pour messager !

467.Anz me direz dans monges cō en partiz
A roſſillon fui ſeiner ml’t eſcarniz
Eu dis que ſes auers ert toz queſiz
f. 117vQue tu li trametries ꝑ tes nuiriz
6755El me fu de felnie toz amanuiz
Diſt mei que a ſon paire uengez petiz
Anz n̄ fu om ꝑ autre tan gen nuiriz
E pois adobet uos quant afar fiz
Quant u͞r͞e cors fu toz enualadiz
6760E el cuidet auer u͞r͞e ſeruiz
Vos li fus de mal faire pimers garniz
Non fera fin a uos ꝑ ren co diz
Tros confundut uos aie toz par taiz
Si que doutre la mar nirez faidiz

467. — Mais d’abord dites-moi, sire moine, comment vous avez quitté Charles. — À Roussillon, j’ai été, sire, fort mal reçu. Je lui dis que son avoir serait bientôt rassemblé et que tu le lui enverrais par tes hommes[79]. Lui, cependant, se montra furieux contre moi : il dit que vous vîntes tout jeune à son père et fûtes nourri par lui mieux qu’on ne le fût jamais ; que lui-même, le fils, vous adouba. Lorsque vous fûtes parvenu à la plénitude de vos forces, et qu’il s’attendait à être servi par vous, vous avez été le premier à lui faire du mal. Il ne fera point accord avec vous jusqu’à ce qu’il vous ait ruiné de fond en comble et réduit à vous exiler outre-mer[80].

6765468.Seinor co diſt girarz ml’t eſtait laich
Que eu ma onor ꝑde ſi entreſaich
Ja nō dira lo reis queu lai traich
E eu li uoil gaiar tot le forfaich
De pois fui chaualer quan li ai faich
6770Mais lo blat com el ſeíne en ſun garaich
Aura lon abanceis coillit e traich
E pois uerez paſſar aril e maich
Queu aie mais o lui trege ne paich

468. — Seigneurs, » dit Girart, « il m’est douloureux de me voir enlever si vite ma terre. Le roi ne dira pas que je l’aie trahi, puisque je propose de m’engager à réparer le dommage que je lui ai causé depuis que je suis chevalier. Mais il aura moissonné et rentré le blé qu’il sème en son champ, et avril et mai seront passés avant que j’aie conclu avec lui trêve ou accord !

469.Moinges ſaz utres noues del rei carlon
6775Eu non co diſt li moinges ſe males non
Co loi deu iurar le rei del tron
Se prendre uos poie ne don boſon
Que pendre uos ferie comme lairon
E girarz ſeu ſoſrit ſoz ſen grenon :
6780Quer tau ren lauent fait qui nol ſa bon
Les cheuaus e lauer unt mi baron
A tot nos en irem tros a diion

469. « Moine, sais-tu d’autres nouvelles du roi Charles ? — De mauvaises, oui, » dit le moine. « Je l’ai entendu jurer par Jésus du ciel que, s’il peut vous prendre, vous ou don Boson, il vous ferait pendre comme larrons [par le pire garçon de sa maison[81]], » Girart sourit sous sa moustache : « Puisqu’une démarche comme celle que nous avons faite auprès de lui ne le satisfait pas, mes barons et mes hommes ont leurs chevaux et le butin ; avec tout cela nous nous rendrons à Dijon. »

470.f. 118rA diiun ſen tornet el compainer
Ot li feſt le conduich grant e plener
6785No ſunt eſchars ſeſchal ne li boter
Li poun e les grues lauan enter
Gran ſoudades en portent li eſcuder
La nuit ſunt leſchelgait ꝑ lo terrer
Tros que ſouent li ſain dinz le clocher
6790Quant unt la meſſe oie li cheualer
Girarz ſen iſſi fors ſoz un laurer
Fait apelar folcon ſon conſeiller
Tant mul tant palefreit e tant deſterer
Aiqui furent paiat gent ſoudader
6795E furent demandat oſte au loger
E qui n̄ a maiſun quert carpenter
E girarz lor iuret en reꝓuer
V il mouura gerre carle e deſtorber
A ſobre uiure auiſe e eneonbrer

470. Il se rend à Dijon, lui et ses compagnons. Oton lui offrit une large hospitalité. Les sénéchaux, et les bouteillers ne sont pas regardants : on sert largement paons et grues ; les écuyers reçoivent de grandes soldes. La nuit on fait le guet sur le rempart jusqu’au moment où sonnent les cloches. Les chevaliers allèrent entendre la messe ; puis Girart sortit, s’assit sous un laurier, et, ayant mandé son conseiller Fouque, il se fit apporter de l’or et des deniers, et amener des mulets, des palefrois, des destriers, pour payer les soudoyers. On demanda des hôtes pour les logements, et qui n’en put trouver se mit à la recherche d’un charpentier[82], et Girart leur jura qu’il ferait à Charles guerre et dommage...[83]

6800471.Carles en roſſillon lo reis ſeſtruit
Non uis tant irat rei con lui can fuit

E mandet ſos franceis quel ſegent tuit
Meſſage en a girarz en lautre nuit
E mandat ſoudaders ab aceſt bruit
6805Prou lor dera argent e bon aur cuit
Enquer en ert bataille une co cuit

471. Charles fut à Roussillon ; on ne vit jamais roi aussi irrité. Il manda à ses Français de se rendre tous auprès de lui. Girart en fut informé la nuit suivante. Il rassemble des soudoyers, leur faisant savoir qu’ils seraient bien payés en argent et en or[84]. Il y aura encore bataille, je pense.

472.Girarz fait faire breus cent e ſeele
E mandet cheualers ꝑ tote terre
Cil qui uout bon auer girarz li dere
6810Deſ ci ca catre mile ſunt metre ſele
[F]ez eſpeaure tant aur e tant diner
f. 118vQui uunt tuit a diion qui quen peſere
Girarz e ſui nebont renqent tal gerre
De que fun toz dolenz taurit enquere

472. Girart fit faire cent lettres, les scella et manda des chevaliers par toute la terre. À qui voulut de l’argent, Girart en donna. Il y en eut bientôt quatre mille qui se dirigèrent vers Dijon. Girart et ses neveux commencent une guerre dont un jour ils seront tous dolents[85].

6815473.Lo cons girarz mandet toz ſes baruns
E tramet tros caſ monz ꝑ bergeinuns
Bouiers e alemans tros ca ſaiſuns
O ke ſat bon uaſſal aquel ſemuns
E pramet lor aſſaz e fait grant duns
6820Deſoz diion uirez en plans canbuns
Tenduz traus de colors e pauillons
Tant euſeines de giſes e tanz peinuns
Girarz uent en ſa cambre en un reſcuns
Aiqui preſt tal conſeil qui noil fū buns

473. Le comte Girart convoqua tous ses barons. Il envoya ses messagers pour les Bourguignons jusqu’aux montagnes[86] ; pour les Bavarois et les Allemands jusqu’en Saxe. Partout où il savait un bon guerrier, il le fit appeler, lui faisant des promesses et de riches dons. Vous auriez vu sous Dijon, dans les champs, un si grand nombre de refs de couleur, de pavillons, d’enseignes, de fanions. Girart entra en sa chambre, en un lieu secret, et là il prit un avis qui ne lui fut pas profitable.

6825474.Au comenz del conſeil intret dū bos
Afublat mantel gris de porpre uos
E fut deuiat ꝑ flans e ꝑ peuz gros
Enquer eſt de ſa plaie (paill)es e cros
Coarz lei duiz (nol mal ſaine) ardiz fos
6830Car toſtens fun de gerre (ſos) talenz nos
Tro nos acodi ſel carles ꝑ(mo)s
Sa roſſillon a paz na loin repos
E ꝑ hoc a pour can ſi enclos
Seu ne (fuſſe naffraz) ꝑ mi lo dos
6835Li paſere ma lance entros as dos
E ſe mais ſe combat ke tant ſi os
A breus iorz er mermaz o genz ſes los

474. Boson prit séance au commencement du conseil. Il avait revêtu un manteau de gris neuf, orné de pourpre ; il était grêle par les flancs, gros de la poitrine. Il a encore le teint pâle et jauni par l’effet de sa blessure[87]. Ce n’était pas un couard, mais un homme hardi : son goût pour la guerre était toujours nouveau. « Charles nous tient trop, » dit-il, « pour mous. Il occupe en paix Roussillon, et pourtant il faut qu’il ait peur, pour s’y tenir enfermé. Sans ma blessure, je lui fourrerais ma lance jusqu’aux clous[88] ! Et s’il ose livrer bataille, il y aura bientôt perdu ou gagné grand honneur[89]. »

475.Ere parla don folco li cons ſogentre
Greu pout iſir de gerre qui leu i entre
6840Com podenz de bataille maiſ carlō ueītre
f. 119rTot le meillor coſeil qūe ſai apndre
Se garniſſe caſcuns de lui atendre
Se nos uol aſſalir e nos defendre
Au tornar ſe maneit li maire el mendre
6845Taus porie de ſeus baruns deſſendre
Por cui ferie plait carles mon ſendre

475. Après lui parla le comte Fouque : « On a de la peine à sortir d’une guerre quand on y est entré légèrement. Comment pourrons-nous triompher de Charles par les armes ! Le meilleur avis que je sache, c’est que chacun se tienne prêt à l’attendre et à se défendre s’il nous vient assaillir. Que tous, grands et petits, se préparent à lui faire face. On pourrait faire prisonnier tel de ses barons pour lequel Charles mon seigneur serait disposé à traiter. »

476.Aproſ parlet gilbers qui ſeſt denant
Vos en direz lo melz au mien ſenblāt
Car top auem ꝑdut en conbatant
6850Enquer auenz caſtels e auer tant
Que ben poden ſofrir tros ca un ant
E carles a mandat ſon rirebant
E uendra ſobre nos dira talant

Li gaus fun enconbros el paſ ſerrant
6855E ꝑdra i aſſaz anz que ſen ant
Non prendrie dis bos petit ni grant
Dun preſes radencō ſei daur peſant
E girarz a maiſnade bone e grant
Li ſoudader bouer alemant
6860Qui deſirunt bataille e uūt cercant
E noi metez paor ni eſpouant.
Mais chauaugan anuit au ſol cocant
E ſiem lor encontre com el ſeſpant
Eiſi poden carlon getar decant
6865Non preizerai ſa gerre puis mige un gant
Toz ner deſeritaz e ſui enfant

476. Ensuite parla Gilbert : « Votre conseil est le meilleur, selon moi. Nous avons déjà trop perdu à combattre[90]. Nous avons assez de châteaux et d’argent pour tenir la campagne encore un an. Mais Charles a mandé son arrière-ban ; il marchera contre nous avec fureur. Les bois sont semés d’obstacles, les passages difficiles. Il perdra beaucoup de monde avant de se mettre au retour. — Pour moi, » dit Boson, « je ne prendrais rançon de personne, dût le prisonnier m’offrir son pesant d’or. Girart a une mesnie bonne et nombreuse de soudoyers bavarois et allemands, qui ne demandent qu’à se battre. N’envoyez pas en avant ni hommes de pied ni éclaireurs, mais chevauchons dès ce soir, au coucher du soleil, et soyons en face d’eux au point du jour. Si nous pouvons chasser Charles du champ de bataille, je ne donnerais plus un gant de sa guerre. Il sera ruiné lui et ses enfants. »

477.E girarz la paraule uol ml’t auir
E enquet la boſun a eſbaudir
Seiner n̄ puis mais gerre far ne ſofrir
6870f. 119vCar non ai ke donar ne que tenir
Sai ꝑdut les barons ke ſuel monir
E uuel melz achebar e breu fenir
Que maner en temor ne tant langir
Facaz en co dis folco tot u͞r͞e aruir
6875Ab aquez moziz ſen enqunt a eiſir

477. Girart goûta fort ce discours. Les paroles de Boson lui rendirent le courage. « Seigneurs, » dit-il, « je ne puis continuer la guerre plus longtemps, car je n’ai plus rien à donner ni à recevoir[91]. J’ai perdu les barons qui me devaient le service militaire. J’aime mieux en finir d’un coup que de languir dans une longue anxiété. — Faites en, » dit Fouque, « comme il vous plaira. » Et là-dessus ils s’en vont.

478.A is conſeil derer ſen ſunt eiſut
Co ke bos en loet en unt credut
Cal autre uez los a gent ſocorut
Girarz monte en chaual baucan crenut
6880El praz deſoz diion eſ lo uengut
Lai uant lui baron lor traus tendut
Gran mercet rent au ione e a chanut
E lor prege ꝑ deu cons n̄ remut
Entros que laueſꝑar quil ſunt mongut
6885E paſſerent les fais del bruel ramut
Egal lo ior en uenrunt ſoz pui agut
El plan laz caſtellun ſunt deſcendut
Or les en face dex ca porueut
Car enquere en frandunt maint nof eſcut

478. C’est sur cet avis qu’ils se séparèrent. On suivit le conseil de Boson qui, en une autre occasion, leur avait été d’un grand secours. Girart monta sur le cheval balzan aux longs crins. Il se rendit dans les prés sous Dijon, où les barons avaient planté leurs tentes. Il leur adresse à tous force remercîments et les prie, au nom de Dieu, de ne pas bouger jusqu’au soir. Alors ils se mettent en marche, passent sous le couvert du bois, et, au point du jour, arrivent sous Pui-Aigu ; ils descendirent de cheval dans la plaine sous Châtillon. Dieu veille sur eux ! Car il y aura encore bien des écus neufs de brisés.

6890479.Soz caſtellun deſſendent egal lo ior
En la cort girart ac un uauaſſor
Jcil fu naz de france la meillor
Pres fun en bataille ſoz uaucolor
O girarz uenquet carle lemꝑador
6895Jl non pres autre auer nul mouador
Ne mais que ſun ſeruiſe cel por ſamor
La nuit a fait ſenblant de bauzador
Apelet un dunzel fil ſa ſeror
f. 120rNeis uai e di carlon lenꝑador
6900Soz roſſillon o tent ſa gent maior
Que girarz a mandat ſa oſt forcor
O lui ſe conbatra deman laubor
E face ben garder ſaurie flor
Non ſie decebu ꝑ traitor
6905E cil com o auit mo toſt lai cor

479. Ils descendent, au point du jour, sous Châtillon. En la cour de Girart, il y avait un vavasseur né du meilleur lignage de France. Il avait été pris à la bataille sous Vaucouleurs, où Girart vainquit l’empereur Charles[92]. Le comte n’avait exigé de lui aucune autre rançon que son service. Pour l’en récompenser, celui-ci appela cette nuit même un damoiseau, fils de sa sœur : « Neveu, » lui dit-il, « va dire à Charles l’empereur, sous Roussillon, où il tient rassemblé le gros de son armée, que Girart a convoqué son ost et lui livrera bataille demain au jour ; que Charles fasse bien garder son oriflamme, de peur qu’on la lui enlève par surprise. » Le damoiseau, plein de joie, court où on l’envoie.

480.Cil monte en un cheual uait la poinent
Anc non finat dannar tros ca rei uent
Soz roſſillun le trobe à parlement
O acorde cacon au duc daiglent
6910Quant lo reis parle iqui e cil deſſent
A una part le traiſt lor uelz ueient
En la cort girart ſirf un tuen parent
Qui te mande ꝑ mei celadement
Que li cons a mandat tote ſa gent
6915E a ml’t ſoudaders cui done argent
Aico ſachaz ꝑ uer ke ci en uent
A uos ſe conbatera oi ueirement
E carles quant lauit a cor dolent
E ꝑ hoc ſi fais chaire bele rient
6920Enquer quit ueniar mon mautalent

480. Le damoiseau monte à cheval et part au galop. Il ne s’arrêta pais qu’il fût devant le roi. Il le trouve sous Roussillon, tenant un conseil pour établir un accord entre les Gascons et le duc d’Aiglent[93]. Charles parlait lorsque le messager, descendant de cheval, le prit à part, au vu de tous, et lui dit : « Je suis, à la cour de Girart, le serviteur d’un de vos parents qui vous fait savoir par moi secrètement que le comte a mandé toute sa gent. Il a avec lui de nombreux soudoyers à qui il donne de l’argent. Sachez pour certain que j’en arrive. Girart vous livrera bataille aujourd’hui même. » Cette nouvelle fut désagréable à Charles. Pourtant il prit une mine riante. « J’espère bien, » dit-il, « lui faire payer le mauvais sang qu’il me fait faire ! »

481.Carles gardet uers cil ꝑ deu preiar
Seinor car me dones oi ueniar.
Di cō ant chaualers ſaz les preiſar
Nes poigins toz ueeir ne aeſmar
6925Mais de purs ſoudaders ꝑ achatar
E ni a catre mile que ſui nōbar
Des lo matin del ior ke laube par
f. 120vNo fine a cheualers dauer donar
Comande ſa maiſnade uermeille armar
6930Lui e boſun aui erſeir uannar
Mult nos cuidunt a breu loin enchaucar
Or me pot co dis carles dex aiudar
Sel ne pois de ſe onor deſiritar
Toſtens me laiſerie a coronar
6935E mandet ſa maiſnade ꝑ conortar
E peirun e naimun e naimar
E partirent de lui al ueſperar
Apele un chaualer qui fait annar
E mande ſos baruns ꝑ conſeillar

481. Charles leva les yeux vers le ciel pour implorer Dieu : « Seigneur, » dit-il, « fais qu’aujourd’hui je me venge ! » Puis : « Dis-moi, combien sont-ils de chevaliers ? Peux-tu en estimer le nombre ? — Je n’ai pu les voir tous ni m’en faire une idée, mais seulement de soudoyers achetés il y en a quatre mille ; je les ai vu compter. Depuis hier matin à l’aube, Girart n’en a pas fini de leur donner de l’argent. Il a donné ordre à sa mesnie et se revêtir d’armes vermeilles. Je l’ai entendu hier, lui et Boson, se vanter[94]. Ils comptent bien d’ici peu vous chasser au loin. — Dieu me soit en aide ! » dit Charles. « Si je ne puis le dépouiller de sa terre, je renonce pour toujours à porter la couronne. » Il manda sa mesnie pour lui adresser des exhortations, Pierre[95], Aimon[96] et Aimar[97], qui l’avaient quitté la veille au soir. Il envoya un chevalier convoquer ses barons au conseil.

6940482.Carles mandet ſa genz a qui conſeille
Seiner ere mauiaz qui ne ſomeille
Mal aie ui tenſaurs ſa mei ſoleille
Per quei naient ſofraite ma gēt feeille
Dirai uos de girart com ſe reſueille
6945Perdu a roſſillun dun ſe coreille
Jſ meſſages men conte una merueille
Qui i fait ſa genz armar tote uermeille
Apres parlet dans uges li dux de breille
Don non fazez aiſi ſorde loreille
6950Mais fai armar ta gent ſi te paraille

482. Charles manda ses hommes pour prendre conseil : « Seigneurs, écoutez-moi, et qu’on ne dorme pas[98]. Maudit soit le trésor qui luira à mes yeux, si mes fidèles hommes n’y ont part ! Je vous dirai comment Girart se réveille. Il a perdu Roussillon, ce qui lui est douloureux. Ce messager m’apporte une nouvelle étonnante : Girart a fait armer sa gent d’armes vermeilles. » Après parla Hugues, le duc de Broyes[99] : « Sire, ne faites pas ici la sourde oreille, mais faites armer votre gent ; tenez-vous prêt.

483.Seinors co lor diſt carles a uos o dic
Cui tant ai tengut car e ben nuiric
Aiudaz nía ueniar li mei amic
Se dis camp pois getar mon enemic
6955Nō lairai de caſtel a toudre eſtic
Tuit len aſſegurēt e uiel e fric
f. 121rCainc non uiſtes un rei meins auelic

Qui tan tenges a car uaſſal ardic
Jcel ior li pares en camp feric
6960Or fait li cons girarz ke fols e bric
Que chauauge uers carle ꝑ tal afic

483. — Seigneurs, » leur dit Charles, « je vous le dis, à vous que j’ai aimés et nourris. Aidez-moi, à venger mon ami, le duc Thierri[100], le noble chevalier. Si, dans la bataille prochaine, je puis chasser du champ mon ennemi, je ne laisserai pas un seul été, de lui enlever des châteaux. » Tous l’assurent qu’ils lui viendront en aide. Jamais vous ne vîtes un roi d’une amitié aussi sûre, qui eût autant d’attachement pour un guerrier vaillant. On le vit bien ce jour-là, à la façon dont on frappa en la bataille[101]. Le comte Girart fit une sottise quand, après cela, il chevaucha contre Charles.

484.
Quant la noit eſ paſſade quel ior pares
Lo cons girarz qui fun de gerre apres
E feſt de chaualers eſcales tres
6965E catre de ſiruenz e de borzes
E unt laiſſat lo bos e lo defes
E chaugent lo plan itant eſpes
Com chait pluige de cel gres leones
Que non es ora lance ſa par uades
6970E carles quan les uit cui que li pes
Era fait ſes eſcales e ſes conres
Apelet ſos baruns e ſos marques
Li caus firrat primers uannaz ſen es
Don eu co reſpont ote li campenes
6975E carles reſpondet moutes merces
Se deci pois eſtordre enor uos cres
Se iamais port corone ne ſie reis

484. Quand la nuit fut passée et que le jour parut, le comte Girart, qui avait l’expérience de la guerre, forma trois échelles de chevaliers, quatre de sergents et de bourgeois[102]. Ils abandonnent les bois et chevauchent par la plaine, serrés comme les gouttes de pluie, les grêlons ou la neige ; les lances se touchent. Quand Charles les vit, il en fut tout ému. Il s’adressa à ses barons et à ses marquis : « Qui s’est vanté de porter les premiers coups[103] ? — Sire, ce sera moi, dit Oton le champenois. — Grand merci, » reprit Charles ; « si je puis me tirer d’ici, j’accroîtrai votre fief, si je suis encore roi portant couronne. »

485.Girarz fu duiz de gerre e dire pleins
E apela boſun qui nō ſen feins
6980Vos porprendrez la garde aſ lohereins
Eu ferai ma bataille e mos engeis
Bos monte en ſen chaual leſpade ceins
E ſunt o lui cin cens ob entreſeins
Qui unt oberz ſafraz e eſcuz peins
6985Autretant ni trames lo reis de reins
f. 121vPonz de breine gidet los primers reins
Eu uogre ml’t de carles queu nogeſt meīs
Vi quit girarz ris cons ke te grameins

485. Girart était entendu à la guerre et animé d’un vif ressentiment. Il dit à Boson, qui n’était pas homme à reculer : « Vous prendrez l’avant-garde avec les Lorrains. Je manœuvrerai, de mon côté, avec ma troupe. » Boson monte à cheval, l’épée ceinte. Avec lui étaient cinq cents hommes avec des enseignes[104], armés de hauberts saffrés[105] et d’écus peints. Le roi de Reims[106] en envoya autant de son côté[107] sous la conduite de Pons de Braine. Je voudrais bien que Charles eût moins de monde. Aujourd’hui, puissant comte Girart, tu auras lieu, je crois de t’affliger !

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  1. Sic Oxf. et P. (v. 5452) ; est-ce Bayeux modifié pour la rime ?
  2. C’est la façon ordinaire de conduire la guerre au moyen âge ; voy. la Chanson de la Croisade albigeoise, vv. 1890, 5691, etc.
  3. Apleu, subst. formé sur applicare, dans le sens de « camper » ; voy. Du Cange, applicare, et Gloss. med. et inf. grœcitatis ἀπληκεύειν et ἄπληκτα.
  4. 1er octobre.
  5. Droit d’octroi.
  6. Allusion à la trahison par laquelle une première fois Roussillon avait été livré à Charles ; voy. §§ 60 et suiv.
  7. Sur l’expression « perdre Dieu », c’est-à-dire l’espoir de la vie éternelle, voy. la Chanson de la croisade albigeoise, I, note sur le v. 3473 ; cf. B. de Ventadour En cossirier, coupl. 4 (Ged. d. Troub., n° 115).
  8. Le comte Jofroi d’Angers, voy. p. 41, n. 4, et cf. § 154 ; mais le suivant m’est inconnu. Ce ne peut être Amadieu de Val de Clus ( § 144), qui est tué au § 146.
  9. Le Milon d’Alui du § 129 ? ou est ce le duc Milon d’Aiglent sur lequel voy. plus loin, p. 221, n. 1 ? C’est en tout cas, un des hommes, de Charles, bien qu’on le voie, au § suivant, châtier la trahison du portier.
  10. Étoffe ornée de dessins en forme de roue ; voy. le vocab. de Daurel et Beton, sous rodat.
  11. Cf. ces vers de Raoul de Cambrai dans le récit de l’incendie d’Origni :

    Ardent les sales ; si fondent li planchier,
    Li vin espandent, s’en flotent li celier :
    Li bacon ardent, si chieent li lardier,
    Li sains fait le grant feu engreignier :
    Fiert soi es tors et el maistre cloichier ;
    Les covertures covint jus trebuchier.
    Entre deus murs ot si grant charbonier,
    Itant com puet uns hom d’un arc gitier,
    Ne puet nus hom vers le feu aprochier.

  12. Je ne sais comment traduire autrement le vers Li vilan vant cridant tuit la rodorte, de même P. (v. 5543) ; mais j’ignore le sens de ce cri. Est-ce un nom de lieu tel que la Redorta de Beaucaire, sur laquelle voy. mon édition de la Chanson de la Croisade albigeoise, II, 213, n. 2 ?
  13. Lo catais Oxf., manque dans P.
  14. Que mois que lois, cheville qui paraît vouloir dire « tant épuisés (?) qu’éborgnés ».
  15. Étage d’une maison, et, par extension, maison ayant au moins un étage au-dessus du rez-de-chaussée.
  16. Cornant lor gale, voy. Du Cange, galare.
  17. D’Elbala (del Bala ?) P. (v. 5572).
  18. Vêtements de laine.
  19. On passait d’ordinaire le haubert par-dessus le hoqueton, sorte de vêtement rembourré.
  20. Voy. § 421.
  21. Dans le roman français de Joufroi, on voit de même un cheval continuer à courir ayant dans la tête, près des oreilles, un tronçon de lance « en cui pendoit uns penonceaus (v. 3021). De telles merveilles ne se voient que dans les romans de chevalerie.
  22. 9 octobre.
  23. Proverbe très fréquent au moyen âge ; voy. Le Roux de Lincy, Le livre des proverbes, II, 231-2, et 485.
  24. Le roi semble considérer la défaite de Girart comme un jugement de Dieu.
  25. « Les Limousins » P. (v. 5650), mauvaise leçon qui fausse le vers. — Les Goths sont ici probablement les mêmes que les Bigots mentionnés aux §§ 115 et 149, Gothi, à une époque où les anciens Goths étaient fondus dans la population romane, désignait les habitants de ce qui fut plus tard le Languedoc. Un texte cité par Du Cange (s. v. Goti) les place « in provincia Montis Pessulani ». Au temps de la première croisade, on les distingue des Auvergnats et des Gascons (Raimon d’Aiguille, ch. v ; Fouchier de Chartres, vi, dans les Histor. occid. des Croisades, III, 244 d et 327 e).
  26. Voy. §§ 320-345.
  27. Voy. p. 189, n. 3.
  28. C’est-à-dire « mal joué », allusion au jeu de marelle ; cf. Bodel, Saxons, I, 177 : Cele nuit ont en Rune mestraite la marele.
  29. Voy. § 396.
  30. Déjà mentionné au § 230.
  31. Bauduoin le Flamand, voy. §§ 155 et 160.
  32. Voy. p. 53, n. 3.
  33. On a vu, §§ 105, 106, 113, que Belfadieu appartenait à Fouque.
  34. 21 septembre.
  35. 30 novembre.
  36. Tenir l’étrier à quelqu’un, c’est faire envers lui acte d’humilité, c’est en quelque sorte un hommage ; voy. Du Cange, strepa. Fouque veut dire (si le texte est correct, car Oxf. et P. ne s’accordent pas) qu’il espère, à la suite du succès qu’il prévoit, réussir à faire sa paix avec le roi. Telle est, en effet, l’intention qu’il exprimera plus loin. § 457.
  37. De Mont-Esgart, selon P. (v. 5704). Nous avons vu, au § 230, un Gui de Mont-Ascart qui paraît avoir été l’un des hommes de Charles.
  38. Entouré de palissades ou de fossés.
  39. Bourgeois pour la rime ; ordinairement on réquisitionnait des vilains pour accompagner les convois.
  40. Oxf. dumez, P. (v. 5723) somes.
  41. Oxf. o les garmez ; l. (v. 5724) e los saumes.
  42. Hugues de Broyes, voy. le § 450.
  43. Faut-il entendre que cet Aubert périt dans le combat ? En ce cas il y aurait peut-être lieu de l’identifier avec le clerc Arbert dont il est question ci-après.
  44. Cela veut dire qu’il abattit deux de ses adversaires ; voy. §§ 447 et 454.
  45. Une maille du haubert.
  46. D’après P, (v. 5749) ; ce nom est omis dans Oxf. où le vers est, par suite, trop court.
  47. Il faut un nom de personne qui doit se trouver, plus ou moins corrompu, dans la leçon d’Oxf. de vin maur ; la leçon de P. (v. 5751) de sicamaur que Raynouard (Lex. rom., V, 225) rend par « sycomore » est pour plusieurs motifs inadmissible.
  48. Gaur Oxf., Maur P. (v. 5752). C’est l’une des rivières appelées Gave (Gabarus). Le forme Gaur, désignant le Gave de Pau, se trouve dans le cartulaire de S. Jean de Sorde, éd. Raymond (1873), p. 30.
  49. Esgoc Oxf., osgoc P. (v. 5761).
  50. Morestom P. (v. 5778).
  51. Girart.
  52. Cf. § 195.
  53. C’est un trait qu’on n’omet guère au moyen âge quand on veut décrire un homme solidement bâti ; nous le verrons reparaître dans le portrait de Girart, au § 488. La furcheüre ad asez grant li ber, est-il dit de Baligant dans Rolant, v. 3157 ; et de même l’Alexandre d’Alberic de Besançon a Lo cors d’aval ben enforcad ; cf. Tobler, dans la Germania, II, 442.
  54. Les écus sont ordinairement de bois et de fer, et recouverts de cuir ; parfois ils sont faits d’os de poisson de mer (Blancandin, vv. 1199-1200 ; Alexandre, version décasyllabique, v. 374, « poisson » désignant ici quelque grand cétacé ; enfin, il est fait mention exceptionnellement d’écus en os d’éléphant, c.-à-d. en ivoire ; c’étaient les plus précieux (Blancandin, vv. 258, 4109 ; Alexandre, éd. Michelant, 40, 29, etc.).
  55. Au figuré.
  56. Auuant ; p.-ê. un dérivé d’alvea, alva, partie de la selle.
  57. À la hauteur de la main droite, qui tenait la lance serrée au corps.
  58. Cette courte tirade manque dans P.
  59. Non ; c’est la première fois qu’il paraît dans le poëme.
  60. Lieu inconnu dans le Ponthieu.
  61. Nom de lieu qui paraît déjà au § 259, mais non pas comme surnom.
  62. Voy. p. 164, n. 3.
  63. Paraît déjà au § 230.
  64. Le texte ajoute « sous l’aisselle », mais c’est là une cheville qu’on ne peut traduire, car il en résulte un sens qui s’accorde trop mal avec ce qui suit.
  65. Trait fréquent au moyen âge dans les descriptions de bataille :

    Car les lances roides et fors
    Lor metent trés parmi le[s] cors
    Si qu’es arçons, devant les seles,
    Lor font espandre les boieles.

    (Guillaume de Palerne, 2601-4 ; cf. 2067-8.)
  66. Ici un vers, manquant dans P., que je n’entends pas : L’escot e les romeses la vunt roment.
  67. Voy. p. 131, n. 4.
  68. Pour lui servir de refuge.
  69. Dist benedicite e fait son torn. Le benedicite (voy. Du Cange à ce mot) est la formule de salutation du moine abordant un supérieur, mais j’ignore le sens des derniers mots du vers ; e pres son dorn, P. (v. 5881) n’est pas plus clair.
  70. Avenadoin Oxf., avenaldonh P. (v. 5890) ; y a-t-il là un nom propre, « a .... le seigneur » ?
  71. Valence. P. (v. 5892).
  72. Oxf. Sein Proin, P. (v. 5892) Sompronh. Ce nom de lieu s’est déjà rencontré comme surnom au § 335.
  73. Ce genre de supplice est fréquent dans l’ancien moyen âge, en dehors même du cas d’adultère ; voy. Du Cange, castratione, extesticulare ; cf. Guib. de Nogent, Gesta Dei per Francos, II, 14.
  74. C’est le nom qu’on donnait à des maisons situées dans la dépendance des monastères et occupées par des moines ; voy. Du Cange, IV, 667 b.
  75. Argena Oxf., Ardensa P. (v. 5918) ; je suppose que le mot a été modifié en vue de la rime ; le vers suivant indique qu’il s’agit d’un pays situé au nord de Roussillon.
  76. E per perir, il s’agit de la mort de l’âme. Voy. p. 97, n. 1.
  77. Sic dans les deux mss.
  78. La rime est en as.
  79. C’est, en effet, ce que Fouque a conseillé de faire ; voy, § 457.
  80. Cf. p. 67, n. 3.
  81. Dans P. seul (v. 5979).
  82. Pour construire un abri temporaire.
  83. Le dernier vers de la tirade qui manque dans P., est, pour moi, inintelligible.
  84. Cf. p. 69, n. 1.
  85. D’après P. (v. 6007) ; Oxf. : « dont tel homme puissant fut un jour dolent. »
  86. Le Jura, les Alpes.
  87. Voy. § 450.
  88. Les clous qui fixent l’enseigne.
  89. Locution usuelle ; ainsi dans Alexandre, éd. Michelant, 424, 35-6 : Se demande bataille... Jou i avai bientost gaegnié ou perdu.
  90. À combattre en rase campagne, je suppose. Gilbert conseille une guerre défensive, comme Fouque.
  91. Mot à mot « ni à tenir ». Il veut dire qu’ayant perdu la plus grande partie de ses terres, il n’a plus de revenu.
  92. Ci-dessus, §§ 412-414.
  93. « Gascons » est fourni par P. (v. 6099) ; il y a dans Oxf. Cacon. Peut-être faut-il, en combinant les deux leçons, lire Gacon, Gace de Dreux. Le duc d’Aiglent peut bien être le duc Milon d’Aiglent, appelé dans notre poëme Milon d’Aigline (§ 65) sur lequel plusieurs témoignages ont été cités ci-dessus, page 33, note 3. À ces témoignages on en pourrait ajouter plusieurs autres, ceux-ci, par exemple, que fournit le poëme de Fouque de Candie :

    De vesteüre i met tant pour sa gent,
    Ne l’esligast li dus Miles d’Aiglent
    (Musée Brit. Old. roy. 20. D. XI, fol. 262 r° c.)
    Plus li feras doner or et argent
    C’onques n’en ot li dux Miles d’Aiglent.
    (Ibid., fol. 263 v° a)
    Enz el batel sailli Miles d’Aiglent.
    (Ibid., fol. 265 r° c.)

    Milon d’Aiglent figure encore dans Mainet (Romania, IV, 309) dans Ogier, édit. Barrois, v. 9960.

  94. C’était, au moyen âge, l’usage des chevaliers de se vanter, le soir, après boire, de leurs futurs exploits. Qu’on se rappelle la scène des gabs dans le Voyage de Charlemagne à Jérusalem, et ci-dessus un passage du § 307. Le même usage est constaté dans les romans chevaleresques de l’Italie ; voir les textes cités par M. Vitali dans sa préface du Cantare di Madonna Elena imperatrice (Livorno, 1880, per nozze), pp. 17-8. Ces bravades ont été souvent tournées en ridicule par les contemporains ; voir les textes cités par M. Tobler dans sa dissertation sur le proverbe : « Plus a paroles en plein pot de vin qu’en un mui de cervoise », Zeitschrift für romanische Philologie, IV, 80.
  95. Pierre de Mont-Rabei. On a vu, au § 385, qu’une blessure l’avait mis hors de combat pendant cinq ans ; mais, depuis lors, cinq années se sont écoulées ; voy. § 416.
  96. L’un des neveux de Thierri, voy. §§ 107, 213 ; l’un de ses fils, selon le § 184.
  97. Personnage qui n’a pas encore été mentionné.
  98. Le conseil avait lieu la nuit.
  99. Voy. ci-dessus, p. 39, n. 3.
  100. D’après P. (v. 6143). Dans Oxf., il y a seulement « mes amis, aidez-moi à me venger ».
  101. L’auteur contraste le caractère de Charles avec celui de Girart tel qu’il est dépeint aux §§ 374-7.
  102. C’est-à-dire de fantassins.
  103. Voy. p. 149, note 4.
  104. Entreseins, ce ne sont pas des enseignes au sens de « bannière », mais des signes distinctifs, tels que des armoiries.
  105. Voy. p. 164, n. 3.
  106. Pour la rime.
  107. On a déjà vu plus haut qu’on s’efforçait, de part et d’autre, au début de la bataille, de mettre en présence des forces égales ; voy. § 143.