Girart de Roussillon (Manuscrit d’Oxford) avec traduction Paul Meyer - 4

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4. Première grande bataille puis réconciliation

131.Entres mur el palaz ac un plan gent
Perrons aſis en art ꝑ tau ciment
f. 38rOb art de beſtiare magiſtraument
Fuguraz a muſec daur reſplendent
2140De clare matre uitre le pauiment
Enmi leuc a un pin quel cau cōtent
Vne gole lai fert daiſi dole uent
Melz flaire que dencens ne de puiment
Vne fontane i ſort dun deſrubent
2145Cer ab aur e a peirres qui laige rent
Lainz nen intrent mige tuit fol ſiruent
Carles martels lai tent ſon parlement
E ſon maior conſel de celement
Danz folche lai a dit de ſon talent
2150Jſſen el e li ſeu iradement
Cuns cōiat ne li done nel ne li prent
Vait ſen a ſainte lei o on latent
Des barons de la terre mais de ſet cent
Labes cafreis parlat p̃mierement
2155Que feraz de tos ome conſel en prent
Jrant o ſi ſerunt cai remanent
Conſel nai pres diſ folche mon eſtient
Ne uuel ꝑdent onor ne chaſement
Mais cil qui nen ont terre ne tenement
2160Sen ennent a foucher iſ miē parent
Quil fera del plus paubre ric e manent
Eſleuc len aſſegurent taus catre cent
Non falli uns ꝑ aur ne per argent
E puis uait caſcuns prendre ſon garnimēt
2165Aimes li cons leſ gida ſaluement

128. Entre le mur et le palais, sur une terrasse, il y a des perrons cimentés avec art, ornés d’une décoration d’animaux [1] figurés en mosaïque avec un or resplendissant. Le pavement était de marbre[2]. Au milieu il y avait un pin qui protégeait contre la chaleur. Là soufflait un air doux qui embaumait plus qu’encens ni piment[3]. D’une pente sort une fontaine ; il y avait un cerf (?) d’or [de la bouche ?] duquel jaillissait l’eau. L’entrée de ce lieu est interdite aux hommes de basse condition. C’est là que Charles Martel tint son parlement avec son conseil principal, tout secrètement. Don Fouque lui a dit ce qu’il pensait, puis est parti avec les siens sans qu’il y ait eu congé donné ni demandé. Il se rend à Saint-Eloi où l’attendent plus de sept cents des barons de la terre. L’abbé Joffroi prit le premier la parole : « Que feras-tu de tes hommes[4] ? il faut y pourvoir. Partiront-ils ou resteront-ils ici ? — J’y ai pourvu au mieux que j’ai su », dit Fouque. « Je ne veux pas qu’ils perdent honneur ni chasement[5], mais que ceux qui ne possèdent ni terre ni tenure, aillent trouver Fouchier, mon parent, qui fera riche jusqu’au plus pauvre d’entre eux. » Sur le champ plus de quatre cents lui prêtent serment, dont pas un ne lui fit défaut, pour or ni pour argent, puis chacun va s’armer. Aimon le comte les guida jusqu’à ce qu’ils fussent en sûreté.

132.Saimes les gida her ſi fera hui
f. 38vE ont en ſon conduit folche e folchui
A cinc cenz cheualers a cui quennui
Paſſent au pont de leire lāꝑegui
2170E laiſſent de monliu la ual el pui
E cant vinrent as gaz de ſaint ambrui
Folchers gardet amont ꝑ plan ſarcui
Vit une enſeigne blance el bos deiui

Treis gonfanons petis e un gant crui
2175Mil cheualers leſſegent milon dalui
En talant a folchers quobes ſapui

129. Aimon les a guidés hier, ainsi fera-t-il aujourd’hui : il eut sous sa sauvegarde Fouque et Fouchier et cinq cents chevaliers ; ils traversent le pont de Loire....[6] Ils laissent de côté la vallée et le Pui Monlui, et, lorsqu’ils arrivèrent au gué de Saint-Ambrui[7], Fouque regarda amont....[8] ; il vit une enseigne blanche dans le bois...[9], trois petits gonfanons et [il entendit] un grand cliquetis [d’armes] : ce sont mille chevaliers qui marchent à la suite de Milon d’Alui. Fouchier eut envie de se mesurer avec eux.

133.Folchers a dan folcon le pres a dir
E a naimon cel conte de bel air
Er ui cinc gonfanons dun bruel eiſſir
2180Mil cheualer leſſegent tant les aruir
Co e rius om del rei quil uait ſeruir
E ſel me uoliaz enconſentir
Aſeiar le uos ai a deſconfir
Grant folie diſ aimes noo onſ dir
2185Vos eſ a mon conduit ꝑ uos garir
Neu carle mon ſegnor ne dei faillir
E ſe uos es cinc cenz il ſunt tau mil
Ne pos en tote france mellors cauſir
Dui cheualer ben poent le tierz delir
2190E li el uol defendre prendre o aucir
Tal ire en ai diſ folche tor men ſuſpir
Vergoigne en ot fulchers nel pot ſofrir
Enchet ſen od les ſeus a ſoupartir
A ſon caſtel ſen torne a mont eſpir
2195Queſt el cap de borgoigne el pui de mir
f. 39rNe ceient conte ne duc per enuair
Daiqui uoldra rei carle gerre eſbaudir
E folche ſen annet a bel air
A un caſtel u aimes le fait ſeruir

130. Fouchier dit à don Fouque et à Aimon de Bel-Aïr : « Je viens de voir cinq gonfanons sortir d’un bois. Il y a derrière mille chevaliers, selon mon estime : c’est un puissant vassal du roi qui va le servir. Si vous vouliez me le permettre, j’essaierais de vous les déconfire. — C’est une grande folie que je vous entends dire, » répond Aimon ; « vous êtes sous ma sauvegarde pour votre protection, et je ne dois pas non plus faillir à Charles, mon seigneur. Si vous êtes cinq cents, ils sont un millier d’hommes tels qu’il n’y en a pas en toute France de meilleurs : deux chevaliers peuvent bien venir à bout d’un seul, le prendre et le tuer s’il veut se défendre. » — « J’en ai tel dépit », dit Fouque, que j’en soupire ! » Fouchier ne put supporter cette honte : il s’éloigna avec les siens et se rendit à son château, à Mont-Espir[10], qui est à l’extrémité de la Bourgogne sur le pui de Mir. Il ne craint duc ni comte à l’attaque ; de là il guerroiera contre Charles. Fouque se rend à Bel-Aïr, un château où Aimon le fait servir.

2200134.A bel air ſen torne folche la nuic
Ne cuid de lui ſeruir qom ſi ennuic
Qant li enap ſunt plein tindrent un muic
Puis ne furent li leit paubre ne unic
Les coltes ſunt de paile n̄ dautre gluic
2205Si aigrent iuſ quel ſolz pares el puic
Sunt cauchat e ueſtit con donzel duic
Font metre frains e ſeles point ad aur cuic
E cheuauchent enſanz dolonc biuic
Lon laige qui deſcent del pui de buic
2210A roſſeillon en uent folche e li ſuic

131. Fouque arrive à la nuit à Bel-Aïr ; personne ne se refuse à le servir. Les hanaps remplis tenaient un muid. Les lits ne furent ni pauvres ni vides ; les couettes[11] étaient de paile[12]. Ils reposèrent jusqu’au moment où le soleil parut sur la montagne ; ils se chaussèrent et se vêtirent comme damoiseaux bien appris ; ils font mettre les freins et les selles piquées d’or cuit. Ils chevauchent ensemble le long d’un bois[13] en suivant le cours d’eau qui descend du pui de Buic. Fouque et les siens s’en vont ainsi à Roussillon.

135.Eſuos a roſſillon uengut folcon
E deſcendet a lolme fors au perron
Cent cheualer lai corent de tau tencon
Caus pres renne u eſtriu u cheual bon
2215Li cons intre el moſter fait ſorazon
Pois uait bien loin deſ autres o girarz fon
Paraule ob amedieu e a boſon
E drecerent tuit trei acoillent lon
Mais girarz ſeſt coitaz de ſa razon
2220Neiſ ſi auom bon plait del rei carlon
Par mon cap co diſt folche car aico non
Preſentai li ton dreit en ſa maiſon
El nen uol rien baillar ſeone lon
Mais eu li reꝓchai la traizion
2225f. 39vDe quel fes ꝑiurar tan riu baron

E cuit bien que les tieus ſor uos meſſon
Nen auez bos ne uigne toz n̄ troncon
Ne foſſat ne terrer nample donion
De laucor fuſt ne face uermel carbon
2230Mande amis e omes e ſis ſemon
Que taiudent de gerre contre carlon
Quil uuelt deſiritar ꝑ aucheiſon
Bataille lai pleuide el uau beton
E el mei afiat e ſei baron
2235E enpreze ꝑ tau deuiſion
Cil en cui remandra preigne bordon
Quen paſſe mar o nau o a dromon
Bon meſt co diſt girarz ꝑ deu del tron
Tro a breu ior naurai tant conpaignon
2240Que ſerunt cinc cent mile en plein canbon
E ſe bataille en uol eu li bandon

132. Voici Fouque arrivé à Roussillon : il descendit à l’orme en dehors auprès du perron. Cent chevaliers accourent à l’envi, prenant sa rêne, son étrier, son bon cheval. Le comte entre au moûtier, fait sa prière, puis, s’éloignant des autres, va trouver Girart qui conversait avec Amadieu et Boson. Ceux-ci se levèrent et lui souhaitèrent la bienvenue. Mais Girart se hâte de parler : « Neveu, avons-nous bon accord du roi Charles ? — Par mon chef ! » dit Fouque, a pour cela, non ! Je lui ai offert le droit de ta part, en sa demeure ; il n’en veut rien prendre, il le méprise. Mais je lui ai reproché la trahison par laquelle il a fait parjurer tant de riches barons[14]. Je crois bien que cet été il fera la moisson sur vos terres[15] : vous n’avez bois ni vigne qu’il ne coupe, ni fossé, ni motte, ni vaste donjon dont il ne convertisse en charbon les charpentes les plus élevées. Mande tes amis et tes hommes, semons-les de t’aider dans ta guerre contre Charles qui veut te déshériter sous un prétexte. Je lui ai juré la bataille en Vaubeton, et lui et ses barons m’en ont engagé leur foi, et l’ont acceptée avec cette condition que le vaincu prendra le bourdon et passera la mer. — Je le trouve bon », dit Girart, « par Dieu du ciel ! Sous peu de jours j’aurai tant de compagnons qu’ils seront cinq cent mille dans la plaine, et, s’il veut la bataille, je la lui donnerai ! »

136.Li baron del caſtel com ont auit
Qu dans folche eſ uenguz lai ſon eiſſit
E dirai uos li caus ſe ne mublit
2245Bernarz gilberz e bos furent aiſit
Eelins e oudins ob amauuit
E artaus e grimaus doitran cauſit
De landri de neuers on fait lor guit
E furent diſ baron tan bien eſlit
2250Li plus paubres daques quauez auit
A cinc cenç cheual’rs de ſon aquit
Li cons intre en la cambre ſobre un tapit
E paraulet ob es prent ſon archit

133. Les barons du château, quand ils ont entendu que don Fouque est venu, sont arrivés. Et je vous dirai quels ils étaient, si je ne les oublie pas : c’étaient Bernart, Gilbert, Boson, et Elin et Oudin, tout dispos, Artaut, Grimau d’Oitran[16], hommes choisis. Ils ont fait de Landri de Nevers leur guide. Ils furent dix barons de telle puissance que le plus pauvre d’entre eux avait à lui cinq cents chevaliers. Le comte entra en la chambre, se plaça sur un tapis, et leur parla avec décision.

137.f. 40rSegnor de toz conſelz ne quer mais un
2255Caſcuns mant ꝑ ſa terre ne ſen an frun
Carles uient ſobre nos a un eſtrun
Nen auons bos ne uigne quel non reſun
Ne foſſat ne terre quel non deſrun
Pimers parlet gillelmes cil deuſteun
2260Mande amis e omes oſaz negun
Trames ai ꝑ mon paire en beſodun
Qui mandera toz celz de ual de dun
Vergedaigne e cerdaigne e moncardun
Purgele e ribecorce e barſelun
2265De cai mandez mon oncle dedin uauclun
Qui tient tote ꝓuence tro a tonun
Arle e fouchaucher e eureun
Le uau de moriane e danſeun
Jainz ne ſerunt paſſat li trei de lun
2270Que ſerunt cinc cent mile a un eſtrun
Bataille [aura carles de] mon leun

134. « Seigneurs, de tous les partis à prendre, je n’en veux qu’un : c’est que chacun mande [ses hommes] par sa terre, sans rechigner. Charles va fondre sur nous : nous n’avons bois ni vigne qu’il ne coupe, fossé ni motte qu’il ne détruise. » Le premier qui parla ce fut Guillaume d’Autun : « Mande tes amis et tes hommes partout où tu en as. — J’ai envoyé un messager à mon père, à Besalu, qui convoquera tous ceux de Val de Dun, le Bergadan [17], la Cerdagne et Montcardon[18], Purgele[19], et Ribagorza et Barcelone. De ce côté-ci [des Pyrénées], j’ai appelé mon oncle, don Odilon qui tient toute la Provence jusqu’à Toulon[20], Arles, Forcalquier et Embrun, les vallées de la Maurienne et d’Anseün[21]. Trois lundis ne seront pas écoulés que cinq cent mille hommes seront assemblés. Charles de Mont-Laon[22] aura bataille. »

138.Bien ſabei diſt girarz fei qe uos dei
Plait ne dreit nen aurie namor del rei
Ꝑ tant ogiſt meſſages cincante a mei.
2275Trames ꝑ mes amis com faire ou dei
E ai mandaz mes omes ſemons par fei
Que maiudent de gerre contre lo rei

Quim uuelt deſirecar per anelei
Neis a monbeliart trames iofrei
2280Vgon mon canberlenc ob amaufrei
Cancers e cons ginars ueignent a mei
De la uau de cabrars tot li marchei
f. 40vSi com montaigne iaz qui tient la nei
Cil ſunt bon cheualer a tote lei
2285De ces aurom .c. mile e plus co crei
Bataille en aura carles de ſaint romei
E folche reſpondet deus li autrei
E cil ſie uopiz qui ſen recrei
E eu coars reueiz ſeu la plaidei
2290Des pois o lui ne pois trobar marcei

135. « Par la foi que je vous dois », dit Girart, « je savais bien que je n’aurais de la part du roi ni accord, ni droit, ni bienveillance. Cest pourquoi j’ai choisi cinquante messagers. J’ai fait prévenir mes amis, comme je devais le faire ; j’ai mandé mes hommes, les appelant, au nom de la foi jurée, à m’aider dans ma guerre contre le roi qui veut me déshériter contre tout droit. Même à Montbéliart j’ai envoyé Joffroi, Hugue[23] mon chambellan et Amanfroi, pour qu’Auchier[24] et le comte Guinart viennent à moi, avec tous les marquis de la vallée de Cabrars[25], aussi loin que s’étend la montagne couverte de neige. Ce sont de bons chevaliers de toute manière ; nous aurons deux cent mille hommes et plus, je crois. Charles de Saint-Remi[26] en aura bataille ». Et Fouque répondit : « Dieu le veuille ! Que celui-là soit un lâche qui reculera, et moi que je sois un couard prouvé si j’entends à aucune négociation, dès l’instant que je n’ai pu trouver merci auprès de Charles ! »

138.Perdut i ai diſ folche car bien ou ſei
Mil cheualers chaſaz quen la terre ei
E per hoc ſe fins neſt ſes couerrei
Mais ne faudrai girart mentre uiuerei
2295Bels nies co diſt li cons eu mouerei
Mais non lai tan perdras com cai rēderei
Vn pan de mon ducat uos partirei
E folche reſpondet eu nel prendrei
Car ce nen eſt amis mais ꝑ uai uei
2300Cainſo ueit ſon ſegnor ne ke uait grei
Logre prendre ſonor caſtel ne mei
Mais aiut li par feit el e li ſei
Quan naura faite fin ſens negun ei
Se puis prent ſon bien fait nel blaſmerei
2305Mentre girarz paraule uez nalinei
Don eu uien de gaſcoigne o eu nan uei
Adui uos ſenebrum de ſaint ambrei
A uint mile gaſcons tant les eſmei
Li nauar e li baſcle ſunt agenei
2310E ſunt autre uint mile el primer ei
Caſcuns porte treis dars e un eſpei
f. 41rEl bruel de uaubeton las uos menei
Don trames lor marcat de ces a pei
Eu comant diſ girarz e ſi lautrei
2315Bataille en aura carles de ſaint romei

136. — « J’y ai perdu », dit Fouque, « je le sais bien, mille chevaliers chasés[27] que j’ai dans la terre de Charles], et, si nous obtenons un accord, je les recouvrerai, mais toutefois, je ne manquerai pas à Girart, tant que je vivrai. — Beau neveu, » dit Girart, « je ferai la guerre, mais tu ne perdras pas là-bas autant que je te rendrai ici : je te donnerai un pan de mon duché ». Et Fouque répondit : « Je ne l’accepterai pas. Ce n’est pas un ami, mais un homme mauvais, celui qui prent, comme un usurier, terre, château ou maison à son seigneur, mais il doit l’aider fidèlement avec les siens[28]. Une fois la paix faite, s’il prend le prix de ses services, je ne saurais l’en blâmer. » Tandis que Girart parle, voici venir Elinei : « Sire, je viens de Gascogne où j’étais allé. Je vous amène Senebrun de Saint-Ambroise [29], avec vingt mille Gascons, selon mon estime. Les Navarrais et les Basques et ceux d’Agenais sont vingt mille aussi... Chacun porte trois dards et un épieu. Je les ai menés au bois de Vaubeton. — J’y consens », dit Girart, « et je l’ordonne. Charles de Saint-Remi en aura bataille. »

139.Mentre girarz paraule deſcharans
Qui portent catre dars entre lor mans
E ſunt plus acorſat que cers ꝑ plans
Ves li autre meſſage qui nen eſt uans
2320Ainz eſt bons ch’ual’s ꝓſ e certans
Girarz uez uoſtre paire aſ catalans
E ſunt mais de cent mile ꝑ mei tes plans
Per deu co diſt girarz mes cors en ſans
Ma compaigne ē cregude deſ plus lontans
2325Reimon meine les men de dinz ſiurans
Ques leus eſt naturaus rius ancians
Ne lor fallira cars ne uins ne pans
Bataille en aura Carles a apermans

137. — Tandis que Girart parle des Escuariens[30] qui portent quatre dards en leurs mains [31] et sont plus rapides que cerf en la plaine, voici un autre messager qui n’est pas un homme de rien, mais un chevalier vaillant, preux et sûr : Girart [dit-il], votre père vient avec les Catalans ; ils sont plus de cent mille par ces plaines. — Par Dieu ! » dit Girart, « je suis sauvé : mon armée reçoit des renforts des pays les plus éloignés. Raimon, mène-les-moi dans Sivrans [32], lieu noble, fort et antique ; il ne leur manquera ni viande, ni vin, ni pain. Charles en aura bataille à bref terme. »

140.Mentre li cons grarz les arbers tence

2330Atant uez li rigaut qui tent uengence
Girart er uos dirai u͞r͞e plaiſence
Vez uuidelon uroſtre onde o lui, ꝓuence
E ſunt ſaiſſante mile ſenz meſcreence
Caſcuns auberc e elme e conoiſance
2335E iurent damlideu qui preſ naiſſance
Ne laiſſeront en france eſte pience
Per deu co diſt girarz lafar magence
Quan (ſeonet mon dreit fez i) faillence
E tornet mon (nebot en uiltence)
2340E dex me doinſt ueoir quil ſen repence

138. Tandis que Girart s’occupe des logements, voici venir Rigaut[33] qui tint Argence[34] : « Girart, j’ai à vous annoncer une nouvelle qui vous fera plaisir : voici votre oncle Odilon amenant avec lui la Provence. Ils sont soixante mille, n’en doutez pas, chacun portant haubert, heaume et connaissances[35]. Ils jurent le Dieu incarné qu’ils ne laisseront en France cette.....[36]. — Par Dieu ! » dit Girart, « voilà qui me plaît ! Quand le roi a dédaigné mon droit, et traité avec mépris mon neveu, il a fait une faute. Dieu veuille que je l’en voie repentir ! »

141.f. 41vDe laiude girart ne ſa lon dire
Ne des mes quil trames ꝑ ſon aruire
Ne de ſa terre grant dunt ſei conſire
Des lai dum alemaigne prent a deuire
2345Dentros cas pors deſpaigne na ca de ſire
Ne remas cheualers de grant auſire
Caucers el cons ginars uint a concire
O lui li alemant mais de uint mile
E li roſſiloneis per deſconfire
2350E girarz qant les ueit enquet na rire
E loat damlideu e ſaint baſire
Cil ferunt en leſtor le gant martire

139. Ce qu’il vint à Girart de secours, on ne le saurait dire, ni les messagers qu’il lui plut d’envoyer, ni l’étendue de la terre qu’il avait à gouverner. De la frontière d’Allemagne jusqu’aux ports[37] d’Espagne et de Cize[38] il ne reste chevalier...[39] Auchier et le comte Guinart vinrent au conseil, avec eux plus de vingt mille Allemands. Les Roussillonais vinrent aussi, disposés à vaincre, et Girart les accueillit tout joyeux et remercia Dieu et saint Basile[40]. Voilà des gens qui en la bataille feront un grand massacre.

142.La gerre de girart ne mut ꝑ ſorsz
De alemaigne en ꝓuence les regorſz
2355Des mongiu tros quen aſp[r]e dandoz leſ porz
J uiennent li baron cuns ne ſen torz
Mais tan par ē de carle ganz ſes eſforz
Del ſaber ne del dire non eſt conorz
E laiſunt oleneis les plans es orz
2360E treſpaſſent berriu e ual de borz
Ne les metra mais carles en lons deporz
Sobre girart ſen uait fuſt dreiz u torz
En uaubecun cheuauge un a tanz morz
Dom fos li munz plus aus quen eſt niorz

140. La guerre de Girart ne fut pas entreprise après qu’on eut consulté le sort[41] : d’Allemagne jusqu’aux golfes de Provence, du port de Mont-Joux[42] jusqu’à celui d’Aspe[43], arrivent les barons ; pas un ne retourne en arrière. Mais si grand est l’effort de Charles, qu’on tenterait vainement de le savoir et de le dire ; ils sont en Orlenois, par les plaines et les champs cultivés ; ils passent le Berri et le val de Borz[44]. Charles ne les laissera pas longtemps, en repos : il marche sur Girart, à droit ou à raison ; il chevauche vers Vaubeton, où il y eut tant de morts, qu’on en fit une montagne plus élevée que n’est Niort[45].

2365143.Ml’t par ſunt gēt li plan de uaubetun
Ganz catre leges durent en un randun
Ni a mau paz ne faigne bos ne gaſ(u)n
Mais pur laige darſanz ꝑ deuiſun
Carles martels cheuauge a aualun
2370f. 42rCuidet le caſtel prendre mais rien n̄ fun
Eſ en un pui folcher le marcaucun
O lui mil cheualers qui ml’t ſunt bun
Cuidet loſt eſchecar mais rien n̄ fun
Per hoc ſil ſat li reis e ſie barun
2375E mandet en loſt a cels qui ſun
Cheualer nes por ſege ueſ eſperun
Ꝑ tant ſen uait folchers uers roſſilun
Encontret draugon e uuidelun
Luns fu paire lautre folchun
2380E guillelmes reinaut qui tec maſcon
Deuers lun cap ſen intrent dinz uaubetun

Aiqui uerraz drecar tant gonfanun
Tant enſegnes de giſez e tan penun
Mais de ſet leges firent de porpreiſun
2385Ce diraz ſes uiſſaz ꝑ plan cambun
Conques puis en iſ ſe[cl]e tau genz ne fun

141. Vastes sont les plaines de Vaubeton : elles s’étendent bien sur quatre lieues tout d’une traite, sans mauvais passage, marais, bois, ni herbage : seule, la rivière d’Arsen[46] les divise. Charles Martel chevauche jusqu’à Avalon, croyant prendre le château, mais il n’en fut rien. En un pui est Fouchier le marquis, avec lui mille vaillants chevaliers ; il crut pouvoir faire du butin sur l’ost [de Charles], mais il n’en fut rien, car le roi et ses barons en furent informés. Le roi mande à ceux qui étaient restés à l’ost, qu’aucun chevalier ne se mette à la poursuite de Fouchier[47]. Là-dessus Fouchier s’en va vers Roussillon. Il rencontra Drogon et Odilon, le premier était père de Girart, l’autre de Fouque ; puis Guillaume[48] et Rainaut qui tenait Mâcon. Ils entrent par l’une des extrémités dans Vaubeton. Là vous eussiez vu dresser tant de gonfanons, tant d’enseignes variées et tant de penons, que l’espace qu’ils occupent a plus de sept lieues. Vous eussiez dit, en les voyant en plaine, que jamais en ce monde il n’y eût tant d’hommes assemblés.

144.
Ce fu a un deluns qant laube appar
Que praz prent a flurir bos a fullar
Carles faiz trente grailles enſanz ſonar
2390Li cor furent diuoire blanc e perclar
Dunc ſorent li baron de ſon afar
Quen bataille campau a ſon penſar
Prent loſt a ſosmouer e a leuar
Anc non uis tan menut unde de mar
2395Com uiraz les enſegnes au uent annar
Carles dinz uaubetun leſ fait gidar
Lai o ferunt leſtor fort e amar
Que cil qui aiqui chaeit non pot leuar
f. 42vNainc pois a ſon arbert ne pot tornar

142. Ce fut un lundi, à l’aube du jour, au temps où les près fleurissent, où les bois se couvrent de feuilles. Charles fait sonner à la fois trente cors d’ivoire, pour faire connaître aux barons qu’il pense à livrer une bataille rangée. L’ost se rassemble et se met en marche. Les vagues de la mer sont moins pressées que les enseignes que vous eussiez vu flotter au vent. Charles les dirige vers Vaubeton, où se livra la bataille forte et amère : celui qui y tomba ne put se relever, ni plus jamais revenir à sa demeure.

2400145.Leſtors fu forz e ferz com auirez
Quan querre lo deuet ꝓuoire e clerſz
Quen perdirent lor diſmes quere lor dreſz
Cai deuers carle fu li cons iofresz
Naimes e aimeris e andefresz
2405Eelins de boloigne el fors capez
Baiuer e alemant mil ꝑ uint uez
Portet lor aure flamine dus godefrez
Agiant funt langarde diquele uez
Li dus gui de poiters uaſſaus eſlez
2410A uint mil agianes quin portent fez
De langarde de carle fu faiſ ladrez
Dequale de girart auir porrez
Vint mile deſertanz del pui de trez
Ja corat ne uopil ni trouerez
2415E lai o il ſencontrent fu tauſ effrez
Ja maior uers aqueſt ior ne uerrez

143. La bataille fut forte et fière, comme vous entendrez : vous pouvez le demander aux prêtres et aux clercs qui en perdirent leurs dîmes légitimes. Du côté de Charles, furent le comte Joffroi[49], Aimon, Aimeri et Andefroi[50], et Helluin de Boulogne[51] et le fort Chapois[52], vingt mille Bavarois et Allemands[53] dont l’oriflamme était portée par le duc Godefroi. Les Aquitains formèrent cette fois l’avant-garde. Le duc Gui de Poitiers, guerrier choisi, à la tête de vingt mille Aquitains [54] qui lui sont fidèles, fut fait le chef (?) de l’avant-garde de Charles. Celle de Girart était formée par vingt mille Desertains du Pui de Trez[55] ; parmi eux, pas un couart ni un lâche. Là où les avant-gardes se rencontrèrent, la mêlée fut telle qu’on n’en verra jamais de plus grande.

146.Li dux gui de peitiers ne ſentre uis
A uint mile agianz nen i a pluis
Armaz daubers e delmes qe caſcuns luis
2420Langarde de girart omne ne fuis
Abanceis uos dei dire qui len eſtruis
Ponz e ricars e coines. ioans chatuis
El marches amadieus del ual de cluis
Caſcuns a catre mile eſ cheuauſ ſuis
2425Cheuaugent loiram fet tuit a un fruis
Eu men ai mereuille ſaſte ne cruis

144. Le duc Gui de Poitiers ne recule pas. Suivi de vingt mille Aquitains, sans plus, armés de hauberts et de heaumes luisants, il ne cherche pas à éviter l’avant-garde de Girart. Je vous dirai d’abord qui la commandait. C’étaient Pons, Ricart[56], Coine[57], Joan Chatuis[58] et le marquis Amadieu de Val de Clus[59]. Chacun commande à quatre mille hommes montés[60]..... Je serai bien étonné s’il n’y a pas lance brisée.

147.Li marches amadieus ꝗ fu taurinſ
f. 43rMoniames e mongeus e li cheminſ
Aoſte e ſeuze e monz ſeninſ
2430Set contes ac a ſei li palainſ
Coſins germans girart e ſes aclinſ
Sos cors fu granz e gēz aſſaz meſchinſ
E ſos cheuaus unſ bais a longes trinſ

De ſeſpade li branz uielz acerinſ
2435E ſon eſcu fu poinz uns colobrinſ
Veit lenſengne de carle ꝑ uns ſauzinſ
E parti de ſon rege diſ ſos latinſ
Ahi uaſſal contre autre queu ſui auuinſ
Li dus gui de poiters ler ſanz ueizinſ
2440E a tan bones armes li peiteuinſ
Nes aurie coittades an dos maitinſ
Li cheuaus deſoz lui nē eſt roncinſ
Pluſ uil ſail de ſon reno cūs montaurinſ
E laiſſerent ſei corre ꝑ plans cheminſ
2445Fierent ſei per eſcuz neuſ belueizinſ
Trauchent li cuirs el fus el gluz el minſ
Dambes pars ſunt fauſat lor doblentinſ
Si que meſtrent les lances ꝑ les ſeinſ
Ambedui ſe deſrauchent en unſ cheminſ
2450Au ſecors uiras poindre uīt mil meſchinſ

145. Le marquis Amadieu était seigneur de Turin, Mont-Jarnes [61], Mont-Joux[62] et le chemin, Aoste, Suse, Mont Cenis[63]. Il avait, le palatin, sept comtes avec lui. Il était cousin germain de Girart et son allié. Il était grand et beau de corps, et encore fort jeune. Il montait un bai à longs crins ; la lame de son épée était ancienne, sur son écu était représentée une couleuvre. Il vit l’enseigne de Charles par une saussaie ; il sortit du rang et s’écria : « Y a-t-il un vassal [64] qui soit prêt à se mesurer contre un autre ? » Le duc Gui de Poitiers était là tout près ; il avait de si bonnes armes, le poitevin, qu’on n’en aurait pas fait le compte en deux jours. Le cheval qu’il montait n’était pas un roncin[65]. Il s’élance hors du rang plus vite qu’un faucon de montagne. Ils se précipitent l’un contre l’autre par la plaine, ils se frappent sur les écus neufs de Beauvais[66] : cuir, bois, colle, vermillon, sont tranchés. De part et d’autre, les hauberts doubles sont faussés ; ils se portent les lances dans...[67] ; et se renversent mutuellement sur la route. Vous eussiez vu mille jeunes guerriers galoper à la rescousse.

148.Lai o li dui marches ionguent deuant
Ne loi i ual eſcuz pur une glant
Ne aubers un bliaut eſcharamant
Luns met la lance a lautre bien p̃u del gāt
2455Ne ſabant de lor uies ne tant ne quant
E qui onques amet er es eſtant
f. 43vTraie leſ de la preſſe que aurunt grant
Au ſecors i uont ioindre de tau ſenblant
Con auirei ſemprere ſeu uos en cant
2460Ponz ferit arluin gibers armant
Coines ferit girome roge deitrant
E iechans freelent arpins berlant
E ricars aelart garins gintrant
Vns rius marcheis de monſ e de breibant
2465Deſſeſſe nen reſterent dui entrenant
Lor conpaignes cheuaugent cuns nē reblāt
Lor ranz fant a eſlais lance baiſſant
E lai o il [ſencō]trent a grant mazant
Viraz eſcuz traucar dauberc cil pant
2470Cil coſtat e cil flanc el piz denant
Qant ſunt fraites les lances ſūt trait li brāt
Dunt ſunt trencat li elme reflameiant
Li ſanz e la ceruele ious en eſpant
Tant ni a chaagut qua uers qua cant
2475Dunt uint mile cheual riu uan uoiant
Entre lor pies lor reſnes fort trainant
Nen eſt qui un en prenge nautre en demāt
Carles ueit de ſangarde qui uait mermant
E girarz de la ſoe fort abaiſſant
2480Andui i ont ꝑdut cuns ne ſen uant

146. Là où les deux marquis joutèrent, l’écu ne leur valut pas un gland, ni le haubert un bliaut[68]... L’un pousse sa lance à travers l’autre jusqu’auprès du gant[69]. Leur vie est finie ; c’est l’affaire de quiconque les a aimés de les retirer de la mêlée. Viennent à la rescousse ceux que la chanson va vous faire connaître. Pons frappa Arluin[70], Gilbert[71] Armant, Coine frappa Gérome[72], Rogier[73] Deitrant[74], Ricart Aelart, Garin, Guintrant, Jehan Freelent, Arpin Berlant puissant marquis de Mons et de Brabant. De tous ceux-là il n’en resta pas deux debout. Leurs compagnies chevauchent, sans qu’un seul homme reste en arrière : ils chargent au galop, la lance baissée, et là où ils se rencontrèrent, il y eut grand fracas. Vous auriez vu trouer les écus, les pans des hauberts, les côtés, les flancs, les poitrines. Les lances brisées, on tire les épées avec lesquelles on fend les heaumes flamboyants. Le sang et la cervelle se répandent à terre. Il y en a tant d’abattus à la renverse ou sur le côté, que vingt mille chevaux de prix vont sans cavaliers, traînant leurs rênes entre leurs pieds. Il n’y a là personne pour les prendre ou les demander. Charles voit que son avant-garde diminue, Girart que la sienne subit de fortes pertes. Ils ont, l’un et l’autre, tant perdu qu’ils n’ont pas lieu de se vanter.

149.Carles a dous eſchieles e girarz dez
E caſcune a uint mile omes de prez
Li legier uont premiers bien ou ſabez
Oiauz a ſes bretons quil conoiſez
2485Seſchale ioinſt pmiers delonc un bez

f. 44rGaſcon deuers girart ſunt en gn̄t prez
Sſenebruns de bordel uaſſaus eſlez
J es cridet gaſcon car requerez
Se ꝑ uoſtre ſegnor uoſ combatez
2490Sauſ ſerez e garis ſe lai reſtez
E oiauz diſt a(ſ) [ſ]eus car les ferez
Huimais er uolpilage ſes treuſez
E berton reſponderent bien en dizez
Breton cridēt mas lou gaſcon biez
2495A laſ lances baiſat eſtant tuit cez
Fierent ſen ꝑs eſcuz cols tenas clez
Tal freis ferent les aſtes con uns tāpez
A dex co diſt girarz tien moi en pez
Queu fere dreit le rei ioios e iez
2500E carles diſt aſ ſens le manz derzez
E loaz les nons deu e mantenez
Que doniſt uaintre lorguel quaſ ols ueiz
Plus aſmes genz daſſaz uaſſal unez
E uenqueren leſ bien ſe uos uolez

147. Charles a douze échelles[75] et Girart dix, chacune de vingt mille combattants ; ceux qui sont légèrement armés vont les premiers, comme vous savez. Hoël[76], à la tête des Bretons, forme son échelle auprès d’un fossé. Du côté de Girart sont les Gascons. Senebrun, de Bordeaux, vassal choisi, leur crie : « Gascons, chargez ! C’est pour votre seigneur que vous combattez : vous serez sauvés si vous y restez[77]. » Et Hoël dit aux siens : « Frappez ! ce sera lâcheté si vous êtes repoussés ; » et ils répondent : « Vous dites bien. » Les Bretons crient Malo ! les Gascons Biez[78] ! À l’abaisser des lances tous se taisent : ils se frappent par les écus qu’ils mettent en pièces ; le bruit des lances qui se brisaient semblait une tempête. « Ah Dieu ! » dit Girart, « tiens-moi en paix ! Je ferais de bon cœur droit au roi. » Et Charles dit aux siens : « Levez les mains, invoquez et répétez les noms de Dieu[79], qu’il nous donne de vaincre l’orgueil de nos ennemis. Nous sommes plus nombreux qu’eux, et nous les vaincrons bien si vous voulez. »

2505150.Li breton el gaſcon ſunt per egance
Lor eſchales uont ioindre ſene dotance
Viraz tant eſtu frandre e tante lance
Tan uaſſal de cheual dunt ſe uoiance
Mais (a)ſ eſpades trare fu leſfreance
2510Trencent aubers e elmes tan ꝑ eſmance
Maiſ de ſet mil en reſtent en la coiance
Tan deſtrer mil ſoldor preſtre quitance
Qainc puis a lor ſegnor ne nont cōbrance
Li breton el gaſco dic a fiance
2515f. 44vJa nen auront repruche nul leuc en france

148. Les Bretons et les Gascons sont face à face. Leurs lignes se joignent sans broncher. Vous auriez vu tant d’écus, tant de lances se briser, tant de guerriers tomber de cheval ! C’est au moment où on tira l’épée qu’il y eut un tumulte : on fend hauberts et heaumes. Plus de sept mille restèrent sur le champ de bataille. Maint chevaux de prix s’enfuirent, qui ne furent jamais recouvrés par leurs maîtres. Les Bretons et les Gascons, je le dis avec confiance, n’auront reproche en nul lieu en France.

151.Li goz el prouencal uinrent enſens
E ſunt deuers girart entre deous rens
Deuers carlon normant e poerens
Tan bon cors e uaſſaus e aēlens
2520Lor eſchales uont ioindre cuns n̄ ferens
Viraz eſcuz traucar e iacerens
Tante teſte ob elme caoir enſens
Mais de dez mile en reſte ꝑ uns uſlens
E ꝑ puis e ꝑ plans e perodens
2525Que dolens en fu carles li reis de tens
E girarz ſoſpiret qui ml’t ſe tens
E preiet damlideu qui nos raiens
Segner hui men aiude ni ꝑde riens

149. Les Bigots et les Provençaux vinrent ensemble. Ils sont du côté de Girart, sur deux lignes. Du côté de Charles, sont les Normands et les Picards[80], tous vaillants et nobles guerriers. Les lignes se joignent, sans qu’un seul recule. Vous verriez trouer écus et jaserans[81], et tant de têtes tomber avec le heaume. Plus de dix mille restèrent...[82], par les puis, les plaines, les...[83]. Charles en fut dolent, le roi de Reims ; Girart, s’assombrit et soupira. Il pria Dieu qui nous racheta, disant : « Sire, en ce jour aide-moi, que je ne perde rien ! »

152.As uos ꝑ mi leſtor le uiel draugon
2530Le paire dan girart loncle folcon
E ſiſt el cheual bai godemucon
E ueſti ſon auberc mereuillon
Quiſſi de la fornaiſe eſpandragon
Onques enquer par armes falſaz ne fon
2535E a lacat ſon elme de baraton
Lobre ab aur e a peires tot denuiron
Plus reſplent que eſtelle ki luis el tron

E a ceinte leſpade de marmion
Eſcut portet e lance a gonfanon
2540E uint les ſaus menuz ꝑ plan cambon
Mais del gent retener ſamble baron
E eſcridet au rei en ſa razon
Per un ſol cheualer garde nol don
f. 45rVez uos lo duc teiri denant carlon
2545Dan reis conoiſſes uos iſ borgignon
Par mon cap co dis carles car aiqo non
Co eſt drauge li uielz de roſſillon
Li paire dan girart loncle folcon
El me tout ia ma terre e mon reion
2550Set anz naiſtei faidiz en un buiſſon
Tenez me ꝑ coart a uolpillon
Pos bataille demande ſeu ne la don
E carles reſpondet eus abandon
Trop naueiz pres lonc terme de ueniaſon
2555Aicheſte uuel ueer ſenz aucheiſon

150. Voici parmi la mêlée le vieux Drogon, le père de Girart, l’oncle de Fouque. Il montait un cheval bai...[84] et avait revêtu un haubert sorti de la forge d’Espandragon[85], que jamais arme n’avait faussé ; son heaume...[86] lacé étincelait d’or et de pierreries. Il avait ceint l’épée de Marmion[87], et portait écu et lance à gonfanon. Il vint à petits sauts par le champ ; à le voir retenir doucement son cheval on reconnaissait un baron. Il cria au roi : « Je ne refuse aucun chevalier ! » Voici le duc Thierri devant Charles : « Sire roi, connaissez-vous ce bourguignon ? — Non, » dit le roi. — « C’est Drogon, le vieux de Roussillon, le père de Girart, l’oncle de Fouque : jadis il m’enleva ma terre, et sept ans j’ai été proscrit dans les bois[88] ; tenez-moi pour couart et lâche, puisqu’il me demande bataille, si je ne la lui donne ! — Je vous le permets, » répond Charles, vous n’avez que trop tardé à vous venger. Je veux voir cette bataille sans remise. »

153.Veis uos lo duc teiri del renc parcit
Peſet li del contraile quil a auit
E ſiſt en lauferant amorauit
E a des bones armes ſon cors garnit
2560E uint les ſaus menuz ꝑ praz flurit
Sei ome le ſegerent q̃n ſunt garnit
Teiris cride a la riue ueil chaume ſit
De la cheualerie uos uei gecit
Tant uos uei entres uo͞res que fˉc cubrit
2565E drauge reſpondet uez men aruit
Eu men amai ainc rien ꝗ mon mau git
E brochet lo cheual uez len ſaillit
Vez lauferan el gap e larrabit
E li uaſſal ſe ſunt aiſi ferit
2570Lor eſcut ſunt traucat frait e partit
E li auberc fauſat e deſconfit
Vez draugon ꝑ lo coube mort e delit
Car une auſne ꝑpis del fraiſſelit
f. 45vLa lance el gonfanon doltre en eiſſit
2575E tieris de la ſoe qui li gencit
Que leſcut e lauſberc enſanz cuſit
Mais nel tochet en car dex leſcremit
Drauge en torne o les ſeus quin ſūt marrit
Eſ uos teiri de laige al plan eilit
2580Lor eſchales uont ioindre de tal eſtrit
Viraz eſcuz traucar tan pez ubrit
E tante teſte ab elme de bot partit
E tan pie e tan poing e tant auit
La clar aige darſans tote encubrit
2585Del ſanc quen eiſ deſ morz enrubreſit
Bien orent li draugon leſtor baſtit
Se ne fuſt mors lor ſegne fuſſon garit
Quere ſe tient tieris ꝑ eſcharnit
Quil nen a de uint mile mil acomplit

151. Voici le duc Thierri sorti du rang, piqué des paroles du roi : il était monté sur un cheval almoravide, et avait son corps couvert de bonnes armes ; il vint à petits sauts par le pré fleuri, suivi de ses hommes. Thierri s’écrie : « Allons, vieux hibou moisi[89] ! vous avez donc renoncé à la chevalerie, qu’on vous voit enfoui parmi les vôtres ? » Et Drogon répondit : « Me voilà tout prêt ; je n’aime pas ceux qui me menacent (?). » Il pique le cheval qui bondit. Voilà les deux chevaux près l’un de l’autre. Ils se férirent de telle manière que leurs écus sont brisés et les haubercs faussés et défaits. Voilà Drogon du coup mort et fini[90], avec une aune de la lance de frêne dans le corps, la pointe et le gonfanon sortant de l’autre côté. Thierri se détourna heureusement : il eut son écu et son hauberc cousus ensemble par la lance de Drogon, mais Dieu le protégea, et il ne fut pas touché en chair. Drogon se retire vers les siens qui sont désolés, et voici Thierri hors de la rivière et dans la plaine[91]. Leurs échelles se joignent avec tant d’ardeur que vous eussiez vu trouer les écus, ouvrir les poitrines, couper les têtes armées du heaume, abattre pieds, poings, oreilles. La claire eau de l’Arsen en était couverte, et devint rouge du sang des morts. Les hommes de Drogon avaient bien disposé leur attaque. Si leur seigneur n’était mort, ils étaient sauvés ! Thierri se voit perdu : de vingt mille hommes, il ne lui en reste pas mille.

2590154.Manſel e angeuin e toloigiaz
Cil furent deuers carle uint mile armaz
Veſtiz leſ blans aubers lelmes lacaz
Toz les helmes enclins e enbruncaz
De gn̄t bataille a faire uan conſiraz
2595Com ueltres en cadaines queſ amorſaz
Li cons iofreis lor ſegne les a gidaz
Parmi les gaz darſanz oltre paſſaz
En apreu paſſe(t) carles e ſos barnaz
Enquer nol ſat girarz ne fu menbraz
2600Ꝑ le dol de ſon paire ques ganz e chaz
Quant folche paraulet cū on ſenaz
f. 46rA la fei deu girart le dol laiſſaz
Pos li dux eſt aſols e cumeniaz
Mais quant il porra eſtre ſi ou ueniaz
2605Adunc eſt en ſa ſele de pie montaz
E fu dune aſte nueue folce apoiaz
Tornet ſe uers les ſeus e diſt lor paz
Segnor franc cheualer er meſcoltaz
Qant ſerez en leſtor fort la duraz
2610Firez e auciez e deſraucaz
E quant uos en ſerez doutre paſſaz
Treſtuit pres les eſcuz el camp tornaz
Ce ſai melz ualt ꝓei[c]e que mauuaſtaz
E ſei ome reſpondent que predicaz
2615Mais annem leſ ferir deuerſ toz laz
Adunc fu bien leſtors fort aduraz

152. Manceaux, Angevins et Tourangeaux[92] étaient auprès de Charles au nombre de vingt mille. Les blancs hauberts vêtus, les heaumes lacés, la tête baissée, ils marchent disposés au combat, ardents comme des veautres tenus en laisse. Le comte Joffroi leur seigneur les guide. Ils traversent les gués de l’Arsen ; après eux passe Charles avec ses barons. Girart, tout entier au deuil de son père, n’en sait encore rien, lorsque Fouque lui parle en homme sensé : « Par Dieu ! Girart, laissez le deuil, puisque le duc est absous et communié : quand ce sera possible, vous le vengerez ! » Alors, il monte à cheval, et, s’appuyant sur une lance neuve, il se tourne vers les siens, et leur dit : « Faites paix ! Seigneurs francs chevaliers, écoutez-moi. Quand vous serez dans la mêlée, frappez, tuez, renversez tout, jusqu’à ce que vous ayez traversé les rangs ennemis, et alors retournez tous ensemble sur eux : Prouesse vaut mieux que lâcheté ! » Et ses hommes répondent : « Qu’avez-vous à nous prêcher ! Mais allons les attaquer de toutes parts. » Alors la bataille devint acharnée.

155.Bos e folche e ſeigins e li mellor
Furent mais de uint mile comencador
Viraz daur e dazur tan grant lubor
2620Dacer e de uerniz tau reſplendor
Tante lance trencant ob aurie flor
E tant donzel adreit enuaidor
E non preuc ſunt uengut li ferador
Ponz e ricars e coines li poingnador
2625Er cheuauge girarz a grant legor
Dans euldres uint ſes oncles un pauc e por
Dacheſte arere garde vos trai autor
Que ſunt ſeſſante mile ladurador
Ne ne ſunt de cembel a ꝓcador
2630Quant ueit ſon anemi tan dreit li cor
f. 46vE fi le uait ferir de tau uigor
Que del cheual le met a terre por
Er (cheuauge) girarz a grant iror
Contre carlon martel lemꝑador
2635Carles uient uers lui a ſa feror
Er es uos une encance de gant dolor

153. Boson, Fouque et Seguin et les plus vaillants furent plus de vingt mille à la charge. Vous auriez vu briller tant d’or et tant d’argent, étinceller tant d’acier et de vernis[93] et tant de lances aiguisées ornées d’une flamme[94], tant de damoiseaux habiles à l’attaque ! Ensuite[95] sont venus d’autres combattants[96], Pons, Ricart, Coine, les guerriers. Girart chevauche avec ardeur ; Odilon, son oncle, le suivait à courte distance. Dans cette arrière-garde ils étaient, je vous le garantis, soixante mille combattants, qui savent pousser à fond une attaque. Chacun, voyant son ennemi, lui court sus et le porte à terre. Girart chevauche avec fureur contre Charles Martel l’empereur. Charles vient à lui fièrement. Voilà une première rencontre qui sera douloureuse.

156.Lai o leſ oſ ſencontrent ac un plan bel
Ni a foſſat ne barre bos ne ramel
Angeuin uunt premers e li manſel
2640Li cons iofreis dangers e li tornel
A girat ſunt uint mile el pin cenbel

Nen i a un trop uiel ne barbuſtel
Bos e folche e ſeigins en ſunt cadel
Lun criderent ualee lautre roſſel
2645E li pluiſor lenſegne carlon martel
Si com fauſ prent ſa pointe quant fert lauzel
De tal eſlais ſe querent li iouencel
Ni a tant fort eſcu toz non eſtel
Ne fande o ne ꝑtuiſt o neſcantel
2650Aſte reide ne fraigne o non arcel
Viraz tan dol leuar freſe e nouel
Tante cuiſſe cader a ſon trumel
E tan pie e tan poing e tan codel
Mais en eſt remazut el plan eſtel
2655Nen eſt ne mors ne uiſ de dinſ bordel
Qui feri e eſtort diquel mazel
Deu ac a ſanuador e gabriel

154. Là où les armées se rencontrèrent il y avait une belle plaine ; on n’y voyait ni fossé, ni barrière, ni bois, ni ramée. Les Angevins marchent les premiers avec les Manceaux, le comte Joffroi d’Angers et les Tourangeaux. Girart a vingt mille hommes en un corps. Il n’y en a parmi eux un seul trop vieux ni imberbe[97]. Boson, Fouque et Seguin en tiennent la tête, les uns crient Valée[98] ! les autres Rossel[99] ! le plus grand nombre poussent le cri de Charles Martel. Tout ainsi que le faucon fait sa pointe quand il se jette sur l’oiseau, tout de même les jouvenceaux se précipitent les uns sur les autres. Il n’y a si fort écu qui ne soit brisé, ou fendu ou percé ou écorné, roide lance de frêne qui ne se rompe, ni si fort haubert qui ne soit décloué. Vous verriez tant de douleurs nouvelles, tant de cuisses tomber avec le trumeau, tant de pieds, de poings, tant de coudes ! Il est resté plus d’hommes sur le champ de bataille, qu’il n’y en a de vivants ou de morts dans Bordeaux. Celui qui se retira de ce massacre, eut Dieu et saint Gabriel pour protecteurs.

157.Bien ferirent manſel e angeuin
Toloignac e flamenc li bauduin
2660f. 47rNe lor ſunt li girart de rien a[cl]in
Boſ ne folchers ne folches a dun ſegin
Ci gident lor enſegnes ꝑ bruel fraiſuin
Ce nen ē autres bruelz queu uoſ deuin
Leſ flors deſ fraiſnes furent fer acerin
2665Enſeignes de cendaz e daucaſſin
Gonfanons ab aufreis e neu porprin
Dunt tan nobil uaſſaus receit gant fin
Dire quen na girarz a lo cors grin
Per tant eſt deſcenduz deſoz un pin
2670E fichat ſenſegnere laz un marbrin
Vn perrun danti tans del uiel el fin
Quot ia caſtel en laige en reuolin
Lodois li fundent ꝑ un matin
Quant le deſiretet diquel aiſin
2675Girarz puie el perron le gn̄t douuin
De leſ ires quil a carlon maudin
A reis ia dex n̄ uaille cors de maſtin

155. Bien frappèrent les Manceaux, les Angevins, les Tourangeaux, les Flamands de Baudouin[100]. Les hommes de Girart ne le leur cèdent en rien : Boson, Fouchier, Fouque, Seguin conduisent leurs enseignes à travers le bois de frêne. Le bois dont je vous parle est un bois où les frênes avaient pour fleurs des pointes d’acier, des enseignes de cendé et d’aucassin[101], des gonfanons ornés d’orfrois et fraîchement teints en pourpre, dont tant de nobles vassaux reçurent le coup fatal. Girart eut la rage au cœur : il mit pied à terre sous un pin, et ficha son enseigne près d’un bloc de marbre ; c’était une ruine antique du temps du vieux Douvin[102], qui eut jadis un château construit sur la rivière et entouré d’eau. Louis[103] le détruisit un jour quand il le déposséda de cette terre[104]. Girart monte sur la ruine du grant Douvin : dans sa colère il maudit le roi Charles : « Ah ! roi, Dieu te confonde, cœur de mâtin ! »

158.De les ires que a fu pres eſtaus
Ne ſe parti deſ ſeus ne bons ne maus
2680Oiaz lariere garde des ꝓuencaus
Qui ſen paſſent laz eſ ꝑ uns pradaus
E ſunt ſeſſante mile eſ bons cheuaus
E dans uuildreſ leſ gide li ris cataus
En leſtor qui fu forz fers e campaus
2685De lances e deſpades fant cols mortaus
Si que li car len gerpent cuit lor eſtaus
Tan ne porie traire uns ars nouaus
E teiris diſt a carle ne ſom egaus
f. 47vBaillies men trente mile deſ pluſ cabaus
2690Ob es ert departiz li biens el maus
El reis li fait baiuers e tieſtaus
Ne ſauon per ferir plus naturaus
Teiris portent lenſegne un dus reiaus

E uinrent tot enſanz lonc unes uaus
2695Hui mais nen ert eſlis li plus uaſſaus

156. Excités par Girart, ses hommes résistèrent de pied ferme sans qu’aucun d’eux reculât. Écoutez ! Voici l’arrière-garde des Provençaux qui passent auprès de Girart par un pré : ils sont soixante mille, tous à cheval. Don Odilon les conduit, le riche captal, en la mêlée qui fut forte et fière. De lances et d’épées ils frappent des coups mortels, tellement que les hommes de Charles ont reculé de plus d’une portée de flèche. Thierri dit à Charles : « Nous ne sommes plus de force égale : Donnez-moi trente mille hommes des plus solides. Par eux le bien triomphera du mal. » Et le roi lui donne les Bavarois et les Tiois : on ne saurait trouver plus ardents au combat. Thierri, duc royal, porta l’enseigne. Tous ensemble s’avancèrent, le long d’un vallon. C’est aujourd’hui que les braves se feront connaître.

159.Deſertant per lo camp a grant gazil
Enſi vont per leſtor com eſtorbil
Danz eldres uint poignāt ꝑ un caumil
Quainc ne ueiſtes nul uiel quaiſi gaudil
2700Sis fiere nes aucie ne ſis eſcil
Boſ e folche e ſeigins furent ſei fil
Denant lui ſunt uengut li trei donzil
Teint e negre dauberc cun de faizil
Dans euldres iuret deu e ſaint oſtril
2705Sen podie ꝓuar un a uolpil
Eu en ferie munge uſau meſtil
Mentre quil leſ chaſtie cūſ non gecil
A atant eſ uos teiri de mon cauſil
Baiuers e a[lem]ans amereuil
2710E corent leſ ferir e li noſtre il
Ni a eſcu de trambe nul ne de til
Jnde ne creuc ne uert blau ne uermil
A (gro)ſſe aſte de fraiſne chebil
Ne a(ub)erc qui de ſanc toz ne ruil
2715Qui cai de bon uaſſal com a donzil
Mais aſ eſpades traire a grāt peril
Trencent aubers e elmes cap e cebil
f. 48rVelz e boches e naz e ſobrecil
E tan pie e tan poing e tan aurtil
2720Ni ueugre eſſer coars tan ſeſtendil
Ꝑ tot lauer qui ſie tro a gazil

157. Les Désertains font par le champ un grand massacre ; ils vont par la mêlée comme un tourbillon. Don Odilon vint chevauchant par un chaume. Jamais vous ne vîtes vieillard savoir aussi bien se retourner et porter des coups. Boson, Fouque et Seguin furent ses fils ; ils sont venus devant lui, les trois damoiseaux, vêtus de hauberts noirs comme du charbon[105] : Odilon jure Dieu et saint Ostril[106] que s’il trouvait un lâche parmi eux, il le ferait moine en un moûtier. Tandis qu’il les exhorte, sans qu’aucun dise mot, voici venir Thierri de Mont-Causil[107] avec les Bavarois et les Allemands[108]. Ils courent les frapper, et les nôtres[109] courent sur eux. Il n’y a écu de tremble ni de tilleul, bleu, jaune, vert, gris ni vermeil, que les grosses lances de frêne ne mettent en pièces, haubert qui ne soit rougi du sang qui s’échappe à flots du corps des vaillants guerriers. Mais c’est quand on tira l’épée que le péril devint grand : on tranche les hauberts, les heaumes têtes et chevelures, yeux et bouches, nez et sourcis, pieds, poings, oreilles[110]. Homme couard et lâche n’y voudrait être pour toute la richesse qu’il y ait jusqu’à Gazil[111].

160.Danz euldeles uient poignant ꝑ caumeſc
Cainc n̄ uiſtes nul uuel quen aiſi treſc
Ne de cheualerie tan fort ſeeſc
2725Vit contre lui uenir un fort trieſc
Quapelent arluin de ual landeſc
Sene[ſ]chaus fu au rei a laucor deſc
Daico me mereuille dunt aitant creſc
E dans euldeles le firt en leſcu fresc
2730Ne ni uant ſes aubers pur un beresc
La lance el gonfanon doutre n̄ peſc
E deſrauchet lenuers del bai moreſc
Que ſeſt laiſſaz cader per tau folesc
Cent cheual li paſſerent ſobre el fraſeſc
2735Quainc mais naui eſtor quan aiſi breſc
Ne tante iointe faite en un caimeſc
Tan uia chaagut cel ne pareſc
Nanques puis a cel die ne reſurreſc

158. Odilon vint chevauchant par un chaume. Vous ne vîtes oncques vieillart si remuant, ni si ardent à faire chevalerie. Devant lui il vit venir un fort tiois appelé Arluin de Val-Landesc[112] ; il était sénéchal du roi, à la plus haute table ; je m’étonne d’où il a pu avoir une telle dignité. Don Odilon le frappe sur l’écu : le haubert ne lui valut pas un....[113] pour empêcher la lance avec le gonfanon de passer d’outre en outre. Il fut abattu à la renverse du bai maure, et se laissa tomber de telle façon que cent chevaux lui passèrent sur le corps (?). Jamais je n’ouï parler d’une lutte aussi acharnée, de tant de combats corps à corps livrés en un champ. De tant d’hommes tombés aucun ne se releva plus.

161.Folchers uenc apoignant ō facebele
2740Sobre un cheual mouent de cōpoſtele
A ueſti ſon auberc clar e ſtencele
Qui ne peiſe abaſſaz une gonele
Vaſſaus qui la el deſ de mort n̄ ſele
Folchers uenc poignāt per la uerzele
2745Qui gant cheualerie quiert e apele

E ſe il la demande uez li molt bele
f. 48vVez li deuant rotro qui tec niuele
Fiert folchers en la targe qab aur marele
Si que tote li fant eles cantele
2750Mais laubers eſt tan fors ne deſclauele
E folcherſ fiert ſi lui en la forcele
Tot li trence le cors ſos la mamele
E crabentet lo mort loing de ſa ſele
Puis eſcridet aſ ſeus firaz caele
2755Que nennent tuit cil cui reis cadele

159. Fouchier vint éperonnant sur Facebelle, un cheval rapide de Compostelle. Il avait revêtu un haubert étincelant qui pesait moins qu’une gonelle ; le guerrier qui l’a sur le dos ne craint pas d’affronter la mort. Fouchier vint chevauchant par le pré (?)[114], cherchant l’occasion d’un exploit chevaleresque. Et s’il la demande, il l’aura belle. Voici au devant de lui Rotrou, le seigneur de Nivelle[115] : il frappe Fouchier sur la targe aux rayons d’or, la lui fend et en enlève un côté, mais le haubert est si fort qu’il ne rompt point. Fouchier le frappe à l’estomac, lui perce le cœur sous la mamelle et le jette à bas de sa selle. Puis il crie aux siens : « Frappez ! qu’aucun des hommes du roi ne nous échappe ! »

162.Bauduins (li) flamens ueit de foucart
Con lor a mort rotro conte iallart
Vait ferir conmo uaſſau lombart
Qui fu naz deſ deſers de brun eſſart
2760Tau li det en leſcu quan pres li cart
Que la lance en paſſet de lautre part
E crabentent lo mort del rouiart
A dex con grant damage a dan girart
Atant eſ uos folcon mais top uient tart
2765Ꝑ hoc ſel uait ueniar de lautre part

160. Baudouin le flamand voit comme Fouchier leur a abattu Rotrou, le vaillant comte ; il court férir Conon, guerrier lombard né dans le désert de Brun-Essart ; il lui donna sur l’écu un tel coup qu’il en enleva un quartier et que la lance passa d’outre en outre. Il l’abattit mort du cheval gris. Ah Dieu ! quelle perte pour Girart ! Voici qu’alors arrive Fouque, mais il est venu trop tard ; pourtant il le vengera.

163.Folche uenc apoignant ꝑ la beſoigne
Non ſeget bauduin car el ſen ſoingne
Del gandir denant lui nē a uergoigne
E (uait) ferir elin qui tec boloigne
2770Tau li det en la targe quab aur (redoi)gne
Que deuant li fauſet blan(can) ſa broigne
L(e) ſon cheual liart ꝑ mort le loigne
Lor renc fait cheuaugierēt cil de coloigne
E carles od ſes ſaiſnes ꝗ fu tremoigne
2775Ci mourunt les eſtors e la fort poigne

161. Fouque vint en galopant à la rescousse ; il ne poursuivit pas Baudouin, qui se déroba, n’ayant pas honte de fuir. Il frappa Helluin de Boulogne, et lui porta un tel coup sur la targe cerclée d’or qu’il lui faussa le blanc haubert et le jeta mort de son cheval gris. Les hommes de Cologne chevauchent en bataille, Charles vient avec ses Saxons, ceux de Trémoigne[116]. Ceux-là feront une lutte acharnée.

164.f. 49rVuildres uint a girart ml’t fort lenfeindre
En ma fei deu car neis ml’t aſ cor tendre
Co eſt carles queu uei del pui deſcendre
Folchones a bataille le uol atendre
2780Se or nel ſecorem perdrem i ſempre
E girarz reſpondet marce car ſendre
Eſgardat ai le leu ous uuel porprendre
Ne ferunt mais eſchales ques uei eſtendre
Deſcendet del perrun ſes armes prendre
2785Sonet un cor diuoire caſ ſeus en menbre
Cheuage deuant toz de tal atempre
Com uaſſaus qui bataille uol en cap rendre

162[117]. Odilon vint à Girart pour l’animer : « Par ma foi, cher neveu, tu as un cœur bien timide ! C’est Charles, que je vois descendre de la montagne ! Fouque et les siens veulent l’attendre ; mais, si nous n’allons à son secours, nous serons battus. » Et Girart répondit : « Merci, cher sire ; je considérais le lieu où je veux les prendre. Ils ne se formeront plus en ligne, car je vais en finir avec eux. » Il descendit du perron[118], prit ses armes, sonna un cor d’ivoire pour avertir les siens, et chevaucha devant tous avec l’air d’un guerrier qui va au combat.

165.Er cheuauge girarz a ſes amis
Compaignes lontaignes dautre pais
2790Ne portent en bataille ne uar ne gris.
Mais bliaus (uers) e teins taillaz antis
Deſuz fer e acer qui reluzis
E azur e uerniſ qui reſplendis
Bos e folche e girarz lamaneuis
2795Ponz e ricars e coines e otois
E ſunt catre cent mile q̃l breus lo dis
Adurat de bataille uolunteris

Soz les helmes enbruns dardit enclis
Atenderēt que carles leſ requeſis
2800Si fera il ſemprere bien en ſunt ſis
Damont ꝑmei un pui laz un concis
Deſcent carles martels de ſaīt denis
O lui baiuers e ſaiſnes e li letis
Alemans loherens leſ enforcis
2805f. 49vTeuris portet lenſegne unſ dux marcis
Lai o gidet el cap qui det fluris
Nes pot eſmar nuſ om tan fuſt ꝑuis
A les lances baiſſar uns mot ni dis
Mais ne fu taus dols fais puis aquel dis

163. Or chevauche Girart avec ses amis, avec des compagnies venues de pays éloignés. Ils ne portent en bataille ni vair ni gris, mais des bliauts foncés et festonnés, et par dessus du fer et de l’acier qui reluit, de l’azur et du vernis qui resplendit[119]. C’est Girart, Fouque, Boson, toujours prêt, Pons, Ricart, Coine et Otoïs. Ils sont quatre cent mille, le bref[120] le dit, endurcis et ardents au combat, la tête inclinée sous le heaume. Ils attendent que Charles les attaque, et ainsi fera-t-il avant peu, ils le savent bien. Du haut d’une colline, près d’une brèche, descend Charles Martel de Saint-Denis, avec lui les Bavarois, les Saxons, les Letis[121], les Allemands, les Lorrains, vaillants. Thierri, duc marquis, portait leur enseigne. Il les conduit par la campagne fleurie, et tel était leur nombre que l’homme le plus habile n’aurait su l’estimer. À l’abaisser des lances, il n’y eut pas un mot de prononcé, mais onques depuis lors il n’y eut tel deuil.

2810166.Lai u ſentrecontrerent aiquil dui renc
Li fers e li eſchin unſ non catenc
Ne del ferir ne ferent faille ne genc
Folche e li cons girarz aſ pimers uenc
Ob es li alemans el deſertenc
2815Cil de monbeliart e de uaubenc
E reniers e oudinſ li fil ardenc
Er ferent prouencal e uienenc
Nauar e arragon e li roſſenc
De cai baiuer e ſaiſne e coloignenc
2820E normant e francois e li flamenc
Enaiſi uont ferir cum caſcuns uenc
Non ual eſcuz ſon don pur un ſebenc
Car ſil ſeſtort de lun lautres lenpenc
Aiqui murent e (c)aient tant eſturlenc
2825E tant nobile uaſſal e aelenc
Tant ni a chaagut co uoſ couenc
Cainc puis nen leuet unſ ſi eu ne menc
No ne ferant iamais ce ſai eu benc
Tro a deu en iuize u eu matenc

164. Là où les deux lignes se rencontrèrent, pas un ne retint frein ni étriers, et on frappa pour de bon. Fouque et le comte Girart étaient au premier rang, avec eux les Allemands et les Désertois, ceux de Montbéliart et de Vaubenc, Renier et Oudin les fils d’Ardenc. C’est maintenant que frappent Provençaux, Viennois, Navarrais, Aragonais....[122], et de l’autre part Bavarois, Saxons, ceux de Cologne, Normands, Français, Flamands ; ils frappent devant eux comme ils se trouvent ; l’écu ne vaut pas pour celui qui le porte une pelure d’oignon (?), car celui qui échappe à l’un est repris par l’autre. Là meurent par l’épée tant de vaillants combattants, tant de nobles guerriers ! là tombèrent tant d’hommes dont pas un ne se releva, ni jamais ne se relèvera jusqu’au jour du jugement pour lequel je me prépare !

2830167.Leſtors fu fors e ferſ cū auez dir
(Ne por)ūt les compaiges aitāt fufrir
Que lūs nen ānet lautre el cāp aucir
Comencent a laſſar e a murir
f. 50rLaſſat a pauçar freſc a uenir
2835E girarz loz eſcrie del enuair
E carles preie aſ ſeus del eſbaudir
O perdues cent uez ni reſtunt mir
E dex cum ſunt iuiat ꝑ remanir
De terres alienes uinrent murir

165. La bataille fut forte et fière, comme vous l’entendez. Les compagnies se précipitent les unes sur les autres et se massacrent ; puis elles commencent à se lasser et à mourir, les las se reposent, les frais entrent dans la lutte. Girart leur crie d’attaquer, et Charles encourage les siens.... Hé Dieu ! ils sont destinés à rester sur le terrain ! De terres étrangères ils sont venus mourir.

2840168.Vnſ que fuſt faiſ leſtors de uaubetun
Fu predicaz cent anz el uiel ſermun
La quite pars des omes ꝑ deuiſun
J recegrent martire iuiement fun
Contre caſcun catal ac un barun
2845Vez uos lo duc teiri contre uuidelon
E dan ſeigin ſon fil contre naimon
Contre aucer naimeri qui tec neion
Contrel conte ginart li braibēcon
Qui fu dux de baiuere de la reiun

2850Ne ſerient contat ſol li baron
Ains ſeriez a rome dins prat neiron
Que luns ne requert lautre ſe ꝑ mort non

166. La bataille de Vaubeton avait été prédite cent ans d’avance en un vieil écrit[123]. La cinquième partie des hommes y reçut martyre sans jugement[124]. Contre chaque captal il y a un baron : voici le duc Thierri contre Odilon, et don Seguin le fils de celui-ci contre Aimon, contre Auchier Aimeri, le seigneur de Noion, contre le comte Guinart, le brabançon qui était duc de Bavière. On aurait plus tôt fait d’aller à Rome, au pré de Néron[125], que de compter seulement les barons. C’est entre eux une lutte à mort.

169.Euldeles ueit de teiri qui fait tau tort
Qui contre lui ſes mes ſon fraire a mort
2855Ne le mes de ueniar eu lonc deport
Enuers teuri tornet fauue elbuort
De droit i met la lance enor de tort
E feri le en leſcu un colp tan fort
De ſon cheual liart a terre el ſort
2860Puis eſcridet ſenſegne dunort dunort
E[re querez ma]iſ hui qui uos enport

167. Odilon voit Thierri qui a tué son frère (Drogon)[126] : il ne remet pas sa vengeance, il se tourne de son côté et d’un coup de lance le jette à bas du cheval gris ; puis il crie son enseigne : « Dunort ! Dunort ! cherchez maintenant qui vous emporte ! »

170.Leſtors quauez auit amenteuer
f. 50vEſ plus lons iors de mai fu fais per uer
E duret tros le nuit quel meſcle au ſer
2865Que ſolelz uait coiar con far ſo der
Eſ uos tieiri cobrat el baucanner
Vait ferir uuidelon de tau poder
Tot li trenca leſcut el cuir dazer
Ne pot li fers lacer contre tener
2870Dautre part ne feſeſt le fuſt parer
E deſrauchet lenuers del maur el ner
Ne ues quet mais cinc iors tā cuit ſaber
Au ſecors uolent poindre ꝑ retener
Mais une aure leuet ꝑ deu uoler
2875Fors e fiere e hiſdoſe fait a temer
Que carles uit ſenſeigne a fuc arder
E girarz de la ſoe carbuns cader
Ꝑ ſignes que lor fait deus aparer
La bataille e leſtor fant remaner

168. La bataille dont vous venez d’entendre le récit eut lieu pendant les plus longs jours de mai, et dura jusqu’au coucher du soleil. Voici Thierri remonté sur son cheval noir ; il va frapper Odilon avec une telle force, qu’il lui perce l’écu et la cuirasse[127]. Le fer [de la cuirasse] ne peut résister à l’acier, et le bois de la lance ressortit de l’autre côté. Jeté à bas de son cheval noir, Odilon ne vécut que cinq jours. Les siens piquent des deux pour l’aller secourir, mais par la volonté de Dieu un orage éclata, fort, fier, horrible et redoutable. Charles vit son enseigne brûler et Girart la sienne tomber en charbon. À la vue de ces signes que Dieu leur manifeste, ils arrêtent le combat.

2880171.La nuiz lor eſt uengude e iors failliz
E li celz ē teners e bruneziz
Dex lor moſtra miracles qui fu chaſtiz
Flamine lor ciet del ciel ꝗs entrubriz
Quel gonfanōs girart ē toz bruiz
2885E li carlon qui fu ab aur eſcriz
Tot en tanblent les cars aſ plus ardiz
E terre ſoz lor piez deſ la raiz
Ce diſt li uns a lautre ſegles feniz
Dunc fu girarz li cons eſpaueriz
2890E carles entres ſeus fort eſmariz
Dunc ſes loignent deſ autres e ſeu partiz
f. 51rPuis ni fu cols mẽbraz nautres feriz
Eſterent tote nuit aubers ueſtiz
E qant li iors par ē ml’t fu iauiz
2895Virarz terre porpreize deſcuz uoutiz
De blans aubers e delmeſ ab aur ſartiz
Dunt reſplent li ciſtaus e laumatiz
De gonfanōs od lances taus plaiſadiz
Des mors uaſſaus qui iaçent ꝑ praſ fluriz
2900Fu toz li cans cubers e roueziz
Bos e folche e girarz lamaneuiz

Raioſtent lor conpaignes qant iorſ clarciz

169. La nuit est venue, le jour est fini, le ciel est sombre et rembruni. Dieu leur montra un miracle qui fut un avertissement[128]. Des flammes descendirent du ciel entr’ouvert : le gonfanon de Girart en fut tout brûlé, et aussi celui de Charles qui était orné d’or[129]. La chair tremblait aux plus hardis et la terre s’agitait sous leurs pieds. « C’est la fin du monde ! » se disait-on l’un à l’autre. Le comte Girart fut saisi de frayeur, et Charles, au milieu des siens, était tout troublé. Les deux armées se séparent, et dès lors il ne fut plus question de se battre. Toute la nuit on resta [de part et d’autre] le haubert vêtu. Quand le jour parut, au contentement de tous, vous auriez vu la terre jonchée d’écus bombés, de blancs hauberts, de heaumes ornés d’or resplendissant, de cristaux et d’améthistes, un tel enchevêtrement de lances avec les gonfanons ! Le champ de bataille était couvert et sanglant des guerriers morts étendus par les prés fleuris. Boson, Fouque, Girart reformèrent leurs compagnies, lorsqu’il fit jour.

Luns de p̃mers iraz parlet dauiz
Fraire germanz elin qui tint pontiz
2905F cons de ualencon e de uautriz
A reis partiz de deu cum es maudiz
Per ton orguel nos a aſeruentiz
Tei mees confunduz e nos traiz
Enquer n̄ eſt girarz li cons fuiz
2910Anz quil ſie uencuz ne deſconfiz
J auera mais ꝑdu daico ſui fiz
Tant i auez laiſſaz de uos muiriz
Jamais li dols aiches ne nert ubliz
Perdut i ai mon fraire e mes douſ fiz
2915Vez les la mors u iaicent deſoz cauiz
Eu men ai ꝑ le cors taus dous eſpiz
Ja ꝑ mige qui ſie nen er gariz
E ꝑ hoc ſeu nenere top eſgarniz
Lauerie que plais en fuſt queziz
2920Par lamme del baron el cors deliz
f. 51vAu bon conſelz qui fu de lui eiſſiz
Cent baron deſ mellors i ſunt cuilliz

170[130]. L’un des premiers parla[131], plein de colère, David, frère de Helluin qui tenait le Ponthieu ; il était comte de Valençon [132] et de Vautriz[133] : « Ha ! roi séparé de Dieu, comme tu es plein de malédiction ! Par ton orgueil tu nous a réduits à l’état de serfs, et toi-même tu t’es ruiné et tu nous as trahis. Girart le comte n’est pas encore en fuite : avant qu’il soit vaincu et déconfit, plus de monde encore périra, j’en suis assuré. Vous avez laissé tant des vôtres sur le champ de bataille que jamais le deuil de leur perte ne s’effacera. J’y ai perdu mon frère[134] et mes deux fils : les voilà morts sous Cauiz[135] ; et, pour ma part, j’ai dans le corps deux pointes dont aucun médecin ne saurait me guérir. Et pourtant, si je ne craignais d’être raillé, je serais d’avis qu’on demandât un accord au nom de l’âme des barons qui ont succombé. » Au conseil proposé par lui, cent des meilleurs barons furent réunis.

Premiers diſt galeranz qui tec ſenliz
Reis por queſt teus li danz li tors el ciz
2925Car en creis tes barons amiſ pleuiz
Tros quen ſie del conte unſ plaiz auiz
E carles en iuret la genitriz
Melz uoldrie enſtre enſenbeliz
Quen [ſi]e plais carcaz dum fuſ oniz
2930Quar ſe girarz nel cuel ꝑ ſoz mauuiz
Dunt ſeie auntaz e enueiliz
Dan ſe girarz nel cuel ſi cū tu diz
Dunt ert li tors de lai el dreis geciz
Si aura nos talanz toz aempliz
2935Des puis taiuderā non a enuiz
E qui ꝑ tei morra n̄ ert periz
Li manz fu otreiaz li mes chauſiz
Tieberz de uaubetun eſ uielz e fluriz
E ſaiues de paraules e enſeiliz
2940Mil dreiz aura iuiaz e eſcheuiz
Ainc nē fu dun tornaz ne cōtrediz
Ꝑ lui ſera li mes fais e furniz
Mais cōque fie plaiz maiſ hui auiz
Eu remant uaubetuns de morſ garniz
2945E cent mile donnes ueueſ de lor mariz

171. Le premier qui prit la parole fut Galeran de Senlis : Roi, puisque c’est toi qui es cause de tant de douleurs, de pertes, de lamentations, crois en tes barons, tes amis jurés : qu’un accord soit fait avec le comte [Girart]. » Et Charles jura par la Mère de Dieu, qu’il aimerait mieux être enterré que de demander un accord qui serait sa honte, « Car si Girart me refusait par rancune, alors je serais honni et avili. — Sire, si Girart refuse comme tu dis, c’est de son côté que sera le tort et que le droit aura été mis en oubli. Tu auras accompli notre désir ; dès lors nous t’aiderons de bon cœur et celui qui mourra pour toi n’aura pas succombé pour une mauvaise cause[136]. » La démarche fut adoptée et le messager choisi : ce fut Tibert de Vaubeton, le vieillard gris, qui parlait bien et sagement. Il avait jugé selon le droit en mille causes, sans avoir été contredit ni démenti une seule fois. C’est lui qui fournira le message. Mais, quoi qu’il advienne de l’accord, Vaubeton ne demeure pas moins couvert de morts, et cent mille dames sont veuves de leurs maris.

172.Tieber(z menet a ſei garnir de bl)aiue
(Coſin german girart e fis maiu)e
Mais om liges (fu carle de fieu ſon aiu)e
Siſt el cheual goton al amoraiue
2950f. 52rTreſpaſſet mil donzels ociſ a glaiue
Si razonet girart la dōne ſaiue

172. Tibert mena avec lui Garnier de Blaye, cousin germain de Girart et fils d’Araive[137], mais il était homme lige de Charles pour le fief de son aïeul. Monté sur un cheval gascon, il passa par-dessus les corps de mille damoiseaux frappés par l’épée, et parla à Girart en homme sage.

173.Eſtait girarz iraz e peſencoz
Vez donant leſ meſſages loc ambes doz

Garners premers parlet cō dozelz proz
2955Girart car fai dreit e prendre noz
E li cons reſpondet toz airoz
E uos en iur le paire queſ glaurioz
Si cai uengeſt meſſages autres q̃ uoz
Que del poins e del pie le fere bloz
2960El ma mon paire mort reiſ de ſoudoz
Er me mande un plait tan enconbroz
Enes lo camp mees u ſui danoz
A ains ſen tornera luns toz ugoignoz

173. Girart était debout, triste et soucieux, quand il vit devant lui les deux messagers. Garnier parla le premier en preux damoiseau : « Girart, fais droit et prends-nous[138]. » Et le comte répondit plein de colère : « Je vous en jure le Père glorieux, que si un autre que vous m’était venu apporter ce message, je lui aurais fait couper pied ou poing. Il m’a tué mon père, ce roi...[139], et maintenant il me propose un un accord si désavantageux[140], sur le champ même où j’ai éprouvé une telle perte ! Mais avant [que j’y consente], l’un de nous s’en retournera plein de honte ! »

174.Er paraule tiebers apres garner
2965A gize de baron qui amor quer
Ne reſpont mot dorguel ne trauerſer
Girart car pren conſel a ton enper
Ci uei eſtar folcon ton coſeller
Landric e aenric e don aucer
2970E car li loaz tuit franc cheualer
Con ageſt uers lo rei bon coſier
Car ſi tors cai reman nos el ſobrer
Colſelz ce diſt landris i a meſter
Aual en ca ribere en un ombrer
2975Se iaz euldres nafrat li cons treſer
Ainc ne ui tau baron ne tau parler
Tau ſaiue ne ſi prou ne tā gerrer
Conſ uai parlar o un conſel li quer
f. 52vE ce quil te dira fai uolenter

174. Or parle Tibert après Garnier, en baron qui cherche la paix ; il s’abstient de toute parole orgueilleuse ou blessante : « Girart, prends conseil avec les tiens. Je vois ici Fouque, ton conseiller, Landri et Henri et don Auchier. Hé ! francs chevaliers, inspirez -lui de bons sentiments envers le roi, car si le tort reste de votre côté, à nous l’avantage ! — Il faut prendre conseil, » dit Landri. « Là-bas sur la rive, au pied d’un arbre, gît blessé depuis hier le comte Odilon. Onques ne vis-je baron si entendu, si sage, si preux, si bon guerrier. Comte, va lui demander conseil, et ce qu’il te dira fais-le volontiers. »

2980175.Girarz uait conſel querre a uuidelon
Od ſi menet gilbert e dan folcon
Landric e aenric e dan gigon
Aual en ca ribere en un cambon
Jaz euldres ſobre un paile de ciglaton
2985Lordre ſaint beneeit quert con li don
Cant lai uiennent ſi fil e li baron
E girarz denant lui a geneillon
Onches conſel te quer e daz lan bon
Tal qui ne tort a unte na retracon
2990Carles me mande plait fin e pardon
Cai nat trames tiebert de uau beton
E garnir men coſin lo fil aimon
Bels neis marcaz en rent ih’u de tron
Ci a gente paraule ſenz aucheiſon
2995Pos ele nut premers de par carlon
Fai en fin uolenters ſenz contēcon
Eu coment amerai rei tant felon
Teuris ſen conſellers de ſa maiſon
Amatiues mort mō paire lo duc draugon
3000E mees lo ton cors qui mare fon
Ja ne rendirai le mien die ꝑſon
Se tan plait ne me fait qui ſie bon
E teuri ne guerpiſſe de ſa reiun
Eu tan ferai diſ euldres ml’t breu’sermon
3005Car ſe creire me uolez e ma razon

Ja ne ſeras retaz de meſpreſon
Vers ton lige ſegnor de traiciun
f. 53rE apreu de ma mort mon fil folcon
Qui ne dera conſel ia ſe bon non

175. Girart va demander conseil à Odilon : avec soi il mena Gilbert et don Fouque, Landri et Henri et don Guigue. En bas, sur la rive, en un champ, gît Odilon sur un paile de ciclaton ; il prie qu’on lui donne l’ordre de saint Benoît[141], lorsque viennent ses fils et les barons, et Girart qui s’agenouille et lui dit : « Oncle, je te requiers conseil, donne-le-moi bon, et tel qu’il ne m’apporte point honte ni déshonneur. Charles me propose accord et pardon : il m’a envoyé Tibert de Vaubeton, et mon cousin Garnier le fils Aimon. — Beau neveu, j’en rends grâces à Dieu : c’est une bonne parole, et sans reproche puisque Charles en a eu la première pensée. Accorde-toi de bonne grâce, sans débat. — Moi ! comment aimerais-je un roi aussi félon, quand il a pour conseiller Thierri qui m’a tué mon père, le duc Drogon, et toi aussi ! Jamais je ne ferai hommage à Charles de rien qui soit mien, sinon qu’il me fasse de bonnes conditions et chasse Thierri de son royaume ! — Je ne te ferai pas un long sermon, » dit Odilon, « si tu veux suivre mon conseil, tu ne seras pas blâmé ni accusé de trahison envers ton seigneur lige ; et après ma mort, crois mon fils Fouque, qui ne te donnera que de bons conseils.

3010176.Ja nen crerai conſel que lon men die
Se teuri ne gerpiſt e ſa parie
E puis ne me fait dreit de la bauzie
Qua tort a ma onor preze e ſaiſie
E ma mon paire mort ma gent delie
3015Se ceſt plait ne me fait e ne mautrie
Ja ne ſera mos ſeindre ne eu ſienſ die

176. — Je ne croirai conseil que l’on me die, si d’abord Charles ne chasse Thierri et les siens ; si ensuite il ne me fait droit de sa trahison quand, à tort, il a pris et saisi ma terre, tué mon père, détruit mes gens. S’il ne me fait un tel accord, jamais il ne sera mon seigneur ni moi son homme !

177.Euldres qant laui ſi ſen aire
Neiſ mult aſ pau de ſen e fol aruire
Poſ dex fu mes en croz canpres martire
3020Ne fu mais per un ome tā greu cōcire
Ne tant dolans iornaus ꝑ gent deuire
Aſ en maior pechat queu n̄ fai dire
Ne com ne pot contar ne clers eſcrire
Ce ne pues tu neiar ne eſcondire
3025Ne ſies ſes om liges e el teſ ſire
Nel pues cachar de cāp ne deſconfire
Que naſ forfait con feu quin uoudreit dire
Er ne morrez iſ plait maiſ hui deuire
Lordre ſaint benoit e ſaint baſire
3030Aicel uuel e deſir penſaz enclire
E girarz can lauit de duel ſoſpire

177. — Neveu, » répond Odilon attristé, « tu as peu de sens et fol jugement. Depuis que Dieu mis en croix reçut le martyre, on n’a point vu si grand malheur arriver par un homme, ni journée si meurtrière. Tu en as [sur la conscience] un péché plus grand que je ne saurais le dire, qu’on ne pourrait le conter, que clerc ne saurait l’écrire. Tu ne peux nier ni escondire[142] que tu sois l’homme lige de Charles ni qu’il soit ton seigneur. Tu ne peux donc le défaire en bataille sans forfaire ton fief. Maintenant vous ne m’entendrez plus parler de ce sujet. Je désire l’ordre de saint Benoît et de saint Basile ; pensez-y. » Girart l’entend, de douleur il soupire.

178.Segnor ce diſt girarz nen ſai concort
Vers carle el rei de france com me concort
Qui ma onor me tolt mon paire a mort
3035Premers reſpondet gale cil de niort
Carles en face dreit quin a le tort
f. 53vAu iugement le conte queſt de mon fort
E dun autre barun qui nel deport
Nen a ſoing de tamor ſil ſen reſort

178. — Seigneurs », dit Girart, « je ne sais que faire. Comment m’accorder avec le roi de France, qui m’a enlevé ma terre et tué mon père ? » Gale de Niort répondit le premier : « Que Charles fasse droit le premier, lui qui a le tort de son côté, d’après le jugement du comte de Montfort ou d’un autre baron qui ne soit pas partial envers lui[143]. S’il refuse, c’est qu’il dédaigne ton amitié. »

3040179.Er paraule landris de ſon eſtage
Gale ce que diſſez ſamble folage
Tuit li ſaiue de rome ne cartage
Ne li ſet iugeor del ren deufrage
Ne iugerient dreit ſon le damage
3045Aiſi com la mars claut tro al rimage
Na baron cheualer de nul parage
Ni aie ꝑdut home de ſon lignage
Mais pos dex nos ou a miſ en corage
Quin a fait demonſtrance a ſon barnage
3050E carles quert tamor ꝑ ſos meſſage
Ne reſponde orguel mal ne oltrage
Girarz fu ſos om liges queu ui lomage
Quen preſ de lui en feu ſon eritage
En recut amor e ſegnorage
3055(Si ſen retor) li cons en ſon omage
(El reis li rende tot ſon eritag)e
Si com fu deuiſat au mariage

Bien paraule iſt om dient li ſage
Car a el cors grant ſen e uaſſelage

179. Alors se leva et parla Landri : « Gale, ce que vous dites semble folie. Tous les sages de Rome et de Carthage, les sept juges...[144] ne pourraient juger le droit[145] pour de telles pertes. Jusqu’à la mer, il n’y a baron chevalier d’aucune famille qui n’ait perdu quelqu’un des siens. Mais puisque Dieu nous mit dans l’esprit l’idée d’un accord (?) la faisant apparaître par des signes visibles[146], puisque Charles te demande ton amitié par ses messagers, gardons-nous de répondre une parole hautaine, dure, outrageante. Girart est devenu son homme lige, je fus présent à l’hommage, quand il prit de lui en fief sa terre héréditaire. Il reçut alors amitié et seigneurie[147]. Que maintenant le comte rentre dans son hommage, que le roi lui rende toute sa terre dans les conditions qui furent réglées lors du mariage[148]. — Voilà bien parlé, » dirent les sages, « c’est un homme de grand sens et de courage. »

3060180.Girarz ot de barons quil fu blaſmez
E entent de ſon oncle quil a(c)irez
Vient denant lui eſtar li cons en pez
Oncles marcet por deu uoſ iraſcez
Plait ferai uoirement poſ ou uolez
3065Belz nies co diſt li cons en me pliuez
f. 54rQue daiqueſt couinen non deſdirez
Boſ e folche e ſegin enant uenez
Par aiqueſt couinent le mautreiez
Gilbert de ſenesgart lui i metez
3070Bernart mon petit fil ni oblidez
E gardaz le me bien e nuiriſſez
Meſure e ſanz car fil gent retenez
Amaz uo͞re ſegnor e fei portez
Ja ne ꝑdrez onor mentre uiurez
3075Aannaz uos en dans cons au rei mandez
Vos li rendrez lo ſon tot can auez
Acordaz uos a lui gent le ſeruez
Aico ert u͞r͞e pros ꝓeize e prez

180. Girart entend qu’il est blâmé par ses barons, et voit que son oncle est irrité. Il se place debout auprès de lui : « Oncle, merci pour Dieu ; ne vous irritez pas. Je ferai vraiment cet accord, puisque vous le voulez. — C’est bien, » dit le comte ; « or garantissez-moi que vous ne vous dédirez pas de votre promesse. Boson, Fouque et Seguin, avancez ; jurez-moi cette promesse ; faites entrer dans le serment Gilbert de Senesgart et aussi Bernart mon plus jeune fils. Gardez-le moi bien et entretenez-le. Chers fils, observez toujours mesure et sens ; aimez votre seigneur, portez-lui foi ; ainsi vous ne perdrez de votre vie aucun de vos biens. Allez, comte, mandez au roi que vous lui rendrez tout ce que vous avez à lui ; accordez-vous avec lui, servez-le ; ce sera votre profit, votre prouesse, votre prix. »

181.Girarz part de conſel li cons iraz
3080Aſ uenguz leſ meſſages toz dautre laz
Don manderez a Carle co que uos plaz
Plait ferai ueirement poſ meſt loaz
Mais en uos en iur deu e ſans bontaz
Ja nen er ſos fials ne ſes priuaz
3085Sabanz nen eſt li dus del plait getaz
Si que nen aie a lui mais amiſtaz

181. Girart quitte le conseil, plein de dépit. Voici les messagers qui, d’un autre côté, viennent à lui. « Sire, vous manderez à Charles ce que bon vous semblera. — Je ferai vraiment accord, puisqu’on me le conseille, mais je vous jure Dieu et ses bontés, que je ne serai pas son fidèle, ni lui mon ami, si avant tout le duc n’est mis en dehors de l’accord, de façon qu’il n’ait[149] plus aucun lien d’amitié avec lui !

182.Grant tort ſen ot li reis e ſei franceis
A ſa cort a orlins qant i trameis
Ne mi fu conſentis ne dreiz ne leis
3090Sanz dreit queu li uees ne tort li feis
A porpreize ma terre e mon paeis
E ma mon paire mort mō ren porpis
Mais pos euldres mos oncles ou a enpis
E li baron ou lauent de mon paeis
3095f. 54vPlait ferai ueirement ſel duſ ni eis
Ab aiques morz tarzans cil unt apreis
Lai ſen uont li meſſage u fu li reis
Entor lui ſei baron e ſei marcheis
Teiris i eſt daſcane nafraz cū eis
3100Nen i a un tan ſaiue ne plus corteis
E cant li dux paraule ne fu mes preis
Li meſſage deſcendent tuit aiqui eis
E carles lor demande diiaz cum eis

182. « Le roi et ses Français ont eu un grand tort, à Orléans, quand j’y envoyai des messagers[150]. On ne m’a accordé ni droit ni loi[151]. Sans que je lui aie refusé de faire droit, ni fait aucun tort, il a occupé ma terre et mon pays, tué mon père, saisi mon fief. Mais puisque mon oncle Odilon le désire, et que les barons de mon pays l’approuvent, je ferai vraiment un accord, pourvu que le duc [Thierri] n’y soit pas compris. » Les messagers retiennent cette parole et s’en vont là où était le roi, ayant autour de lui ses barons et ses marquis. Thierri d’Ascane s’y trouvait, tout blessé qu’il était. Il est, entre tous, le plus sage et le plus courtois, et, quand il parle, on l’écoute avec respect. Les messagers descendent là, et Charles les interroge : « Dites ce qu’il en est ? »

183.Segner ce diſt tieberz com dome irat
3105Senz tort quil tagiſt fait ne dreit ueat
Aſ porpreize ſa terre e ſon regnat
E laſ ſon paire mort a gant pechat
E euldelon ſon oncle a mort nafrat
Mais ꝑ amor ih’u de ternitat

3110Qui nos en aſamblance gant demoſtrat
E libaron ou lauent de ſon regnat
Si fuiſſent li maufeit tot pardonat
Par aceſt mot furent tuit acordat
Mais cau darrein ouat lait encombrat
3115Quil iure damlideu deternitat
Ja nen ert toſ fials de tei priuat
Sabanz nen aſ lo duc del plait ietat
Si quil nen aie a tei mais amiſtat

183. « Sire, » dit Tibert, parlant comme un homme attristé, « sans qu’il t’eût fait tort ni refusé le droit, tu as occupé sa terre ; tu lui as tué son père à grand péché, blessé à mort Odilon, son oncle ; toutefois, pour l’amour de Jésus qui fait partie de la Trinité, qui nous a fait paraître des signes éclatants, pour se conformer aux conseils de ses barons, il consentirait à ce que tous les torts fussent pardonnés. Là dessus tous[152] étaient d’accord, mais, par une dernière parole, il a ajouté une dure condition, jurant Dieu de majesté qu’il ne sera jamais ton fidèle ni ton privé, si avant tout le duc [Thierri] n’est excepté de l’accord, de façon qu’il n’ait plus amitié avec toi.

184.Par mon cap diſt li reis ne ꝑ can uei
3120Nen uoudrie auer fait tal anelei
Ꝑ quen ait li dux gerre nule ſenz mei
E teiris reſpondet ſegnor marchei
Ne place a damlideu aumanne rei
f. 55rQue iamaiſ ꝑ mon cors nuſ om gerrei
3125Cent anz a que fui naz e maiſ ce crei
Tot ai flori le peil e blanc con nei
De france fui ietat a gant be[ſ]lei
Paſſai un braz de mar a mon nauei
Set anz fui en eſcil a mont caucei
3130Aimes e aimeris ob andefrei
Mil fil ſerunt au rei e nos tuit trei
E eu lai tornerai ꝑ ſon autrei
Quen ſera bien girarz li cons au rei
Mi amic e ſegnor preiaz per mei
3135Car de tot me uuel metre en ſa mercii

184. — Par mon chef ! » dit le roi, « pour rien au monde, je ne voudrais avoir commis une telle injustice, que le duc ait guerre sans moi ! » Et Thierri répondit : « Sire, merci ! Ne plaise à Dieu, le grand roi, que jamais personne fasse guerre à cause de moi ! Il y a cent ans que je suis né, et plus je crois[153] ; j’ai le poil blanc comme neige. Chassé de France à grand tort, j’ai traversé un bras de mer, et sept ans je suis resté en exil à Mont-Caucei[154]. J’y retournerai, avec la permission du roi, lui laissant mes trois fils, Aimon, Aimeri et Andefroi. Quand Girart sera réconcilié avec le roi, mes amis et seigneurs, priez-le pour moi, car je veux me mettre entièrement à sa merci. »

185.C Carles qant lauit a grāt dolor
Mei conte e mei demeine e mei contor
Li bibe e li abat e li doutor
Qui maues a gardar mei e monor
3140Par le fei quen deuez ne ꝑ lamor
Hui donez tau conſel uoſtre ſegnor
Quil ne me tort a unte na deſoror
Queu ne faudrai lo duc a negun ior
Nel uoldrie aueir fait acel menor
3145Ca mei fus en bataille ne en eſtor
E li dux reſpondet per gant doucor
Ne place a damlideu au redemptor
Que per mei ſient mal li noſtre a lor
Ainz quel dus feſeſt gerre lemꝑador
3150Me uolient gant mal ſi anceſſor
Er me uuelent li fil ce ſai maior

185. À ces mots, Charles éprouva une grande douleur : Mes comtes, mes fidèles et mes comtors[155], évêques, abbés, docteurs, qui avez à me défendre, moi et mon royaume, par la foi, par l’amour que vous me devez, donnez aujourd’hui à votre seigneur un conseil qui le sauve du déshonneur. Je ne faillirai pas au duc, à aucun jour ; je ne voudrais pas le faire à l’égard du moindre de ceux qui ont combattu avec moi. » Et le duc répondit avec une grande douceur : « Ne plaise à Dieu, au Rédempteur que pour moi nos hommes soient en lutte avec les leurs. Avant que le duc [Girart] fît la guerre à l’empereur, ses ancêtres me voulaient grand mal, et maintenant ses fils, je le vois, m’en veulent plus encore. »

186.Gralerans de ſenlis premierement
f. 55vEn paraulet au rei ml’t couiment
Carle eu ſai ke dex uuelt lacordement
3155Ce ſaz quen la bataille ou fais parent
Cant trameſt ſobre nos lo fuc ardent
Tan franc baron lai reſtent mort e ſanglēt
Noal en er en france a ton uiuent
Mais facent plait au duc per auinent
3160Com qui a tort gerreie top longemet
A tart ueit lo gaaig e ꝑt ſouent

Car compre co quen a e car ou uent
E ſune uet en puie maiſ en deſcent
E ſe rendez au conte ſon chaſement
3165Facaz en co diſt carles uoſtre talent
Mais de teiri ai ml’t mon cor dolent
Se girarz nol pardone ſon mautalent

186. Galeran de Senlis tout le premier parla au roi avec sagesse : « Charles, je sais que Dieu veut l’accord ; tu as vu que pendant la bataille il l’a fait paraître, lorsqu’il a dirigé sur nous le feu ardent. Tant de barons sont restés [dans la bataille] morts et sanglants que la France ne s’en relèvera pas de ton vivant. Mais fais au duc des conditions convenables, car celui qui à tort guerroie longuement, y trouve rarement son bénéfice et souvent sa perte. Ce qu’il obtient, il l’achète cher et le vend de même. Pour une fois qu’il monte, il descend deux. Rendez donc au comte son chasement. — Faites, » dit Charles, « à votre volonté, mais ce me sera une grande douleur si Girart ne lui pardonne son ressentiment[156]. »

187.En autre plait en uolt li reis carchar
Quil uolt lo duc el conte ml’t acordar
3170Mais girarz ne le uolt ainc otreiar
Ne bos de ſcarpion ne ſegins far
E li dux preſt coniat anc a annar
Lai iuraz tan baron ꝑ lui plorar
Er deuam la paraule mais hui breiar
3175Tant meinent la razon li bibe el par
Que ferent les compaignes ſenz deſarmar
E dant girart de peiz au rei annar
E font li ſon omage arafiar
Gerpir male uoilance loce baiſar
3180E la feide des mors fant pardonar
E les uis qui ſunt pres funt deliurar
f. 56rLes bibes eſ abas funt demandar
Comandent lor lo camp bien a gardar
Les mors a ſofoir leſ uiſ ſanar
3185Tant franc baron la reſtent mort laz ſon par
Dunt li dols ſeſpant loing au repairar
Aſſaz ont lor amic mais a plorar
E donnes e donzeles a regretar

187. Le roi voulut chercher un autre arrangement ; il s’efforça d’accorder le duc et le comte, mais Girart n’y voulut aucunement consentir, non plus que Boson d’Escarpion, ni Seguin. Le duc prit congé et se mit en route. Là vous auriez vu tant de barons pleurer pour lui ! Il me faut maintenant parler bref. Évêques et pairs, à force de parlementer, réussirent à faire désarmer les compagnies et à décider Girart à se mettre aux pieds du roi. Ils l’amenèrent à jurer son hommage, à renoncer à toute rancune, à donner le baiser de paix [à Charles]. Ils firent pardonner la rancune des morts[157], mettre en liberté les vivants qui étaient prisonniers. On réunit les évêques et les abbés et on leur confie la garde du champ de bataille, le soin d’enfouir les morts, de guérir les blessés. Il reste là tant de francs barons étendus morts, que la douleur s’étend au loin. Leurs amis auront assez à pleurer et dames et damoiselles à se lamenter.

188.Ainc de forcor bataille naui retraire
3190Car ne fu nule aitaus pos dex ot maire
Folche e girarz i pert caſcuns ſon paire
E ne nos caut deſ mors maiſ hui retraire
Les anmes aient deu li cors ſuaire
Quant la gerre finet au main uiaire
3195Girarz en fez moſters ne ſai cans faire
En quel mes aſſaz monges a ſaintuaire
Girarz a roſſillon torne ſon aire
En ꝓuence ſen uait folche e ſeu fraire
Carles li reis en france ſi ſen repaire

188. Jamais je n’ouïs parler de plus forte bataille, car il n’y en eut telle depuis que Dieu s’incarna. Fouque et Girart y perdent chacun son père. Maintenant nous n’avons pas à parler des morts : à Dieu les âmes, au suaire les corps ! Quant la guerre finit, Girart fit faire de moutiers je ne sais combien, qu’il remplit de moines et de reliques. Girart retourne chez lui, à Roussillon ; Fouque et ses frères s’en vont en Provence ; Charles le roi revient en France.

3200189.De draugon ne re(m)az fiz ke girarz
E deuldolon pluiſeur de ml’t gaillars
Ce bos e ſeginſ folche e bernarz
E dans gilberz li cons de ſeneſgarz
E ſe teuris ſen uait per lor regarz
3205E ꝑ la pais quil uolt que gerre tarz
Ne deit eſtre clamaz ſel ne coarz
Tant preierent aſ contes dambes doſ parz
Que a cinc anz len mes un plait girarz
Ꝑ quei fu puis li cons clamaz traaz
3210E ꝑ hoc nen ſat el engiens ne arz
f. 56vMais bos de ſcarpion fait que gaignarz
E danſ ſegins ſos fraire el e foucharz

189. De Drogon il ne resta d’autres fils que Girart, d’Odilon, plusieurs et de vaillants : ce furent Boson et Seguin ; Fouque et Bernart, et don Gilbert, le comte de Senesgart. Et si Thierri s’en va [en exil] à cause d’eux, et pour [assurer] la paix, voulant la fin de la guerre, il ne doit pas être appelé félon ni couard. On pria tant les comtes[158], des deux côtés, que Girart lui assigna un terme de cinq ans. Par suite [de cette convention] le comte fut plus tard appelé traître : et pourtant il agit sans détour ni ruse, mais Boson d’Escarpion se conduisit comme un chien[159], ainsi que don Seguin son frère, lui et Fouchier.

190.Gilberz tint ſeneſgarz e mon targon

E ſegins la contat de beſencon
3215E dans bos la onor deſcarpion
E bernar la contat de teraſcon
E folche la duchat de barſelon
Aoſte e ſeuſe e auignon
Ce fu tot del onor au uiel draugon
3220Ce tint girarz li dus de roſſillon
Mais paian len ont tout e eſclauon
Mais de .iiii. iornades a dreit peion
Com auirent le dol e le reſon
Del eſtor qui fu fais en uaubeton
3225V furent mort li conte e li baron
Cil paſſerunt les pors ſēs contencon
Tro a gironde uinrent a dreit bandon
Ꝑ ſecors ſunt uengut catre gaſcon
Dui en uant a girarz e a folcon
3230Li autre dui en france au rei carlon
Li reis eſt a paris en ſon donion
En un palaz qui fu rei francion
(Aiqui requert co)nſel del rei friſon
Q(ui gerre la mobude e li ſaiſon)
3235Li m(eſſage deſcend)ent toſt au perron
E intrerent lainz o carles fon
E dient li taus noues qui nol ſat bon

190. Gilbert tint Senesgart et Montargon, et Seguin le comté de Besançon, et don Boson la terre[160] d’Escarpion, et Bernart le comté de Tarascon[161], et Fouque le duché de Barcelone, Aoste et Suse et Avignon : le tout venait de la terre du vieux Drogon[162], et Girart de Roussillon en était le seigneur suzerain. Mais païens et Esclavons lui en ont enlevé plus de quatre journées tout environ. Lorsqu’ils ouïrent la douleur et la rumeur de la lutte qui eut lieu à Vaubeton, où moururent comtes et barons, ils passèrent les ports [des Pyrénées] sans obstacle, et vinrent jusqu’à la Gironde tout d’une traite. Pour demander du secours sont venus quatre Gascons : deux vont à Girart et à Fouque, les autres deux en France au roi Charles. Le roi est à Paris, en son donjon, en un palais qui fut au roi Francion[163]. Là il demande conseil au sujet du roi frison qui lui a déclaré la guerre[164], ainsi que les Saxons. Les messagers descendent tous au perron ; ils entrent là où Charles se tient, et lui disent des nouvelles qui ne lui plaisent guère.

191.Premieres ou dis uns cons danſ anſeis
Ahi carles martel cum mau feſis
3240Cant tu en uaubetun eſtor preſis
E draugon ton baron i auceſis
Qant cuidaz enforcar ſenflebeſis
f. 57rꝐdeu auons leſ marces quel duſ cōquis
De cai te ſunt uengut (amor)auis
3245E de lai te ſunt gerre li ſaiſne el fris
Se girarz ne taiude tor es conquis
El reis de mautalant ſes engramis

191. Le premier parla un comte, don Anséis : « Ah ! Charles Martel, comme tu as mal fait lorsque, en Vaubeton, tu as livré bataille et tué Drogon, ton baron. Tu as cru gagner en puissance, et tu t’es affaibli ! Nous avons perdu les marches que le duc [Drogon] avait conquises[165] : d’un côté, te sont venus les Almoravides, et, de l’autre, te font la guerre Saxons et Frisons. Si Girart ne te vient en aide, tu es pris. » Et le roi, de tristesse devint sombre.

192.Premers parlet tenarz qui tint girūde
Segner reis uoſtre amors ne meſt ſegūde
3250De cai deuers eſpaigne naſ fait eſpōde
Aſſaillent mi paian de tote munde
Ne puis uolar en france ne ſui arunde
Ne nos ſaillir en laige tant ē pergunde
Tot le uoſtre ſecors ih’s confunde
3255A girart me tendrai par deu de munde
En reis ne ſat penſar que li reſponde

192. Ensuite par la Ernaut[166], qui tint Girone : « Sire roi, votre amour ne m’est pas profitable. Là-bas, du côté de l’Espagne, tu m’as placé en bordure : je suis assailli par les païens du monde entier. Je ne puis voler en France, je ne suis pas une hirondelle, et je n’ose sauter en la mer : elle est trop profonde. Que Jésus confonde tout votre secours ! Je ferai hommage à Girart, par Dieu du monde ! » Et le roi ne trouve rien à lui répondre.

193.Anſeis de narbone parlet com bar
Don reis ia un de uos non deiſ gramar
Cuidiez uos ꝑ mal faire uos ait gēz car
3260Nos ne ſuns genz engleis doltre ca mar
Cant annaz en eſpaigne ta oſt gidar
E eu portent enſegne per cadelar
En tot lo peior leu que por trabar
Mas laiſſat en narbone queu la te gar
3265Aſſaillent mi paian doltre la mar

Mes portes mont fait claure e fort trar
Anz ne fuſtes tan proz ne ſi rius bar
Que maneſſaz de france lai aiudar
f. 57vA girart me tendrai ſe dex me gar
3270El reis fun tan dolens ne ſat que far
Mais ſon cheual demande e uait mōtar

193. Anséis de Narbonne[167] parla en baron : « Sire roi, aucun de nous ne te devrait aimer. Croyez-vous que mal agir vous fasse aimer ? Nous ne sommes pas des Anglais d’outre-mer[168] ! Quand tu alas en Espagne à la tête de ton armée, où je portai ton enseigne pour guider, tu m’as laissé dans le pire lieu que tu as pu trouver, à Narbonne, me chargeant de te la garder. Là m’assaillent les païens d’outre-mer : ils m’ont fait clore et terrasser mes portes[169]. Vous n’auriez pas été assez preux, assez fort guerrier pour venir de France me secourir. Je me tiendrai avec Girart, si Dieu me protège ! » Et le roi fut si affligé qu’il ne sut que faire, mais il demande son cheval et monte.

194.
Aiqui eſ montez carles ꝑ iſ ſecors
Cainc ne ſe mes en rei tan ganz ualors
E trameſt ſos meſſages toz ſanz leſ cors
3275E mandet ſos barons e uauaſors
E a cent quince mile en catre iors
E furent aioſtat a lui ators
Enueiet ꝑ girart aiſſecors
Orguels fu e fennie e male amors
3280Que ſenz lui comenchat li grans eſtors
E ꝑ hoc ſi en fu ſoe lonors

194. Là-dessus, Charles est monté pour porter secours. Jamais un roi n’eut si grande valeur. Il envoya ses messagers tout à l’entour, et manda ses barons et ses vavasseurs. En quatre jours, il en eut quinze mille, qui se joignirent à lui à Tours. Il envoya pour Girart en ce besoin. Ce fut orgueil, félonie et malveillance que sans lui il commença la grande bataille, et pourtant Girart en eut l’honneur.

195.Eſ prins lōs iors de mai ke tans aunde
Que carles ſe combat ſobre girunde
A paians deſclaudie une gent blunde
3285E a ci daufricans neirs cū arunde
Segurans de ſurie fiſt lapemunde
Aduicet cele gent cui deus confunde
De ces paians ſauuais tant ni auonde
Que ni uougre eſſer carles ꝑ tot le mūde
3290Ne trobe de ſenſegne qui li reſponde
Quant girarz ſorſt li cons de uau ꝑgūde
Lance portet trencant targe rodunde
Sachale ioint premere od la ſegunde
Aidunt fu la bataille aitant fegunde
3295De ſanc quen uei annar umeille lunde

195. Ce fut dans les brillants et longs jours de mai, à la belle saison, que Charles livra bataille près de la Gironde aux païens d’Esclaudie[170], une gent blonde ; il y avait aussi des Africains, noirs comme l’hirondelle. Seguran de Syrie, à qui est Mappemonde[171], conduit cette gent que Dieu confonde ! De ces païens mauvais il y a un tel nombre que Charles n’y voudrait pas être pour le monde entier. Il ne trouve personne qui réponde au cri de son enseigne, quand le comte Girart débouche de Vaupréonde, portant lance acérée et targe ronde. Sa première échelle et la seconde abordent ensemble l’ennemi. Alors la bataille fut si acharnée, que l’eau est rouge du sang qui coule vers la mer[172].

196.Ainc ne uiſtes nul rei quaiſi rancur
Quant girarz ſaioſtet li con(s a lu)r
f. 58rAinz non ui tan baron tan ꝓu ſi dur
Ne ꝓeçe de conte quaiſi mellur
3300Tote ior ſe combatent e al eſcur
Al aube apariſſent uencu ſunt tur
Paian e aufrican au rei ſegur
Canc uns non eſchapet ſi non arfur

196. Jamais vous ne vîtes roi aussi désolé, quand Girart le comte aborda l’ennemi. Jamais je ne vis baron si preux, si dur, ni si grande prouesse de comte. Tout le jour ils se battent jusqu’à la brune. À la nuit tombante[173], les Turcs sont vaincus, les païens et les Africains du roi Seguran, et aucun n’échappa sinon par la fuite.

197.La bataille eſt uencue el camp finaz
3305E girarz del eſtor eſt repairaz
A taus mil cheualers des ſeus p̃izaz
Quant ꝑdues lor lances leſ brans oſcaz
Aices portent toz nus enſangletaz
Nen enterunt en feure tro ſūt lauaz
3310E furbit a canſil e reſudaz
Per le cōſel folcon queſt ml’t ſenaz
Fu li eſchaz a carle ſanz preſentaz
E li reis diſt girart cons tot prennaz
E donaz la uos omes cui mels amaz
3315Per itau cors de conte ſerai prei(z)az
E cremuz e tenſuz e redotaz
E amerai uos mais que ome naz

Si ne reſte en uos la mauuaiſtaz
E eu uos dis girart don ſe uos plaz
3320Ja ne partire maiſ lor amiſtaz
Cant bos deſcapion leſ a ſeuraz
Aico fu ſes granz dols e ſeſ pechaz
Car il en fu puis mors e afolaz
E dans girarz li cons deſeritaz

197. La bataille est gagnée et la lutte terminée et Girart est revenu du combat, avec lui mille chevaliers de ses privés, qui ont perdu leurs lances, et ébréché leurs épées ; ils les portent nues, ensanglantées ; elles ne rentreront au fourreau qu’après avoir été lavées, fourbies avec un linge et essuyées. Par le conseil de Fouque, qui est plein de sagesse, le butin entier fut présenté à Charles, et celui-ci dit : « Comte Girart, prenez le tout, et le distribuez à ceux de vos hommes que vous aimez le mieux. Par vous, comte, je serai estimé, respecté, craint et redouté, et, à moins que vous ayez du ressentiment pour moi, je vous aimerai plus qu’homme au monde. — Et moi de même, » dit Girart, « s’il vous plaît. » Leur amitié n’eût jamais été rompue, sans Boson d’Escarpion, qui les a divisés. Ce fut son malheur et son péché, car par suite il en mourut, et Girart le comte fut deshérité, son château détruit et ruiné.

3325198.Tan bien reſte girarz li cons au rei
Quot lui len maine en france a ſaint romei
f. 58vToz li diſ ſes conſels tant laime e crei
Er puet girarz en france far tort e drei
Jl ni a tan ric ome uers lui ſaucei
3330Qui ait forfait ſa terre ne ſon paei
A dan girart la donent au riu marchei
Li cons en prent ſil uos de toz la lei

198. Si grande était l’amitié de Girart et du roi, que celui-ci l’emmena avec lui en France à Saint-Remi. Il lui dit tous ses secrets, tant il l’aime et se fie à lui. Désormais Girart peut faire en France le tort et le droit. Il n’y a si puissant homme, dès qu’il s’élève contre lui, qui n’ait forfait sa terre et son pays : on la donne à Girart le riche marquis. Le comte fait à son gré justice de tous,

199.Tan bien reſtent enſanz li cons el reis
Nen a baron en france nē umendeis
3335En berriu nē auuerne ne en foreis
Sel fait lait tort uers carle ne li faeis
Que nait forfait ſa terre e ſon paieis
A dan girart la rendent au riu marches
Aiſi ſunt bien enſanz ſeſſante meis
3340Que ainc ne li fez chaus nel rien qel peis
Ains li fes ſes batailles a paians treis
E li conquiſt par force rabeu le freis
Li termes eſt uenguz qua teuri meis
E carles de ſon duc marcei requeis
3345E girarz li pardone quanqua forfeis
Dunc fu mandaz teiriz ſampre aiqi eis
A ſaint denis en france girarz i eis
Cai mar torna li dux en ſon paieis
Ꝑ tant leſtut murir ꝑ ueir anceis
3350Faite en fu felonie e aneleis

199[174]. Le comte et le roi sont si bien ensemble qu’il n’y a baron en France ni en Vermandois, en Berry ni en Auvergne ni en Forez, s’il a commis tort ou déloyauté envers Charles, qui n’ait forfait sa terre et son pays. On la rend à Girart le riche marquis. Ainsi dura bien leur entente soixante mois, sans que Girart fît au roi rien qui lui pesât ; bien au contraire il se battit pour lui contre trois païens, et lui soumit de vive force Raimbaut le frison[175]. Le terme est arrivé qu’il a imposé à Thierri[176] et Charles lui demanda merci pour son duc. Et Girart lui pardonne tout ce qu’il a forfait. Alors, sans retard, fut mandé Thierri à Saint-Denis en France ; Girart y fut. Ce fut un malheur pour le duc, d’être retourné en son pays, il en mourut par un véritable meurtre ; et ce fut félonie et déloyauté.

200.Carles mandet ſa cort e fu bien granz
De barons loherens e dalemanz
De ties de francois e de normanz
Fu i tieris daſcane li repairanz
3355Li ſaiues dreiturers li uuelz ferranz
Ainc ne iuia un tort ſos eſcianz
f. 59rNe cainc ne pres loger le pres duns gairz
E ac enſemble o lui ſes dous enfanz
Girarz les pres a omes e a comanz
3360Le ior les auciſt bos cum ſoduianz
Per co renchet la ire e li mazanz
E la gerre mortals maire quaanz

200. Charles manda sa cour, et elle fut grande : composée de barons lorrains, allemands, tiois, de français, de normands. Thierri d’Ascane, revenu de l’exil[177], y était, le sage, le droiturier, le vieillard aux cheveux gris, qui jamais n’avait prononcé un jugement injuste, à son escient, ni reçu de loyer la valeur d’une paire de gants. Il était accompagné de ses deux enfants : Girart les prit pour ses hommes et ses recommandés. Ce jour-là Boson les occit en traître. Ainsi recommença l’inimitié et la lutte et la guerre mortelle pires qu’avant.

201.Li dux teiris repaire del lonc eſcil
Del pui de la montaigne de mont cauſil
3365Carles mandet ſa cort a mereuil
Vait lai bos e ſegins e ſeu donzil
Se gerre orent li paire raurant li fil
Bos tout unches la teſte ſor le chebil
Per ce renchet la gerre e tal gazil

3370Mil ome en furent mort en un tendil
Des carres daiſtes fraites a un tornil
E carles enchauchaz ꝑ un caumil
Se ne fuſt roſſilluns mors fure il

201. Le duc est revenu du lointain exil, du sommet de la montagne de Mont-Causil[178]. Charles manda sa cour à Méravil [179]. Boson et Seguin et leurs damoiseaux s’y rendent : si les pères ont eu guerre, les fils l’auront à leur tour. Boson coupa la tête à Thierri, et par là recommença la guerre. Mille hommes en moururent en une plaine, et dix charretées de lances en furent brisées en une mêlée, et Charles en fut poursuivi à travers un champ : sans le château de Roussillon, il était mort[180].

202.Qui auez la gerre e la tencon
3375Quot carles a girart de roſſilon
E com la meſcla bos deſcarpion
Car il retint folcher le mar taucon
Quenbla leſ cheuaus carle ſoz montargon
Quant li reis fu al ſiege a roſſillon
3380E de teuri lo duc le riu baron
De leſtor qui fu fai en uaubeton
V il auciſt draugon e uuidelon
Luns paire girart lautres folcon
E li enfant reſterent ch’ual’r bon
3385E de taus ni a furent pau mancipon
f. 59vEre ſunt tan cregut cheualer ſon
A un deluns de paſque ſurexion
Lencontre en la cort le rei carlon
Eu quos en mentirie cauciſtran lon

202. Vous avez ouï la guerre de Charles et de Girart de Roussillon, comment Boson d’Escarpion la causa en donnant asile au marquis Fouchier qui enleva les chevaux de Charles[181], sous Montargon, quand le roi était au siège de Roussillon ; vous avez entendu celle de Thierri le duc, le riche baron, de la bataille de Vaubeton où il tua Drogon et Odilon, l’un père de Girart, l’autre de Fouque ; ses enfans[182] furent bons chevaliers, et tels [d’entre eux] qui étaient [au temps de la bataille de Vaubeton] de jeunes hommes, ont grandi et sont maintenant chevaliers. À un lundi de Pâques, ils rencontrent Thierri à la cour du roi Charles : pourquoi mentirais-je ? ils le tuèrent.

3390203.
CO fu a une paſque ce mes auis
Que carles tient ſa cort grant a paris
Teiris li dus daſcane lai fu aucis
Dans bos de ſcarpion ſa lance i mis
E per paire e per oncle ueniance en pris
3395Ꝑ ce renchet la gerre aiques dis

203. Ce fut à unes Pâques, ce m’est avis, que Charles tint cour plénière à Paris. Thierri, le duc d’Ascane, y fut occis. Boson d’Escarpion lui mit sa lance dans le corps, vengeant ainsi son père et son oncle. Ainsi recommença la guerre qui, depuis ce jour, ne put être terminée par un accord.

204.Ce fu a un deluns prin ior ſemane
Que carles tient ſa cort grant e forcae
En la ſale a paris ques uielle ancane
Cant li reis a mangat dur meriane
3400Li donzel uont burdir a la quintane
Aual ſoz la citat lonc la fontane
Grant dol i unt mogut ꝑ lor folane
E[n]trels i ont leuat une meſclane
Mort unt teiri le duc le don daſcane
3405Dans bos deſcarpion qui tint cordane
J mes tote ſa lance parmi lentrane
E taus ſeſſante dautres cuns ne ſen uane
Cainc nonui ſigarmer toc adeiane
Mais pois le uenget uges de monbriſane
3410Ꝑ le conſel gauter au fort debrane
Qui ne fe⁎laide chauſe ne citolane
Ains fu fait en bataille bien gn̄t cāpane
Mais de mil en uiraz ꝑ campe plane
Cuns de ces nen a cors ne teſte ſane

204. Ce fut un lundi, le premier jour de la semaine. Charles tint sa cour, grande et puissante, à Paris, en sa salle qui est vaste et ancienne. Après avoir mangé, le roi fait la sieste. Les damoiseaux vont jouter à la quintaine, aval, sous la cité, auprès de la source. Entre eux s’éleva une dispute, ils tuèrent Thierri, le duc d’Ascane : Don Boson d’Escarpion, qui tint Jordane[183], lui enfonça sa lance par les entrailles, lui et tels soixante autres desquels aucun ne s’en vante. Le duc ne vécut pas jusqu’au lendemain au jour ; mais ensuite Hugues de Monbrisane le vengea, par le conseil de Gautier, le fort, de Brane[184]. Cette vengeance ne fut point accomplie d’une façon honteuse, mais en champ de bataille, où vous auriez vu plus de mille hommes par la plaine frappés au cœur ou à la tête.

3415205.f. 60rSoz paris la citat en cambon
Quintane i ont baſtie ꝑ tracion
Fait la boſ e ſegins de beſencon
Li fil teirri lai uant pau mancipon
Luns portet une uerge lautre un bolzon
3420Cil uont a la maiſnade qui dex mal don
Bos tout caſcun la teſte ſoz le menton

Ꝑ co renchet taus gerre dunt fins ne fon
Tros quen fu mors dans bos de ſcarpion
E carles encauchaz ꝑ un tendon
3425E girart en eiſſi de ſa reion
Quel cons en portet puis en gaut carbon

205. Sous Paris, en un champ, une quintaine fut établie par trahison. C’est Boson et Seguin de Besançon qui la firent. Les fils de Thierri, tout jeunes gens, y vont, l’un portant une badine, l’autre un javelot. Ils se rendent vers la mesnie que Dieu puisse maudire ! Boson enleva à chacun la tête sous le menton. Pour cela recommença une guerre qui ne fut point terminée par un accord, jusqu’à tant que Boson d’Escarpion fut tué, Charles pourchassé par une plaine, et Girart expulsé de sa terre, obligé, par la suite, de porter du charbon dans les bois.

206.Li fil teiri lai portent uerges pelades
La meiſnade bozon targes roades
Soz lor goneles unt braines ſafrades
3430A ſaint german lor ferent les racelades
Aiqui lor ont les teſtes del buſ ſeurades
Ꝑ co ranchent les gerres tan irades
Cent mil ome en eiſſerent de lor contrades
E mort de purs cataus cinc cenz carrades
3435Dunt ſunt les terres gaſtes e aermades

206. Les fils de Thierri portent là des badines pelées[185] ; la mesnie de Boson des targes roées ; sous leurs gonelles ils ont des broignes safrées[186]. Ils dressèrent leurs embûches à Saint-Germain [187]. Là ils leur ont coupé la tête, et pour cela recommencent les guerres si acharnées, que cent mille hommes sortirent de leurs pays[188], et seulement des chefs il y eut cinq cents charretées, par suite de quoi la contrée est dévastée et réduite en désert.

207.Li fil teiri lai portent bliaus fronciz
La maiſnade boſon aubers ueſtiz
Soz lor goneles unt breines treſliz
Sil uont a la maiſnade ques unt traiz
3440Bos tout caſcun la teſte ſoz la ceruiz
E puis auciſt lor paire li deu mentiz
Le duc tieri daſcane dunt fu aiziz

207. Les fils de Thierri portent là des bliauts froncés, ceux de la mesnie de Boson ont revêtu sous leurs gonelles des hauberts forts et à triple maille. Ceux qu’ils vont prendre en trahison se rendent à la mesnie. Boson coupa à chacun d’eux la tête, puis, le parjure, il tua sans risque leur père, le duc Thierri d’Ascane.

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  1. Ob art de bestiaire Oxf., a obra bestiaria P. (v. 1536). Il y a abondance de textes et de monuments qui constatent l’emploi de représentations d’animaux dans la décoration. Ainsi dans Floire et Blancheflor, 1re version, edit. Du Méril, p. 23 :

    N’a sous ciel beste ne oisel
    Ne soit assis en cel tombel,
    Ne serpent qu’on sache nomer,
    Ne poisson d’iaue ne de mer.

    Cf. la 2e version, ibid., p. 167.

  2. D’après P. (v. 1538) ; la leçon d’Oxf., de clarematre vitre m’est obscure.
  3. Ne pas perdre de vue que le piment est une boisson épicée et sans doute parfumée.
  4. Les hommes qui dépendaient de son fief d’Orléans, voy. § 116.
  5. Je conserve les expressions du texte sans pouvoir déterminer le sens précis de chacune d’elles, sans même pouvoir affirmer que l’auteur ait entendu désigner par honneur et par chasement deux sortes de bénéfices. L’un et l’autre en effet sont concédés à titre viager, du moins à l’origine. La différence est que le casamentum est toujours une concession de terre, tandis que l’honor est une concession quelconque, celle d’une dignité par exemple.
  6. Oxf. lan peregui. P. lonc le regui (v. 1566).
  7. Ambrui pour la rime, comme plus haut (v. 1564) Folcui pour Folchier. Il se peut que ce soit Saint-Ambroix, cant. de Charost, arr. de Bourges, village situé sur l’Arnon, affluent du Cher. On a vu plus haut, § 104, qu’à l’aller Fouque était passé par Bourges.
  8. Oxf. per plan sarcui, P. pel pla savui (v. 1560).
  9. Oxf. deiui, P. de lui (v. 1569) ; p.-ê. pour dejus ?
  10. Nom qui figure encore dans les Enfances Ogier, v. 1506.
  11. « Les rideaux », selon P. (v. 1600).
  12. Étoffe de soie (maintenant poële, avec un sens plus restreint).
  13. D’après P. (v. 1604) : je n’entends pas, Oxf. dolonc biuic.
  14. Voy. § 120.
  15. Cf. § 127.
  16. Guinans d’Oltran P. (v 1640).
  17. Vergedaigne, cf., p. 48, n. 1.
  18. Molgradun P. (v. 1656).
  19. Cf. p. 48, n. 2.
  20. Tonun Oxf., Diiun P. (v. 1659) ; il y a Tolon dans Oxf., § 98, (ci-dessus, p. 48, n. 7).
  21. Auceün P. (v. 1661). Ce semble être la forme masculine du nom d’Anseüne sur lequel nous avons divers témoignages, voy. Romania, IV, 191.
  22. Laon. Ce surnom, si fréquent dans certaines chansons de geste, est ici exceptionnel. Cependant le roi est représenté au v. 5383, comme séjournant à Laon ; cf. aussi § 86.
  23. Ugon Oxf., Bego P. (v. 1673).
  24. Aucers Oxf., Augiers P. (v. 1674), mais plus loin (v. 1736) Auchiers.
  25. Chambrai P. (v. 1675).
  26. On a vu que Reims et Saint-Remi étaient l’un des séjours favoris de Charles (§§ 1, 88, 91, 95, 98}.
  27. Cf. § 116.
  28. C’est le même sentiment qui, dans le Charroi de Nîmes, conduit Guillaume à refuser l’offre que lui fait le roi Louis d’un quartier du domaine royal.
  29. Le même qui est nommé plus loin (§ 147) Senebrun de Bordeaux. Il existe sur ce personnage une légende latine que M. Rabanis a publiée d’après trois mss. des archives municipales de Bordeaux, à la suite de sa Notice sur Florimont, sire de Lesparre (Bordeaux, 1843, p. 102-14). Ce sont trois copies (elles ont en général les mêmes fautes) d’un même original. La même légende a été rééditée d’après l’une de ces copies dans le t. I des Archives municipales de Bordeaux. (Le Livre des Bouillons, Bordeaux. 1867, in-4), p. 474-83. D’après ce récit, Vespasien donne pour femme à son second fils, nommé Senebrun, Galienne, fille de l’empereur Titus. Ce Senebrun est roi de Bordeaux, il a sept enfants entre lesquels il partage son royaume. Longtemps après, à une époque indéterminée, un autre Senebrun, descendant du fils de Vespasien, se rend au Saint Sépulcre, où il se signale par ses exploits contre les Sarrazins. Fait prisonnier, il est envoyé au Soudan. Celui-ci le fait combattre, par manière de passe-temps, avec l’un de ses plus redoutables guerriers nommé Eneas. Senebrun sort vainqueur de la lutte. Là-dessus, la fille du Soudan, Fenice, devient amoureuse de lui et songe à le délivrer. Le Soudan, qui voudrait amener Senebrun à renier la foi chrétienne, ne trouve rien de mieux que de charger sa fille de ce soin. Naturellement les deux jeunes gens s’engagent à la première entrevue, et, profitant d’une absence du Soudan, ils s’enfuient à Damiette (? dans le texte Danatham). Là ils se marient, Fenice ayant, au préalable, reçu le baptême et changé son nom pour celui de Marie ; puis ils partent pour Acre (Athon dans le texte, lisez Accon) d’où ils se rendent à Bordeaux en passant par Marseille. Senebrun trouve en arrivant que ses frères se sont partagé sa terre, d’où une guerre bientôt suivie d’un arrangement. Les deux époux ont un fils, Gaufridus, qui fut évêque de Bordeaux. La légende se termine par le récit de miracles et de fondations pieuses, notamment de la fondation de l’église de Souillac en Médoc.

    M. Rabanis dit, à la p. 6 de la Notice précitée, que cette légende fut « sans aucun doute imaginée et répandue par la naïve ignorance de nos aïeux à l’époque de la plus grande splendeur de la maison de Lesparre, au temps de Senebrun IV et de Florimont son fils, et par conséquent entre les années 1324 et 1394. » Puis, p. 101, il lui paraît que « d’après le style et les idées elle peut être rapportée au xve siècle. » Cela fait supposer que les mss. (sur lesquels M. Rabanis ne s’explique pas autrement) ne sont que du xve siècle. J’en connais un du xive dans la bibliothèque du comte d’Ashburnham. On y lit à l’explicit cette note qui ne manque pas d’intérêt :

    « Hanc ystoriam invenit magister Vitalis de Sancto Severo, canonicus Sancti Severini Burdegalensis, gallice scriptam in cronicis ecclesie Viennensis, quam transcripsit et per ipsum transcriptam postmodum invenit eam magister Ar. de Listrac, in abbacia S. Dominici Exiliensis, Burgensis dyocesis (S. Dominique de Silos, dioc. de Burgos), in principio cujusdam libri phisice. »

    Je n’ai aucun renseignement sur Vidal de Saint-Sever ni sur Arnaut de Listrac (il y a deux Listrac dans la Gironde). Quant à la rédaction latine de la légende de Senebrun, elle peut fort bien n’être pas antérieure au xive siècle, mais les chroniques françaises de l’Église de Vienne dont il est fait mention dans la note précitée (et sur lesquelles d’ailleurs je ne sais rien) sont vraisemblablement plus anciennes. En outre, il me paraît que ces chroniques elles-mêmes ont dû emprunter leur récit à un ancien poëme, à une chanson de geste perdue, qui ne peut guère avoir été composée plus tard que la première moitié du xiiie siècle. Cette jeune fille Sarrazine qui s’éprend d’un chevalier chrétien est un type commun à une quantité de chansons de gestes. C’est l’Esclarmonde d’Huon de Bordeaux, la Floripes de Fierabras, la Maugalie de Floovant. D’ailleurs on voit par le passage de Girart de Roussillon qui a donné lieu à cette note que Senebrun n’était pas inconnu à notre ancienne épopée.

  30. D’Escharans Oxf., dels Esquartans P. (v. 1708). Mon interprétation n’est pas très-sûre : 1° parce qu’on n’a aucun exemple aussi ancien, à beaucoup près, du nom escuarien ; 2° parce que escharans pourrait être identifié avec scarani, dérivé de scara, mais ce mot ne paraît se rencontrer qu’en Italie et à une époque peu ancienne (voy. Du Cange) et avec le sens de brigands. Ici ce qui est dit des Escharans convient parfaitement aux Navarrais et aux Basques mentionnés plus haut.
  31. Plus loin encore (P. v. 4568) le dard est représenté comme étant l’arme principale des Basques. Giraut le Cambrien, décrivant les armes des Irlandais, dit qu’ils portent une courte lance et deux javelots, « in quibus et Basclensium morem sunt imitati », Topographia Hibernica, iii, 10 (collection du Maître des Rôles, V, 151). L’agilité des Basques est constatée dès l’antiquité, voy. Bladé, Étude sur l’origine des Basques, p. 227.
  32. Sic Oxf., Surras P. (v. 1717).
  33. G. P. (v. 11722).
  34. Vengence Oxf., Vergensa P. (v. 1722). La terre d’Argence, nom que je substitue à ces deux formes pour moi inintelligibles, était sur la rive droite du Rhône, en face Tarascon et Arles.
  35. Signes distinctifs placés sur l’écu ; c’est la première forme des armoiries. Cette expression se trouve déjà dans Rolant, v. 3090.
  36. Este pience Oxf., le vers manque dans P.
  37. Les passages des Pyrénées.
  38. Sire Oxf. et P. ; sans doute la vallée de Cize, « vallée qui comprend la commune de Saint-Jean-Pied-de-Port en entier et la commune de Suhescun, » P. Raymond, Dict. topogr, des Basses-Pyrénées. Ce sont les ports de Sizre, mentionnés dans Rolant (vv. 383, 719 2939), voy. P. Raymond, Revue de Gascogne, X (1869), 365 ; G. Paris, Revue critique, 1869, II, 173, Gautier, Chanson de Rolant, édition classique (1875), p. 418.
  39. De grant ausire Oxf. et P. (v. 1735).
  40. Ce saint est amené ici par la rime.
  41. Ne mut per sorz Oxf., no moc per sort P. (1742). Je ne me rends pas bien compte de ce que peut être une guerre mogude per sort, et par conséquent je ne suis pas assuré du sens que j’ai adopté.
  42. Voy. p. 4, n. 1.
  43. La vallée d’Aspe, Basses-Pyrénées, l’un des passages les plus fréquentés au moyen âge entre la France et l’Espagne. On lit dans Aiol (v. 9563) :

    Guerpissent les pors d’Apes, si tienent ceus de Sire.

  44. Val de Borz Oxf., le vers manque dans P. Ce ne peut être Bourges, appelé Beorges (Oxf.) aux §§ 104, 105.
  45. Niort est là pour la rime ; si c’est bien du chef-lieu des Deux-Sèvres qu’il s’agit. Cette ville n’est point sur une hauteur, non plus que Niort, Aude, cant. de Belcaire.
  46. Arsanz Oxf. (mais Arsem, en rime, § 126), Arcen P. (v. 1756).
  47. La tentative de Fouchier et les mesures prises à l’encontre par le roi ne sont pas contées clairement. L’auteur veut dire, ce semble, que Fouchier, profitant de l’absence de Charles qui s’était dirigé vers Avalon dans l’espoir de s’en emparer par surprise, fit une attaque feinte sur le camp ennemi, afin de provoquer une sortie de la part de ceux qui le gardaient, de les entraîner à sa suite tandis qu’une troupe apostée aurait pillé le camp laissé sans défense. C’est pourquoi Charles donne des ordres pour interdire toute sortie.
  48. Guillaume d’Autun ? Cf. §§ 77, 86.
  49. Joifroi d’Angers, cf. p. 41, n. 4.
  50. Voy. § 107.
  51. Voy. p. 59, n. 3.
  52. Capez Oxf., Capes P. (v. 1791), dans une rime en eze répond généralement en français oi.
  53. « Allemands » est pris en son sens propre (Alemanni), les populations germaniques de la Suisse et de la Souabe.
  54. « Aquitains » n’est pas très-sûr. Ici et au § suivant il y a dans Oxf. Agiant, dans P. (vv. 1790 et 1801) Gaines. Gui de Poitiers qui les conduit pourrait bien avoir été introduit ici par souvenir de Gui-Joifroi, duc de Guienne et comte de Poitiers de 1058 à 1087.
  55. Trez Oxf., Tres P. (v. 1796) serait probablement en français Trois ; voir sur les Desertois ou Desertains p. 40, n. 1.
  56. Déjà mentionnés ensemble aux §§ 72 et 93.
  57. Déjà mentionné au § 73.
  58. Joans quartus P. (v. 1805).
  59. Cf. p. 34, n. 5.
  60. Par conséquent en tout vingt mille cavaliers, nombre égal à celui de leurs adversaires.
  61. Monjarnes Oxf., il y a par erreur dans P. Moncenis (v. 1810), lieu qui reparaît à sa vraie place, au vers suivant. « Mont Jarnes » serait-il le mont Genèvre, par où on passe de Briançon dans la vallée de la Dora Riparia ?
  62. Le Grand Saint-Bernard, cf. p. 4, n. 1.
  63. Monz Senins Oxf., Moncianis P. (v. 1811). La plus ancienne mention du Mont Cenis est du viiie siècle, voy. E. Desjardins, Géographie de la Gaule Romaine, I, 82, n. 5.
  64. Au sens ancien, guerrier.
  65. Cheval de trait.
  66. P. molt voluntis, v. 1827, mauvaise leçon. Il est souvent question des écus « biauvoisins » dans les chansons de geste ; voy. Aliscans, éd. Guessard, v. 5156 ; Auberi, éd. Tobler, p. 177 ; Saxons, I, iii.
  67. Per les seïns Oxf., saïs P. (v. 1829) ; est-ce saginum ?
  68. Escharamant Oxf., escariman P. (v. 1834). Le sens de ce mot, qui se rencontre souvent en anc. fr., principalement sous la seconde de ces deux formes comme épithète de bliaut ou de paile, ne m’est pas connu.
  69. Ils se percent de part en part, de telle sorte que la main gantée qui tenait la lance se trouve tout près du corps de l’adversaire.
  70. Arlion P. (v. 1841), c’est peut-être le Helluin qui paraît déjà aux §§ 114 et 143, ou est-ce l’Arluin du § 158 ?
  71. Gibers Oxf., mais c’est probablement Gilbert de Senesgart, voy. §§ 75-6, 78-9.
  72. Giroine ou Girome Oxf.
  73. D’après P. (v. 1842), Oxf. Roge. Dans cette série de noms, réunis deux à deux, il faut sous-entendre « frappe » après le premier nom de chaque couple. Cela est plus clair dans le texte où les sujets sont pourvus de l’s qui marque le nominatif.
  74. Doltran P. (v. 1842).
  75. Corps de troupes formé en bataille.
  76. Hoël de Nantes figure dans le Pseudo-Turpin, dans Ogier (v. 5934, 6509, etc.), dans Gaidon, v. 1237, etc.). Il y a au xe siècle un comte de Nantes ainsi appelé, et au xie un duc de Bretagne.
  77. C’est l’extension de l’idée régnante au moyen âge que les croisés mourant pour le service de Dieu étaient infailliblement sauvés.
  78. Breton crident Maslou Oxf. (crido en aut P. est la correction d’un copiste qui ne comprenait pas). Ce cri des Bretons est mentionné dans la dissertation de Du Cange sur le Cri d’armes (Du Cange Henschel, t. VII, Dissertations, p. 51 a). C’est Saint-Malo, cf. Ogier, v. 12694 :

    Et Saint-Malo (escrie) hautement Salemons.

    Et dans Aspremont (ms. Barrois, Ashburnham Place, fol, 129 v°) :

    La ont Breton lor enseigne escriée :
    C’est S. Merloz de Bretaigne la lée.

    Cf. encore Rou, 7845 (où Pluquet a imprimé Maslon au lieu de Maslou) ; Saxons, I, 195, Beuve de Commerci, éd. Scheler, v. 3775, etc.

    Quant au cri des Gascons, je ne l’entends point.

  79. Les noms, allusion à des prières contenant l’énumération des divers noms que Dieu reçoit dans les livres sacrés. L’une de ces pièces, contenant « les 72 noms de Dieu, comme on les dit en hébreu, en latin et en grec », est mentionnée dans Flamenca, v. 2286-90 ; cf. la note de mon édition, p. 316-7 ; voir aussi Revue des sociétés savantes, 2, III (1860), 660-1, et la longue pièce des cent noms de Dieu, par Ramon Lull (édit. Rosello. p. 201).
  80. Poerens Oxf., Pohorenxs P. (v. 1898). L’accord des deux mss. empêche de corriger Loerens. Il s’agit vraisemblablement de ceux du pays de Poix, en anc. fr. Pohiers, nom remplacé depuis le xive siècle environ par celui de Picards, dont l’étymologie reste encore douteuse. Voy. Du Cange Poheri, et, avec précaution, Gachet, Gloss. du chevalier au Cygne, Phohier.
  81. Voy. p. 51, n. 1.
  82. Oxf. per uns uslens, que je n’entends pas ; P. (v. 1904) mort e sanglens, leçon claire, mais qui a tout l’air d’une correction de copiste.
  83. Per rodens ?
  84. Oxf. Godemucon, P. (v. 1911) qu’ac de Muco.
  85. Ce nom, qui fait penser à l’Uter Pandragon des chroniques galloises, est peut-être corrompu. Le vers manque dans P.
  86. De baraton ?
  87. Marbio P. (v. 1917.)
  88. Voy. ci-dessus §§ 101 et 112.
  89. Oxf. veil chaumesit, P. (v. 1938) vilh cau musit. Une interprétation toute différente de ce passage, mais évidemment fautive, a été donnée par M. Bartsch, voy. Romania, IV, 131. M. Chabaneau (Rev. des langues romanes, VIII, 228, prend chau ou cau pour caput, « tête blanche », mais cau, de caput, serait une forme bien exceptionnelle dans ce texte.
  90. Pas tout à fait mort, car on va le voir s’en retourner avec ses hommes.
  91. Il avait, paraît-il, traversé la rivière d’Arsen, après son combat singulier avec Drogon.
  92. Toloignaz Oxf., plus loin, § 155, Toloignac, P (v. 1966) Toronjatz.
  93. Le vernis des boucliers.
  94. M. à m. d’une fleur d’or, aurieflor.
  95. En apres P. (1999), je n’entends pas E non prenc Oxf.
  96. À traduire littéralement, nous aurions ici des « combattants » (feridor) et, au début du §, des « hommes qui commencent l’attaque » (comensador). Mais il ne faut pas chercher un sens précis dans des expressions appelées par la rime.
  97. Barbustel (P. v. 2017), ainsi traduit Raynouard, Lex. rom., II, 185.
  98. Valée ou Valie est le cri bien connu des Angevins : voy. Du Cange, dissertation xi (à la suite du Glossarium, éd. Didot, VII, ii, 52 a, ; cf. Rou, v. 4666, Gaidon, v. 2692, 2939, 4983, le troubadour Marcabrun, dans l’Archiv de Herrig, LI, 32 b, etc. C’est un nom de lieu, comme tous les cris d’armes : Valeia, dans les Chroniques des comtes d’Anjou, édit. de la Soc. de l’Hist. de France, pp. 88, 91. Dans Renaut de Montauban, édit. Michelant, p. 142, le duc Gefroi d’Angers a parmi ses troupes « cinq cens archiers de Valie ». M. C. Port veut bien m’écrire à ce sujet « que la Vallée, comme on disait autrefois, ou Vallée de Beaufort, comme on dit aujourd’hui, comprend tout le val de la rive droite de la Loire, depuis les confins de la Touraine jusqu’aux Ponts-de-Cé. C’est un pays, non pas « voisin », comme le dit Du Cange (loc. cit.), mais à peu près de tout temps dépendant du comté d’Anjou. »
  99. Ce cri m’est inconnu.
  100. Six comtes de Flandre ont porté ce nom du ixe au xie siècle.
  101. De cendaz e d’aucassin, Oxf. ; le vers manque dans P. ; le cendat, en français cendé, est une étoffe de soie, voy. Du Cange, cendalum, cendatum, Diez, Wœrt., I, zendalo. L’aucassin était aussi une étoffe de soie : alchaz est cité par Du Cange d’après une ancienne charte écrite en Espagne, et expliqué par l’arabe khazz, « sericum grossius. » C’est proprement la soie écrue.
  102. Un perrun d’anti tans del viel elfin, Oxf., la leçon de P. est visiblement corrompue ; plus loin Girart puie au perrun le grant douuin Oxf., ... lo gran devi P. (v. 2047). Le viel elfin du premier vers et le grant douuin du second désignent vraissemblablement le même personnage, mais je n’oserais dire qu’il s’agisse, comme le suppose M. Chabaneau (Revue des langues romanes, VIII, 229) d’un dauphin : ce mot, en tant que titre féodal, n’apparaît pas avant 1140 (voy. Du Cange, delphinus) et l’origine en est incertaine. L’allusion que renferme ce passage m’est tout à fait obscure.
  103. Celui de qui il est question aux §§ 101 et 107 ?
  104. D’iquel aisin Oxf. ; aisin peut signifier « ainsi », mais je ne sais si ce ne serait pas un dérivé de agicis, aicis, qui paraît avoir été dans le midi l’équivalent de vicaria, voy. Du Cange, aiacis.
  105. Cum de faizil, Oxf. (e de fesil P. 2075 est corrompu) ; c’est sans doute le même mot que le fr. fraisil, résidu de forge, dont l’origine n’est pas connue, car fractilhum, proposé par M. Littré, est inadmissible, comme l’a dit avec raison M. Scheler. Du reste, l’r est sans doute d’introduction récente, car faisi, fesi existe dans divers patois du Nord et même dans des textes anciens. Voy. Du Cange, fasilia ; Hécart, Dict. rouchi, fasi.
  106. Saint Austregesil, archevêque de Bourges (viie siècle). Ce nom vient ici pour la rime.
  107. Ce surnom doit venir d’une terre éloignée possédée par Thierri, ou peut-être qu’il avait simplement habitée. Plus loin, § 201 (P. v. 2702), nous le verrons revenir de Mont-Causil où il avait passé un temps d’exil. C’est sans doute le même lieu que le Moncausei où une première fois il s’était réfugié (ci-après § 184).
  108. Les mêmes qui viennent d’être appelés « Tiois ».
  109. « Les nôtres » ce sont les hommes de Girart.
  110. Il y a plusieurs énumérations de ce genre dans le poême de la croisade albigeoise.
  111. Est-ce Gaza, modifié pour la rime ? tro a Caumil P. (v. 2093).
  112. Arlio de Valendesc P. (v. 2098).
  113. Beresc Oxf., varesc P. (v. 2102), « chaume », selon Raynouard, Lex. rom., III, 423, d’après cet unique exemple, explication sans valeur.
  114. Verzele Oxf., varela P, (v. 2115), cf. Du Cange, verceillum.
  115. Rotrieu que tenc Niela P. (v. 2118.)
  116. Nom qui reparaît dans plusieurs chansons de geste ; c’est Dortmund, en Westphalie.
  117. Laisse qui manque dans P.
  118. Voy. § 155.
  119. Le fer et l’acier des hauberts, l’azur et le vernis des boucliers.
  120. La chronique, l’histoire.
  121. Les Leutiz, ou Lutiz qui figurent dans Rolant, v. 3205, dans Gormont, v. 444, et ailleurs ; ce sont les Wilzes, habitants des bords de l’Oder ; voy. G. Paris, Romania, II, 331-2.
  122. E li Rossenc Oxf., Rochenc P (v. 2177.)
  123. Interprétation aventurée ; les deux mss. sont d’accord et le mot à mot serait : « Avant que fut faite la bataille de Vaubeton, elle avait été prêchée (ou plutôt, selon P., il avait été prêché) cent ans dans le vieux sermon. » Qu’est-ce que cela veut dire ?
  124. Jutgamen no P. (v. 2201) ; la leçon d’Oxf., qui substitue fon à no, ne me paraît pas donner un sens bien clair ; p.-ê. « ce fut un jugement », c.-à-d. une bataille considérée comme jugement de Dieu ?
  125. Le Berlant du § 146 ?
  126. Voy. § 151.
  127. Le texte (el cuir d’azer) n’est pas très clair, azer ne peut ici signifier « acier » ; il s’agit sans doute d’une broigne, cuirasse en cuir, revêtue d’écaillés de fer imbriquées.
  128. Ici commence le ms. de Londres (L.).
  129. Cette description, où on peut reconnaître les effets exagérés du phénomène connu sous le nom de feu Saint-Elme, fait penser au songe de Charlemagne, dans Rolant, vv., 2532 et suiv. :

    Carles guardat amunt envers le ciel,
    Veit les tuneires e les venz e les giels,
    E les orez, les merveillus tempiers,
    E fous e flambe i est apareilliez,
    Isnelement sur tute sa gent chiet,
    Ardent ces hanstes de fraisne et de pumier,
    E cil escut jesqu’as bucles d’ormier.....

  130. Les §§ 169, 170 et 171 ne forment par la rime, qu’une seule tirade, que je coupe en trois, me conformant aux divisions marquées dans les mss. par l’emploi de grandes capitales.
  131. Dans l’armée de Charles.
  132. Il y a un lieu du nom de Valençon, dans le Pas-de-Calais, com. de Preures, arr. de Montreuil-sur-mer.
  133. Voltriz P. (v. 2261).
  134. Helluin de Ponthieu, voy. § 161.
  135. Leçon d’O. L. ; ce nom paraît déjà au § 113 ; P. (v. 2270) causitz.
  136. Non er peritz ; il y a là une idée religieuse : perir indique la mort de l’âme, voy. Du Cange peritio ; mourir pour une bonne cause était assimilé au martyre ; voy. p. 83, n. 3.
  137. Plus loin, § 175, « Garnier le fils d’Aimon ».
  138. À titre d’ôtages.
  139. Reis de soudoz Oxf., reis de sotos L., rei dissopdos P. (v. 2314), je ne sais ce que cela veut dire.
  140. Remarquons pourtant que les messagers de Charles n’ont indiqué aucune condition.
  141. On sait combien était fréquent l’usage de revêtir l’habit monastique au moment de la mort. Sainte-Palaye a recueilli à cet égard divers témoignages dans ses Mémoires sur l’ancienne chevalerie, note 12 de la cinquième partie (édit. Nodier, I, 385-6).
  142. Terme juridique, sans équivalent dans la langue actuelle, qui signifie se justifier d’une accusation par l’une des preuves judiciaires en usage, Escondire a été vers le xve siècle corrompu, par suite d’une fausse étymologie en « éconduire », et a pris peu à peu, depuis lors, le sens de « conduire au-dehors » indiqué par l’étymologie qu’on lui supposait.
  143. Qui nel deport, cf. Du Cange deportare 1.
  144. Ne li set jugeor del ren deufrage Oxf., vers passé dans L. et dans P.
  145. Le texte (P. 2395) varie selon les mss., mais je pense être dans le sens. Juger le droit (cf. p. 45, n. 3), c’est prononcer la compensation, l’indemnité due pour un méfait. L’orateur veut dire que pour un désastre aussi grand, il n’y a pas de compensation possible.
  146. La tempête qui interrompit la bataille.
  147. C’est-à-dire, si j’entends bien, il entra alors dans l’amitié et dans la seigneurie de Charles.
  148. Ce passage et plusieurs autres (par ex. les paroles de l’oncle de Girart, § 177) sont en contradiction avec ce qui est dit au commencement du poëme des conditions obtenues par Girart lorsqu’il consentit à faire avec le roi l’échange de leurs fiancées respectives, voy. §§ 31 et 33.
  149. Le texte permet de traduire « que je n’aie », la première et la troisième personne étant identiques au singulier du subjonctif présent, mais le sens est déterminé par la fin du § 183.
  150. §§ 117 et suiv.
  151. Ne dreiz ne leis ; le second de ces deux termes s’emploie souvent, de même que le premier, au sens d’amende, compensation, voy. Du Cange, lex, IV, 89 c.
  152. Tous les conseillers de Girart.
  153. Il faut se souvenir qu’au moyen âge il est rare qu’on sache exactement son âge.
  154. Cf. p. 90, n. 3.
  155. Voy. p. 11, n. 1.
  156. Son ressentiment à lui Girart ; j’emploie « pardonner » dans le sens ancien, « faire grâce de ».
  157. Feide, voy. faida dans Du Cange ; c’est le sentiment d’inimitié que fait naître dans une famille le meurtre d’un de ses membres. Si la faida n’est pas pardonnée, c’est-à-dire si ceux chez qui elle est née n’y renoncent pas, soit spontanément, soit à la suite d’un accord, d’un plaid (placitum), des représailles pourront être exercées et la guerre se perpétuera. C’est la vendetta corse.
  158. Girart et ses cousins.
  159. Gaignarz, rattaché à tort par Raynouard, Lex. rom., III, 449, à gazanh, et conséquemment entendu au sens de « pillard ». L’opinion de M. Scheler qui rattache ce mot à gaignon, mâtin, chien de garde, est au moins très probable (Bueves de Commarchis, note sur le v. 3529).
  160. Ici et plus bas je traduis onor par « terre ». C’est le terme le plus vague et, par conséquent, celui qui rend le mieux l’expression du texte.
  161. Terascon Oxf., Tarascon L., Tarasco P. Ces formes excluent Tarragone. Il ne peut être question de Tarascon-sur-Rhône qui n’a jamais été le chef-lieu d’un comté ni même d’une seigneurie, non plus que Tarascon-sur-Ariège.
  162. Il semble qu’ici le nom de Drogon ait été, par une erreur commune à nos trois mss., substituée celui d’Odilon. En effet, c’est d’Odilon leur père et non de Drogon leur oncle, que Gilbert, Séguin, Bernart et Fouque avaient dû hériter. En outre, les terres nommées ici appartiennent (sauf Barcelone dont la mention est à la vérité inexplicable) à la région des Alpes, tandis que les possessions de Drogon étaient en Espagne ; voy. §§ 99, 134, 137.
  163. Personnage fabuleux duquel, selon la légende de l’origine troyenne des Francs, ceux-ci auraient tiré leur nom ; voir Frédégaire, dans Ruinart, Gregorii Turon. opera, pp. 549, 705.
  164. Raimbaut, roi de Frise : voir ci-après § 199. Il est le héros de traditions qui ne nous sont parvenues que fort incomplètes, voy. G. Paris, Hist. poétique de Charlemagne, p. 293.
  165. Cf. § 99.
  166. D’après P (v. 2591) ; Tenarz, Oxf. et L., ne me rappelle rien. Ernaut de Girone, au contraire, est un personnage épique qui figure comme héros principal dans un poëme latin dont un notable fragment, mis en prose, nous a été conservé : le fragment de la Haye ; voy. G. Paris, Hist. poét. de Charlem., p. 84. Le même personnage est mentionné par occasions en diverses chansons de geste, par ex. dans Aliscans, éd. Guessard et de Montaiglon, vv. 2140, 4135, 4933, dans Gaufrei, v. 114, etc. ; voy. aussi mes Recherches sur l’épopée française, p. 24 et 25 (ou Bibl. de l’École des chartes, 6, III, 62). La leçon Ernaut étant adoptée, il devient nécessaire de traduire le Gironde du texte par Girone, et non, comme plus haut, § 190 par Gironde.
  167. Anséis est, comme Ernaut, un personnage épique (voir mes Recherches, p. 25, note 2), mais, d’après la chanson qui porte son nom, c’est l’Espagne, et non Narbonne, qui lui est confiée par Charlemagne. Le discours qui est ici placé dans la bouche d’Anséis conviendrait donc mieux à Aimeri de Narbonne, héros bien connu des chansons françaises de Guillaume au court nez. La leçon Anseïs (qui manque au ms. P. où on lit simplement Ducs de Narbona, v. 2599), semble la répétition du nom du comte Anséis que nous venons de voir parler le premier dans le conseil de Charles. Je suis donc porté à croire, contrairement à ce que j’ai dit dans mes Recherches (l. l.), qu’on peut corriger « Aimeri de Narbonne », quoique plus loin (ms. de Paris v. 4193 et 4222) Aimeri figure au nombre des vassaux de Girart, et non, comme ici, parmi ceux de Charles.
  168. C’est-à-dire : nous ne sommes pas, comme les Anglais, protégés par la mer contre les Sarrazins.
  169. En cas de siège, on obstruait les portes par des terrassements, voy. Du Cange terratus. Cette opération fut faite en 1202 par les habitants de Mirebeau, assiégés par le roi Jean-sans-Terre, Bouquet, XVIII, 95) ; en 1340 par ceux de Tournai qu’assiégeait Édouard III, voy. Froissart, éd. Luce, II, 232.
  170. L’Esclaudie est mentionnée, d’une façon fort peu précise, dans Ogier, v. 12020, et dans la Prise de Rome, v. 76 (Romaina, II, 7). Dans ce dernier texte il est dit de Laban, père de Fierabras :

    L’Arabie tient tote desque la Rouge mer,
    Et Aufrike et Europe, Esclaudie sa pier.

    Est-ce le pays des Esclaus ou Esclavons (cf. § 190) ? l’épithète « blonde » serait en faveur de cette interprétation. L’Esclaudie est souvent nommée dans un poëme moins ancien, le Chevalier au cygne, éd. Reiffenberg, vv. 9425, 10054, 11690, 14621, etc. Dans le même poëme est indiqué un fleuve d’Esclaudie qui serait voisin d’Ascalon, vv. 21764, 33234. Un fabuleux roi d’Esclaudie est mentionné dans le Bastart de Bouillon, v. 3043,

  171. Fist la pennunde Oxf., est évidemment corrompu ; fist Mapemonde L., n’est pas clair ; je suis P. (v. 2626) cui er Mapmonda, leçon qui n’est pas non plus bien satisfaisante.
  172. C’est d’après P. (v. 2635) l’eau de la Gironde.
  173. D’après P. (v. 2641) ; « à l’aube apparaissante » Oxf. L.
  174. Cette laisse et la précédente, l’une en ei et l’autre en eis, devaient originairement n’en former qu’une.
  175. Rabeu le freis Oxf., Robrieu lo fres Paris, manque dans le ms. de Londres. L’identification que je propose, Rambaut de Frise (voyez ci-dessus, p. 106, note 1), est conjecturale.
  176. Le terme de cinq ans dont il a été parlé plus haut, § 189.
  177. Cf. § 112.
  178. Cf. plus haut, § 184.
  179. Merevil Oxf. L., Meravil Paris ; je ne sais quel est ce lieu : je ne trouve rien qui s’en rapproche dans la liste des palatia regia de Du Cange. P.-ê, est-ce un nom commun, « à merveille », une cour merveilleusement nombreuse ?
  180. Ceci fait allusion à un fait de guerre qui sera conté plus loin (P. V. 5841 et suiv.).
  181. Cf. ci-dessus § 59. Toutefois, dans ce passage, il est simplement conté que Fouchier, ayant enlevé à Charles des chevaux et divers objets précieux, mit son butin en sûreté à Escarpion, le château de Boson ; mais il n’est nullement dit que cette circonstance ait été la cause de la guerre, qui était déjà commencée avant cet épisode. Le poète dit seulement que ce fut là une action qui porta malheur à Girart.
  182. Les enfants de Thierri, cf. §§ 112 et 200.
  183. Leçon de L. et de P. (v. 2744) ; Cordane Oxf. ; je ne saurais identifier ce nom.
  184. C’est ce que nous verrons plus loin (P. v. 6302). Le nom de « Monbrisane » semble mis ici pour la rime, car il ne reparaît pas dans le récit de la mort de Boson. Il n’est pas question, non plus, dans ce récit de Gautier de Brane (de Braine ?).
  185. Verges peladas ; c’est un symbole de paix, de même que les verges blanches citées par Du Cange sous virga.
  186. Colorées en bleu avec du safre (oxide de cobalt).
  187. Saint-Germain-des-Prés.
  188. Appelés par le service militaire.