Charpentier (p. 100-103).
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XVIII.


Jupillon se plaignait sans cesse de l’ennui de travailler pour les autres, de ne pas être « à ses pièces, » de ne pouvoir trouver dans la bourse de sa mère quinze ou dix-huit cents francs. Il ne demandait pas une plus grosse somme pour louer deux chambres au rez-de-chaussée et monter un petit fonds de ganterie. Et déjà il faisait ses plans et ses rêves : il s’établirait dans le quartier, quartier excellent pour son commerce, plein d’acheteuses et de gâcheuses de chevreaux à cinq francs. Aux gants, il joindrait bientôt la parfumerie, les cravates ; puis avec de gros bénéfices, son fonds revendu, il irait prendre un magasin rue Richelieu.

Chaque fois qu’il parlait de cela, Germinie lui demandait mille explications. Elle voulait savoir tout ce qu’il faut pour s’établir. Elle se faisait nommer les outils, les accessoires, indiquer leurs prix, leurs débitants. Elle l’interrogeait sur son état, son travail, si curieusement, si longuement, qu’à la fin Jupillon impatienté finissait par lui dire : — Qu’est-ce que ça te fait tout ça ? L’ouvrage m’embête déjà assez ; ne m’en parle pas !

Un dimanche, elle montait avec lui vers Montmartre. Au lieu de prendre par la rue Frochot, elle prit par la rue Pigalle.

— Mais ce n’est pas par là, lui dit Jupillon. — Je sais bien, dit-elle, viens toujours.

Elle lui avait pris le bras et marchait en se détournant un peu de lui pour qu’il ne vît pas ce qui passait sur son visage. Au milieu de la rue Fontaine-Saint-Georges, elle l’arrêta brusquement devant deux fenêtres de rez-de-chaussée, et lui dit :

— Tiens ! Elle tremblait de joie.

Jupillon regarda : il vit entre les deux fenêtres sur une plaque à lettres de cuivre qui brillaient :

Magasin de Ganterie.
JUPILLON.

Il vit des rideaux blancs à la première fenêtre. À travers les carreaux de la seconde, il aperçut des casiers, des cartons, et devant, le petit établi de son état, avec les grands ciseaux, le pot à retailles, et le couteau à piquer pour déborder les peaux.

— Ta clef est chez le portier, lui dit-elle.

Ils entrèrent dans la première pièce, dans le magasin.

Elle se mit à vouloir tout lui montrer. Elle lui ouvrait les cartons, et elle riait. Puis poussant la porte de l’autre chambre : — Vois-tu, tu n’étoufferas pas là comme dans la soupente de ta mère… Ça te plaît-il ? Oh ! ce n’est pas beau, mais c’est propre… Je t’aurais voulu de l’acajou… Ça te plaît-il, cette descente de lit là ?… Et le papier… je je n’y pensais plus… Elle lui mit dans la main une quittance de loyer. — Tiens ! c’est pour six mois… Ah ! dame, il faut que tu te mettes tout de suite à gagner de l’argent… Voilà mes quatre sous de la caisse d’épargne finis du coup… Ah ! tiens, laisse-moi m’asseoir… T’as l’air si content… ça me fait un effet… ça me tourne… je n’ai plus de jambes…

Et elle se laissa glisser sur une chaise. Jupillon se pencha sur elle pour l’embrasser.

— Ah ! oui, il n’y en a plus, lui dit-elle, en lui voyant chercher de l’œil ses boucles d’oreilles. C’est comme mes bagues… Tiens, vois-tu, plus rien…

Et elle lui montra ses mains dégarnies des pauvres bijoux qu’elle avait travaillé si longtemps à s’acheter. — Ç’a été le fauteuil, tout ça, vois-tu… mais il est tout crin…

Et comme Jupillon restait devant elle avec l’air d’un homme embarrassé qui cherche les phrases d’un remerciement :

— Mais tu es tout drôle… Qu’est-ce que tu as ?… Ah ! c’est pour ça ?… Et elle lui montra la chambre. — T’es bête !… je t’aime, n’est-ce pas ? Eh bien ?

Germinie dit cela simplement, comme le cœur dit les choses sublimes.