Charpentier (p. 103-105).
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XIX.


Elle devint enceinte.

D’abord elle douta, elle n’osait le croire. Puis, quand elle fut certaine d’être grosse, une immense joie la remplit, une joie qui lui noya l’âme. Son bonheur fut si grand et si fort qu’il étouffa d’un seul coup les angoisses, les craintes, le tremblement de pensées qui se mêle d’ordinaire à la maternité des femmes non mariées et leur empoisonne l’attente de l’enfantement, la divine espérance vivante et remuante en elles. L’idée du scandale de sa liaison découverte, de l’éclat de sa faute dans le quartier, l’idée de cette chose abominable qui l’avait fait toujours penser au suicide : le déshonneur, même la peur de se voir découverte par mademoiselle, d’être chassée par elle, rien de tout cela ne put toucher à sa félicité. Comme si elle l’eût déjà soulevé dans ses bras devant elle, l’enfant qu’elle attendait ne lui laissait rien voir que lui ; et se cachant à peine, elle portait presque fièrement, sous les regards de la rue, sa honte de femme dans l’orgueil et le rayonnement de la mère qu’elle allait être.

Elle se désolait seulement d’avoir dépensé toutes ses économies, d’être sans argent et en avance de plusieurs mois sur ses gages avec sa maîtresse. Elle regrettait amèrement d’être pauvre pour recevoir son enfant. Souvent, en passant rue Saint-Lazare, elle s’arrêtait devant un magasin de blanc à l’étalage duquel étaient exposées des layettes d’enfants riches. Elle dévorait des yeux tout ce joli linge ouvragé et coquet, les bavettes de piqué, la longue robe à courte taille garnie de broderies anglaises, toute cette toilette de chérubin et de poupée. Une terrible envie, l’envie d’une femme grosse, la prenait de briser la glace et de voler tout cela ; derrière l’échafaudage de l’étalage, les commis habitués à la voir stationner se la montraient en riant.

Puis encore par instants, dans ce bonheur qui l’inondait, dans ce ravissement de joie qui soulevait tout son être, une inquiétude la traversait. Elle se demandait comment le père accepterait son enfant. Deux ou trois fois, elle avait voulu lui annoncer sa grossesse, et n’avait pas osé. Enfin un jour, lui voyant la figure qu’elle attendait depuis si longtemps pour lui tout dire, une figure où il y avait un peu de tendresse, elle lui avoua, en rougissant et comme en lui demandant pardon, ce qui la rendait si heureuse. — En voilà une idée ! fit Jupillon.

Puis, quand elle l’eut assuré que ce n’était pas une idée, qu’elle était positivement grosse de cinq mois : — De la chance ! reprit le jeune homme. — Merci ! Et il jura. — Veux-tu me dire un peu, qu’est-ce qui lui donnera la becquée, à ce moineau-là ?

— Oh ! sois tranquille !… il ne pâtira pas, ça me regarde… Et puis ça sera si gentil !… N’aie pas peur, on ne saura rien… Je m’arrangerai… Tiens ! les derniers jours, je marcherai comme ça, la tête en arrière… je ne porterai plus de jupons… je me serrerai, tu verras !… On ne s’apercevra de rien, je te dis… Un petit enfant, à nous deux, songe donc !

— Enfin puisque ça y est, ça y est, n’est-ce pas ? fit le jeune homme.

— Dis donc, hasarda timidement Germinie, si tu le disais à ta mère ?

— À m’man ?… Ah ! non, par exemple… Il faut que tu accouches… Ensuite de ça, nous apporterons le moutard à la maison… Ça lui donnera un coup, et peut-être qu’elle nous lâchera son consentement.