Charpentier (p. 96-100).
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XVII.


Jupillon promit à Germinie de ne plus retourner au bal. Mais le jeune homme avait un commencement de réputation à la Brididi, dans ces bastringues de barrière, à la Boule-Noire, à la Reine Blanche, à l’Ermitage. Il était devenu le danseur qui fait lever les consommateurs des tables, le danseur qui suspend toute une salle à la semelle de sa botte jetée à deux pouces au-dessus de sa tête, le danseur qu’invitent et que rafraîchissent quelquefois, pour danser avec elles, les danseuses de l’endroit. Le bal pour lui n’était plus seulement le bal, c’était un théâtre, un public, une popularité, des applaudissements, le murmure flatteur de son nom dans des groupes, l’ovation d’une gloire de cancan dans le feu des quinquets.

Le dimanche, il n’alla pas à la Boule-Noire ; mais le jeudi qui suivit ce dimanche, il y retourna ; et Germinie, voyant bien qu’elle ne pouvait l’empêcher d’y aller, se décida à l’y suivre et à y rester tout le temps qu’il y restait. Assise à une table, au fond, dans le coin le moins éclairé de la salle, elle le suivait et le guettait des yeux pendant toute la contredanse ; et le quadrille fini, s’il tardait, elle allait le reprendre, le retirer presque de force des mains et des caresses des femmes s’obstinant à le tirailler, à le retenir par un jeu de méchanceté.

Comme bientôt on la connut, l’injure autour d’elle ne fut plus vague, sourde, lointaine, comme au premier bal. Les paroles l’attaquèrent en face, les rires lui parlèrent tout haut. Elle fut obligée de passer ses trois heures dans des risées qui la désignaient, la montraient du doigt, la nommaient, lui clouaient son âge sur la figure. Elle était à tout moment obligée d’essuyer ce mot : la vieille ! que les jeunes drôlesses lui crachaient en passant, par-dessus l’épaule. Encore celles-là la regardaient-elles ; mais souvent des danseuses invitées à boire par Jupillon, amenées par lui à la table où était Germinie, buvant le saladier de vin chaud qu’elle payait, restaient accoudées, la joue sur la main, paraissant ne pas voir qu’il y avait une femme là, avançant sur sa place comme sur une place vide, et ne lui répondant pas quand elle leur parlait. Germinie eût tué ces femmes que Jupillon lui faisait régaler et qui la méprisaient tant qu’elles ne s’apercevaient pas seulement de sa présence.

Il arriva qu’à bout de souffrances, révoltée de tout ce qu’elle buvait là d’humiliations, elle eut l’idée de danser, elle aussi. Elle ne voyait que ce moyen de ne pas laisser son amant à d’autres, de le tenir toute la soirée, peut-être de l’attacher à son succès si elle avait la chance de réussir. Tout un mois elle travailla, en cachette, pour arriver à danser. Elle répéta les figures, les pas. Elle força son corps, elle sua à chercher ces coups de reins, ces tours de jupe qu’elle voyait applaudir. Au bout de cela, elle se risqua : mais tout la démonta et ajouta à sa gaucherie, le milieu hostile dans lequel elle se sentait, les sourires d’étonnement et de pitié qui avaient couru sur les lèvres lorsqu’elle avait pris place dans l’enceinte de la danse. Elle fut si ridicule et si moquée qu’elle n’eut pas le courage de recommencer. Elle se renfonça sombrement dans son coin obscur, n’en sortant que pour aller chercher et ramener Jupillon avec la muette violence d’une femme qui arrache son homme au cabaret et le remporte par le bras.

Le bruit se répandit bientôt dans la rue que Germinie allait à ces bals, qu’elle n’en manquait pas un. La fruitière, chez laquelle Adèle avait déjà bavardé, envoya son fils « pour voir ; » il revint en disant que c’était vrai, et raconta toutes les misères qu’on faisait à Germinie et qui ne l’empêchaient pas de revenir. Alors il n’y eut plus de doute dans le quartier sur les relations de la domestique de mademoiselle avec Jupillon, relations que quelques âmes charitables contestaient encore. Le scandale éclata, et, en une semaine, la pauvre fille, traînée dans toutes les médisances du quartier, baptisée et saluée des plus sales noms de la langue des rues, tomba d’un coup, de l’estime la plus hautement témoignée, au mépris le plus brutalement affiché.

Jusque-là son orgueil — et il était grand — avait joui de ce respect, de cette considération qui entoure, dans les quartiers de lorettes, la domestique qui sert honnêtement une personne honnête. On l’avait habituée à des égards, à des déférences, à des attentions. Elle était à part de ses camarades. Sa probité insoupçonnable, sa conduite dont il n’y avait rien à dire, sa position de confiance chez mademoiselle, ce qui rejaillissait sur elle de l’honorabilité de sa maîtresse, faisaient que les marchands la traitaient sur un autre pied que les autres bonnes. On lui parlait la casquette à la main ; on lui disait toujours : mademoiselle Germinie. On se dépêchait de la servir ; on lui avançait l’unique chaise de la boutique pour la faire attendre. Lors même qu’elle marchandait, on restait poli avec elle, et on ne l’appelait pas râleuse. Les plaisanteries un peu trop vives s’arrêtaient devant elle. Elle était invitée aux grands repas, aux fêtes de famille, consultée sur les affaires.

Tout changea dès que furent connues ses relations avec Jupillon, ses assiduités à la Boule-Noire, Le quartier se vengea de l’avoir respectée. Les bonnes éhontées de la maison s’approchèrent d’elle comme d’une semblable. Une, dont l’amant était à Mazas, lui dit : « Ma chère. » Les hommes l’abordèrent avec familiarité, la tutoyèrent du regard, du ton, du geste, de la main. Les enfants mêmes, sur le trottoir, autrefois dressés à lui faire « un beau serviteur, » se sauvèrent d’elle comme d’une personne dont on leur avait dit d’avoir peur. Elle se sentait traitée sous la main, servie à la diable. Elle ne pouvait faire un pas sans marcher dans le mépris et recevoir sa honte sur la joue.

Ce fut pour elle une horrible déchéance d’elle-même. Elle souffrit comme si on lui arrachait, lambeau à lambeau, son honneur dans le ruisseau. Mais à mesure qu’elle souffrait, elle se serrait contre son amour et se cramponnait à lui. Elle ne lui en voulait pas, elle ne lui reprochait rien. Elle s’y attachait par toutes les larmes qu’il faisait pleurer à son orgueil. Et toute repliée, resserrée sur sa faute, on la voyait dans cette rue où elle passait tout à l’heure fière et le front haut, aller furtive et fuyante, l’échine basse, le regard oblique, inquiète d’être reconnue, pressant le pas devant les boutiques qui lui balayaient leurs médisances sur les talons.