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VII

LE NOUVEAU DOMESTIQUE.


Le duc ne montra pas à Mme Chermidy la lettre de la comtesse, mais il lui fit lire celle de Germaine. « Vous voyez, lui dit-il, elle est à moitié sauvée. »

Elle s’efforça de sourire, et répondit : « Vous êtes un homme heureux ; tout vous réussit.

— Excepté l’amour.

— Patience !

— On n’en a guère à mon âge.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’on n’a pas de temps à perdre.

— Qu’est-ce que ce vieux Gil qui vous apporte des lettres ? un courrier ?

— Non ; c’est un valet de chambre qui demande un remplaçant. Mme de Villanera prie la duchesse de lui trouver un bon domestique.

— Cela n’est pas facile à Paris.

— Je parlerai à l’intendant de mon ami Sanglié.

— Voulez-vous que je vous aide de mon côté ? Le Tas a toujours une demi-douzaine de valets dans sa manche : c’est un vrai bureau de placement.

— Si le Tas a quelque protégé à établir, je veux bien le prendre. Mais songez qu’il nous faut un homme sûr, un infirmier.

Le Tas doit avoir des infirmiers ; elle a de tout. »

Le Tas était la femme de chambre de Mme Chermidy. On ne la voyait jamais au salon, même par surprise ; mais les amis les plus intimes de la maison auraient été flattés de faire sa connaissance. C’était une soubrette du poids de 120 kilogrammes, compatriote et tant soit peu cousine de Mme Chermidy. Elle s’appelait Honorine Lavenaze, comme sa maîtresse ; aussi avait-on profité de sa difformité pour la surnommer le Tas. Ce phénomène vivant, ce monceau de chiffons tremblotants, ce pachyderme féminin avait suivi pendant quinze ans Mme Chermidy et sa fortune. Elle avait été la complice de ses progrès, la confidente de ses péchés, la recéleuse de ses millions. Assise au coin du feu, comme un monstre familier, elle lisait dans les cartes l’avenir de sa maîtresse ; elle lui promettait la royauté de Paris, comme une sorcière de Shakspeare ; elle relevait son courage, consolait ses chagrins, lui arrachait ses cheveux blancs, et la servait avec une dévotion canine. Elle n’avait rien gagné au service, ni rentes sur l’État, ni livret de la caisse d’épargne, et elle ne voulait rien pour elle. Plus vieille de dix ans que Mme Chermidy et obèse jusqu’à l’infirmité, elle était sûre de mourir avant sa maîtresse et de mourir chez elle : on ne chasse pas un serviteur qui pourrait emporter nos secrets. Au demeurant, le Tas n’avait ni ambition, ni cupidité, ni vanité personnelle ; elle vivait dans sa belle cousine ; elle était riche, brillante et triomphante dans la personne de Mme Chermidy. Ces deux femmes, étroitement unies par une amitié de quinze ans, formaient un seul individu. C’était une tête à double face, comme le masque des comédiens antiques. D’un côté elle souriait à l’amour, de l’autre elle grimaçait au crime. L’une se montrait parce qu’elle était belle, l’autre se cachait parce qu’elle aurait fait peur.

Mme Chermidy promit au duc de songer à son affaire. Le jour même, elle chercha avec le Tas quel domestique on pourrait bien envoyer à Corfou.

La jolie Arlésienne était bien décidée à arrêter en chemin la guérison de Germaine, mais elle avait trop de prudence pour rien entreprendre à ses risques et périls. Elle savait qu’un crime est toujours une maladresse, et sa position était trop belle pour qu’elle voulût la risquer sur un mauvais coup.

« Tu as raison, lui dit le Tas ; pas de crime, il faut partir de là. Un crime ne profite jamais à son auteur ; il ne sert qu’aux autres. On tue un riche sur la grande route, et l’on trouve cent sous dans ses poches. Le reste s’en va aux héritiers.

— Mais ici, c’est moi qui hérite !

— De rien, si l’on nous prend sur le fait. Écoute-moi. D’abord, elle peut mourir de sa belle mort. Ensuite, si quelqu’un pousse à la roue, il faut que nous n’y soyons pour rien.

— Comment faire ?

— Intéresser quelqu’un à la mort de Germaine. Suppose un malade qui dirait à ses domestiques : mes enfants, soignez-moi bien : le jour de ma mort, vous aurez tous mille francs de rente. Crois-tu que cet homme-là aurait longtemps à vivre ? Il se trouverait dans le nombre un gaillard intelligent qui exécuterait à sa façon les ordonnances du médecin. On lui donnerait ses mille francs de rente, et les héritiers…

— Hériteraient, j’entends bien. Mais nous n’avons qu’un domestique à choisir. Si nous allions tomber sur un honnête homme !

— Il y en a donc ?

Le Tas, tu calomnies le genre humain. Il y a beaucoup d’hommes qui ne joueraient pas leur tête pour mille francs de rente.

— Moi, je suis sûre que si nous envoyions là-bas un petit bonhomme comme j’en connais, un pur gamin de Paris, pâle comme une pomme verte, gâté par les autres domestiques, jaloux de ceux qu’il sert, envieux du luxe qu’il voit, vicieux comme les égouts, il aurait compris au bout de quinze jours l’avenir qui lui est offert.

— Peut-être. Mais s’il manquait son coup ?

— Alors prends un homme d’expérience ; trouve un praticien qui ait l’habitude des choses et qui en fasse son état.

— Tu penses au pays, ma fille.

— Dame ! il y avait de bien jolis sujets à Toulon.

— Veux-tu que j’aille chercher un domestique au bagne ?

— Il y en a qui ont fait leur temps.

— Où les trouve-t-on ?

— Cherche-les. On peut bien se donner de la peine pour trouver un homme spécial. »

Quelques heures après cet entretien, Mme Chermidy, belle comme la vertu, faisait les honneurs de son salon aux plus honnêtes gens de Paris.

Elle comptait au nombre de ses habitués un vieux garçon d’humeur joyeuse, causeur instruit et spirituel, grand liseur de livres nouveaux, grand amateur de premières représentations, grand conteur d’histoires inédites ; aussi irréprochable dans ses narrations que châtié dans sa toilette, et fidèle aux traditions de la vieille galanterie française. Il était chef de bureau à la préfecture de police.

Mme Chermidy lui porta elle-même une tasse de thé qu’elle sucra d’un sourire ineffable. Elle causa longtemps avec lui, le força d’épuiser son répertoire et prit le plus vif intérêt à tout ce qu’il voulut bien raconter. Pour la première fois depuis longtemps, elle fit une injustice à ses autres fidèles et se départit de ses habitudes d’impartialité.

L’excellent homme était aux anges et secouait le tabac de son jabot avec une satisfaction visible.

Cependant, comme il n’est si bonne compagnie qu’il ne faille quitter, M. Domet se dirigea discrètement vers la porte à minuit moins quelques minutes. Il y avait encore une vingtaine de personnes dans le salon. Mme Chermidy le rappela tout haut, avec la gracieuse effronterie d’une maîtresse de maison qui ne pardonne pas aux déserteurs.

« Cher monsieur Domet, lui dit-elle, vous avez été trop charmant pour que je vous rende sitôt votre liberté. Venez ici, à côté de moi, et contez-moi encore une de ces histoires que vous contez si bien. »

L’excellent homme obéit de bonne grâce, quoiqu’il eût pour principe de se coucher tôt et de se lever matin. Mais il protesta qu’il venait de vider son sac et, qu’à moins d’inventer, il n’avait plus rien à dire. Quelques amis de la maison firent cercle autour de lui pour le taquiner un peu et le tenir sur la sellette. On lui fit mille questions plus indiscrètes les unes que les autres ; on lui demanda la vérité sur le Masque de fer ; on le somma de nommer l’auteur véritable des Lettres de Junius, de s’expliquer sur l’anneau de Gygès, la conspiration des Poudres, le conseil des Dix, et de montrer à l’assemblée un ressort du gouvernement. Il répondit à tout gaiement, lestement, avec cette bonne humeur des vieillards qui est le fruit d’une vie tranquille. Mais il n’était pas tout à fait à l’aise, et il se démenait dans son fauteuil comme un poisson dans la poêle. Mme Chermidy, toujours bonne, vint à son secours et lui dit : « C’est moi qui vous ai livré aux philistins, il est juste que je vous délivre. Mais à une condition.

— J’accepte, les yeux fermés, madame.

— On dit que presque tous les crimes qui se commettent sont faits par des repris de justice, des forçats… libérés. Est-ce le mot ?

— Oui, madame.

— Eh bien, expliquez-nous ce que c’est qu’un forçat libéré. »

Le gracieux employé ôta ses lunettes, les essuya du coin de son mouchoir et les replaça sur son nez. Tout ce qui restait dans le salon se réunit autour de lui et s’apprêta à l’entendre. Le duc de La Tour d’Embleuse s’adossa au manteau de la cheminée, sans se douter qu’il assistait au meurtre de sa fille. Les gens du monde ont une curiosité friande, et les petits mystères du crime sont un régal de haut goût pour les esprits blasés.

« Mon Dieu ! madame, dit le chef de bureau, si c’est une simple définition que vous demandez, je serai couché de bonne heure. Les forçats libérés sont les hommes qui ont fini leur temps au bagne. Permettez-moi de vous baiser la main et de prendre congé.

— Comment ! c’est tout ?

— Absolument. Et notez que je suis l’homme de France qui connaît le mieux les gens dont vous parlez. Je n’en ai pas vu un seul, mais j’ai leurs dossiers dans mes cartons ; je sais leur passé, leur présent, leur profession, leur résidence, et je pourrais vous les nommer tous par leurs noms, prénoms, faux noms et sobriquets.

— C’est ainsi que César (soit dit sans comparaison) connaissait tous les soldats de son armée.

— César, madame, était mieux qu’un grand capitaine, c’était le premier homme de bureau de son siècle.

— Y avait-il des forçats libérés sous la république romaine ?

— Non, madame, et bientôt il n’y en aura plus en France. Nous commençons à suivre l’exemple des Anglais, qui ont remplacé le bagne par la transportation. La sécurité publique y gagnera, et la prospérité de nos colonies n’y perdra point. Le bagne était l’école de tous les vices ; les transportés se moralisent par le travail.

— Tant pis ! Je regrette les forçats libérés. Cela faisait si bien dans les romans du cabinet de lecture ! Mais enfin, monsieur Domet, qu’est-ce que ces gens-là ? Que font-ils ? Que disent-ils ? Où demeurent-ils ? Comment sont-ils habillés ? Où les trouve-t-on ? À quoi peut-on les reconnaître ? Ont-ils encore des lettres dans le dos ?

— Quelques-uns ; les doyens de l’ordre. La marque a été supprimée en 1791, rétablie en 1806, et abolie définitivement par la loi du 28 avril 1832. Un forçat libéré ressemble de tout point à un honnête homme. Il s’habille comme il veut, et exerce la profession qu’il a apprise. Malheureusement, ils ont presque tous appris à voler.

— Mais il y a des braves gens dans le nombre ?

— Pas beaucoup. Songez à l’éducation du bagne ! D’ailleurs il leur est assez difficile de gagner honnêtement leur vie.

— Et pourquoi donc ?

— On sait leurs antécédents, et les patrons n’aiment pas à les prendre chez eux. Leurs camarades d’atelier les méprisent. S’ils ont de l’argent, et qu’ils s’établissent à leur compte, ils ne trouvent pas d’ouvriers.

— On les reconnaît donc ? À quel signe ? S’il en venait un ici pour entrer à mon service, comment saurais-je ce qu’il est ?

— Il n’y a pas de danger. Le séjour de Paris leur est interdit, parce que la surveillance y serait trop difficile. On leur assigne une résidence en province, dans une petite ville, et la police locale ne les quitte pas des yeux.

— Et s’ils venaient à Paris sans votre permission ?

— Ils seraient en rupture de ban, et nous les ferions transporter, en vertu d’un décret du 8 décembre 1851.

— Mais alors il n’y a plus personne dans les tapis francs !

— Le conseil municipal du département de la Seine a fait démolir les maisons dont vous parlez. Il n’y a plus ni tanières pour le gibier, ni gibier pour les tanières.

— Bonté divine ! mais nous allons à l’âge d’or ! Monsieur Domet, vous effeuillez mes illusions une à une. Vous me dépoétisez la vie !

— Belle dame, la vie ne manquera jamais de poésie pour ceux qui ont le bonheur de vous voir. »

Ce compliment fut décoché avec une telle ampleur de galanterie bourgeoise, que toute l’assemblée applaudit. M. Domet rougit jusqu’au blanc des yeux et regarda les pointes de ses souliers. Mais Mme Chermidy le rappela bientôt à la question : « Où sont les forçats libérés ? lui dit-elle. Y en a-t-il à Vaugirard ?

— Non, madame ; il n’y en a pas dans le département de la Seine.

— Y en a-t-il à Saint-Germain ?

— Non.

— À Compiègne ?

— Non.

— À Corbeil ?

— Oui.

— Combien ?

— Vous espérez peut-être me prendre en défaut ?

— J’y compte.

— Eh bien, il y en a quatre.

— Leurs noms ? Allons, César !

— Rabichon, Lebrasseur, Chassepie et Mantoux.

— Tiens, c’est un vers.

— Vous avez deviné du premier coup le secret de ma mnémotechnie.

— Redites-nous cela : Rabichon…

— Lebrasseur, Chassepie et Mantoux.

— Voilà qui est curieux. Maintenant, nous sommes tous aussi savants que vous. Rabichon, Lebrasseur, Chassepie et Mantoux. Et que font-ils, ces honnêtes gens-là ?

— Les deux premiers sont provisoirement dans une papeterie ; le troisième est jardinier ; le quatrième est serrurier en boutique.

— Monsieur Domet, vous êtes un grand homme ; pardonnez-moi d’avoir douté de votre érudition.

— Pourvu que vous ne doutiez pas de mon obéissance. »

M. Domet partit ; il était une heure du matin, et tous les fidèles de Mme Chermidy se levèrent l’un après l’autre. Ils baisèrent religieusement, comme une patène, cette petite main blanche qui caressait l’espoir d’un crime. En répondant à leurs adieux, la jolie femme répétait entre ses dents le vers mnémotechnique du pauvre M. Domet : Rabichon, Lebrasseur, Chassepie et Mantoux.

Le duc sortit le dernier. « À quoi pensez-vous ? lui dit-il ; vous êtes préoccupée.

— Je pense à Corfou.

— Songez à vos amis de Paris !

— Bonsoir, monsieur le duc. Je crois que le Tas vous a trouvé un domestique. Elle doit aller aux renseignements ; nous en reparlerons un de ces jours. »

Le lendemain, le Tas prit le chemin de fer de Corbeil. Elle s’établit à l’hôtel de France et courut la ville jusqu’au dimanche. Elle visita les papeteries, acheta des fleurs chez tous les jardiniers, et se promena beaucoup dans les rues. Le dimanche matin, elle perdit la clef de son sac de voyage. Elle passa chez un petit serrurier de la route d’Essonne qui soufflait sa forge malgré la loi du repos dominical. L’enseigne portait ces mots : Mantoux Peu-de-chance, serrurier en tous genres. Le maître du logis était un petit homme de trente à trente-cinq ans, brun, bien fait, vif et éveillé. On n’avait pas besoin de le regarder deux fois pour deviner à quelle religion il appartenait. Il était de ceux qui font du samedi leur dimanche. L’amour du gain brillait dans ses petits yeux noirs, et son nez ressemblait au bec d’un oiseau de proie. Le Tas le pria de venir à l’hôtel pour forcer une serrure. Il s’acquitta de sa besogne en homme expérimenté. Le Tas le retint auprès d’elle par les charmes de sa conversation. Elle lui demanda s’il était content des affaires ; il répondit en homme dégoûté de la vie. Rien ne lui avait réussi depuis qu’il était au monde. Il avait servi comme groom, et son maître l’avait chassé. Il était entré en apprentissage chez un mécanicien, et la susceptibilité de quelques clients lui avait fait un mauvais parti. À vingt ans, il s’était lancé avec quelques amis dans une affaire magnifique : un travail de serrurerie où tous les associés devaient gagner leur fortune. Malgré son zèle et son habileté, il avait échoué honteusement, et il avait ramé dix ans sans pouvoir se relever de sa chute. Le nom de Peu-de-chance lui était resté depuis ce temps-là. Il était venu s’établir à Corbeil, après un long séjour dans le Midi. Les autorités de la ville le connaissaient bien et s’intéressaient à son sort ; il recevait de temps en temps la visite de M. le commissaire de police. Cependant l’ouvrage n’abondait pas chez lui, et peu de maisons lui étaient ouvertes.

Le Tas compatit à ses chagrins et lui demanda pourquoi il n’allait pas chercher fortune ailleurs.

Il répondit mélancoliquement qu’il n’avait ni le goût ni le moyen de voyager. Il était là pour longtemps. Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute.

« Même quand il n’y a rien à brouter ? » dit le Tas.

Il inclina la tête pour toute réponse.

Le Tas lui dit : « Si je me connais en physionomie, vous êtes un brave homme comme je suis une bonne fille. Pourquoi ne vous remettez-vous pas en maison, puisque vous avez déjà servi ? Moi, je suis en condition à Paris chez une dame seule, qui me traite bien ; on pourrait vous trouver une place.

— Je vous remercie de tout mon cœur, reprit-il, mais le séjour de Paris m’est défendu.

— Par le médecin ?

— Oui ; j’ai la poitrine délicate.

— Justement la place n’est pas à Paris. C’est hors de France, vers la Turquie, là-bas, dans un pays où l’on guérit les poitrinaires, en les mettant chauffer au soleil.

— J’aimerais bien cela, si la maison était bonne. Mais il faut bien des choses pour passer la frontière : de l’argent, des papiers, et je n’ai rien de tout ça.

— On ne vous laisserait manquer de rien si vous conveniez à madame. Il faudrait venir la voir une heure ou deux à Paris.

— Ça, c’est possible. Il ne m’arrivera rien, quand même je passerais une journée chez vous.

— Bien sûr.

— Si l’affaire se faisait, je voudrais prendre un autre nom sur mon passe-port. J’en ai assez du mien, il m’a porté malheur, et je le laisserais en France avec mes vieux habits.

— Bah ! vous avez raison. C’est ce qui s’appelle faire peau neuve. Je parlerai de vous à madame, et si tout peut s’arranger, je vous écrirai un mot. »

Le Tas revint le soir même à Paris. Mantoux, dit Peu-de-chance, crut avoir rencontré une fée bienfaisante sous l’enveloppe d’une guenon. Les songes les plus dorés vinrent s’asseoir à son chevet. Il rêva qu’il devenait du même coup riche et honnête, et que l’Académie française lui décernait un prix de vertu de cinquante mille francs de rente. Il reçut une lettre le lundi soir, rompit son ban et débarqua le mardi matin chez Mme Chermidy. Il avait coupé sa barbe et ses cheveux, mais le Tas n’eut garde de lui demander pourquoi.

La splendeur de la maison l’éblouit ; la dignité sévère de Mme Chermidy lui imposa sérieusement. La belle scélérate s’était fait un visage de procureur impérial. Elle le fit comparaître devant elle, et l’interrogea sur son passé en femme qu’on ne trompe point. Il mentit comme un prospectus, et elle eut soin de le croire sur parole. Lorsqu’il eut fourni tous les renseignements désirables, elle lui dit :

« Mon garçon, la place que je veux vous donner est une place de confiance. Un de mes amis, M. le duc de La Tour d’Embleuse, cherche un domestique pour sa fille qui se meurt en pays étranger. Il y aura de bons gages pendant un an ou deux, et 1200 francs de rente viagère après la mort de la jeune dame. Elle est condamnée par tous les médecins de Paris. Les gages vous seront payés par la famille ; quant à la rente, c’est moi qui en réponds. Comportez-vous en bon serviteur, et attendez patiemment la fin : vous ne perdrez rien pour attendre. »

Mantoux jura sur le Dieu de ses pères qu’il soignerait la jeune dame comme une sœur, et qu’il la forcerait de vivre cent ans.

« C’est bien, reprit Mme Chermidy. Vous nous servirez ce soir, et je vous présenterai à M. le duc de La Tour d’Embleuse. Montrez-vous à lui tel que vous êtes, et je réponds qu’il vous prendra. »

Elle ajouta en elle-même : « Quoi qu’il arrive, ce coquin verra en moi sa dupe, et non pas sa complice. »

Mantoux servit à table, non sans avoir pris une bonne leçon de sa protectrice le Tas. Les convives étaient au nombre de quatre ; il y avait autant de domestiques pour changer les assiettes, et le serrurier n’eut qu’à regarder faire. Mme Chermidy s’était promis de lui donner, à tout événement, une leçon de toxicologie. Elle ne jugeait pas inutile de lui enseigner l’emploi des poisons, et elle avait choisi ses convives en conséquence. C’était un conseiller à la cour, un professeur de médecine légale, et M. de La Tour d’Embleuse.

Elle amena tout doucement le docteur sur le chapitre des poisons. Les hommes qui professent cette matière délicate sont généralement avares de leur science ; mais ils s’oublient quelquefois à table. Tel secret qu’on a soin de cacher au public peut se raconter en confidence lorsqu’on a pour auditoire un magistrat, un grand seigneur et une jolie femme cinq ou six fois millionnaire. Les domestiques ne comptent pas ; il est convenu qu’ils n’ont point d’oreilles.

Malheureusement pour Mme Chermidy, les poisons arrivèrent avant le vin de Champagne. Le docteur fut prudent, badina beaucoup et ne fit pas d’imprudence. Il se retrancha dans les curiosités archéologiques, raconta que la science des poisons n’était pas en progrès, que nous avions égaré les recettes de Locuste, de Lucrèce Borgia, de Catherine de Médicis et de la marquise de Brinvilliers ; il s’apitoya en riant sur ces beaux secrets perdus, pleura le poison foudroyant du jeune Britannicus, les gants parfumés de Jeanne d’Albret, la poudre de succession, et cette liqueur de ménage qui changeait le vin de Chypre en vin de Syracuse ; il n’oublia pas, chemin faisant, le bouquet fatal d’Adrienne Lecouvreur. Mme Chermidy remarqua que le jeune serrurier écoutait de toutes ses oreilles. « Parlez-nous des poisons modernes, dit-elle au docteur, des poisons qu’on emploie de nos jours, des poisons en activité de service !

— Hélas ! madame, dit-il, nous sommes tombés bien bas. Le difficile n’est pas de tuer les gens : un coup de pistolet ferait l’affaire. Il s’agit de les tuer sans laisser de trace. Le poison n’est pas bon à autre chose, et c’est là son seul avantage sur le pistolet. Malheureusement, à mesure qu’il s’invente un toxique nouveau, on découvre un moyen de constater sa présence. Le démon du bien a les ailes aussi longues que le génie du mal. L’arsenic est un bon ouvrier, mais l’appareil de Marsh est là pour contrôler l’ouvrage. La nicotine n’est pas une sotte invention, la strychnine est un produit recommandable ; mais M. le conseiller sait aussi bien que moi que la strychnine et la nicotine ont trouvé leurs maîtres ; en autres termes, leurs réactifs.

« On a adopté le phosphore avec une apparence de raison. On se disait : Le corps humain contient du phosphore en quantité : si l’analyse chimique en découvre dans le corps de la victime, je répondrai que c’est la nature qui l’y a mis. Nous avons battu ces raisonnements à plate couture. Certes, il n’est pas malaisé de tuer les gens, mais il est presque impossible de le faire impunément. Je pourrais vous indiquer le moyen d’empoisonner vingt-cinq personnes à la fois, dans une chambre close, sans leur donner aucun breuvage. L’expérience ne coûte pas dix sous ; mais l’assassin donnerait sa tête par-dessus le marché. Un chimiste de grand talent vient d’inventer une composition subtile qui a son charme aussi. En brisant le tube qui la contient, on fait tomber les gens comme des mouches. Mais on ne persuade à personne qu’ils ont péri de leur belle mort.

— Docteur, demanda Mme Chermidy, qu’est-ce que l’acide prussique ?

— L’acide prussique ou cyanhydrique, madame, est un poison très-difficile à fabriquer, impossible à acheter, impossible à conserver pur, même dans les vases noirs.

— Et il laisse des traces ?

— Magnifiques ! Il teint les gens en bleu ; et c’est ainsi qu’on a découvert le bleu de Prusse.

— Vous vous moquez de nous, docteur. Vous ne respectez pas ce qu’il y a de plus sacré au monde : la curiosité d’une femme ! On m’a parlé d’un poison d’Afrique ou d’Amérique qui tue les hommes dans une piqûre d’épingle. Est-ce une invention des romanciers ?

— Non, c’est une invention des sauvages. On l’emploie au bout des flèches. Joli poison, madame : il ne fait pas languir son homme : la foudre en miniature ! Le plus curieux de l’affaire, c’est qu’on le mange impunément. Les sauvages l’emploient dans les sauces et dans les combats, à la guerre et à la cuisine.

— Vous venez de nous dire son nom, mais je ne me rappelle plus.

— Je ne l’ai pas dit, madame, mais je suis tout prêt à vous l’apprendre. C’est le curare. Il se vend en Afrique, dans les montagnes de la Lune. Le marchand est anthropophage.

Mme Chermidy en fut pour son dîner. Le docteur garda soigneusement le dépôt terrible que tout médecin porte avec lui. Mais le duc fut touché du recueillement et de l’attention de Mantoux. Il le prit au service de sa fille.