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VIII

BEAUX JOURS.


Lorsqu’on lit une Histoire de la révolution française, on n’est pas médiocrement surpris de rencontrer des mois entiers de paix profonde et de bonheur sans nuage. Les passions sommeillent, les haines se reposent, les craintes se rassurent, les partis marchent comme des frères en se tenant par la main, les ennemis s’embrassent sur la place publique. Ces beaux jours sont comme des reposoirs préparés d’étape en étape sur une route sanglante.

On en rencontre de tout pareils dans la vie la plus agitée ou la plus malheureuse. Les révolutions de l’âme et du corps, les passions et les maladies ne vont pas sans quelques instants de repos. L’homme est un être si débile, qu’il ne peut agir ni souffrir avec continuité. S’il ne s’arrêtait un peu de temps en temps, il serait trop tôt au bout de ses forces.

L’été de 1853 fut pour Germaine un de ces moments de répit qui viennent si à propos à la faiblesse humaine. Elle le mit à profit ; elle se retrempa dans le bonheur, et elle prit un peu de force pour les épreuves qu’elle avait encore à traverser.

Le climat des îles Ioniennes est d’une douceur et d’une égalité sans seconde. L’hiver n’y est pas autre chose que la transition de l’automne au printemps ; les étés y sont d’une sérénité fatigante. De temps en temps un nuage voyageur passe en courant au-dessus des sept îles, mais il ne s’y arrête point. On y demeure jusqu’à trois mois dans l’attente d’une goutte d’eau. Dans ce paradis aride, les indigènes ne disent pas : Ennuyeux comme la pluie ; mais : Ennuyeux comme le beau temps.

Le beau temps n’ennuyait pas Germaine ; il la guérissait lentement. M. Le Bris assistait à ce miracle du ciel bleu ; il regardait agir la nature, et suivait avec un intérêt passionné l’action lente d’un pouvoir supérieur au sien. Il était trop modeste pour s’attribuer l’honneur de la cure, et il confessait de bonne foi que la seule médecine infaillible est celle qui vient d’en haut.

Cependant, pour mériter l’aide du ciel, il s’aidait un peu lui-même. Il avait reçu de Paris l’iodomètre du docteur Chartroule avec une provision de cigarettes iodées. Ces cigarettes, composées d’herbes aromatiques et de plantes calmantes infusées dans une teinture d’iode, introduisant le médicament jusque dans les poumons, accoutument les organes les plus délicats à la présence d’un corps étranger, et préparent le malade à aspirer l’iode pur à travers les tubes de l’appareil. Par malheur, l’appareil arriva en morceaux, quoiqu’il eût été emballé par le duc lui-même et apporté avec des soins infinis par le nouveau domestique. Il fallut en demander un autre, et cela prit du temps.

Au bout d’un mois de ce traitement anodin, Germaine éprouvait déjà un mieux sensible. Elle était moins faible pendant le jour ; elle portait plus légèrement les fatigues d’une longue promenade ; elle revenait moins souvent à son lit de repos. Son appétit était plus vif et surtout plus constant ; elle ne repoussait plus les aliments après y avoir goûté. Elle mangeait, digérait et dormait d’assez bon cœur. La fièvre du soir était bien calmée ; les sueurs nocturnes qui inondent tous les phthisiques diminuaient un peu tous les jours.

Le cœur de la malade ne tarda pas à entrer aussi en convalescence. Son désespoir, son humeur farouche et sa haine de ceux qui l’aimaient, firent place à une mélancolie douce et bienveillante. Elle était si heureuse de se sentir renaître, qu’elle aurait voulu remercier le ciel et la terre.

Les convalescents sont de grands enfants qui s’attachent, de peur de tomber, à tout ce qui les entoure. Germaine retenait ses amis auprès d’elle ; elle craignait la solitude ; elle voulait être rassurée à toute heure ; elle disait à la comtesse : « N’est-ce pas, je vais mieux ? » Elle ajoutait tout bas : « Je ne mourrai pas ? » La comtesse répondait en riant : « Si la Mort venait pour vous prendre, je lui montrerais ma figure, et elle se sauverait bien loin. » La comtesse était fière de sa laideur, comme les autres femmes de leur beauté. La coquetterie se fourre partout.

Don Diego attendit patiemment que Germaine revînt à lui. Il était trop délicat et trop fier pour l’importuner de ses prévenances, mais il se tenait à sa portée, prêt à faire le premier pas aussitôt qu’elle l’appellerait du regard. Elle se fit bientôt une douce habitude du spectacle de cette amitié discrète et silencieuse. Le comte avait dans sa laideur quelque chose d’héroïque et de grand que les femmes apprécient plus que la gentillesse. Il n’était pas de ceux qui font des conquêtes, mais de ceux qui inspirent des passions. Sa longue figure basanée, ses grandes mains couleur de bronze, ressortaient avec un certain éclat sur son costume de coutil blanc. Ses grands yeux noirs laissaient échapper des éclairs de douceur et de bonté ; sa voix forte et métallique avait par moment des inflexions suaves. Germaine finit par trouver une ressemblance entre ce grand d’Espagne et un lion apprivoisé.

Lorsqu’elle se promenait au jardin sous les vieux orangers ou parmi les tamarix de la plage, appuyée sur le bras de la vieille comtesse ou traînant le petit Gomez à la queue de sa robe, le comte la suivait de loin, sans affectation, un livre à la main. Il ne prenait pas les airs penchés d’un amoureux, et il ne confiait point de soupirs à la brise. Vous auriez dit un père indulgent qui veut surveiller ses enfants sans intimider leurs jeux. Son affection pour sa femme se composait de charité chrétienne, de compassion pour la faiblesse, et de cette joie amère qu’un homme de cœur trouve dans l’accomplissement des devoirs difficiles. Peut-être encore y entrait-il un peu d’orgueil légitime. C’est une belle victoire que d’arracher à la mort une proie certaine et de créer à nouveau un être que la maladie avait presque détruit. Les médecins connaissent ce plaisir-là. Ils s’attachent de toute leur amitié à ceux qu’ils ont ramenés de l’autre monde ; ils ont pour eux la tendresse du créateur pour sa créature.

L’habitude, qui rapproche tout, avait accoutumé Germaine à causer avec son mari. Lorsqu’on se voit du matin au soir, il n’y a pas de haine qui tienne : on parle, on répond, cela n’engage à rien ; mais la vie n’est possible qu’à ce prix. Elle l’appelait don Diego ; il l’appelait tout simplement Germaine.

Un jour (c’était vers le milieu du mois de juin), elle était étendue au jardin sur des tapis de Smyrne. Mme de Villanera, assise auprès d’elle, égrenait machinalement un gros chapelet de corail, et le petit Gomez ramassait des oranges avortées pour en bourrer ses poches. Le comte passa à dix pas de là, un livre à la main. Germaine se remit sur son séant et l’invita à prendre une chaise. Il obéit sans se faire prier, et remit le livre dans sa poche.

« Que lisiez-vous là ? » demanda-t-elle.

Il répondit en rougissant comme un écolier pris en faute : « Vous allez rire de moi. C’est du grec.

— Du grec ! vous savez lire le grec ! comment un homme comme vous a-t-il pu s’amuser à apprendre le grec ?

— Par le plus grand des hasards. Mon précepteur aurait pu être un âne comme tant d’autres ; il s’est trouvé que c’était un savant.

— Et vous lisez du grec pour votre plaisir ?

— Homère, oui. Je suis au milieu de l’Odyssée. »

Germaine simula un petit bâillement. « J’ai lu cela dans Bitaubé, dit-elle. Il y avait un glaive et un casque sur la couverture.

— Alors, vous seriez bien étonnée si je vous lisais Homère dans Homère ; vous ne le reconnaîtriez plus.

— Bien obligée ! je n’aime pas les histoires de batailles.

— Il n’y en a pas dans l’Odyssée. C’est un roman de mœurs, le premier qu’on ait écrit, et peut-être le plus beau. Nos auteurs à la mode n’inventeront rien de plus intéressant que l’histoire de ce propriétaire campagnard qui a quitté sa maison pour gagner de l’argent, qui revient après vingt ans d’absence, trouve une armée de faquins installés chez lui pour courtiser sa femme et manger son bien, et les tue à coups de flèches. Il y a là un drame intéressant, même pour le public des boulevards. Rien n’y manque, ni le bon serviteur Eumée, ni le chevrier qui trahit son maître, ni les servantes sages, ni les servantes folles que le jeune Télémaque est chargé de pendre au dénoûment. Le seul défaut de cette histoire, c’est qu’on nous l’a toujours traduite avec emphase. On a changé en autant de rois les jeunes rustauds qui assiégeaient Pénélope ; on a déguisé la ferme en palais, et l’on a mis de l’or partout. Si j’osais vous traduire seulement une page, vous seriez émerveillée de la vérité simple et familière du récit ; vous verriez avec quelle joie naïve le poëte parle du vin noir et de la viande succulente ; comme il admire les portes bien jointes et les planches bien rabotées ! Vous verriez surtout comme la nature est décrite avec exactitude, et vous retrouveriez dans mon livre la mer, le ciel et le jardin que voici.

— Essayons, dit Germaine. Quand je dormirai, vous le verrez bien. »

Le comte obéit de bonne grâce, et se mit à traduire le premier chant à livre ouvert. Il déroula sous les yeux de Germaine ce beau style homérique, plus riche, plus bariolé et plus étincelant que les brillants tissus de Beyrouth ou de Damas. Sa traduction était d’autant plus libre, qu’il n’entendait pas bien tous les mots ; mais il s’entendait avec le poëte. Il coupa quelques longueurs, développa à sa façon certains passages curieux, et ajouta au texte un commentaire intelligent. Bref, il intéressa son cher auditoire, excepté le marquis de los Montes de Hierro, qui criait à tue-tête pour interrompre la lecture. Les enfants sont comme les oiseaux : lorsqu’on parle devant eux, ils chantent.

Je ne sais pas si les jeunes époux allèrent jusqu’au bout de l’Odyssée, mais don Diego avait trouvé le moyen d’éveiller l’intérêt de sa femme, et c’était beaucoup. Elle prit l’habitude de l’entendre lire et de se trouver bien dans sa compagnie. Elle ne tarda pas à voir en lui un esprit supérieur. Il était trop timide pour parler en son propre nom, mais le voisinage d’un grand poëte lui donnait de la hardiesse, et ses idées personnelles se faisaient jour sous la protection des pensées d’autrui. Dante, Arioste, Cervantès, Shakspeare, furent les sublimes entremetteurs qui se chargèrent de rapprocher ces deux âmes et de les rendre chères l’une à l’autre. Germaine ne se sentit nullement humiliée de son ignorance et de la supériorité de son mari. Une femme se réjouit de n’être rien en comparaison de celui qu’elle aime.

On adopta l’habitude de vivre ensemble et de se réunir au jardin pour causer et pour lire. Ce qui faisait le charme de ces réunions, ce n’est pas la gaieté ; c’est une certaine sérénité calme et amicale. Don Diego ne savait pas rire, et le rire de sa mère ressemblait à une grimace nerveuse. Le docteur, franc et joyeux comme un Champenois, avait l’air de faire une fausse note lorsqu’il jetait son grain de sel dans la conversation. Germaine toussait quelquefois ; elle conservait toujours sur son visage l’expression inquiète que donne le voisinage de la mort. Et cependant ces jours d’été sans nuage étaient les premiers beaux jours de sa jeunesse.

Combien de fois, dans cette intimité de la vie de famille, l’esprit du comte fut-il troublé par le souvenir de Mme Chermidy ? Personne n’en a rien su, et je ne me hasarderais pas à le dire. Il est probable que la solitude, l’oisiveté, la privation des plaisirs vifs, où l’homme se dépense, enfin la séve du printemps qui monte au front de l’homme comme à la cime des arbres, lui firent regretter plus d’une fois la noble résolution qu’il avait prise. Les trappistes qui tournent le dos au monde après en avoir joui, trouvent au fond du cloître des armes toutes prêtes contre les tentations du passé : c’est le jeûne, la prière, et un régime assez mortifiant pour tuer le vieil homme. Il y a peut-être encore plus de mérite à combattre comme don Diego, en soldat désarmé. M. Le Bris le suivait du coin de l’œil, comme un malade qu’il faut préserver des rechutes. Il lui parlait rarement de Paris, jamais de la rue du Cirque. Il lut dans un journal français que la Naïade s’était embossée devant Ky-Tcheou, dans la mer du Japon, pour demander réparation de l’insulte faite à nos missionnaires : il déchira le journal en petits morceaux, pour qu’il ne fût pas question de M. Chermidy.

Il y a, en Orient, des heures où la brise du midi enivre plus puissamment les sens de l’homme que le vin de Tinos qu’on boit sous le nom de malvoisie ; le cœur se fond comme une cire ; la volonté se détend, l’esprit faiblit. On s’efforce de penser, les idées nous échappent comme une eau qui fuit entre les doigts. On va chercher un livre, un doux et vieil ami ; on lit ; les yeux s’égarent dès les premiers vers ; le regard nage, les paupières s’ouvrent et se ferment sans savoir pourquoi. C’est dans ces heures de demi-sommeil et de douce quiétude que nos cœurs s’ouvrent d’eux-mêmes. Les mâles vertus triomphent à bon marché quand un froid piquant nous rougit le nez et nous coupe les oreilles, et que le vent de décembre serre les fibres de la chair et de la volonté. Mais quand les jasmins sèment leur âcre parfum dans le voisinage, quand les fleurs du laurier-rose nous pleuvent sur la tête, quand les pins secoués par le vent sonnent comme des lyres et que les voiles blanches se dessinent au loin sur la mer comme des Néréides, alors il faut être bien sourd et bien aveugle pour voir et pour entendre autre chose que l’amour !

Don Diego s’aperçut un jour que Germaine avait changé à son avantage. Ses joues étaient plus pleines et mieux nourries ; les sillons de ce joli visage se remplissaient ; les plis sinistres commençaient à s’effacer. Une couleur plus saine, un hâle de bon augure colorait son beau front, et ses cheveux d’or n’étaient plus la couronne d’une morte.

Elle venait d’écouter une lecture assez longue ; la fatigue et le sommeil l’avaient prise en même temps ; elle avait laissé tomber sa tête en arrière ; et tout le corps s’en était allé dans les bras du fauteuil. Le comte était seul avec elle. Il déposa son livre à terre, s’approcha doucement, se mit à genoux devant la jeune fille et avança les lèvres pour la baiser au front ; mais il fut retenu par un instinct de délicatesse. Pour la première fois, il songea avec horreur à la façon dont il était devenu le mari de Germaine ; il eut honte du marché ; il se dit qu’un baiser obtenu par surprise serait quelque chose comme un crime, et il se défendit d’aimer sa femme jusqu’au jour où il serait sûr d’en être aimé.

Les hôtes de la villa Dandolo ne vivaient pas dans une solitude aussi abstraite qu’on pourrait le supposer. L’isolement ne se rencontre que dans les grandes villes, où chacun vit pour soi sans s’inquiéter des voisins. À la campagne, les plus indifférents se rapprochent ; on n’y craint pas un voyage d’une heure ; l’homme sait qu’il est né pour la société, et cherche la conversation de ses semblables.

Il se passait peu de jours sans que Germaine reçût quelque visite. On vint chez elle d’abord par curiosité, puis par intérêt bienveillant, enfin par amitié. Ce coin de l’île était habité en toute saison par cinq ou six familles modestes, qui auraient été pauvres à la ville, et qui ne manquaient de rien sur leurs terres, parce qu’elles savaient se contenter de peu. Leurs châteaux tombaient en ruine, et l’on manquait d’argent pour les réparer ; mais on entretenait avec soin, au-dessus de la porte d’entrée, un écusson contemporain des croisades. Les îles Ioniennes sont le faubourg Saint-Germain de l’Orient ; vous y retrouvez les grandes vertus et les petits travers de la noblesse, orgueil, dignité, pauvreté décente et laborieuse, et une certaine élégance dans la vie la plus dénuée.

Le propriétaire de la villa, M. le comte Dandolo, ne serait pas désavoué par les doges ses ancêtres. C’est un petit homme vif et intelligent, éveillé aux affaires politiques, tiraillé entre le parti grec et l’influence anglaise, mais enclin à l’opposition et toujours prêt à juger sévèrement les actes du lord haut commissaire. Il suit de près les intrigues vieilles et nouvelles qui divisent l’Europe, surveille les progrès du léopard britannique, discute la question d’Orient, s’inquiète de l’influence des jésuites, et préside les francs-maçons de Corfou. Excellent homme, qui dépense plus d’activité qu’un capitaine au long cours pour naviguer autour d’un verre d’eau. Son fils Spiro, un beau jeune homme de trente ans, s’est laissé conquérir aux idées anglaises, comme toute la génération nouvelle. Il fréquente les officiers et se montre dans leurs loges au théâtre. Les Dandolo pourraient vivre grandement, s’ils trouvaient à se défaire de leurs biens ; mais, à Corfou, les habitants sont aussi pauvres que la terre est riche. Chacun est prêt à vendre, personne ne songe à acheter. Le comte et Spiro parlent élégamment les trois langues du pays, l’anglais, le grec et l’italien ; ils savent le français par surcroît, et leur amitié fut précieuse à Germaine. Spiro s’intéressait à la belle malade avec toute la chaleur d’un cœur inoccupé.

Il amenait parfois un digne homme de ses amis, le docteur Delviniotis, professeur de chimie à la faculté de Corfou. M. Delviniotis avait voué à la malade une amitié d’autant plus vive qu’il avait une fille du même âge. Il donnait ses conseils à M. Le Bris, causait en italien avec le comte et Mme de Villanera, et se désolait de ne pas savoir le français pour faire plus ample connaissance avec Germaine. On le voyait assis devant elle pendant des heures entières, cherchant une phrase, ou regardant sans rien dire, avec cette politesse tranquille et muette qui règne dans tout l’Orient.

L’homme le plus bruyant de la compagnie était un vieux Français établi à Corfou depuis 1814, le capitaine Brétignières. Il avait quitté le service à vingt-quatre ans avec une pension de retraite et une jambe de bois de chêne. Ce grand corps maigre et osseux boitait gaillardement, buvait sec et riait haut, à la barbe de la vieillesse. Il faisait une lieue à pied pour venir dîner à la villa Dandolo, contait des histoires militaires, frisait sa moustache, et soutenait que les îles Ioniennes devraient appartenir à la France. C’était un convive d’autant plus précieux que sa gaieté échauffait la maison. Quelquefois, en se versant rasade, il disait d’un ton sentencieux : « Quand on s’estime et quand on s’aime, on peut boire ensemble tant qu’on veut sans se faire de mal. » Germaine dînait toujours de bon appétit lorsque le capitaine était là. Cet aimable boiteux, cramponné si obstinément à la vie, l’éblouissait d’une douce espérance et la forçait de croire à l’avenir. M. Brétignières tutoyait le petit marquis, l’appelait mon général, et le faisait sauter sur son genou. Il baisait galamment les mains de la malade, et la servait avec la dévotion d’un vieux page ou d’un troubadour en retraite.

Elle avait un admirateur d’une autre école dans la personne de M. Stevens, juge d’instruction à la cour royale de Corfou. Cet honorable magistrat employait aux soins de son corps un traitement de mille livres sterling par année. Vous n’avez jamais vu un homme plus propre, plus replet, plus nourri, plus luisant, une santé plus calme et mieux gorgée. Égoïste comme tous les vieux garçons, sérieux comme tous les magistrats, flegmatique comme tous les Anglais, il cachait sous la rotondité béate de sa personne une certaine dose de sensibilité. La santé lui paraissait un bien si précieux, qu’il eût voulu en faire part à tout le monde. Il avait connu le jeune Anglais de Pompeï, et il avait suivi de près les phases diverses de sa guérison. Il racontait naïvement qu’il avait éprouvé une sympathie médiocre pour ce petit être pâle et mourant, mais qu’il l’avait aimé de jour en jour à mesure qu’il le voyait revenir à la vie. Il était devenu son ami intime le jour où il avait pu lui serrer la main sans le faire crier. Ce fut l’histoire de sa liaison avec Germaine. Il évita de s’attacher à elle tant qu’il la crut condamnée à mort ; mais du moment où elle parut s’installer dans ce monde, il lui ouvrit son cœur à deux battants.

Les plus proches voisins de la maison étaient Mme Vitré et son fils. Ils devinrent en peu de temps ses amis les plus intimes. La baronne de Vitré était une Normande réfugiée à Corfou avec les débris de sa fortune. Comme elle évitait de raconter son histoire, on n’a jamais su quels événements l’avaient chassée si loin de son pays. Ce qui sautait à tous les yeux, c’est qu’elle vivait en femme de bien, et qu’elle élevait admirablement son fils. Elle avait quarante ans et une beauté un peu commune : on l’aurait prise, en France, pour une fermière du pays de Caux. Mais elle s’occupait de son ménage, de ses oliviers et de son cher Gaston avec une activité méthodique et un zèle sans embarras qui trahissaient la race. La grandeur est un don qui se révèle dans toutes les situations de la vie et sur les théâtres les plus divers : elle se montre aussi bien dans le travail que dans le repos, et elle ne brille pas plus dans un salon que dans une buanderie ou une basse-cour. Mme de Vitré, entre ses deux servantes, vêtue, comme elles, du costume national, qui ressemble à l’habit des carmélites, était aussi imposante que Pénélope brodant les tuniques du jeune Télémaque. Gaston de Vitré, beau comme une jeune fille de vingt ans, menait la vie rude et exercée d’un gentilhomme campagnard. Il travaillait de ses mains, taillait les arbres, cueillait les oranges, et émondait lui-même la haie de grenadiers dont les fruits rouges crevaient au soleil. Le matin, il courait dans la rosée, le fusil sur l’épaule, pour tuer des grives ou des becfigues ; le soir, il lisait avec sa mère, qui fut son professeur, et la forte nourrice de son esprit. Sans souci de l’avenir, ignorant les choses du monde, et renfermant ses pensées dans l’horizon qui bornait ses regards, il ne soupçonnait pas d’autres plaisirs qu’une belle journée de chasse, une lecture de Lamartine, ou une promenade en mer sur son bateau. Cœur vierge, âme toute neuve et blanche comme ces belles feuilles de papier qui invitent la plume à écrire. Lorsque sa mère le conduisit à la villa Dandolo, il s’aperçut, pour la première fois, qu’il était un petit ignorant ; il rougit de l’oisiveté où il avait vécu, et il regretta de n’avoir pas appris la médecine.

Les visites sont toujours longues à la campagne. On a fait tant de chemin pour se voir, qu’on a de la peine à se quitter. Les Dandolo et les Vitré, le docteur Delviniotis, le juge et le capitaine passaient quelquefois des journées entières autour de la belle convalescente. Elle les retenait avec joie, sans se rendre compte du motif secret qui la faisait agir. Déjà elle commençait à éviter les occasions d’être seule avec son mari. Autant l’amour déclaré fuit les importuns et recherche le tête-à-tête, autant l’amour naissant aime la foule et les distractions. Dès que nous commençons à nous sentir possédés par un autre, il nous semble que les étrangers et les indifférents nous protègent contre notre faiblesse, et que nous serions sans défense s’ils n’étaient plus là.

Mme de Villanera servait, sans le savoir, ce secret désir de Germaine. Elle retenait auprès d’elle Mme de Vitré, à qui elle s’attachait de jour en jour. Don Diego n’en était pas venu à ce point où un amant supporte impatiemment la compagnie des étrangers ; son affection pour Germaine était encore désintéressée, parce qu’elle était froide et tranquille. Il recherchait avant tout ce qui pouvait distraire la jeune femme et la rattacher doucement à l’existence. Peut-être aussi cet homme timide, comme tous les hommes vraiment forts, évitait de s’expliquer à lui-même le sentiment nouveau qui l’attirait vers elle. Il craignait de se voir pris entre deux devoirs contraires ; il ne pouvait se dissimuler qu’il était engagé pour la vie avec Mme Chermidy. Il la croyait digne de son amour, il l’estimait malgré sa faute, comme on estime la femme innocente ou coupable dont on se sait aimé. Si l’on était venu, preuves en main, lui apprendre que Mme Chermidy n’était pas digne de lui, il aurait éprouvé un sentiment d’angoisse et non de délivrance. On ne rompt pas facilement avec trois années de bonheur ; on ne dit pas en se frottant les mains : Dieu soit loué ! mon fils est l’enfant d’une intrigante !

Le comte éprouvait donc un malaise moral, une inquiétude sourde qui contrariait sa passion naissante. Il craignait de lire en lui-même ; il se tenait devant son cœur comme devant une lettre dont on n’ose rompre le cachet.

En attendant, les jeunes époux se cherchaient, se rencontraient, se trouvaient bien ensemble, et remerciaient du fond du cœur ceux qui les empêchaient d’être seuls. Le cercle d’amis qui venait s’asseoir autour d’eux abritait leur amour, comme les grands ormes qui entourent les vergers de Normandie protègent la floraison frileuse des pommiers.

Le salon de réception était au milieu du jardin ; il y pleuvait de petites oranges. Germaine, assise dans son fauteuil, fumait des cigarettes iodées ; le comte la regardait vivre ; Mme de Villanera jouait avec l’enfant comme une grande vieille faunesse noire avec son nourrisson basané. Les amis se balançaient dans ces grands fauteuils à bascule qu’on fait venir d’Amérique. De temps en temps, Mantoux ou un autre valet de la maison servait du café, des glaces ou des confitures, suivant les usages de l’hospitalité orientale. Les hôtes s’étonnaient un peu que la maîtresse de la maison fût seule à fumer dans toute la compagnie. On fume partout en Orient. Vous jetez votre cigarette à la porte, mais la maîtresse du logis vous en offre une autre en vous disant bonjour. Germaine, soit qu’elle eût plus d’indulgence pour le seul défaut de son mari, soit qu’elle prît pitié de ces pauvres Grecs qui sans tabac ne sauraient vivre, décréta un beau jour que la cigarette serait permise dans toute l’étendue de son empire. Don Diego lui rappela en souriant ses anciennes répugnances. Elle rougit un peu, et répliqua vivement : « J’ai lu dans Monte-Cristo que le tabac turc était un parfum, et je sais qu’on n’en fume pas d’autre ici, en vue des rivages de la Turquie. Il ne s’agit plus de vos affreux cigares, dont la vue seule me fait mal. »

Bientôt on vit apparaître dans le jardin et dans la maison les grands chibouks au fourneau rouge, au bec d’ambre ; les narghilés de cristal qui chantent en bouillonnant et qui promènent sur l’herbe verte leur long tuyau souple comme un serpent. À la fin de juillet, les affreux cigares s’échappèrent timidement de je ne sais quel réceptacle invisible, et ils trouvèrent grâce devant Germaine. On reconnut à cette marque qu’elle se portait beaucoup mieux.

C’est vers cette époque que l’élu de Mme Chermidy, Mantoux, dit Peu-de-chance, prit le parti d’empoisonner sa maîtresse.

Il y a du bon dans l’homme le plus vicieux, et je dois avouer que Mantoux avait été pendant deux mois un excellent domestique. Lorsque le duc, qui ignorait son histoire, lui eut fait donner un passe-port au nom de Mathieu, il enjamba la frontière avec joie et reconnaissance. Peut-être songeait-il de bonne foi, comme le valet de Turcaret, à faire souche d’honnêtes gens. La douceur de Germaine, le charme qu’elle exerçait sur tous ceux de son entourage, les bons gages qu’elle payait à ses gens et le peu d’espoir qu’on avait de la sauver inspirèrent de bons sentiments à ce valet de contrebande. Il s’entendait mieux à crocheter une porte qu’à préparer un verre d’eau sucrée, mais il s’efforça de ne point paraître novice, et il y réussit. Il appartenait à une race intelligente, propre à tout, habile à tous les métiers et même à tous les arts. Il s’appliqua si bien, fit de tels progrès et apprit le service en si peu de temps, que ses maîtres furent contents de lui.

Mme Chermidy lui avait recommandé de cacher sa religion et de la renier au besoin si on l’interrogeait. Elle savait combien les Espagnols de la vieille roche sont intolérants pour les Israélites. Malheureusement cet honnête homme remis à neuf ne pouvait pas cacher sa figure. Mme de Villanera le soupçonna d’être à tout le moins un hébreu converti. Or, en bonne Espagnole, elle faisait peu de différence entre les convertis et les obstinés. Elle était la meilleure femme du monde, et pourtant elle les eût tous envoyés au feu pêle-mêle, sûre que les douze apôtres en auraient fait autant.

Mantoux, qui avait transigé plus d’une fois avec sa conscience, ne se fit pas scrupule de renier la religion de ses pères. Il consentit même à entendre la messe avec les autres domestiques. Mais, par une de ces contradictions dont l’homme est plein, il ne se décida jamais à manger les mêmes viandes que ses camarades. Sans afficher sa résistance, il se jeta sur les légumes, les fruits et les herbages, et se comporta comme un légumiste ou un pythagoricien. Il se consolait de ce régime lorsqu’on l’envoyait faire une course à la ville. Il courait droit au quartier juif, fraternisait avec son peuple, parlait ce jargon demi-hébraïque qui sert de lien à la grande nation dispersée, et mangeait de la viande kaucher, c’est-à-dire tuée par le sacrificateur, suivant les préceptes de la loi. C’est une consolation qui avait dû lui manquer du temps qu’il habitait au bagne.

En conversant avec ses coreligionnaires, il apprit bien des choses : il apprit que Corfou était un excellent pays, une véritable terre promise où l’on vivait à bon compte, où l’on était riche avec douze cents francs de rente. Il apprit que la justice anglaise était sévère, mais qu’avec un bon bateau et deux rames on pouvait échapper aux poursuites de la loi. Il suffisait de mettre le cap sur la Turquie ; le continent était à quelques milles de là, on le voyait, on le touchait presque ! Il apprit enfin où l’on achetait de l’arsenic au plus juste prix.

Vers les derniers jours de juillet, il entendit affirmer à plusieurs personnes que la jeune comtesse était en voie de guérison. Il s’en assura par ses yeux et s’attendit à la voir rétablie d’un jour à l’autre. En lui apportant un verre d’eau sucrée tous les soirs, il remarquait, avec M. Le Bris, l’apaisement de la toux et la diminution de la fièvre. Il assista un jour au déballage d’une caisse beaucoup mieux close que celle qu’il avait apportée de Paris. Il en vit sortir un charmant appareil de cuivre et de cristal, une petite machine fort simple, et si appétissante, qu’en la voyant on regrettait de n’être pas phthisique. Le docteur s’empressa de la monter sur son pied, et dit, en la regardant avec tendresse : « Voici peut-être le salut de la comtesse. »

Cette parole fut d’autant plus pénible à Mantoux, qu’il venait de jeter son dévolu sur une petite propriété plantée d’arbres, avec maison de maître, un nid à souhait pour une famille d’honnêtes gens. L’idée lui vint de casser cet engin de destruction qui menaçait sa fortune à venir. Mais il s’avisa qu’on le mettrait à la porte, et qu’il perdrait ses gages avec sa pension. Il se résigna à n’être qu’un bon domestique.

Par malheur, ses camarades jasaient hautement sur le régime végétal auquel il s’était soumis. Mme de Villanera en prit alarme, s’informa de tout, décida qu’il était juif incorrigible, relaps et tout ce qui s’en suit. Elle lui demanda s’il lui convenait de chercher une place à Corfou, ou s’il lui plaisait mieux de retourner en France. Il eut beau gémir, demander grâce, et recourir à l’intervention charitable de la bonne Germaine, Mme de Villanera n’entendait pas raison sur cet article-là. Tout ce qu’il obtint, c’est qu’il resterait en place jusqu’à l’arrivée de son remplaçant.

Il avait un mois devant lui : voici comme il en profita. Il acheta quelques grammes d’acide arsénieux et les cacha dans sa chambre. Il en prit une pincée, la ration de deux hommes environ, et il la fit dissoudre dans un grand verre d’eau. Il mit le verre à l’office, sur une planche très-haute où l’on ne pouvait atteindre qu’en montant sur une chaise ; et, sans perdre de temps, il jeta quelques gouttes de ce liquide empoisonné dans l’eau sucrée de la malade. Il se promit de recommencer tous les jours, de tuer lentement sa maîtresse, et de mériter, en dépit du petit appareil, les bienfaits de Mme Chermidy.