Texte établi par Hachette (Paris), Hachette Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 128-148).


VI

LETTRES DE CORFOU.


LE DOCTEUR LE BRIS À MADAME CHERMIDY.


Corfou, 20 avril 1853


Chère madame,

Je ne prévoyais point, le jour où j’ai pris congé de vous, que notre correspondance serait si longue. Don Diego ne s’y attendait pas non plus. Si j’avais pu le prévenir, je ne sais s’il eût pris la résolution héroïque de se priver de vos lettres et de vivre sans vous écrire. Mais tous les hommes sont sujets à l’erreur, les médecins surtout. Ne montrez pas cette phrase à mes confrères.

Nous avons fait un sot voyage de Malte à Corfou, sur un bâtiment fort sale, dont la cheminée fumait horriblement. Le vent était contre nous ; la pluie nous défendait souvent de monter sur le pont, et les vagues pleuvaient jusque dans nos cabines. Le mal de mer n’a épargné que l’enfant et la malade ; il y a des grâces d’état pour ceux qui entrent dans la vie et pour ceux qui vont en sortir. Nous avions pour toute société une famille anglaise, de retour des Indes : un colonel au service de la Compagnie et ses deux filles, jaunes comme du cuir de Russie. Il n’y a que le vin de Bordeaux qui gagne à voyager si loin. Ces demoiselles ne nous ont pas honorés d’une parole ; ce qui les excuse un peu, c’est qu’elles ne savaient pas le français. À la moindre éclaircie, elles montaient sur le pont avec leurs albums pour dessiner des paysages semblables à des plum-puddings. Après une éternelle traversée de cinq jours, le bateau nous a mis à bon port ; nous n’avons pas même eu la distraction d’un naufrage. Le chemin de la vie est pavé de déceptions.

En attendant que nous ayons trouvé un gîte à la campagne, nous sommes logés dans la capitale de l’île, hôtel Victoria. Nous comptons en sortir à la fin de la semaine, mais je n’ose pas affirmer que nous en sortirons tous sur nos jambes. Ma pauvre malade est au plus bas ; le voyage l’a plus fatiguée que si elle avait eu le mal de mer. Mme de Villanera ne la quitte pas une seconde ; don Diego est admirable ; moi, je fais tout mon possible, c’est-à-dire fort peu de chose. Il est inutile d’essayer un traitement qui ajouterait aux souffrances sans profit pour la guérison. Que vous êtes heureuse, madame, d’avoir une beauté qui se porte si bien !

Si cette crise n’est pas la dernière, je tenterai de l’ammoniaque ou de l’iode. L’iode réussit dans certains cas ; MM. Piorry et Chartroule l’emploient avec succès. Vous seriez bien aimable de nous envoyer l’appareil du docteur Chartroule et une provision de cigarettes iodées. Tout cela se trouve à la pharmacie Dublanc, rue du Temple, auprès du boulevard. L’ammoniaque a du bon aussi ; mais le seul remède sur lequel on puisse compter sérieusement, c’est un miracle. Ainsi donc, vivez en paix, aimez-nous un peu, et aidez-nous à faire notre devoir jusqu’au bout. Le vieux Gil, que la comtesse avait amené pour la servir, a pris les fièvres en Italie, quoique nous ne soyons pas dans la saison des fièvres. C’est un malade de plus et un serviteur de moins.

La joie et la santé ont un magnifique représentant dans la maison : c’est le petit Gomez. Le jour où vous le reverrez, vous serez bien heureuse. Il grandit à vue d’œil, et je crois, Dieu me pardonne ! qu’il embellit. Il sera moins Villanera qu’on ne pensait d’abord. Au fait, ce serait bien le diable s’il ne tenait pas un peu de sa mère. Il n’est plus sauvage du tout ; il se laisse embrasser, il embrasse, il donne du bec contre tous les visages avec une impétuosité qui serait inquiétante chez une petite fille.

Don Diego est en pourparlers avec un descendant des doges pour ne maison qui lui conviendrait assez. La campagne est divisée en une multitude de propriétés agréables, ornées de châteaux qui s’écroulent. J’ai visité quelques jardins ; ils sont généralement plus habitables que les maisons attenantes. Il y a de la ferme, du château et de la chaumière dans ces taudis aristocratiques qui gardent un air de grandeur au milieu de leur délabrement. Si nous louons la villa Dandolo, nous n’y serons peut-être pas mal. Il suffira de poser quelques carreaux aux fenêtres. L’exposition est admirable, au midi, sur la mer. Un jardin hérissé de belles choses. Les voisins sont des nobles ; quelques-uns parlent français, dit-on. Mais qui sait si nous aurons le temps de faire leur connaissance ?

Je ne regretterai pas le séjour de la ville, quoiqu’on y vive assez bien. Elle est jolie et me rappelle Naples en quelques endroits. L’esplanade, le palais du lord commissaire et les environs forment une ville anglaise. Les Anglais ont construit aux frais des Grecs des fortifications gigantesques qui font de la place un petit Gibraltar. J’assiste tous les matins aux manœuvres d’un régiment d’Écossais, dont les cornemuses font mon bonheur. La ville grecque est ancienne et curieusement bâtie : maisons hautes, petites arcades, et une jolie tête à chaque fenêtre. Le quartier juif est hideux, mais il y aurait des perles dans ce fumier pour le crayon de Gavarni. La population est grecque, italienne, juive, maltaise, et travaille assez activement à devenir anglaise. Nous avons un théâtre où l’on donne la Jeanne d’Arc du maestro Verdi. J’y suis allé un soir que la malade avait moins de 120 pulsations à la minute. À la fin du premier acte, toute l’assemblée se lève respectueusement, tandis que l’orchestre joue le God save the Queen ! C’est un usage établi dans toutes les possessions anglaises. Ne vous étonnez pas qu’on représente la mort de Jeanne d’Arc devant un public anglais : l’auteur du libretto a pris soin de modifier l’histoire. Jeanne d’Arc défend la France contre des ennemis quelconques, des Turcs, des Abyssins ou des Champenois. Elle porte une cuirasse en papier d’argent, et elle agite un drapeau grand comme un éventail, jusqu’au moment où un héraut arrive sur la scène et dit au roi :

Rotto è ’l nemico, e Giovanna è spinta.

On apporte l’héroïne sur des coussins ; une écharpe tachée de rouge indique qu’elle est blessée à mort. Elle se relève avec peine, chante un air du haut de sa tête, et expire aux applaudissements de la salle. Tous les habitants de Corfou sont persuadés que Jeanne est morte d’une blessure et d’une roulade.

Le comte m’a laissé aller seul au théâtre ; et pourtant vous savez s’il raffole de Verdi. N’est-ce pas à une représentation d’Ernani que ses yeux ont rencontré les vôtres pour la première fois ? Mais le pauvre garçon s’immole littéralement à son devoir. Quel mari, madame, pour celle qui sera sa femme définitive !

Les journaux nous ont apporté des nouvelles de Chine que vous avez dû lire avec autant d’intérêt que nous. Il paraît que la nation la plus camarde de la terre a traité légèrement deux missionnaires français, et que la Naïade s’est mise en route pour punir les coupables. Si la Naïade n’a pas changé de commandant, nous attendrons avec impatience les nouvelles de l’expédition. Chacun pour soi, Dieu pour tous. Je souhaite toutes les prospérités imaginables à mes amis, sans toutefois demander la mort de personne. Les Chinois sont, dit-on, de mauvais artilleurs, quoiqu’ils se vantent d’avoir inventé la poudre. Cependant il ne faut qu’un boulet clairvoyant pour faire bien des heureux.

Adieu, madame. Si je vous écrivais comme je vous aime, ma lettre ne finirait pas. Mais, après le plaisir de causer avec vous, il faut me rendre au devoir qui m’appelle dans la chambre voisine. Plaisir, devoir ! deux chevaux bien difficiles à atteler ensemble. Mais je fais de mon mieux, et si je n’arrive pas à concilier toutes choses, c’est qu’un homme n’a pas ses coudées franches entre l’enclume et le marteau. Aimez-moi si vous pouvez, plaignez-moi si vous voulez, ne me maudissez pas, quoi qu’il arrive, et si je vous adressais par le prochain courrier une lettre cachetée de noir, faites-moi l’honneur de croire fermement que je n’ai aucun droit à votre reconnaissance.

Je baise la plus jolie main de Paris.

Charles Le Bris
D. M. P.



LA COMTESSE DOUAIRIÈRE DE VILLANERA À MADAME DE LA TOUR D’EMBLEUSE.


Villa Dandolo, 2 mai 1853.


Chère duchesse,

Je n’en peux plus, mais Germaine va mieux. Nous avons tous déménagé ce matin, ou plutôt c’est moi qui les ai déménagés. J’avais les caisses à faire, la malade à envelopper dans du coton, le petit à surveiller, la voiture à trouver, et presque les chevaux à atteler. Le comte n’est bon à rien : c’est un talent de famille. On dit en Espagne : maladresse de Villanera. Le petit docteur bourdonnait autour de moi comme la mouche du coche ; j’ai dû le faire asseoir dans un coin. Quand je suis pressée, je ne peux pas souffrir l’empressement d’autrui : qui m’aide me gêne. Et cet âne de Gil, qui s’est avisé de prendre la fièvre, quoique ce ne fût pas son jour ! Je vais le renvoyer à Paris pour qu’il guérisse, et je vous prie de m’en chercher un autre. J’ai tout fait, tout prévu, tout arrangé pour le mieux ; j’ai trouvé le moyen d’être à la fois dedans et dehors, en ville et à la maison. Enfin, à dix heures, fouette cocher ! Heureusement les routes sont magnifiques : le macadam des boulevards. Nous avons roulé sur le velours jusqu’à notre bicoque, et nous y voici. J’ai déballé mes gens, ouvert mes paquets, fait mes lits, apprêté le dîner avec un cuisinier indigène qui voulait tout poivrer, même la soupe au lait. Ils ont mangé, tourné, promené ; ils dorment enfin, et je vous écris au chevet de Germaine, comme un soldat sur un tambour le soir de la bataille.

La victoire est à nous, foi de vieux capitaine. Notre fille guérira, ou elle dira pourquoi. Elle m’a pourtant fait passer quinze nuits désagréables dans cette ville de Corfou. Elle ne se décidait pas à dormir, et j’avais beau la bercer comme un enfant. Elle mangeait uniquement pour me faire plaisir ; rien ne lui disait ; et quand on ne mange pas, adieu les forces. Elle n’avait plus qu’un souffle de vie qui semblait à chaque instant prêt à s’envoler, mais je faisais bonne garde ! Ayez courage ; elle a dîné ce soir, elle a bu deux doigts de vin de Chypre, et elle dort.

J’avais souvent entendu dire qu’une mère s’attache à ses enfants en raison du mal qu’ils lui ont fait ; je ne le savais point par expérience. Tous les Villanera, de père en fils, se portent comme des arbres. Mais depuis que vous m’avez confié le pauvre corps de cette belle âme, depuis que je fais le guet autour de notre enfant pour défendre à la mort d’approcher ; depuis que j’ai appris à souffrir, à respirer, à suffoquer avec elle, je sens mon cœur. Je n’étais mère qu’à moitié, tant que je n’avais pas éprouvé le contre-coup des douleurs d’autrui. Je vaux mieux, je suis meilleure, je monte en grade. C’est par la douleur que nous nous rapprochons de la mère de Dieu, ce modèle de toutes les mères. Ave Maria, mater dolorosa !

Ne crains rien, ma pauvre duchesse ; elle vivra. Dieu ne m’aurait pas donné ce profond amour pour elle, s’il avait résolu de l’arracher de ce monde. Celui qui gouverne les cœurs mesure la violence de nos sentiments à la durée de ce que nous aimons, et j’aime notre fille comme si elle devait être éternellement à nous. La Providence se joue de l’ambition, de l’avarice et de toutes les passions humaines ; mais elle respecte les affections légitimes ; elle y regarde à deux fois avant de séparer ceux qui s’aiment pieusement dans le sein de la famille. Pourquoi m’aurait-elle attachée si étroitement à notre Germaine, si elle avait eu le dessein de la tuer dans mes bras ? Ce serait un jeu cruel et indigne de la bonté de Dieu. D’ailleurs, l’intérêt de notre race est lié à la vie de cette enfant. Si nous avions le malheur de la perdre, don Diego se mésallierait un jour ou l’autre. Saint Jacques, à qui nous avons bâti deux églises, ne permettra jamais qu’un nom comme le nôtre soit porté en ferronnière par Mme Chermidy.

Je n’espère rien du docteur Le Bris : les savants ne s’entendent pas à guérir les malades. Le véritable médecin, c’est Dieu dans le ciel et l’amour sur la terre. Les consultations, les remèdes, et tout ce qu’on achète à prix d’argent n’augmentent pas la somme de nos jours. Voici ce que nous avons imaginé pour obtenir qu’elle vive. Tous les matins, mon fils, mon petit-fils et moi, nous prions Dieu de prendre sur notre vie pour ajouter à celle de Germaine. L’enfant joint ses mains avec nous ; c’est moi qui prononce la prière, et le ciel sera bien sourd s’il ne nous entend pas.

Don Diego aime sa femme : je vous l’avais bien dit. Il l’aime d’un amour pur, dégagé de toutes les grossièretés terrestres. S’il l’aimait autrement, dans l’état où elle est, il me ferait horreur. Il a pour elle cette adoration religieuse qu’un bon chrétien voue à la sainte de son église, à la Vierge de sa chapelle, à l’image chaste et voilée qui rayonne au fond du sanctuaire. Nous sommes ainsi faits, nous autres Espagnols. Nous savons aimer simplement, héroïquement, sans aucun espoir mondain, sans autre récompense que le plaisir de tomber à genoux devant une image vénérée. Germaine n’est pas autre chose ici-bas : la parfaite image des saintes du Paradis. Quand saint Ignace et ses glorieux compagnons s’enrôlèrent sous l’étendard de la mère de Dieu, ils donnèrent à tous les hommes l’exemple chevaleresque de l’amour pur.

Lorsqu’elle sera guérie, ah ! nous verrons. Attendez seulement que la pauvre petite vierge pâle ait repris les couleurs de la jeunesse ! Aujourd’hui, son corps n’est qu’une cage de cristal transparent avec une âme au fond. Mais lorsqu’un sang régénéré coulera dans ses veines, quand l’air du ciel réjouira sa poitrine, quand les parfums généreux de la campagne parleront à son cœur et feront battre ses tempes ; quand le pain et le vin, ces présents de Dieu, auront réparé ses forces ; quand une vigueur impatiente la fera courir à perte d’haleine sous les grands orangers du jardin, alors elle entrera dans une beauté nouvelle, et don Diego a des yeux. Il saura faire une différence entre ses amours d’autrefois et son bonheur présent. Je n’aurai pas besoin de lui montrer combien une beauté noble et chaste, rehaussée de tout l’éclat de la race et de toute la splendeur de la vertu, est supérieure aux agréments effrontés d’une rouée. Il est en bon chemin. Depuis tantôt quatre mois que nous avons quitté Paris, il n’a ni écrit ni reçu une lettre ; l’oubli se fait dans son cœur loin de l’indigne qui le perdait. L’absence qui fortifie les passions honnêtes, tue en un rien de temps celles qui ne subsistaient que par l’habitude du plaisir.

Peut-être aussi notre Germaine se laissera-t-elle gagner à la contagion de l’amour. Jusqu’à présent, elle n’aime que moi de toute la famille. Je ne parle pas du petit marquis : vous savez qu’elle l’a adopté dès le premier jour. Mais elle témoigne à mon pauvre fils une indifférence qui ressemble bien à la haine. Elle ne le maltraite plus comme autrefois, et elle subit ses soins avec une sorte de résignation. Elle souffre sa présence, elle ne s’étonne plus de le voir auprès d’elle, elle s’accoutume à lui. Mais il ne faut pas de bien bons yeux pour lire sur son visage une sourde impatience, une haine domptée qui se révolte par instants, peut-être même le mépris d’une honnête enfant pour un homme qui a fait des fautes. Hélas, ma pauvre amie ! l’indulgence est une vertu de notre âge ; les jeunes ne la pratiquent pas. Cependant je dois reconnaître que Germaine dissimule avec soin ses petits ressentiments. Sa politesse avec don Diego est irréprochable. Elle cause avec lui des heures entières sans se plaindre de la fatigue ; elle l’écoute parler ; elle répond quelquefois ; elle accueille ses tendresses avec une douceur froide et résignée. Un homme moins délicat ne s’apercevrait pas qu’il est haï : mon fils le sait et pardonne. Il me disait hier : « Il est impossible de détester ses amis avec plus de charme et de bonté. Elle est l’ange de l’ingratitude. »

Comment tout cela finira-t-il ? Bien, croyez-moi. J’ai confiance en Dieu ; j’ai foi dans mon fils, et bon espoir pour Germaine. Nous la guérirons, même de son ingratitude, surtout si vous venez nous y aider. J’apprends que le duc marche comme un grand garçon dans le sentier de la vertu, et que les pères le proposent en exemple à leurs fils. Si vous pouviez prendre sur vous de le quitter pour un mois ou deux, vous seriez reçue à bras ouverts. Dans le cas où le charmant converti voudrait aussi prendre l’air de la campagne, nous avons quelque chose à louer dans le voisinage.

À bientôt donc, mon excellente amie, chère sœur de mes tendresses et de mes afflictions. Je vous aime de plus en plus, à mesure que notre fille me devient plus chère. La distance qui nous sépare ne saurait refroidir une si bonne amitié ; nous ne nous voyons plus et nous ne nous écrivons guère ; mais nos prières se rencontrent tous les jours au pied du trône de Dieu.

Comtesse de Villanera.


P. S. N’oubliez pas mon domestique, et surtout qu’il soit jeune. Nos Mathusalems de l’hôtel Villanera ne s’acclimateraient pas ici.


GERMAINE À SA MÈRE


Villa Dandolo, 7 mai 1853.


Ma chère maman,

Le vieux Gil qui vous remettra cette lettre vous dira comme on est bien ici. Ce n’est pas à Corfou qu’il a pris les fièvres ; c’est dans la campagne de Rome. Ainsi donc, n’ayez point de souci.

J’ai été assez malade depuis ma dernière lettre, mais ma seconde mère a dû vous dire que j’allais beaucoup mieux. M. de Villanera vous a peut-être écrit aussi ; je ne lui demande pas compte de ses actions. Moi, je suis bien assez forte depuis quelque temps pour noircir quatre pages de papier, mais croiriez-vous que le temps me manque ? Je passe ma vie à respirer ; c’est une occupation bien agréable, qui me prend dix ou douze heures par jour.

Pendant cette crise que j’ai traversée, j’ai beaucoup souffert. Je ne me souviens pas d’avoir eu aussi mal à Paris. Croyez que bien des gens, à ma place, auraient souhaité la mort. Cependant je me suis cramponnée à la vie avec une obstination incroyable. Comme on change ! Et d’où vient que je ne vois plus les choses du même œil ?

C’est sans doute parce qu’il eût été trop triste de mourir loin de vous, sans que vos chères mains fussent là pour me fermer les yeux. Au reste, les soins ne m’ont pas manqué. Si j’avais succombé, comme le docteur s’y attendait un peu, vous auriez eu une consolation. Le plus triste, lorsqu’on apprend de loin la mort de ceux qu’on aime, c’est de penser qu’ils n’ont pas été soignés comme il le fallait. Quant à moi, rien ne me manque, et tout le monde est bon pour moi, même M. de Villanera. Vous vous direz cela, ma chère maman, s’il m’arrive quelque malheur.

Peut-être aussi l’amitié et la compassion de ceux qui m’entourent ont-elles contribué un peu à me rattacher à la vie. Le jour où j’ai pris congé de vous et de mon père, j’ai dit adieu à tout. Je ne savais pas que j’emmenais avec moi une véritable famille. Le docteur est parfait ; il me traite comme s’il espérait me guérir. Mme de Villanera (la vraie) est une autre vous-même. Le marquis est un excellent petit homme ; le vieux Gil a été plein d’attention. Je n’ai pas voulu attrister tous ces gens-là par le spectacle de mon agonie, et voilà comment je me suis tirée d’affaire. Tant pis pour ceux qui comptaient sur ma mort ; ils ont bien le temps d’attendre.

Vous m’avez recommandé de vous décrire notre maison, pour que votre pensée sache où me trouver lorsqu’il lui plaît de me faire une visite. M. de Villanera, qui dessine très-bien pour un grand seigneur, vous enverra le plan du château et du jardin. J’ai pris sur moi de lui demander cette grâce ; il fallait bien que cela fût pour vous. En attendant, contentez-vous de savoir que nous habitons une ruine des plus pittoresques. De loin, la maison ressemble à une vieille église démolie sous la Révolution. Je ne voulais pas croire qu’on pût se loger là dedans. On arrive au perron par cinq ou six escaliers praticables aux voitures, avec un pavé inégal et des rampes tant soit peu ébréchées. Tout cela tient ensemble par la force de l’habitude, car il y a beau temps que le ciment n’y est plus. Les giroflées et les plantes grimpantes se glissent dans toutes les crevasses, et le chemin sent bon comme un jardin. La maison est au milieu des arbres, à un quart d’heure du village le plus prochain. Je ne sais pas encore bien précisément de combien d’étages elle se compose ; les chambres ne sont pas toutes les unes sur les autres ; on dirait que le second a glissé jusqu’au rez-de-chaussée dans un tremblement de terre. D’un côté, on entre de plain-pied ; de l’autre, on descend en casse-cou. C’est dans ce tohu-bohu qu’il faut chercher votre fille, ma chère maman. Je m’y cherche quelquefois moi-même, et je ne m’y trouve pas toujours.

Nous avons au moins vingt chambres inutiles et une magnifique salle de billard où les hirondelles font leurs nids. J’ai fait laisser en paix les nids d’hirondelles. Que suis-je ici moi-même ? Un pauvre petit martinet chassé par le froid. Ma chambre est la mieux close de toute la maison. Elle est grande comme la chambre des députés, et peinte à l’huile du haut en bas. J’aime mieux cela que du papier ; c’est plus propre, et surtout plus frais. M. de Villanera m’a fait apporter de Corfou un mobilier tout neuf, de fabrique anglaise. Mon lit, mes chaises et mes fauteuils se promènent à l’aise dans cette immensité. La bonne comtesse couche dans une pièce voisine, auprès du petit marquis. Quand je dis qu’elle y couche, c’est pour ne pas la mettre en colère. Je la vois à mes côtés à l’heure où je m’endors, je la retrouve à la même place en ouvrant les yeux ; mais il ne fait pas bon lui dire qu’elle a passé la nuit hors de son lit. Le docteur est plus loin, au même étage. On l’a installé le plus confortablement qu’on a pu. Ceux qui soignent les autres ont l’habitude de se soigner eux-mêmes. M. de Villanera perche je ne sais où, sous le toit. Y a-t-il véritablement un toit ? Nos domestiques grecs et italiens dorment en plein air : c’est la coutume du pays.

Mes fenêtres sont exposées au levant et au midi : j’en ai quatre. L’air et la lumière ont leurs grandes entrées chez moi dès neuf heures du matin. On me lève, on m’habille, et l’on ouvre les fenêtres une à une pour que l’air de la mer ne me surprenne pas brusquement. Vers dix heures, je descends dans mes jardins. J’en ai deux, l’un au nord de la maison, borné par un mur plus compliqué que la grande muraille de la Chine ; l’autre au midi, baigné par la mer. Le jardin du nord est planté d’oliviers, de jujubiers et de néfliers du Japon. L’autre est un énorme massif d’orangers, de figuiers, de citronniers, d’aloès, de nopals et de vignes gigantesques qui se fourrent partout, grimpent à tous les arbres et escaladent tous les sommets. M. de Villanera disait hier que la vigne est la chèvre du genre végétal. C’est une belle chose, ma pauvre maman, de courir où l’on veut, et d’aller en liberté. Je n’ai jamais connu ce bonheur-là. Mais si je vis !…

Je commence à me traîner assez gaillardement dans les allées. Elles étaient impraticables il y a huit jours, car le jardinier du comte Dandolo est un romantique pur, épris du beau désordre et des grâces chevelues. On a taillé les arbres à coups de faux, ni plus ni moins que dans une forêt vierge. J’ai demandé grâce pour les orangers ; car vous saurez que je suis réconciliée avec l’odeur des fleurs. Il ne faut pas cependant qu’on en mette dans ma chambre ; je ne les souffre qu’en plein air. Le parfum que les fleurs coupées exhalent dans un appartement monte vers mon cerveau comme une odeur de mort, et cela m’attriste. Mais quand les plantes fleurissent au soleil, sous la brise de la mer, je me réjouis avec elles, je m’associe à leur bonheur, et je m’épanouis de compagnie. Comme la terre est belle ! comme tout ce qui vit est heureux ! et qu’il serait triste de quitter ce monde délicieux que Dieu a créé pour le plaisir de l’homme ! Il y a pourtant des gens qui se tuent eux-mêmes. Les fous !

On disait à Paris que je ne verrais pas pousser les feuilles. Je ne me serais pas consolée de mourir sitôt, sans avoir vu le printemps. Elles ont poussé, ces chères petites feuilles d’avril, et je suis encore là pour les voir. Je les touche, je les sens, je les broute, et je leur dis : « Me voici encore des vôtres. Peut-être me sera-t-il donné de voir l’été sous vos ombrages. Si nous devons tomber ensemble, ah ! restez longtemps sur ces beaux arbres, attachez-vous solidement à la branche, et vivez pour que je vive ! »

Y a-t-il rien de plus gai, de plus vivant, de plus divers que les pousses nouvelles ? Elles sont blanches aux peupliers et aux saules, rouges aux grenadiers, blondes comme mes cheveux à la cime des chênes verts, violettes au bout des branches du citronnier. De quelle couleur seront-elles dans six mois ? Ne pensons pas à cela. Les oiseaux font leurs nids dans les arbres ; la mer bleue chatouille doucement le sable de la rive ; le soleil généreux étale ses beaux rayons d’or sur mes pauvres mains pâles et amaigries ; je sens couler dans mes poumons un air doux et pénétrant comme votre voix, ma bonne mère. Je m’imagine, par instants, que ce bon soleil, ces arbres en fleur, ces oiseaux qui chantent, sont autant d’amis qui demandent grâce pour moi et qui ne me laisseront pas mourir. Je voudrais avoir des amis par toute la terre, intéresser la nature entière à mon sort, émouvoir les rochers eux-mêmes, pour qu’au dernier moment, il s’élevât des quatre coins du monde une telle plainte et une telle prière, que Dieu en fût touché. Il est bon, il est juste ; je ne lui ai jamais désobéi, je n’ai fait de mal à personne. Il ne lui en coûterait pas beaucoup de me laisser vivre avec le reste, confondue dans la foule des êtres qui respirent. Je tiens si peu de place ! Et je ne suis pas chère à nourrir.

Par malheur, il y a des gens qui porteraient le deuil de ma guérison et qui ne se consoleraient pas de me voir en vie. Que faire à cela ? Ils sont dans leur droit. J’ai contracté une dette, je dois la payer si je suis honnête fille.

Ma chère maman, que pensez-vous de M. de Villanera ? Comment le juge-t-on à Paris ? Est-il possible qu’un homme si simple, si patient et si doux soit un méchant homme ? J’ai rencontré ses yeux il y a quelques jours pour la première fois ; c’est de beaux yeux, et l’on s’y tromperait aisément.

Adieu, ma bonne mère ; priez pour moi, et tâchez d’obtenir que mon père vienne un jour à l’église avec vous. S’il faisait cela pour sa petite Germaine, la conversion serait complète, et moi, je serais peut-être sauvée ! Il doit y avoir une prime là-haut pour ceux qui ramènent une âme à Dieu. Mais qui est-ce qui aura du crédit au ciel, si ce n’est vous, chère sainte ?

Je suis avec une tendresse infinie votre fille respectueuse,

Germaine.


P. S. Les baisers pour mon père sont à droite de la signature, les vôtres sont à gauche.