Geneviève (Candeille)/Première journée

chez Arthus Bertrand, libraire (p. --32).

GENEVIÈVE,
ou
LE HAMEAU.


PREMIÈRE JOURNÉE.

Départ de Paris pour quelles causes. Accident. Terreur sur le grand chemin. Assistance de Bertin, meûnier. Son goût pour le chant.

Nos premières convulsions politiques venaient de m’enlever mes amis, mes protecteurs, ma fortune et mes espérances. Une maladie de langueur me menaçait d’une fin prématurée. Quatre médecins de la faculté de Paris me déclaraient poitrinaire ; je n’avais plus que quelques semaines à vivres et mes quatre docteurs, pour se délivrer de moi, m’envoyaient, sous le premier prétexte, respirer ; aux Boues de Saint-Amand, l’air le moins propre à guérir de la pulmonie. Je partis donc le 15 juillet 1796, seule dans ma diligence, avec mademoiselle Cécile Thévenot, excellente femme, un peu bavarde, qui me servait depuis sept ans. Cette bonne Cécile, témoin de mes pertes, et, malgré moi, confidente de mes chagrins, ne fut pas plutôt à vingt lieues de ma triste maison, que me voyant reprendre et les couleurs et l’appétit : « Vous, poitrinaire, madame !… me dit-elle ; vous ?… Oh, les bourreaux ! les ignorans !… C’est moi maintenant, c’est moi qui vous traiterai : du repos d’esprit, un régime sain, de l’exercice, de la dissipation. S’amuse-t-on à Saint-Amand ? Il faut que je sache cela. Postillon ? — Mademoiselle… Qu’est-ce que c’est que Saint-Amand ? — C’est une petite ville à trois lieues de Valenciennes : vous y serez demain. — Est-ce là que l’on prend les eaux ? — Les eaux ? » et mon butord de ricaner, en tirant sur la gauche pour nous donner un peu de terre.

Eh bien oui, les eaux : est-ce que je parle grec ? Vous vous trompez, dis-je à Cécile ; on n’y prend que des bains. Une fois à Saint-Amand, demandai-je au postillon, irons-nous loin pour trouver la fontaine ? À demi-poste, madame ; en pleine forêt. — Une forêt ? oh ! que c’est joli ! reprit mademoiselle Thévenot ; et sûrement les bains sont bien tenus, fréquentés, élégans ; des eaux limpides, parfumées ; de belles hôtelleries ; des jeux, des repas continuels ?… Qu’est-ce que vous dites donc là ? répondit le postillon d’un air compatissant ; est-ce qu’il y a jamais eu à Saint-Amand d’autre compagnie que celle des blessés ou des paralytiques ? Est-ce que la boue verdâtre où chacun va plonger son pied, son bras perclus, sent autre chose que l’œuf pourri, ou le cuir brûlé ?…… — Ah ! quelle abomination !… entendez-vous, madame ? — Du moins, dis-je au postillon, l’auberge de la fontaine est-elle habitable ? — Oui, madame,… oui, quand la fontaine est ouverte. — Est-ce qu’elle ne l’est pas cette année ? — Pas encore ; il ne fait pas assez chaud. » Cécile me regardait. « Eh mais,… reprit-elle un peu déconcertée,… où logerons-nous donc en attendant ? — À Saint-Amand, ou dans le bois. Il y a deux ou trois chaumières disposées pour les baigneurs. — Ah, oui ;… oui, des chaumières… dans un bois ! c’est joli, c’est romanesque ; n’est-il pas vrai, madame, que nous logerons dans le bois ? » Je le lui promis, et elle reprit sa belle humeur.

Une méridienne assez longue que je fus forcée de faire l’après-midi, retarda de beaucoup notre marche. La nuit vint. Le temps était couvert. Bientôt un fort ouragan, une pluie battante, harcelèrent tellement le postillon, qu’il n’y voyait plus à se garrer des trouées profondes qu’avaient creusé dans le chemin les trains d’artillerie de l’armée de Sambre et Meuse. « Mon Dieu,… dit Cécile, pas une baraque, pas une lampe !… La nuit est noire à faire trembler ! Nous sommes encore loin de Péronne : si par malheur quelqu’accident survenait à la voiture !… » Comme elle parlait, j’entendis crier l’essieu de devant, et l’une de nos petites roues alla rouler dans le fossé voisin. « Miséricorde ! » dit Cécile en tombant de tout son poids sur mon épaule gauche… Nous ne pouvions pas verser ; mais la caisse déclinant sur l’un des angles, prolongé par l’absence de la roue, formait sous nos pieds un talus rapide, très-incommode surtout pour celle qui en occupait le point le plus élevé. « Madame, s’en vint me dire le postillon, je viens de lier l’une contre l’autre une jambe de chacun des deux chevaux que je vous laisse : soyez tranquilles, ils ne bougeront pas. Je cours avec le troisième chercher du renfort à la ville dans une demi-heure je serai de retour » ; et, partant au galop, il nous laisse à minuit, par un temps effroyable, seules sur le grand chemin, dans une voiture dont nous ne pouvions pas même descendre, quoiqu’à peine on put s’y tenir. Cécile ne disait mot : elle était consternée. La peur, assez généralement, rend les hommes verbeux et les femmes muettes. Je regrettais vivement de n’avoir pas emmené avec moi un domestique. Je ne savais pas encore que moins on en a, et mieux l’on est servi ; notre situation ne me l’apprenait pas : elle était vraiment fâcheuse. Le vent soufflait avec assez de violence pour balancer fortement la caisse ; les chevaux effrayés cherchaient à rompre leurs liens ; la lune, cachée sous de gros nuages, ne reparaissait de temps à autre que pour éclairer l’extrême solitude de cette campagne. Je pensai alors que si quelque honnête voleur venait, à la manière anglaise, me demander de quoi poursuivre son chemin, il serait bien de faire, d’avance, la part du démon ; et je tirai de la bourse de voyage une certaine somme, que je tins prête à sacrifier. Cécile vit mon mouvement, comprit mon intention, et se mit à pleurer de toutes ses forces. « Eh ! pourquoi, disait-elle en sanglotant, pourquoi n’avons-nous pas marché pendant le jour ? Pourquoi s’être hasardées si tard ? Que deviendrions-nous si l’on nous tuait ? » Cette balourdise m’impatienta. Je la repris avec humeur ; et, l’impatience se joignant à mon malaise, j’allais moi-même perdre courage, lorsqu’une vieille chanson entonnée de très-loin, mais à pleine voix, nous saisit de joie l’une et l’autre. « Madame… madame,… s’écria Cécile transportée, on chante ;… en vérité, on chante !… Rassurons-nous, madame, les voleurs ne chantent pas. » Je le sentais mieux qu’elle. J’écoutai avec attention. Le vent s’apaisait ; la voix s’approchait ; je serrai mon argent, et baissai ma glace pour mieux entendre cette belle voix, qui venait du côté de Péronne. Un chant gothique, mais bien mesuré ; des sons nourris et soutenus, me causèrent un bien autre plaisir que toutes les merveilles des Laïs et des Elleviou, et aussi m’étonnèrent davantage. Mon chanteur était paysan ; je l’entendais à son patois ; et l’expression naturelle de son chant, et sa haute-contre, la plus franche que j’aie jamais entendue, n’eussent été nullement déplacées dans l’emploi des Renaud et des Achille. Tout-à-coup la voix s’interrompt ; et, d’une parole aussi ferme que sa chanson, mon paysan nous crie : « N’y a-t-il pas là deux dames toutes seules ? — Oui, monsieur, oui, lui criai-je à mon tour. — Patience, patience !… Je venons pour vous garder. » Brave homme ! quel bien il nous faisait ! et comme sa chanson, qu’il recommença de plus belle, nous parut encore plus charmante ! Cécile n’en revenait pas ; et sa reconnaissance l’attendrissant en faveur du musicien, qui sûrement allait s’enrouer à l’air humide, elle chercha le flacon de vin de Bordeaux pour lui en offrir rasade dès qu’il paraîtrait à la portière de la voiture ; ce qui ne tarda pas. « N’ayez pas peur, mesdames, nous dit ce bon jeune homme ; j’nous appelons Bertin ; j’sommes meûnier. J’ons not’ moulin à demi-lieue d’ici, près du faubourg. J’y étions quand votre postillon, qui s’en va à Péronne, m’a raconté votre accident. J’ons chanté tout en venant, et me v’là, Dieu merci ; mais à présent je ne chanterons plus ; car il fait un temps du diable, et je ne chantions que pour vous rassurer. » Que pour nous rassurer !… Il avait donc deviné notre frayeur ; calculé qu’en chantant il la calmait, avant même que d’arriver auprès de nous ; que sa voix pouvait encore mettre en fuite le passant malintentionné ?… Ainsi l’instinct de la bonté égale en prévoyance toutes les finesses de l’esprit, et a sur lui cet avantage de ne jamais s’exercer que pour le bien ! Je remerciai mon jeune meûnier. Je lui servis moi-même le verre de vin de Bordeaux, que heureusement il trouva bon. Je le louai sur sa chanson, sur sa belle voix… Il se mit à rire. « Ah, madame !… si not’mère vous entendait ! — Eh bien ! si elle m’entendait ?… — Elle serait d’une colère !… — Et pourquoi ? Ah ! c’est qu’il faut vous dire que j’ons été enfant-de-chœur à Douai, à Tournay, à Béthune, à Cassel, et toujours malgré not’mère, de chez qui je nous enfuyions toujours, et qui a passé dix ans de sa vie à nous relancer de chapitre en chapitre, où, sans vanité, je ne laissions pas de bien figurer. Mais je n’ons pas pu apprendre tout-à-fait la musique, parce que j’ons trop changé de maîtres ; et, à la fin pourtant, j’étions demandé à l’Opéra de Paris[1], oùs-qu’on me promettait une belle place de douze cents francs, quand ma mère, qui ne peut non plus se passer de moi que de sa peau, ma pauvre mère nous fit faire connaissance avec Thérèse ; et ma fine, de depuis… — Qu’est-ce que Thérèse, monsieur Bertin ? demanda ma curieuse femme-de-chambre. — Sauf votre respect, mam’zelle, c’est not’ménagère ; grande comme moi, tournée… alerte !… — Avez-vous des enfans ? lui demandai-je à mon tour. — Sept, madame ; tous garçons, tous plus frais, plus dodus !… Ça fera de beaux hommes pour l’état ; et, s’il m’en reste un seulement pour nourrir sa mère et la mienne, c’est tout ce que je demandons au bon Dieu. » En achevant cette réponse naïve, Bertin s’enveloppa dans son manteau, et me dit de lever la glace de ma portière, parce que la pluie pouvait m’incommoder. « Il a raison, madame, dit vivement Cécile. Par ici, monsieur Bertin ; par ici : je ne crains pas la pluie, moi. » Bertin passa de son côté. Cécile chercha un biscuit, dont Bertin ne voulut pas ; mais il accepta volontiers un second verre de vin, disant que c’était là ce qu’il avait le mieux retenu des bons exemples de ses maîtres. « Et à présent, monsieur Bertin, lui dit Cécile, avec qui faites-vous de la musique ? — Avec l’organiste de Péronne ; excellent cordonnier, dont on voit la boutique à droite sur la grande place, en venant de Paris. Il faut l’entendre quand il nous tient à son clavecin, moi et sa basse-taille récitante !… nous apprenant les morceaux des messes qu’il compose ; puis, les chantant avec nous, en s’accompagnant lui-même, et tout courant… c’est un tapage !… c’est un plaisir !… Aussi, je n’en avons pas d’autres ; et de celui-là Thérèse n’est pas jalouse, parce qu’il ne ruine pas la maison, et qu’en revenant de là je ne l’embrassons que de meilleur cœur. » Je recueillis, non sans tristesse, ces paroles si simples qui renfermaient la meilleure règle de conduite pour tant d’autres maris plus éclairés que Bertin. Je sentis quelques pleurs s’échapper de mes paupières ; et, pour laisser à mademoiselle Thévenot toute liberté de satisfaire son desir curieux, je feignis de m’assoupir dans le coin de la voiture ; alors s’engagea entre Cécile et Bertin le dialogue le plus serré, le plus original. L’une, émerveillée de rencontrer, à trente lieues de Paris, du talent, de la bonhomie, des mœurs, de la gentillesse, et tout cela chez un meunier ; l’autre, fort content de trouver à qui parler de son séjour dans les chapitres, de ses tours d’enfant-de-chœur, de sa bonne vieille mère, de ses marmots, de sa Thérèse, et de manière à inspirer à la vieille fille qui l’écoutait la plus grande envie d’essayer du terrible engagement dont mon exemple l’avait justement dégoûtée. Trois quarts d’heures s’écoulèrent sans qu’elle y songeât. Enfin le fouet de notre postillon se faisant entendre assez près de nous, Bertin m’en avertit, croyant que je m’éveillais, et s’empressa d’ouvrir du côté de Cécile pour nous aider à changer de voiture. « Ah, quel dommage ! dit elle en descendant. Avec vous, monsieur Bertin, on causerait volontiers toute la nuit. » Pauvre fille !…

Nos secours arrivèrent. On releva la voiture ; on ficela mon essieu et ma roue. Je montai dans une chaise qu’on m’avait amenée ; et, nous acheminant vers Péronne, j’arrêtai devant la maison de Bertin, à qui je ne savais comment témoigner ma reconnaissance. « Mon ami, viens donc ! s’écria une jeune femme, qui, malgré la nuit et la pluie, accourait au-devant de la voiture ; viens donc, répéta-t-elle : pourquoi ne pas rentrer, puisque ces dames n’ont plus besoin de toi ? » J’appelai madame Bertin ; car c’était elle : je la remerciai ; je lui serrai la main, qu’elle retira en riant, quand elle s’aperçut que je voulais y glisser un louis. « Eh, fi donc, madame ! Dieu nous en garde ! Je serions trop riches, si l’on nous donnait un louis chaque fois que ça nous arrive. » Et prenant le bras de son mari, elle s’en fut avec lui sans attendre ma réponse.