Geneviève (Candeille)/Deuxième journée

chez Arthus Bertrand, libraire (p. 33-86).


DEUXIÈME JOURNÉE.


Passage à Valenciennes. Arrivée à Saint-Amand. Gîte au Lion d’or. Madame de Saint-Phar. Détails qu’elle me donne.

« Vous voyez bien, dis-je à mademoiselle Thévenot, que votre montre va fort mal, et que la mienne ne va plus du tout. Entrons là, on les remettra à l’heure, et peut-être qu’en même temps l’on nous indiquera le meilleur gîte de Saint-Amand, où nous devons coucher ce soir. — Mais, madame, pourquoi cette boutique obscure ? — N’est-ce pas la plus proche ? — Fort bien ; mais madame est-elle sûre qu’il y ait là quelqu’un qui sache raccommoder les montres ? — Lisez plutôt : Dulaunoy, horloger. — Entrons donc chez M. Dulaunoy. » Un vieillard d’assez bonne mine vint nous recevoir dans cette boutique dénuée de tout, même des principaux instrumens d’horlogerie. Il avait l’air triste, et parlait difficilement. Cependant il vit d’un coup-d’œil ce qui dérangeait nos montres ; les visita avec adresse, avec intelligence ; les nettoya, les régla devant nous ; et, après une heure d’un travail minutieux, m’en demanda le prix le plus modeste d’un ton honnête et réservé. Personne, durant tout ce temps, n’était venu l’aider à nous tenir compagnie ; personne ne s’était présenté à la boutique. « Êtes-vous veuf, monsieur ? lui demandai-je. — Oui, madame, depuis quinze ans. (Et son visage se rembrunit.) — Vous souffrez de la guerre ? Eh, madame, qui n’en souffre pas ! — Est-ce que vos fils sont aux armées ? demanda Cécile. » Le vieillard baissa la tête, comme pour examiner de plus près son ouvrage ; mais je le vis se détourner, et porter vivement son mouchoir des Indes sur ses yeux rougis de larmes. Nous restâmes quelque temps en silence ; puis, lui, songeant qu’il devait une réponse à ma femme-de-chambre : « Le seul fils que j’ai, lui dit-il, mademoiselle, a déjà près de quarante ans, et plut à Dieu… » Il s’arrêta ; Cécile me regarda ; je m’approchai ; je questionnai le vieillard sur ses ressources, sur celles de la ville. « Nos femmes, me dit-il, vendent toujours assez bien leurs dentelles. En tout état de choses, monarchie ou république, dans les grands comme dans les petits ménages, l’argent ne manque jamais que pour le nécessaire. » J’essayai de pénétrer la cause de sa tristesse. Il se retrancha sur les malheurs publics ; évita toutefois de me parler de son opinion : mérite alors d’autant plus rare, que, d’un bout de la France à l’autre, chaque corps de métier avait son chef de ligne, et chaque boutique son orateur. En reprenant nos montres, je lui parlai de Saint-Amand, de la fontaine, de mon logement dans le bois. « Ah, madame ! me dit-il avec vivacité, si vous logez dans le bois, ne passez pas la deuxième maisonnette à gauche sans y entrer, et sans causer avec l’hôtesse. — Vous la connaissez ? — Beaucoup, madame. — Comment se nomme-t-elle ? — Comme moi. — C’est donc une parente ? Madame, c’est ma fille… C’est mon fils qu’elle a épousé. » Et comme si ces dernières paroles lui eussent coûté un violent effort, il reprit longuement sa respiration, et nous salua : nous sortîmes.

« Madame, me dit Cécile, il y a ici quelque mystère. Avez-vous remarqué l’air noble de ce vieux monsieur Dulaunoy ? Avez-vous remarqué son embarras au sujet de ses enfans ? Madame… je ne serais pas du tout surprise que ce prétendu horloger ne fût un ci-devant duc et pair.

Cécile Thévenot, jadis au service d’une dame presque aveugle, y avait appris à lire, et, tous les soirs lisait à sa maîtresse le Cléveland, le Robinson, les contes arabes, et autres histoires merveilleuses. Le merveilleux séduit toute la classe ignorante ; il effraie, il attache la jeunesse crédule ; il donne au moindre esprit un certain air d’érudition, et fonde sur la mémoire et la curiosité l’alliance éternelle des enfans et des domestiques. Mademoiselle Thévenot aimait donc les romans. Souvent, pour satisfaire ce goût, elle renonçait à la promenade, ou même négligeait son ouvrage, et je l’en avais grondée plus d’une fois. « Eh bien ! madame, m’avait-elle dit, si jamais on me prouve que les gens de notre état font plus mal de lire des romans que de jouer aux cartes et d’aller à la guinguette, je vous promets que je n’en lirai plus : » Je n’avais trop su que répondre ; les exemples m’avaient manqué… J’allais en trouver un, un très-remarquable dans la personne de M. Dulaunoy fils, aubergiste de la Croisette, hameau de Flandre aussi obscur par sa situation que par le petit nombre de ses pauvres habitans.

J’appris le nom de ce hameau, celui de l’aubergiste, celui même de sa servante, et une foule d’autres détails, par une dame extrêmement prévenante que je trouvai le soir à Saint-Armand. Cette dame, soi-disant émigrée, à moi présentée sous le nom de madame la marquise de Saint-Phar, et logée à demeure à l’hôtel où je descendis, y attendait les étrangers pour leur raconter l’histoire du pays, sa propre histoire, et tout ce qu’elle savait de la fontaine et des baigneurs. « Vous n’en trouverez guère cette année, madame, me dit-elle ; l’été ressemble un peu trop à l’hiver ; et puis, le moyen de se risquer dans des cantons ravagés par le continuel passage des troupes ! Depuis six mois seulement l’on respire ; encore n’est-il pas certain que cela dure. — Tant pis, madame. — Ah ! sans doute ; les arts, le commerce, l’humanité… Madame est Flamande ? — Non, madame. — C’est la première fois que madame voyage en Flandre ? — Non, madame. — Madame a peut-être des connaissances à Valenciennes ? — Non, madame. — Ah, fort bien ! Quelle horreur que ce dernier siége ! Trente-sept jours de bombardement ! Les enfans, les vieillards, réfugiés dans le souterrain de la citadelle, où toutes tant que nous étions de femmes courageuses, nous allions leur porter à manger à travers les biscaïens, les obus qui roulaient, qui éclataient sous nos pas ! — Madame était donc déjà rentrée ? — J’étais cachée, madame ; je la suis encore. On a ses parens, ses amis. Hélas ! les miens demeuraient presque tous dans le faubourg d’Anzin : on n’y a pas laissé pierre sur pierre. J’y ai perdu, entre autres, mon infortunée cousine, madame la comtesse d’Edme, qui revenait de Lille en cet affreux moment. — Je crois, madame, que vous vous trompez ; madame d’Edme est maintenant à Amsterdam : elle y est en parfaite santé. Elle y doit son repos, son aisance aux rares talens et au courage du jeune baron d’Egremont, son neveu, qui y soutient toute sa famille des fruits de son travail et de sa belle conduite. [1]Un de mes amis a reçu de leurs nouvelles la veille de mon départ de Paris. » Une fille d’auberge vint nous interrompre ; ce qui sauva miraculeusement la dame émigrée du petit embarras où la jetait son étourderie. On demandait nos passeports. « C’est d’Hauterive qui les visera, reprit vivement mon officieuse ; mais on a bien le temps : madame n’est pas en état de partir de si grand matin. » J’étais effectivement très-fatiguée du voyage. « Qu’est-ce que M. d’Hauterive ? demandai-je à la servante. — C’est le notaire du lieu, madame ; M. d’Hauterive est aussi officier municipal, et propre frère de madame Dulaunoy, maîtresse de la deuxième auberge champêtre, où madame fera bien de loger si elle veut être servie proprement. » La fille s’en alla. « Voulez-vous, me dit madame de Saint-Phar, savoir au juste ce que c’est que ce d’Hauterive ; cette femme Dulaunoy, dont certaines gens ici disent trop de mal ; et son indigne mari, dont on pense encore trop de bien ? — Oui certainement, madame, répondis-je aussitôt. Il est bon de savoir avec qui l’on va vivre. » Et l’invitant, ce dont elle fut charmée, à partager mon modeste souper, elle sortit pour supprimer le sien, et me laisser reposer quelques instans. « Ça, une marquise ? dit Cécile quand nous fûmes seules ; ça, une cousine de madame la comtesse d’Edme ? Ô l’effrontée !… la sotte !… Pense-t-elle que l’on n’ait jamais vu de dame de condition ? qu’elle cache donc ses vilains pieds si longs, si plats, si bêtes ! A-t-elle seulement la peau des mains aussi blanche que ce pauvre vieux M. Dulaunoy ? C’est aux pieds, c’est aux mains qu’on reconnaît les gens comme il faut. Et voyez ses ongles ; tous en demi-deuil ; tous ! » La remarque me fit rire ; et Cécile, encouragée par ce petit succès, continuait de s’égayer aux dépens de madame la marquise, quand celle-ci rentra, suivie des gens de l’hôtellerie. On servit. Nous soupâmes. J’entrevis dans le ton, dans les manières de cette femme, plus de besoin que d’habitude du mensonge, plus de mal-aise que de bassesse. Je fus contente de l’air qu’elle eut avec Cécile, dont elle avait pu entendre les dernières plaisanteries ; et enfin, la façon dont elle me raconta l’histoire suivante, acheva de me réconcilier avec sa tournure, la plus extraordinaire dont l’imagination puisse affubler une agréable de province.

Ce que je vais vous dire, mesdames… (elle s’adressait ainsi à moi et à Cécile, qui, sur cette dénomination, regarda l’historienne avec plus d’indulgence) ; ce que je vais vous dire est de notoriété presque publique dans ces cantons. Je n’omettrai, je n’ajouterai rien. On peut, en s’exprimant sur ses propres chagrins, s’emporter au-delà du vrai ; c’est une consolation permise à l’infortune ; mais dans ceci je serai narrateur fidèle de plus spirituels que moi vous feraient tort en altérant les faits. » Cécile, entièrement subjuguée, demanda la permission d’avancer sa chaise un peu plus près de la table ; arrangea les flambeaux de manière à ne rien perdre des gestes ni des paroles de madame de Saint-Phar, qui, voyant l’attention que je lui prêtais moi-même commença en ces termes son triste et simple récit :

Histoire de madame Dulaunoy, née d’Hauterive, et de sa servante Geneviève.

« Mademoiselle d’Hauterive, fille d’un honnête négociant de Cambrai, pouvait prétendre à une dot de quarante mille francs, et à un héritage d’environ cinquante mille écus. Très-bien de figure ; grande, forte, active, intelligente ; très-sage, quoi que l’on en ait dit ; très-entendue au commerce, elle fut citée pendant dix ans comme un modèle de mœurs et de raison. Ses parens moururent vers la fin de l’année 1778. À cette époque, mademoiselle d’Hauterive était majeure. Deux ans après, au retour d’une campagne voisine, où elle avait été passer quelques semaines, elle ramena chez son frère (celui que vous verrez demain) une petite fille de trois à quatre ans, qu’elle adoptait, disait-elle, soit qu’elle se mariât ou non, et à qui, dès ce moment, elle prodigua tous les soins, toute la tendresse d'une mère. Cette petite fille s'appelait Geneviève. Mademoiselle d'Hauterive l'avait trouvée, disait-elle, abandonnée à la pitié de sa nourrice, qui ne savait comment gagner assez de pain pour en donner à la petite étrangère sans faire crier ses propres enfans. Mademoiselle d'Hauterive était digne de foi; on aurait dù l'en croire; d'autant plus, qu'à la suite de ce petit événement, elle se prit d'amour pour le jeune Dulaunoy, alors assez joli garçon, et l'épousa en dépit de son frère, qui déjà convoitait la succession de cette sœur, plus âgée que lui de quelques années, plus âgée aussi que son mari.

» Leur premier enfant vint au monde avant terme. Dulaunoy, très-libertin, par conséquent très-disposé à mal juger des femmes, soupçonna la sienne d’infidélité ; le dit à son beau-frère ; et celui-ci, qui ne cherchait qu’un moyen de nuire à cette sœur que jamais il n’avait aimée, porta les soupçons de Dulaunoy jusque sur cette petite Geneviève que sa femme élevait chez lui. Sans s’expliquer d’abord autrement que par sa mauvaise humeur, Dulaunoy brusqua Geneviève, n’approuva rien de ce qu’elle faisait ; se plaignit de l’inutilité de son service, et enfin voulut la chasser de la maison. Madame Dulaunoy s’y opposa formellement. Elle défendit contre son frère, contre son mari, et contre l’intérêt même de sa réputation, cette jeune orpheline, qui, depuis, l’en a bien récompensée. Mais ses querelles journalières avec Dulaunoy énervaient son courage, et multipliaient les pertes dont la révolution frappait sa maison de commerce. Mademoiselle d’Hauterive avait doublé sa fortune, tant qu’un nom estimé, tant que sa volonté seule dirigeaient ses calculs, et favorisaient ses opérations ; mais de l’instant où l’imbécille Dulaunoy entreprit de la seconder, de la remplacer dans la tenue des livres et la correspondance, son inexactitude, son entêtement et ses folles prodigalités altérèrent la confiance, et, peu à peu, ruinèrent un crédit établi sur soixante ans de régularité. Les chagrins même de madame Dulaunoy contribuérent à accélérer sa perte. L’image de la paix offre celle de l’ordre ; elle attire ce qui lui ressemble. Quand deux époux vivent de bon accord, tout le monde est tenté d’être bien avec eux ; et c’est peut-être le châtiment le plus prompt de la mésintelligence conjugale, que cette frayeur qui éloigne d’un mauvais ménage jusqu’aux mauvais plaisans qui se faisaient un jeu d’en troubler l’harmonie. Madame Dulaunoy dévora ses peines tant qu’il fut possible d’en soustraire la connaissance aux créanciers de la maison. Dulaunoy avait fait des dettes considérables ; son père s’épuisa pour en payer une partie : tout ce qu’il possédait ne put suffire. D’Hauterive, alors très à son aise, refusa ses secours, et même sa caution. Survint la guerre qui détruit tout. On cessa de vendre, de recevoir, d’espérer. On avait, dans le temps, placé des fonds chez un grand banquier de Paris. Monsieur voulut arranger ses affaires ; il manqua, vingt autres faillites s’ensuivirent, et madame Dulaunoy ne put éviter la sienne. Son frère, qui guettait ce moment pour s’emparer de tout, mit effectivement la main sur tout ce qui restait ; fut nommé curateur d’une voix unanime ; vendit la maison paternelle, et du produit de toutes ses manœuvres, parvint à acheter une belle propriété de campagne dont il n’a pas joui long-temps ; car les brûleurs de châteaux l’en ont chassé il y a deux ans ; l’administration des domaines l’a appelé à restitution ; d’autres procès l’ont tracassé ; bref, il est ruiné à son tour : ce qui devait arriver tôt ou tard, puisqu’il y a une Providence.

» Mais la triste madame Dulaunoy, chargée de deux enfans, chargée des reproches de son mari, et aussi du blâme public, qui s’attache toujours au malheur, ne savait où porter sa détresse. Elle avait sacrifié ses meubles, ses bijoux. La seule Geneviève restait pour la servir ; encore l’attachement si légitime de cette bonne jeune fille était-il pour sa bienfaitrice une source continuelle de chagrins et d’amertume. Dulaunoy, perdu de débauche, de paresse et de présomption, s’obstinait à chercher dans le prétendu mystère de la naissance de Geneviève l’excuse de ses doutes sur la naissance de ses fils. Il espérait de son mérite, et du recours des lois nouvelles, un retour de fortune, un second établissement. Il voulait s’en aller ; il voulait divorcer. Son père le menaça de sa malédiction. Il craint son père ; il resta avec sa femme ; consentit à garder Geneviève, parce que c’était la seule fille qui voulut les servir pour rien ; et, dans un bon moment, le seul peut-être qu’il ait eu de sa vie, promit à son père d’exercer de son mieux une place de receveur des douanes que ce bon père avait enfin obtenue pour lui à Furnes, petite ville située entre Ypres et Menin, à demi-lieue environ de la rivière de Colmes. »

Ici madame de Saint-Phar reprit haleine ; elle rougit ; ses yeux se mouillèrent. « Qu’avez-vous, madame ? lui dis-je. — Madame veut-elle un verre d’eau sucrée ? demanda Cécile. — Vous paraissez en peine, ajoutai-je. — Sincèrement, reprit madame de Saint-Phar ; je ne sais trop comment raconter ce qui me reste à vous dire ; et pourtant y eut-il rien de si chaste que la malheureuse Geneviève au sein du dévouement le plus inconcevable ! »

Madame de Saint-Phar s’arrêta encore. Cécile me regarda avec inquiétude ; elle tremblait que je ne remisse l’histoire au lendemain ; mais ma curiosité égalait au moins la sienne ; et, sur mon instante prière, madame de Saint-Phar continua ainsi :

« Dulaunoy, sa femme, deux enfans en bas âge, leur servante Geneviève, et un chien nommé Tristan, s’établirent dans la maison de recette de la petite ville de Furnes, au mois de décembre 1793. La circonstance n’était nullement favorable pour garder ces nouvelles frontières. L’ennemi les avait déjà reprises une fois, et son retour avait laissé des traces sanglantes. Ce danger du poste de recette dans une ville qui n’a ni portes ni remparts, frappa d’abord l’imbécille receveur ; et les pauvres commis qu’il avait sous ses ordres ne tardèrent point, tout pauvres qu’ils étaient, à s’apercevoir de la poltronnerie et de l’inaptitude de leur chef. Mais l’intelligence de madame Dulaunoy, celle de Geneviève, celle même de Tristan, qui, en moins de trois mois, devint l’effroi des contrebandiers, attendrirent ces bonnes gens, qui, par estime pour la femme, voulurent bien ne porter aucune plainte contre le mari. L’un d’eux,… c’était le plus jeune, fit attention à Geneviève. Ses petits yeux noirs, sa taille bien prise, son honnête maintien, lui parurent charmans. Il lui conta fleurette ; la trouva plus honnête encore que son maintien, et lui promit de l’épouser au retour de la campagne suivante. L’amoureux de Geneviève était de la réquisition. Au 1er de mars il fallut partir. Geneviève pleura ; madame Dulaunoy pleura aussi ; elle regrettait vivement le bon Bernard. Sa vigilance leur était du plus grand secours. Nul autre que lui ne faisait les visites, les courses au loin à la place de M. le receveur, qui, pendant ce temps-là, fumait sa pipe, ou lisait des romans. — Ah, mon Dieu ! interrompit Cécile ; comment, madame, ce vilain homme… — Oui, mademoiselle ; ce vilain homme, ce méchant Dulaunoy, avait, entr’autres perfections, le goût bien extraordinaire, pour un homme aussi grossier, de lire et de relire du matin jusqu’au soir la bibliothèque bleue, les vieux romans chevaleresques, et toutes les rapsodies du même genre qui pouvaient lui tomber sous la main. Avant d’avoir ce goût, il en avait un autre plus dispendieux et moins innocent ; de sorte que sa femme s’estima trop heureuse, pendant leur séjour à Furnes, de ne le voir que ridicule et inutile, lui qui, jusqu’à ce moment, avait su être à-la-fois le plus vicieux et le plus brutal de tous les maris.

» Dans ce moment de calme, madame Dulaunoy mit au monde son troisième enfant. C’était une petite fille : elle ressemblait à Dulaunoy. Il la caressa un peu plus que les autres, et prétendit que cet enfant était le seul des trois qu’il dut reconnaître. Madame Dulaunoy, consolée par Geneviève, dévora ce nouvel outrage, donna le sein à sa petite fille, et commençait à peine à recouvrer quelques forces, quand une de ces secousses si fréquentes en temps de guerre, renversa une seconde fois tout l’édifice de son bonheur, et faillit lui coûter la vie.

» On était à la fin d’octobre. Le jeune Bernard venait d'écrire. Sa compagnie faisait partie du régiment qui devait défendre Ypres et les environs contre l'ennemi qui se rapprochait de nouveau; Bernard s'en réjouissait. Il engageait M. le receveur à se rappeler, au besoin, les traits de valeur et les maximes chevaleresques qu'il lui avait si souvent débitées. Dulaunoy ne goûta point du tout la plaisanterie, et fit, comme de coutume, retomber son humeur sur Geneviève, qui, sans l'écouter, ne s'appliqua, de ce moment surtout, qu'à soigner sa maîtresse et à rappeler son courage. Chaque jour leur apportait de nouveaux sujets d’inquiétude. Dumouriez avait passé chez l’Anglais. Custine était occupé à….*** L’ennemi venait de reprendre Ypres ; quelques détachemens de son armée vinrent porter le ravage dans les murs de Menin et les campagnes de Furnes. Des cris d’épouvante s’élevèrent de toutes parts. Le droit des gens suit les lois de la guerre, quand la querelle ainsi que la puissance est limitée et reconnue ; mais là où la prétention passe toute règle, la résistance n’en connaît plus ; et, chaque fois que l’on a vu des gouvernemens nouveaux pousser les progrès ou la vengeance au-delà des anciennes bornes, on a vu aussi des représailles sanglantes, des haines nationales héréditaires comme les haines de famille, et le peuple, froissé dans ces grands intérêts, maudire également le vainqueur qui l’opprime, et le vaincu qui le menace encore.. Telle était alors la situation des malheureux Flamands. « Obéissez, ou nous brûlons vos villes, disaient les soldats de la convention. — Rentrez dans le devoir, ou vous êtes perdus, disaient ceux de l’empereur d’Autriche. » Cette fois, les Autrichiens n’avertirent même pas ; et, s’annonçant seulement par le carnage et l’incendie, surprirent et mirent en pièces tous les postes de défense. Bernard, placé au plus périlleux, fit ce qu’il put, ainsi que ses camarades, pour seconder le courage du jeune officier qui les commandait. Mais quel moyen d’arrêter une force supérieure, encore doublée par l’espoir du pillage ? L’action ne dura que le temps de porter l’alarme chez les habitans, qui, tous, réveillés au point du jour par le bruit du tocsin, celui des armes, le pas des chevaux, les cris, les juremens du soldat, sortaient moitié nus de leurs maisons, et cherchaient leur salut dans la fuite. Les flammes dévoraient les villages voisins ; elles s’élevaient déjà sur les toits démantelés des premières baraPage:Candeille - Genevieve.djvu/77 Page:Candeille - Genevieve.djvu/78 Page:Candeille - Genevieve.djvu/79 Page:Candeille - Genevieve.djvu/80 Page:Candeille - Genevieve.djvu/81 Page:Candeille - Genevieve.djvu/82 Page:Candeille - Genevieve.djvu/83 Page:Candeille - Genevieve.djvu/84 Page:Candeille - Genevieve.djvu/85 Page:Candeille - Genevieve.djvu/86 Page:Candeille - Genevieve.djvu/87 Page:Candeille - Genevieve.djvu/88 Page:Candeille - Genevieve.djvu/89 tous côtés ses naseaux inquiets, suivit, en flairant, une route indécise, et à travers la plaine. Ils parvinrent ainsi jusqu'au bord de la rivière; et là, Tristan, allant, venant, tournant sur lui-même, et s'expliquant enfin par des cris lamentables, persuada à la triste Geneviève que sa maîtresse avait cessé de vivre. Elle eut bien de la peine à ramener Tristan. Il s'échappait toutes les nuits, et l'on était sûr de le retrouver couché et hurlant à la même place d'où on l'avait ramené la veille. Dulaunoy, forcé de s'en aller, parce qu'un autre receveur venait d'être nommé à sa place, voulut, avant de quitter Furnes, visiter aussi cet endroit de la rivière, devenu fameux dans le canton par les visites nocturnes de Tristan. Il vint donc avec Geneviève et son fils à la recherche du chien, le matin même où les bateliers s’étaient proposé de le conduire à madame Dulaunoy. Il fut moins joyeux de retrouver sa femme, qu’horriblement fâché contre elle de ce que la malheureuse mère avait laissé aller sa fille au fond de l’eau ; ne supporta qu’avec impatience la vive reconnaissance de sa femme envers les hôtes généreux qui l’avaient sauvée et nourrie ; ramena sa famille chez son vieux père, qu’il acheva de ruiner, de désoler par ses chimères absurdes, par son indomptable paresse ; et, grâce aux derniers efforts de ce père, vraiment digne d’un autre fils, s’est définitivement établi dans une chaumière de la Croisette, où sa femme, son petit garçon, Geneviève et Tristan travaillent du matin jusqu’au soir, tandis que M. Dulaunoy fume sa pipe, brusque sa femme, bat son chien, et continue de lire des romans : ce qui, comme vous voyez, mesdames, l’a prodigieusement aidé à penser juste, et à se bien conduire tout le temps de sa vie. »

Cécile, à cette dernière réflexion, baissa la tête, joignit les mains ; et, se levant avec respect, prépara pour madame de Saint-Phar le verre d’eau sucrée qu’elle lui avait offert. « Et Bernard ? demandai-je après un moment de silence ; Bernard… qu’est-il devenu ? On n’en sait rien. On disait pourtant qu’il avait été compris dans l’un des échanges de l’an passé. Mais il aurait écrit, et Geneviève n’espère plus le revoir. On s’abstient même de nommer Bernard devant elle, parce qu’aussitôt elle se cache, et pleure pendant des nuits entières. »

Tous ces détails m’avaient vivement intéressée. J’en remerciai madame de Saint-Phar, qui, très-contente de la soirée, m’en remercia à son tour, et me promit très-gracieusement de me présenter le lendemain à M. Jean-François d’Hauterive, municipal du lieu, et frère si tendre de madame Dulaunoy.


  1. Les siècles révolutionnaires ont dû contribuer aux progrès de l’éducation : quiconque fut en proie aux misères que les révolutions enfantent, a connu tout le prix des ressources personnelles.