LA BRETAGNE DU CENTRE[1]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


II. — Le Pays de Pontivy.


Rohan. — Loudéac. — La Forêt. — La première imprimerie bretonne. — Saint-Méen, Collinée, Le Gouray. — Les Caqueux. — Moncontour, Plœuc, Plouguernast. — La Fête-Dieu à Pontivy. — Le monument de la Fédération bretonne-angevine. — Le château à l’abandon. — Un chouan oublié. — Sacs de papier. — Les petites filles à jupes longues. — Les vitraux de Stival. — L’orage. — La chaumière, — Guéméné. — Le Château et son jardin. — Le Bain de la reine. — Kernascléden. — Le Faouët. — Les Halles. — La faiseuse de crêpes. — Saint-Fiacre. — Sainte-Barbe. — Chez le tisserand. — Intérieur de Bethléem et de Nazareth.



Je prends le plus long pour aller à Pontivy ; mais à Rohan, où je m’arrête en quittant Josselin, j’en serais pour mon arrêt si le magnifique paysage n’était une compensation suffisante à l’absence du château fort dont il ne reste que quelques vestiges, et à la présence d’une église moderne quelconque. Non loin, la Chèze aussi était une place forte, au château flanqué de neuf tours, entouré de douves profondes et communiquant par un pont-levis au château de Rohan. Rien de tout cela n’existe non plus. On dit qu’il y a un demi-siècle, on pouvait voir encore l’entrée du souterrain. Rien, plus rien. Henri IV a rasé le château, et la terre et la végétation ont bouché le trou. À Loudéac, il y aurait également peu de chose s’il n’y avait pas la forêt, mais il y a la forêt. C’est un fragment détaché de l’immense forêt de Brocéliande, et c’est d’un rendez-vous de chasse qu’est née la ville. La forêt de Loudéac, où abonde le gros gibier, est d’aspect plus ancien, plus farouche que la forêt de Paimpont. Elle avait, au xve siècle, cinq lieues de longueur et deux de large. Elle n’a plus aujourd’hui qu’une étendue de 8 kilomètres avec 4 kilomètres de largeur. Les chevaux y vivaient à l’état de liberté, et le vicomte de Rohan y tirait grand profit des poulains. Vingt à trente grosses forges y étaient établies et fabriquaient des poêles à crêpes, des fers de charrue, des broches, des lardiers, pour une grande partie de la Bretagne. Heureux pays qui n’a guère d’autre histoire. Loudéac ne fut jamais fortifié et n’eut, de ce fait négatif, à subir aucun siège. On relate que l’armée française vint y loger, en 1491, à la fin de la guerre de Succession, et qu’elle y souffrit de la faim. On dit aussi que la première imprimerie bretonne fut fondée à Loudéac. Le goût du savoir n’en fut pas pour cela répandu dans toute la région, puisque, en 1794, les paysans révoltés détruisirent une maison d’étude construite, en 1768, pour le défrichement des terrains incultes.

C’est revenir sur mes pas que d’aller à Saint-Méen, mais il faut me résigner à ces courses qui rayonnent autour d’un centre. Le bourg est né d’un monastère, fondé par saint Méen, abattu au xe siècle par les Normands, réédifié au siècle suivant par Hingueton, abbé de Saint-Jacut, rebâti encore plusieurs fois, notamment en 1712. Je vois là l’église abbatiale, sa tour ogivale, coiffée d’un dôme et d’une autre tour carrée plus petite. En venant, j’ai vu Merdrignac, pays de landes coupé de pâturages. Je m’en reviens donc à Loudéac par Collinée, par la vallée du Menez, non loin de la forêt de Bosquen, Collinée, où il reste quelques maisons du xvie siècle, parmi lesquelles sans doute est la maison de Simon Collinæus, qui fut le collaborateur d’Estienne, épousa sa veuve, créa des poinçons pour les caractères italiques, eut l’idée du premier alphabet illustré, et publia des éditions célèbres. Non loin, au Gouray, existait autrefois une « caquinerie », hôpital où l’on traitait la lèpre. Les Caqueux ou Cacous avaient ou n’avaient pas la lèpre, les historiens ne paraissent pas très fixés sur ce point. Ils passaient pour l’avoir, et cela suffit pour que l’on prît contre eux les plus terribles mesures d’isolement. Partout, ils avaient leurs places séparées, même à l’église, avec le vide autour d’eux. Un métier leur était permis, celui de cordier. Admirez l’illogisme qui faisait aux gens qui les fuyaient acheter les cordes faites de leurs mains dangereuses. Ils pouvaient avoir quelques terres autour de leurs maladreries, mais ils ne pouvaient bâtir. Peu à peu les Caqueux s’enhardirent, allèrent çà et là, entreprirent des commerces. De véritables lépreux se révélèrent, et François II dut rendre, en 1465, une ordonnance qui défendait aux Caqueux « de non aller, ne voyager sans avoir une marque de drap rouge sur leur robe, pour les connaître, afin d’éviter le danger et inconvénient qui vraysemblablement pourrait advenir ès gens sains et non suspects et entachés d’icelle maladie, et aussi de non plus se marchander de beurre, plume, porcs, vaches, veaux, chevaux, et autres marchandises, fors seulement de marchander le chanvre au fil pour leur fait ou métier de cordage ; et pareillement de non plus faire aucun labourage que de leurs jardins ». Cette ordonnance fut appliquée par les gens du duc avec une telle rigueur que les Caqueux faillirent être réduits à la famine, dit M. Ant. Dupuy, dans son Histoire de la Réunion de la Bretagne à la France, à laquelle j’emprunte ces détails.

Un autre auteur, Monteil, dans son Histoire des Français des divers états, dit comment se pratiquait la relégation du Caqueux. Lorsqu’il avait été arraché à sa famille, on le recouvrait d’un drap mortuaire, le chef de la paroisse venait le prendre en procession, le conduisait à l’église, où il était placé en chapelle ardente, pour entendre les prières des morts et recevoir des aspersions, avant d’être conduit à la maison qu’il devait occuper. « Arrivé à la porte, au-dessus de laquelle était placée une petite cloche surmontée d’une croix, le lépreux, avant de dépouiller son habit, s’est mis à genoux, le curé lui a fait un discours touchant, l’a exhorté à la patience, lui a rappelé les tribulations de Jésus-Christ, lui a montré, au-dessus de sa tête, prêt à le recevoir, le ciel, séjour de ceux qui ont été affligés sur la terre. Le malade a retiré ensuite son vêtement, mis sa tartarelle de ladre, pris sa cliquette pour qu’à l’avenir tout le monde eût à fuir devant lui. Alors le curé, d’une voix forte, lui a prononcé en ces termes, les défenses prescrites par le rituel :

« Je te défends de sortir sans ton habit de ladre.

« Je te défends de sortir nu-pieds.

« Je te défends de passer par les ruelles étroites.

« Je te défends de parler à quelqu’un lorsqu’il sera sous le vent.

« Je te défends d’aller dans aucune église, dans aucun moutier, dans aucune foire, dans aucun marché, dans aucune réunion d’hommes.

« Je te défends de boire et de laver tes mains, soit dans une fontaine, soit dans une rivière.

« Je te défends de manier aucune marchandise avant de l’avoir achetée.

« Je te défends de toucher les enfants. Je te défends de leur rien donner.

« Je te défends enfin d’habiter avec toute autre femme qu’avec la tienne. »

Le prêtre lui donne ensuite son pied à baiser, lui jette une pelletée de terre sur la tête, après avoir fermé la porte, le recommande aux prières des assistants. « Après quoi tout le monde s’est retiré. »

Je ne regrette pas d’être rentré à Loudéac par Moncontour, Plœuc, Plouguernast. À Moncontour — ville de tours, — spécifie le dicton, il y a des jardins entassés sur l’emplacement des anciennes murailles, que réunissaient autrefois dix-sept tourelles crénelées et qui soutinrent plusieurs sièges, du xive au xvie siècle. Le pardon de Moncontour, qui se célèbre à la Pentecôte, dure quatre jours, du samedi au mardi, avec promenade sur les genoux nus, autour de l’église, procession du soir aux torches et aux cierges, enfin, réjouissances, buveries et danses. Le patron est saint Mathurin, dont la vie est retracée en de belles verrières, exécutées d’après les dessins de Cousin, en 1537. Je quitte la ville, accrochée à la colline au-dessus de l’Evron, la petite ville paisible où fut promenée, un jour, au bout d’une pique, la tête du chouan Bras-de-Forge de Boishardy. À Plœuc, il y a un vieux manuscrit dans l’église, un vieux puits sur la place, de vieilles pierres de druides aux environs, et à quelques kilomètres, les vieux arbres de la forêt de Lorges. À Plouguernast, enserré de collines, il n’y a que quelques vitraux à voir à l’église. Je repars vite pour Loudéac et Pontivy, par le chemin de fer.

PAYSAN DE PONTIVY, EN VESTE BLANCHE BORDÉE DE VELOURS NOIR.

Lorsque j’arrive à Pontivy, un dimanche de juin, la ville est en pleine Fête-Dieu. Un grand reposoir est édifié à l’extrémité de la rue principale, très large, bordée de maisons basses. Statues de plâtre colorié, bouquets de feuilles d’or et de feuilles d’argent, vases ornés de devises, cœurs flamboyants, cierges allumés, fleurs de jardins, branches de sapin, sont accumulés sur un autel très élevé, en architecture de branchages, surmonté d’une croix. Le sol est jonché de fleurs, les rez-de-chaussée des maisons sont tendus de draps blancs piqués de bouquets. Au loin, le cortège s’avance, remplit peu à peu la rue. Des femmes et des jeunes filles endimanchées, coiffées de chapeaux fleuris, accompagnées de leurs bonnes en coiffe ; des petites filles en blanc, des toutes petites, grandes comme des poupées, avec d’énormes chapeaux, sous la conduite de religieuses noires ; des fillettes, des jeunes filles de confréries, en blanc, avec le ruban bleu en sautoir ; des paysannes, en robes noires, en bavettes et en tabliers blancs, en coiffes blanches, portant des bannières fleuries et enrubannées, d’autres paysannes en coiffes noires. C’est un défilé de régiments, avec les drapeaux et la musique, mais la marche est lente, prudente, tout le monde semble avancer avec précaution, comme si l’on craignait de réveiller quelqu’un, les voix qui chantent sont graves, assourdies, presque chuchotantes, des voix qui échangent des confidences dans une chambre de malade. Voici l’état-major de cette armée discrète, des enfants de chœur, des chantres, des sous-diacres, des diacres, des chanoines, entourant un dais blanc, garni de panaches blancs, porté par quatre vigoureux paysans en vestes blanches bordées de velours noir. Sous le dais, le prêtre portant l’ostensoir dont l’or flamboie dans l’ombre. Il y a de doux visages de vieillards dans ce groupe des prêtres, il y a aussi des visages noirs, fermés, inquiétants, des yeux au feu vif.

PETITE FILLE DE PONTIVY, EN JUPE LONGUE, TABLIER DE COULEUR, COIFFE DE DENTELLE.
PAYSANNE DE PONTIVY, EN COIFFE NOIRE.

La procession passe. Elle est passée. Les retardataires ont maintenant rejoint le gros de l’armée, et toute la foule est massée autour du reposoir. Je puis parcourir à mon aise la rue élargie, et toutes les rues, où il n’y a plus personne. Auprès de l’église Notre-Dame-de-la-Joie, sur une petite place, un petit monument, étriqué et banal, inauguré il y a quelques années, fixe le souvenir de la Fédération bretonne-angevine. C’est à Pontivy qu’eut lieu, le 15 janvier 1790, la réunion des délégués des jeunes volontaires actifs envoyés par toutes les villes de Bretagne et d’Anjou, sauf Nantes. Ils se réunirent au nombre de cent cinquante, dans une salle du couvent des Récollets, sous la présidence de Moreau, prévôt à l’École de droit à Rennes, rédigèrent des adresses au Roi, à l’Assemblée nationale, à Necker, à La Fayette, puis discutèrent et votèrent un Pacte fédératif, dont il fut donné lecture, le 29 janvier, dans l’église des Récollets, à l’issue de la messe, devant l’autel encadré de drapeaux. Un serment solennel fut proféré : « Nous jurons par l’honneur, sur l’autel de la Patrie,… de rester à jamais unis par les liens de la plus étroite fraternité,… de combattre les ennemis de la Révolution, de maintenir les droits de l’homme et du citoyen, de soutenir la constitution du royaume, et de prendre au premier signal de danger pour cri de ralliement de nos phalanges armées : Vivre libres ou mourir ! » Le pacte de Pontivy fut envoyé à toutes les communes de France par l’Assemblée nationale, et c’est ainsi que la petite ville bretonne donna son modèle à la Fédération du Champ-de-Mars. Un tel événement valait un monument plus altier. La Fédération bretonne-angevine n’a pas eu la chance de susciter, par son acte, une œuvre d’artiste. Seules, les paroles inscrites sur le piédestal ont une grandeur. L’Église Notre-Dame-de-la-Joie, bâtie au xve siècle, et restaurée, n’est pas bien extraordinaire, mais elle a tout de même une autre couleur et un autre air que le bibelot disproportionné posé sur la place.

Le monument de Pontivy, c’est le Château. Il est bien ruiné, bien à l’abandon. Deux de ses grosses tours surgissent seules des tertres verts qui l’entourent, la troisième est presque écroulée, la quatrième n’existe plus, et le gardien a étagé un jardin parmi les fortifications détruites. Le lierre et la mousse envahissent les vieilles murailles. La nature reprend lentement, inexorablement, sans un arrêt, les blocs de pierre superposés en 1485. Mais tout cet appareil de force qui s’en va reste beau jusqu’à la fin, puisque sa fin le confond avec ce qui l’environne, la pierre, le végétal et la terre. On entre là comme on veut, car tout le monde est à la procession, on franchit le pont-levis, on pousse une porte, on pénètre dans le vestibule, on pousse une seconde porte, et l’on se trouve dans la cour déserte. Personne chez le gardien. La cour est vaste et jolie, avec ses lucarnes, son blason de Rohan, son escalier à rampe de fer qui ajoute dans un angle l’élégance du xviie siècle à la sévérité du château féodal. Mais tout dit le désordre et l’oubli, d’abord l’envahissement de la nature, la mousse qui verdit les sculptures, l’herbe qui jaillit entre les pavés, puis le mépris de l’homme pour cette vieille carcasse de pierre dans laquelle il a creusé son gîte : il y a des fagots dans un coin, du linge qui sèche sur la belle rampe de fer forgé de l’escalier, et la chapelle située à l’angle opposé et à laquelle on accède par un second escalier extérieur me paraît dans le même état de délabrement que le reste. Au moment où je mets le pied sur la première marche, une face d’homme se montre à une fenêtre, deux yeux clignotants sous un vieux chapeau, une barbe mal rasée, des cheveux longs tombant en mèches sur les épaules. L’homme vient m’ouvrir la porte et apparaît dans le cadre. C’est un vieux paysan, une manière de chouan, semblable très probablement à ceux qui se soulevèrent en mars 1793 contre le décret de la Convention ordonnant la levée de 300 000 hommes, et s’en vinrent assiéger Pontivy, qui les repoussa. C’est d’hier, et le grand’père de ce bonhomme a pu voir ces événements. Celui-ci parle à peu près français, me montre la chapelle encombrée d’un fouillis d’objets et m’apprend que le musée n’existe plus : une partie des objets est là, peut-être, tout ce qui avait une valeur a été transporté à Josselin qui appartient aux Rohan, comme le château de Pontivy. Dans les salles du musée, transformées en atelier, les femmes de Pontivy confectionnent maintenant des sacs de papier. Jean de Rohan ne pouvait pas prévoir, en 1485, qu’il construisait son formidable château fort, avec ses quatre tours, ses mâchicoulis, ses courtines, ses meurtrières et son pont-levis, pour abriter cette innocente industrie.

LE CHÂTEAU DE PONTIVY, BÂTI PAR JEAN DE ROHAN, EN 1485.

Je sors et reste encore quelques instants en promenade autour du château, sur la colline qui domine le Blavet. Entre le château et la rivière, c’est le champ de foire : cinq foires par an, le 8 mai, le 19 juin, le 8 septembre, le 21 octobre, le 21 novembre, et marché tous les lundis. D’un autre côté, je domine la route par laquelle les gens reviennent de la Fête-Dieu, et je vois défiler la collection la plus jolie et la plus comique de petites filles bretonnes, à gros souliers, à jupes longues, à tabliers de couleur, à coiffes de dentelles. Elles marchent, courent, tournent autour de jeunes femmes et de vieilles femmes vêtues comme elles, et ma foi ! elles ont toutes plus de style et de grâce que les dames et demoiselles en beaux costumes parisiens, en chapeaux à fleurs, à plumes et à panaches, qui passent aussi sur la route. Je finis la soirée à travers les petites rues, la rue du Fil, la rue du Pont, où s’avancent les visages vieillots de maisons coiffées de travers, la place Égalité, avec sa maison de 1578 et sa statue du Dr  Guépin. Puis je parcours la place immense, solennelle, morne, la place Nationale, où s’ennuie la statue du général de Lourmel, mort devant Sébastopol. C’est autour de la place Nationale que s’élèvent les édifices officiels, la Sous-Préfecture, l’Hôtel de Ville, le Tribunal. Je quitte cette étendue désolée sans pousser plus avant mes investigations, mais pour me perdre au square qui entoure l’église Saint-Joseph, allées, pelouses et ombrages parmi lesquels est installé un monument druidique en miniature. Il me semble, dans cette ville de Pontivy, que je joue au jeu de l’oie, que je vais m’égarer au labyrinthe ou tomber dans le puits, et qu’il me faudra « payer dix » pour recommencer à la première case. Je découvre enfin une promenade charmante, sous les verdures, au bord du Blavet, où il n’y a qu’un couple qui fait de l’hygiène, allant d’un bout à l’autre au pas gymnastique, en faisant aller les bras, les yeux fixés à terre. Je déambule plus lentement. Demain, je me sauverai plus vite.

PONTIVY : LA PLACE ÉGALITÉ AVEC SA MAISON DE 1578 ET SA STATUE DU Dr  GUÉPIN.

De Pontivy, je vais sur les Montagnes-Noires par un chemin qui touchera Guéméné, Le Faouët et Gourin. Le temps est gris, chaud, orageux. Mignonne, la petite jument blanche attelée à la voiture, s’en va d’un assez bon train sous les injonctions affectueuses du voiturier : « Allons ! Mignonne. » Un arrêt à Stival, pour admirer le flamboiement des vitraux de Saint-Mériadec, un arbre de Jessé, une Passion, des scènes de la vie de la Vierge, de la vie de saint Mériadec. Je laisse en route d’autres chapelles à vitraux, et des châteaux, et des dolmens, et des menhirs. Il faut se hâter d’atteindre quelque maison. Au moment où je quitte la route de Carhaix pour filer sur Guéméné, le ciel devient d’un violet noir, une lumière cuivrée change la verdure, l’orage éclate, des éclairs crevassent la nuée, la foudre tonne, une pluie formidable inonde le paysage, et aussi la voiture, malgré le tablier relevé et la capote abaissée. Enfin, une maison apparaît à un carrefour. Je descends sous l’averse, et je fais là mon petit déjeuner du matin avec du pain noir et du lard qui me semblent délicieux pendant que les éléments font rage hors de la chaumière. Cette chaumière est meublée comme toutes celles que l’on aperçoit sur les routes de Bretagne : une table et deux bancs, des lits-clos, des solives où pendent des andouilles, des quartiers de lard, des vessies de graisse. Puis l’armoire et l’horloge, en bois ciré, aux gonds de cuivre reluisants. L’armoire et l’horloge, c’est ce que l’on aperçoit partout, bien en vue, par la porte ouverte, c’est la parure, le luxe et l’orgueil de la maison. Le fort de l’orage est passé, il pleut toujours, mais la pluie n’est pas en fureur comme tout à l’heure, elle est régulière et apaisée, elle ne fouette plus le paysage, elle le caresse, et déjà le ciel sourit à travers les pleurs. C’est ainsi, dans la fraîcheur et la douceur, que j’arrive à Guéméné. La première impression est charmante. Une grande rue, aux pavés lavés par la pluie, dévale entre des maisons rousses et grises, des maisons basses, trapues, qui paraissent tenir solidement au sol. On croirait qu’elles sont là de toute éternité, comme des rochers que la main de l’homme aurait creusés en logements et en boutiques, taillés, aplanis et ornés en façades. Tout en haut, la rue se divise en deux et une rangée de maisons s’avance à l’intersection comme un promontoire. Au petit hôtel, de bonne mine et excellent, deux femmes sont à table en mantes noires bordées de velours, que l’on prendrait tout d’abord pour des religieuses. Ce sont des femmes d’Hennebont, deux jeunes veuves en grand deuil, et qui sont venues à Guéméné pour un enterrement. Malgré leur veuvage et la cérémonie à laquelle elles viennent d’assister, elles sont gaies et avenantes, causant avec à-propos, répondant malicieusement aux avances que leur fait lourdement un vieux commis-voyageur. Ce flirtage est un peu agaçant, et la scène d’intérieur n’est pas en rapport avec le charmant extérieur de Guéméné. Enfin, les deux mantes noires quittent la table, et le bonhomme détale bientôt à leur suite, féru de l’espoir de dîner avec elles ailleurs. Mais il a pris leurs malices pour des coquetteries, et je l’aperçois bientôt, assez penaud, laissé là par les deux voyageuses sagement reparties pour Hennebont avec leur veuvage. Ce dénouement ramène la gaieté dans mon esprit un moment chagriné de la sotte suffisance de l’homme et anxieux de la vanité étourdie de la femme. Les poules se sont moquées du renard. Je puis voir Guéméné en toute tranquillité.

GUÉMENÉ : UNE RANGÉE DE MAISONS S’AVANCE COMME UN PROMONTOIRE.

La même pluie douce et lente continue de tomber. Je m’abrite un instant chez une boutiquière qui croit que ce temps-là n’est pas naturel, et qu’il est dû à la catastrophe de la Martinique. Mon voiturier, en route, m’avait déjà tenu ce discours. Et tout à l’heure, sous la halle où je m’abrite pour laisser passer une ondée trop forte, un charroyeur, un peu titubant, vient me fournir la même explication. Je le quitte pour aller voir le château, car Guéméné, avant d’être un bourg, a été un château, bâti au xie siècle, rebâti au xve, qui résista aux Ligueurs, mais fut emporté par les Chouans. Il n’en reste aujourd’hui que les ruines des neuf tours, et c’est au milieu de ces ruines qu’un petit château moderne a été construit. On le voit de la rue, simple et paisible au milieu d’un jardin, habitation très modeste avec un grand toit qui lui donne bon air. Ce n’est pas l’avis de la boutiquière qui me dit : « Madame n’a pas su faire construire : il y a plus de toit que de maçonne. » C’est une dame, en effet, qui habite là, toute seule, tout du long de l’année, avec ses bonnes et ses jardiniers. Elle est chez elle, et tout le monde est admis chez elle. Entre qui veut. Il n’y a qu’à pousser la grille. Aucun chien n’aboie contre le visiteur. Aucun domestique ne vient vous demander votre carte ou vous présenter un registre à signer. Il y a une boutique d’épicerie enclavée dans la propriété, et l’épicière vous renseigne si vous y tenez : voilà tout. On n’aperçoit, à quelque vitre du petit château, qu’une coiffe blanche et des mains qui tricotent. La tête ne se tourne même pas pour vous regarder passer. Allez, venez, partez, restez, promenez-vous, asseyez-vous, faites à votre guise. Ici, le passant est, pour le temps qui lui convient, le maître du domaine,

LES BAINS DE LA REINE AU CHÂTEAU DE GUÉMÉNÉ, SA VASQUE DE PIERRE, SES MASCARONS.

Ce domaine vaut d’être possédé, ne fût-ce qu’un instant. Les murs sont abattus, il n’y a plus qu’un fragment de la chapelle. Il reste aussi debout un portail, des pilastres, à une extrémité du pont, et une porte avec sa poterne à l’autre bout. On a laissé la nature conserver et orner ces restes. Le jardin a été bien tracé, avec ses allées, ses pelouses, ses massifs ; mais, le cadre une fois fait, il semble que par places on ait laissé déborder les forces vives. C’est une profusion d’arbres, de plantes et de fleurs, sur un merveilleux terrain qui se creuse et se relève en molles ondulations, qui s’en va en pentes douces jusqu’aux fossés d’autrefois, qui se relève sans effort pour atteindre aux crêtes des vieilles murailles enfoncées dans le sol. Je ne puis décrire exactement ce que j’ai vu. Il m’est surtout resté dans la mémoire un spectacle reposant, délicieux et grandiose, marqué à la fois de richesse et d’indifférence, mais une richesse sans apprêt, sans ostentation, faite de la seule beauté des choses naturelles, mais une indifférence qui est une soumission amoureuse aux lois du temps et des saisons. Ce jardin du château de Guéméné, plus j’y songe, est un lieu particulier et unique qu’il faudrait habiter longtemps pour le connaître et pour le pénétrer. Peut-être même l’entreprise est-elle impossible. Il s’offre à vous avec l’abandon que j’ai dit, mais sa courtoisie est hautaine, il garde comme une expression de sécurité ironique et mystérieuse, vous met au défi de vous assimiler la vie qui s’est écoulée là et qui est restée éparse, qui rôde autour des vieilles pierres et s’évapore au parfum des roses. Je suis une allée qui contourne un creux verdoyant, et tout à coup j’entends des paroles qui sortent de terre, mêlées au clapotis de l’eau. Ce sont des lavandières que l’on n’aperçoit pas et qui se disent sans doute tous les mystères d’autrefois avec les commérages d’aujourd’hui et les prévisions de demain. Je longe le bord du rû qui coule entre les arbres au feuillage léger et les fleurs aquatiques de la rive et j’arrive à une barrière au delà de laquelle, enclavées aussi dans la ruine, sont tapies une chaumière et une étable. Une bonne femme à coiffe noire surgit avec une vache et me souhaite la bienvenue en son langage breton. Je me perds à un dédale d’arbres et de pilastres, j’avise une porte étroite et j’entre dans une petite salle creusée dans l’épaisseur de la muraille. Cette petite salle est une petite salle de bains, avec sa vasque de pierre, ses arrivées d’eau visibles, ses mascarons à l’énigmatique sourire de pierre soutenant les nervures de la voûte. La vasque est au fond, il y a deux bancs de pierre pris dans la muraille, et une croisée étroite comme une meurtrière par laquelle on voit l’émeraude du feuillage mouillé et la trame grise de la pluie. Qui est venu là ? Quelle songerie de femme s’est réfugiée en cet abri pendant qu’au loin la vie faisait rage ? Qui a écouté, de ce banc de pierre, de cette fenêtre en fente, la canonnade des Ligueurs dont on a retrouvé les boulets de pierre dans les fossés d’alentour ? Il a fallu que ce réduit eût un charme pour survivre à la mort du vieux château féodal, pour être respecté par ceux qui vinrent démanteler la forteresse au nom de Louis XIII et de Richelieu. On l’appelle le Bain de la Reine, sans dire de quelle reine il s’agit, sans doute la reine mystérieuse et invisible qui vient ici quand personne n’est là pour la regarder passer, quand les lavandières se sont tues, quand la bonne femme à la coiffe noire rêve dans son lit clos et que sa vache rumine dans son étable, quand le bourg est endormi, toutes ses fenêtres closes comme des paupières lourdes sur ses façades, quand tous les passants curieux sont rentrés à Paris. Alors, la Reine, pâle et blonde, vient au long du rû, vêtue de voiles légers, passe comme une ombre au long des massifs, contourne les sentiers, effleure les pilastres, entre dans la petite salle sans porte, quitte ses voiles, étend son corps d’ombre dans la vasque où l’eau vient bruire doucement. C’est par les beaux soirs d’été. Le murmure de l’eau et la respiration de la baigneuse se confondent avec le chuchotis de la brise tiède dans les arbres, les rossignols chantent comme ils ont toujours chanté, un clair de lune verdâtre pénètre par l’étroite croisée avec l’odeur des roses, et la lumière et le parfum des nuits sont seuls à connaître le secret de la petite salle et la venue de la visiteuse qui va disparaître comme elle est venue, avant le premier avertissement du jour.

AUBERGE À GUÉMÉNÉ.

Je sors par les allées mouillées, je donne aux choses ce dernier regard de l’homme qui s’en va, ne sachant s’il reviendra jamais, je franchis la grille, me retrouve dans la rue du bourg. Le vieux commis-voyageur fume piteusement sa pipe devant la porte. Mignonne est attelée, toute blanche, le poil luisant, bien nourrie, bien reposée, Allons ! Mignonne, en route pour le Faouët. La voiture saute sur le vieux pavé de Guéméné. Les façades blanches, noires et rousses s’effacent. Voici de nouveau la campagne. Une surprise en route, le hameau de Kernascléden, quelques maisons autour d’une place, et, un peu en retrait, tout contre les champs, une magnifique église gothique, de noir granit, au porche où méditent naïvement et durement les statues des douze apôtres, aux voûtes peintes de fresques détériorées, encore révélatrices d’un dessin souple et expressif. La légende dit que les anges ont aidé les ouvriers qui ont construit cette église de Kernascléden. Ce qu’il y a de certain, c’est que les ouvriers « travaillaient comme des anges » pour avoir taillé, d’une main si nerveuse et si sûre, les roses et les tympans, la flèche et la galerie.

On passe un petit affluent du Scorff, puis un affluent de l’Ellé, puis l’Ellé. Toute cette campagne sillonnée de ruisseaux est gracieuse et riche, Une montée, et bientôt apparaissent les premières maisons du Faouêt. C’est un bourg de bon repos, le vieux bourg breton où l’on est à l’auberge « comme chez soi », où l’hôtesse est avenante, où la salle à manger est de plain-pied avec la cuisine, où sont visibles les apprêts des repas, où l’on entend parler de pêche et de chasse, de truite et de lièvre, d’anguille et de perdreau, et ce ne sont pas là des façons de parler, car on voit bientôt apparaître sur la table les pièces inscrites au tableau de la conversation. Un pays qui possède, comme le Faouët, au beau milieu de sa place, de vieilles et magnifiques halles, solidement charpentées, bien posées sur leurs piliers, recouvertes d’un toit immense qui tombe presque jusqu’au sol, un tel pays doit forcément être abondant en victuailles, pour qu’il leur ait été construit un abri pareil, aussi vaste, aussi sérieux, aussi solennel : c’est l’église du bon appétit et le temple de la nourriture délectable.

LES HALLES DU FAOUËT, ÉGLISE DU BON APPÉTIT, TEMPLE DE LA NOURRITURE DÉLECTABLE.

Je finis la matinée en vaguant par la place et les rues avoisinantes. Au bout de l’une de ces petites rues qui partent de la place du marché, c’est la boutique de la faiseuse de crêpes. Rien de l’apparence d’une boutique pourtant. C’est une maison, un rez-de-chaussée comme les autres, si ce n’est que, sur la petite porte basse, une grande lune blanche est peinte, qui représente une crêpe. Cette porte ouverte, tout de suite vous monte aux narines une odeur de pâte chauffée et frite. L’installation est pauvre, mais tout est propre, d’air avenant : la grande cheminée à crémaillère où frémit le bois toujours ardent, plein de braises roses ; le lit de bois enfoui sous la couverture piquée en cretonne à fleurs ; une grande armoire qui sert de garde-manger et de garde-robe en même temps ; une table et des bancs, de chêne solide. Une poule noire court çà et là. Il est midi, c’est l’heure du déjeuner.

Elle a fort à faire, la vieille Bretonne faiseuse de crêpes. C’est elle qui, au dernier moment, fournit le repas de ceux qui n’ont eu que le temps de travailler. Dans les grandes villes, on court chez le charcutier. Au village breton, les crêpes sont bienvenues à toute heure. On les trempe dans du lait ou du café au lait, et c’est un régal. Les chenets qui supportent le bois n’ont pas plus chaud que la bonne femme accroupie là depuis quarante ans. Faire des crêpes, c’est son métier, et elle le connaît bien, elle a la main juste et leste, ne met pas plus de pâte ni de beurre qu’il ne faut, étale avec le ratel, retourne avec la spatule, sert la crêpe au goût du client. Sa figure rouge, maigre et dure comme du vieux bois, devient de bois vert humide à la chaleur du feu. Chez elle viennent manger les voisines qui sont seules. En tout, le déjeuner de crêpes et de lait coûte trois sous. La faiseuse de crêpes écoute, tout en continuant de travailler, de doser ses crêpes, les histoires de chacune. Mais on devine que pour elle l’image populaire n’est pas vaine, et que ce qui lui entre par une oreille sort par l’autre. Elle n’a pas le temps de retenir tant de paroles. Surtout jour de marché comme aujourd’hui, où elle a la clientèle des petites bourses, des gens qui n’ont que tout juste couvert leurs frais. Ceux qui ont conclu de bonnes affaires et qui sont à leur aise mangent à l’auberge : si l’envie leur en prend, ils envoient quérir des crêpes par la servante, mais ces crêpes, dégustées avec le pichet de cidre, c’est de la galette, tandis que pour ceux qui en font leur repas, c’est de la farine, c’est-à-dire du pain, bien chaud, bien beurré, bien croustillant. Et pour les mangeuses de crêpes qui sont ici, leurs mines valent bien celles des madames qui fréquentent l’auberge. À vivre ainsi, les filles jeunes ont les hanches solides et la taille drue, leur petite tête plaisante surmonte une large poitrine, leur corps est nourri de grains de blé, et elles font songer à de bons gros sacs de farine, Tout en mangeant le nez dans leur bol, elles parlent du marché qui n’a pas été fameux. Une belle fille de seize ans, marchande de poisson venue de Concarneau, dit son dérangement, le paiement du voiturier qui l’a amenée, ç’a été plutôt de l’argent sorti de sa poche que rentré, et chacune doit se consoler un peu avec l’ennui des autres.

La faiseuse de crêpes continue pendant ce temps de cuire sa pâte. Elle empile crêpes sur crêpes, on ne les compte plus. Le soir, elle les réchauffera pour ceux qui ne veulent pas allumer leur feu. Et ainsi toute sa vie, elle sera ainsi, dans son petit coin, à nourrir pour quelques centimes ceux qui ne connaîtront jamais les menus opulents. Hiver comme été, debout ou à genoux, le ratel et la spatule en main, elle étale, arrondit, graisse, retourne cette soupe ou ce gâteau. Soupe quand on en est à la première, dessert quand on en est à la dernière.

Mais il faut sortir du Faouët, laisser ses Halles pour aller vers des monuments plus sévères, les chapelles de Saint-Fiacre et de Sainte-Barbe.

INTÉRIEUR DE LA CHAPELLE SAINT-FIACRE.

Saint-Fiacre est au sud, sur la route de Quimperlé. On va là voir le jubé de 1440, aux ogives fleuries, à la claire-voie surmontée d’une frise où se manifeste le libre esprit de la Renaissance, hommes ivrognes, femmes lubriques, et toute une série de scènes traduites du Roman de Renart : le renard déguisé en moine guettant le coq et les poules du haut d’une forteresse, le renard croquant une poule pendant que le coq et les autres poules l’assaillent, le renard poursuivi par les poules, le renard étendu sur le dos, raide, les pattes repliées et la langue pendante, entouré par les poules qui semblent vouloir le déchiqueter. Ces scènes, qui se suivent évidemment, donnent lieu à des interprétations différentes. Cette sculpture d’observation et de satire est dominée, au jubé de Saint-Fiacre, par une délicieuse galerie ornée et par un calvaire. D’un côté du jubé sont les statues de la Vierge, de saint Jean, de Gabriel, d’Adam et Ève. De l’autre côté, tournées vers le chœur, ce sont des sculptures représentant, par des scènes de la vie réelle, le vol, la gourmandise, la luxure, la danse.

LE JUBÉ DE 1440, AUX OGIVES FLEURIES, DANS LA CHAPELLE SAINT-FIACRE.

Sainte-Barbe est au nord, non loin du bourg. La ruelle prise à l’angle de la maison à la Vierge bleue, on est vite dans la campagne, en une belle solitude, où ne s’entendent que le chant des oiseaux et le bourdonnement des insectes. Pourtant, voici une lavandière, à genoux dans sa boîte, au bord d’un douet, et voici une petite fille qui s’en va au long des haies comme le petit Chaperon rouge, bien que ce ne soit pas le temps des noisettes. Un fossé à franchir, et le sentier cesse. C’est maintenant une large chaussée pavée de dalles, qui monte sous des ombrages, pour atteindre un plateau découvert sur une des collines qui dominent l’Ellé. Là, une croix, puis une maison basse, où je pénètre. Un petit vieux paysan, à la physionomie douce et naïve, vêtu de la courte veste et des larges braies, coiffé d’un chapeau rond, vient me recevoir au seuil. J’entre dans une première pièce où une femme geint dans un lit clos. Elle tourne vers le visiteur un visage émacié où brillent des yeux fiévreux, elle murmure quelques paroles entrecoupées par la respiration haletante, « Rien, me dit le vieux, ce n’est rien,… elle a pris froid,… un rhume. » Il me fait entrer dans la seconde pièce où sont installés deux métiers de tisserand. Le vieux se remet à sa tâche. En face de lui est un jeune garçonnet. Tous deux font aller la navette, qui passe comme un oiseau à travers les fils, va d’un montant du métier à l’autre. Je m’assieds un instant à les regarder, et ils continuent leur besogne monotone, scandée par le bruit du métier. Je distingue bientôt un autre bruit à travers le bruit régulier de la mécanique, un souffle rauque et un broiement de moulin. Dans un angle obscur de la chaumière, deux vaches noires et blanches sont couchées sur une litière d’ajoncs. Elles mâchent, remâchent et respirent, emplissent la petite pièce de leur chaleur animale, de la poussée de leur respiration. C’est l’atelier et c’est l’étable, l’humble labeur installé auprès des compagnes nourricières. Il n’en aurait pas fallu davantage à un peintre d’autrefois pour trouver là le décor d’existence de quelque Sainte Famille, la Vierge couchée, le vieux Joseph et l’enfant Jésus, les yeux bien éveillés avant d’aller courir le monde. Tisserand ou menuisier, le métier aurait peu importé au naïf et scrupuleux artiste, et il aurait très bien mêlé le souvenir de la crèche de Bethléem à cette installation de Nazareth.

LE TISSERAND DE SAINTE-BARBE, VÊTU DE LA COURTE VESTE, COIFFÉ D’UN CHAPEAU ROND.
LE BEFFROI DE SAINTE-BARBE, DRESSÉ SUR QUATRE PILIERS DE GRANIT.

Lorsque je dis aux deux tisserands que je viens voir la chapelle Sainte-Barbe, le vieux se lève, décroche une clef, m’invite à le suivre, Un cochon se lève de l’herbe, nous accompagne en agitant les oreilles et la queue jusqu’au beffroi dressé sur quatre piliers de granit, en face de la chaumière. Sous la toiture, une cloche est suspendue, que les pèlerins viennent sonner au jour du pardon de sainte Barbe. Et le beffroi franchi, c’est un spectacle extraordinaire. Sur la pente à pic de la colline qui descend à l’Ellé, toute une architecture est installée, des escaliers, des balustrades, un pont de pierre dont l’arche hardie enjambe d’un rocher à l’autre et conduit à une première chapelle qui est la chapelle Saint-Bernard, bâtie sur un promontoire de roc. Au-dessous, c’est l’abîme, et le vieux saint Joseph me montre avec un doux sourire des anneaux de fer scellés tout autour du mur de la chapelle. C’est un jeu, le jeu des anneaux, pour les hardis garçons du pays, qui s’entêtent, le jour de la fête, à faire le tour de l’édifice ainsi suspendus au-dessus du vide, en se cramponnant des mains aux rondelles de fer, et des pieds aux interstices de la pierre, « Il y a eu parfois des accidents, me dit le bonhomme, il est arrivé qu’un anneau s’est descellé, que le garçon a dû lâcher prise et s’en aller rouler par les pierres et les verdures qui, fort heureusement, amortissaient et arrêtaient sa chute. » Je repasse le pont de pierre pour descendre vers la seconde chapelle, qui est Sainte-Barbe. Rien d’intéressant à l’intérieur. Ce qui est imprévu, c’est la construction elle-même du joli édifice de 1489 sur une étroite plate-forme de roc au flanc d’un ravin, au-dessus de l’Ellé qui coule en torrent à une centaine de mètres de profondeur, L’emplacement est si étroit qu’il a été impossible de placer l’autel au chevet pour l’orienter selon le rite chrétien, et qu’il a fallu l’adosser à l’un des côtés latéraux de la chapelle. Qui a bâti, comme par gageure, cette chapelle sur cette pente ? C’est, dit la légende, un seigneur chassant dans le ravin, qui fut épouvanté par un orage ravageant le sommet de la colline et précipitant les rochers. Il fit le vœu d’élever une chapelle à sainte Barbe à l’endroit où s’arrêterait un énorme bloc qui dégringolait vers lui. Le rocher s’arrêta et c’est sur sa pointe que fut bâtie la chapelle. Je quitte ce lieu vertigineux, non sans avoir regardé longtemps, d’une terrasse naturelle, un des plus beaux et des plus vastes paysages de collines que j’aie vus, de grandes lignes, de couleurs splendides. Je remonte vers le beffroi et vais revoir les métiers des tisserands, les deux vaches, la Vierge malade, le doux saint Joseph et l’enfant Jésus, qui n’est pas descendu encore discuter avec les prêtres et les marchands du Faouët, et qui attend patiemment le jour où son destin le fera mettre en marche.

LA CHAPELLE SAINTE-BARBE.


(À suivre.) Gustave Geffroy.

  1. Suite. Voyez page 469. Les photographies ont été exécutées par M. Paul Gruyer.