LA BRETAGNE DU CENTRE[1]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


I. — Le Pays de Ploërmel.


Châteaubriant. — Le cuir et l’angélique. — Françoise de Châteaubriant. — Femme martyrisée ou favorite en retraite. — Pierres druidiques. — Soir à Guichen. — Châteaux dans la verdure. — Souvenirs de chouannerie. — Ploërmel et son serpent. — Au petit séminaire. — L’Hôtel du duc de Mercœur. — Les vitraux de Saint-Armel. — La forêt de Paimpont. — Le hameau de Folle-Pensée. — La Fée de la farine ou du plâtre. — Sous bois. — La forêt de Brocéliande. — Les chevaliers de la Table Ronde. — Merlin l’Enchanteur. — Viviane. — La fontaine Barenton. — Le Géant Noir. — Paysage de sorcellerie et de guerre civile. — Les Forges. — Le combat des Trente. — Josselin. — Le château. — N. D. du Roncier. — Les bonnes femmes à l’église.


CROIX ORNÉE EN FORME DE TAU.


Jentre en Bretagne par Châteaubriant pour explorer la région du Centre. Châteaubriant est une ville allongée au bord de la Chère, ceinturée de vestiges de rempart et d’une promenade d’ormeaux sur ses fossés comblés. Vieilles pierres et beaux arbres entourent une petite cité où quelques maisons à pignons sont perdues parmi les rues claires et étroites. La rude industrie de la ville, presque disparue aujourd’hui, fut le cuir. Sa douce industrie, c’est la conserve d’angélique, l’angélique officinale, dite aussi archangélique. Le grand souvenir, c’est Françoise de Foix, comtesse de Châteaubriant. Elle a habité le château, ou plutôt les châteaux, et chacune de ces demeures est comme une image contrastée de sa destinée légendaire ; car cette fois, comme souvent, la légende et l’histoire voisinent, se pénètrent, confondent leur mensonge et leur vérité. Prenons-les comme elles se présentent, quitte à conclure prudemment ensuite. Françoise de Foix, fille de Jean de Foix, vicomte de Lautrec, apparentée à la maison de Navarre, monta de son Midi pour être épousée, ses douze ans à peine passés, par Jean de Laval, comte de Châteaubriant, qui s’enferma avec cette femme-enfant dans son château féodal. C’est le premier décor de l’existence de Françoise, et ce qu’il en reste est de farouche apparence : une entrée gardée par deux tours, une enceinte de murailles, quatre tours aux angles, un donjon à l’intérieur, le tout ruiné, écroulé, fendillé, ébréché. La première phase de l’existence de cette épouse, jalousement ravie au monde, se passa dans cette prison massive et hautaine. Puis il y eut un changement de domicile, et tout en restant prisonnière, Françoise de Châteaubriant eut une prison plus fleurie. Jean de Laval fit construire, auprès de sa forteresse féodale, un délicieux logis, commencé en 1524, terminé en 1538. C’est le Château Neuf auprès du Vieux Château, le petit palais orné de la Renaissance, né à l’ombre de la construction militaire du Moyen Âge : la porte entre une tour et une tourelle ; un jardin sur lequel s’ouvrent les fenêtres de deux façades intérieures, encadrées de tourelles ; dans l’une de ces tourelles, l’escalier qui conduisait chez Françoise ; et puis encore une galerie à colonnettes, menant à un pavillon construit entre les deux châteaux, le Vieux et le Neuf.

CHÂTEAUBRIANT : LA GALERIE À COLONNETTES, MENANT À UN PAVILLON CONSTRUIT ENTRE LES DEUX CHÂTEAUX.

Ce qui se passa là, on n’en sait rien, à la vérité. On dit que, malgré les distances, la difficulté des communications, le secret de cette beauté enfouie vint jusqu’à la cour, et que François Ier, chasseur toujours à l’affût, friand de cette proie sans la connaître, enjoignit à Jean de Laval de paraître devant lui avec Françoise. Après toutes les réticences, il fallut bien en arriver là. On raconte que le mari, se retranchant derrière le refus de sa femme, avait enjoint à celle-ci de ne venir que sur un signe convenu, mais qu’un valet pénétra le secret, le trahit, et que la comtesse surgit où son mari ne l’attendait pas. Il devina son sort et disparut. La comtesse devint la favorite en titre, garda son pouvoir jusqu’à l’avènement de la duchesse d’Étampes. Qu’advint-il d’elle ensuite ? C’est ici que la légende intervient. Varillas raconte que, François Ier fait prisonnier à Pavie, le seigneur de Châteaubriant reparut, s’empara de sa femme, l’enferma avec sa petite fille dans une chambre tendue de noir. La petite fille morte, de langueur et d’anémie, le comte fit saigner la coupable aux quatre membres par deux chirurgiens, jusqu’à l’épuisement et la mort. À l’encontre de ce récit, il a été à peu près prouvé que Françoise mourut, non dans le sombre donjon, mais dans son joli château neuf, vers 1547, favorite délaissée ayant pris sa retraite. Il n’y a dans Brantôme que des détails gaillards sur ses équipées, non seulement avec le roi, mais avec l’amiral Bonnivet, et il est bien probable que Jean de Laval avait pris son parti, comme tant d’autres, de la condescendance royale et de ce qui s’ensuivit. Ce qu’il y a de plus certain, si l’on veut évoquer l’ombre de Françoise de Foix, c’est la ruine de son château vieux, c’est le joli aspect conservé de son château neuf, où l’on a logé le musée, le tribunal, la prison et la gendarmerie, et c’est aussi son portrait, un crayon de l’école de Jean Clouet, conservé à la Bibliothèque nationale, qui nous la montre de figure fine et sérieuse, le front tendu de bandeaux, le bas du visage mince, l’expression prudente et cruelle, un goût secret de volupté errant aux traits fermes et réguliers, une physionomie un peu italienne, parente de celles du Vinci.

CHÂTEAUBRIANT : LE CHÂTEAU NEUF, PETIT PALAIS ORNÉ DE LA RENAISSANCE.

Il faut laisser cette figure singulière trouvée au seuil de la Bretagne. Elle vaudrait bien encore un livre d’histoire ou un roman ; mais la route est longue à parcourir, et il faut, sans plus tarder, se mettre en marche. De Châteaubriant, je veux aller à Ploërmel par Messac ; mais je me laisse aller à remonter vers le nord, par Le Sel et Janzé, jusqu’à Châteaugiron. À Le Sel est un tertre de 20 mètres de haut, planté d’arbres, entouré d’une double enceinte, appelé la Motte de Chalonge. Près de Janzé, ce sont les traces d’un ancien camp romain et le menhir de la Pierre aux Fées. Un chemin se dirigeant vers le nord conduit de Janzé à Châteaugiron, une dizaine de kilomètres à travers prairies, pâturages, vergers, sur des routes ombragées de châtaigniers au long de magnifiques champs de sarrasin en fleurs. Le bourg de Châteaugiron, autrefois fortifié et défendu par un château, fut assiégé à différentes reprises. Mercœur l’enleva le 24 juin 1592 et fit mener à la potence les défenseurs avec leur chef, Jean Ménager. On ne montre plus le « chêne des pendus » qui servait de gibet, mais on montre l’endroit où il se trouvait. Du château, il ne reste que la chapelle et quelques blocs de murailles. De là, vers l’ouest, pour descendre sur Messac, un chemin me mène à Châtillon-sur-Seiche où les malades bretons viennent en pèlerinage toucher les reliques d’un saint limousin, saint Léonard. Là, on n’est pas bien loin de Rennes, mais il est inutile de remonter jusqu’à la capitale de la Bretagne pour prendre le train. À Bruz, ou plutôt au hameau de la Bihardaye, passe la ligne de Rennes à Redon, qui côtoie la Vilaine. Je la prends et descends à Guichen. Rien à voir à Guichen, mais j’en garde le souvenir d’une arrivée au soir, d’un doux silence, d’une minute harmonieuse. Au matin, je vais en char-à-banc jusqu’à la Vilaine, je regarde couler l’eau pure et fraîche à travers un délicieux paysage de verdure, et je vais à Guignen, dont la belle église renferme la statue armée et agenouillée de Jean de Saint-Amadour, vicomte de Guignen, grand-veneur et grand-maître des eaux et forêts de Bretagne. De là, à Messac, à l’église bâtie devant un rocher creusé d’une grotte que l’on croit être un ancien autel druidique, puis au petit port sur la Vilaine, animé de chalands qui amènent du vin et remportent du bois. De Messac, je vais à Pipriac, et de Pipriac à Saint-Just, où abondent les monuments mégalithiques, les menhirs, les dolmens, les cromlechs, les peulvens, les tombelles, toutes les pierres réunies, alignées, mises en rond, dirigées de l’est à l’ouest. C’est, après celui de Carnac, l’ensemble de pierres taillées le plus considérable de la Bretagne.

DE MAGNIFIQUES CHAMPS DE SARRASIN EN FLEURS.

Ce ne sont pas seulement les monuments druidiques qui abondent dans cette région, ce sont les châteaux. Dans le triangle formé par Châteaubriant et Redon à la base, Rennes au sommet, il n’est guère de massif de verdure d’où n’émerge le toit et les tourelles de quelque manoir, il n’est guère de butte sur laquelle ne s’obstine quelque ruine. Ce sont les restes du château des barons de Vitré, près de l’étang de Marcillé, le château de la Motte au Teil, le château de Rohan, près de la forêt de la Guerche, le château de Salles et le château d’Huguères, près Rougé, le château de Véréal et le château du Coudré, à Bain de Bretagne. Autour de Châteaubriant, c’est Briotais, Ferrière, Fougerais, La Galissonnière, La Mercerie, La Trinité, La Vannerie. À Bruz, c’est Blossac. À Pléchatel, c’est Driennais, la Pommeray, la Gaudinelais. À Messac, c’est la Coëfferie, le Chastra, le Harda… Rien d’étonnant si tout le pays fut ravagé au cours d’un soulèvement de 1790. Deux mille Bretons, divisés en bandes, grossies de recrues dans chaque bourg, parcoururent la région, armés de fusils, de fourches, de faux, un surgissement des Jacques d’autrefois, et ceux-ci, comme leurs ancêtres, brûlant les châteaux, saccageant tout sur leur passage, réclamant l’abolition des servitudes. Les châtelains fuyaient de tous côtés, allaient chercher refuge à Rennes. Ceux qui étaient surpris et arrêtés n’obtenaient la vie sauve qu’à la condition de signer une renonciation à leurs droits anciens, rédigée dans les termes suivants : « Je déclare renoncer à mes fiefs, dîmes, rôles, afféagements, lods et ventes, rachats et droits de recette, dont je fais remise pour le passé et l’avenir aux habitants de la paroisse de…, sur la demande qu’ils m’en ont faite, et de plus je déclare que lesdits paroissiens sont de très honnêtes gens, et se sont comportés avec toute la décence possible. » Plusieurs domaines furent entièrement détruits, ceux de la Chapelle-Bouexic, de Bois-Sauvage, de Château-des-Champs ; les fossés de Brilhac furent comblés. La révolte englobait les territoires de la Chapelle, Angan, Guer, Riminiac, Maure, Loutehel, Campel, Comblesac, Marcent, Pleuran, etc. Un bataillon de la garde nationale bourgeoise fut envoyé de Rennes avec quatre canons, les émeutiers se dispersèrent, mais prêts à se reformer au premier signal. Les prêtres étaient impuissants contre cette colère paysanne. Aux remontrances de leurs recteurs, les paroissiens répondaient par ce proverbe : N’e ket gad marvaillou e pacer ann dleou. (Ce n’est pas avec des contes que se règlent les comptes.) L’insurrection ne fut vaincue qu’à l’arrivée du général Beysser, venu de Rennes à la tête d’une colonne composée de gardes nationaux et de bataillons des troupes régulières.

PLOËRMEL : BOUTIQUE DE SELLIER. — TOURNANT DE RUE DOMINÉ PAR L’ÉGLISE. — L’HÔTEL DU DUC DE MERCŒUR OCCUPÉ PAR UN SABOTIER.

Je quitte l’histoire pour le paysage. Je pars des pommiers et des châtaigniers de Pipriac pour gagner Ploërmel par Maure et Guer. Encore des châteaux : du Tertre, de la Ville Hue et de Coëtbo. Le caractère du paysage breton s’affirme de plus en plus, le granit affleure la terre, la dorure éclatante des genêts et la dorure ternie des ajoncs presque défleuris encadrent les champs. À l’heure où j’entre à Ploërmel, tout est paisible, la voiture fait un bruit énorme sur le pavé, on entrevoit à peine une silhouette de religieux au bout d’une rue, un visage derrière la vitre d’une boutique. Malgré tout l’appareil de civilisation que peut présenter une sous-préfecture, la ville semble aussi calme qu’au temps où elle existait à peine, aux premières années du vie siècle, alors que saint Armel, né en Grande-Bretagne, traversa la Manche et vint, au fond des terres de l’Armorique, créer un monastère autour duquel se groupèrent les maisons d’un bourg. Saint Armel est resté le personnage important de Ploërmel (Plou Armel, peuple d’Armel.) C’est lui qui délivra la ville d’un énorme serpent, ou guibe, qu’il précipita dans la Seiche : un quartier de la ville, Guibourg, garde le nom et le souvenir de ce monstre de la mythologie bretonne. Il s’en faut que Ploërmel ait toujours été aussi bien protégé. Du xiie au xvie siècle, c’est trop souvent l’envahissement et le pillage. Édouard III prend la ville d’assaut et y laisse une garnison en 1346. Les Français l’assiègent et la brûlent en 1487. Les huguenots, qui s’y étaient réunis en force et y avaient bâti un temple, y repoussent un assaut des ligueurs en 1594. Les Carmes s’y étaient établis en 1238, le séjour en Bretagne y avait été interdit aux Juifs en 1240. Finalement, c’est le catholique qui y est vainqueur : les « frères de Lamennais » voués à l’enseignement, y ont leur siège et leur noviciat ; les Ursulines y ont encore un couvent, flanqué d’une chapelle, au centre de la ville. J’entre au petit Séminaire pour y voir l’ancienne salle des États de Bretagne. Une sœur, qui surgit d’une loge grillagée, m’introduit dans un parloir ciré, miroitant, aux blancs rideaux, où un bonhomme rasé, qui tient du jardinier et du bedeau, vient me prendre pour diriger ma visite. La salle des États est un réfectoire qui n’est pas si reluisant que le parloir, et je sors bien vite pour faire le tour du cloître qui garde le tombeau du duc et de la duchesse de Montauban, au centre de massifs de plantes vertes, et pour entrevoir le jardin aménagé en larges allées et en pelouses pour les ébats des élèves, avec une partie réservée qui est le potager et le verger. C’est peu de chose à voir, en somme. En ville, quelques vieilles maisons de la Renaissance aux sculptures singulières, les termes à la gaine ornée de feuillage, un personnage qui tire la langue, un fou agitant sa marotte, etc. Je cherche l’hôtel du duc de Mercœur où les guides annoncent une grande cheminée sculptée. Je trouve l’hôtel, petit, solide, de belle apparence, occupé par un sabotier, mais il y a beau temps que la grande cheminée n’y est plus. Ma grande impression de Ploërmel, c’est à l’église de Saint-Armel que je l’ai ressentie, devant les verrières du xvie siècle. L’extérieur de l’église a de la grâce, avec ses fenêtres à meneaux, sa grande arcade à deux portes, ses ogives, ses contreforts à clochetons, ses bas-reliefs, ses caricatures, malheureusement bien effacées, telles que la Truie jouant de la cornemuse, le Savetier cousant la bouche de sa femme, la Femme conduisant son mari par le bout du nez. Mais l’intérieur est véritablement éblouissant avec ses fenêtres où ruisselle la couleur dans la lumière, son Arbre de Jessé, sa Cène, sa Passion, sa Mort et son Assomption de la Vierge, sa Pentecôte, son Jean l’Épervier, évêque de Saint-Malo, et sa Légende de saint Armel, à laquelle on accède par une tribune. C’est une merveille que cette dernière œuvre, une merveille de dessin bien établi, de mouvements simples et justes, une merveille de couleur avec les rouges sombres du haut, les feuillages verts, les clartés d’argent distribuées par compartiments selon une loi générale de composition.

PLOËRMEL ; MAISON DU XVIe SIÈCLE, AU FOU AGITANT SA MAROTTE.
PLOËRMEL : MAISON DU XVIe SIÈCLE, AUX TERMES ORNÉS DE FEUILLAGE.

De Ploërmel, je vais à la forêt de Paimpont. J’ai le choix entre la voie ferrée, jusqu’à Néant ou Mauron, et la route qui me mène à Paimpont même, par Plélan et les Forges. J’ai choisi le premier trajet bien que le second itinéraire m’ait semblé plus impressionnant ; mais comment résister à visiter un village qui a pour nom Néant ? Je n’ai rien trouvé là, mais on conviendra que le contraire eût été surprenant, et décevant. À quelques kilomètres, à Tréhoranteuc, au milieu des rochers, sont la butte et le jardin des Touches, et la sépulture d’une fée du viiie siècle. À Mauron, bourg célèbre par la bataille entre les troupes de Montfort et celles de Blois, j’étale ma carte et dresse mon itinéraire pour explorer la forêt. Quoique les signes de la topographie n’aient plus guère de secrets pour moi, je dois me méfier des erreurs d’angles des chemins forestiers. Je m’engage tout d’abord sur la route, bordée de sapins buissonneux, puis par un chemin qui s’amorce sur la gauche, à La Sourdrais, où la maison d’école se dresse, presque seule, à l’ombre d’un bouquet d’arbres. Un espace découvert à franchir, une sorte de monticule dallé de granit, où croissent çà et là des bruyères, et je gagne l’ombre de la forêt. J’ai la surprise alors du hameau délicieux de Folle-Pensée, quelques maisons au bord d’un ruisseau, parmi le feuillage, la fraîcheur et le silence. Un bruit de pas, pourtant, trouble la solitude. Une vieille femme surgit, toute poudrée à blanc de farine ou de plâtre, car je n’arrive pas à comprendre si elle fait son pain ou répare sa maison. C’est la fée du viiie siècle, peut-être, qui est revenue. Elle est d’ailleurs la douceur et la bienveillance mêmes, et quand je lui ai expliqué que je ne sais pas très bien où je vais, ni même où je veux aller, elle m’indique fort gentiment, avec un bon sourire dans sa face blanche, les sentiers qui mènent partout et ceux qui ne mènent nulle part. J’opte pour un chemin raviné, creusé d’ornières, hérissé de quartiers de granit rouge. Je me demande d’abord comment les chariots peuvent passer là sans s’y briser, mais bientôt la route devient meilleure, une bonne chaussée solide à travers la brousse.

LA COIFFE POLKA, LA PLUS PETITE COIFFE DE BRETAGNE.

Je quitte et je reprends cette chaussée. Je monte sous bois, parmi les pins vieux et rabougris, les chênes tordus, les fins bouleaux, les buissons de poiriers sauvages armés de longues épines, les bouquets de ronces, de houx, d’églantiers. Si le feuillage n’est pas haut et abondant, la flore est variée à l’extrême, les corolles de toutes couleurs et de tous parfums disputent leur vie aux fougères et aux hautes herbes à travers lesquelles il faut se frayer un chemin. Je quitte ce fouillis odoriférant, je reprends l’allée qui me conduit, sinon au centre de la forêt, du moins à son point culminant, un plateau où le croisement de diverses avenues forme un carrefour rayonnant autour d’un poteau indicateur, au pied duquel je m’assieds.

Tout autour de moi, à perte de vue, c’est la forêt de Paimpont, la forêt de Brocéliande des trouvères et des poètes. Sa surface est réduite aujourd’hui à 6 000 hectares, après avoir occupé un espace de trente lieues de long sur quinze lieues de large. Elle comprenait tout le territoire situé entre Quintin, Fougères, Dinan et Redon. C’est assez dire que toute la largeur de la Bretagne était barrée par une forêt. C’est là que se réfugient les derniers druides fuyant devant le christianisme. C’est là que se passent tous les hauts faits attribués aux chevaliers de la Table Ronde, ordre fabuleux, créé vers la fin du ve siècle à York, par Uther, roi chrétien, et son fils Artus, sur les conseils de Merlin l’Enchanteur.

Le premier narrateur de la légende des chevaliers de la Table Ronde serait Robert Wace, qui vivait au xie siècle. Les ouvrages des romanciers de la Renaissance suivirent : Tristan de Léonnois, Perceforest, Lancelot du Lac, San Graal… Lancelot, fils de Ban, roi de Brucie, descendant de Joseph d’Arimathie, fut élevé par la fée Viviane, la Dame du Lac, dédaigna la fée Morgane, se prit d’amour pour la belle Geneviève, femme du roi Arthur, et connut les malheurs qu’entraîne la passion. Le saint Graal est le vase où Jésus-Christ but le vin, à la dernière Cène, et qui fut conservé par Joseph d’Arimathie avec quelques gouttes du sang du Christ, recueillies le jour de son supplice. Comment Joseph d’Arimathie, après avoir enseveli son maître en Judée, serait parti pour l’île de Bretagne avec la précieuse coupe, c’est le mystère et le motif de la légende. Joseph quitte la Grande-Bretagne, vient en Armorique, au profond de la forêt de Brocéliande, et disparaît après avoir fondé, en souvenir de la Cène, un banquet où il réunit douze convives autour d’une table carrée. Le roi Arthur transforme la table carrée en table ronde, élève à cinquante le nombre des convives. Ce sont les chevaliers de la Table Ronde, qui se mettent à la recherche du vase au pouvoir surnaturel.

La légende de Merlin l’Enchanteur est liée aux précédentes. Il serait né, vers 460, d’un démon et d’une vierge chrétienne de l’île de Bretagne. Instruit par saint Loup, évêque de Troyes, qui était venu évangéliser l’Angleterre, barde à la cour du roi Uther, ami du prince Arthur, le libérateur de l’Armorique, l’Enchanteur se retire dans la forêt lorsque le prince, trahi, laissé pour mort, a été emporté par les fées dans l’île d’Avallon, où il dort sous leur garde en attendant l’heure où il doit s’éveiller pour délivrer à nouveau la Bretagne. Merlin, pendant ce temps, errant parmi les clairières, rencontre, près de la forêt de Barenton, Viviane, fille du châtelain de Comper, dont la demeure s’élève non loin, au bord d’un étang. Tous deux s’assoient sur une pierre où ils restent jusqu’à la nuit, échangeant leurs serments d’amour, Merlin promet à Viviane, en échange de sa tendresse, de l’initier à la science. C’est la fable du Paradis Terrestre qui reparaît, le dialogue entre Ève et le tentateur. Chaque année, le jour de la Saint-Jean, le barde et la jeune fille se retrouvent sur la pierre, auprès de la fontaine. C’est Merlin qui est vaincu, Viviane, qu’il a rendue savante, Viviane devenue la fée Viviane, emporte son amant dans son château, où tous deux doivent rester endormis jusqu’au réveil d’Arthur.

Je trouve la fontaine Barenton et la pierre où Merlin et Viviane chuchotaient au crépuscule. Je trouve le tombeau de Merlin, un cromlech entourant une dépression de terrain remplie d’eau, bordée de joncs et de plantes aquatiques. La fontaine coule au nord de la Haute-Forêt, près Concoret. Ses eaux avaient jadis un pouvoir miraculeux. Aujourd’hui encore, on les invoque pour obtenir de la pluie, et lorsqu’elle mugit, c’est que l’orage approche. Au xve siècle, une ordonnance du comte de Laval, relative aux « usements et coustumes de la forest de Brecilien », rend hommage aux propriétés magiques de la fontaine. Elle était placée sous la surveillance d’un « géant noir, n’ayant qu’un pied et qu’un œil », qui était en même temps gardien de la forêt et pasteur des animaux qui y vivaient. Il était aux gages du « Seigneur de la forêt et de la fontaine. » Une dalle en marbre était près de la source, et sur cette dalle un bassin d’argent retenu par une chaîne du même métal. Lorsqu’un passant emplissait la coupe et répandait l’eau sur la dalle, le vent mugissait, le tonnerre grondait, la grêle tombait, cinglant et hachant les feuilles d’un grand arbre voisin. Après l’orage, une nuée d’oiseaux s’abattait sur l’arbre, le remplissant de cris et de chants, et tout à coup apparaissait le Seigneur de la forêt et de la fontaine, « vêtu de noir, monté sur un cheval noir, portant un bouclier noir, et à sa lance noire, un pennon noir. » Ce chevalier, réputé invincible, fut défait par Owen, neveu du roi Arthur. Owen épousa la veuve du chevalier Noir et demeura plus de trois ans près de la fontaine, au château de Gaël. Malgré cette solution, la légende reprend force. Huron de Méry, écrivain du xiiie siècle, voulut se rendre compte lui-même du pouvoir de la fontaine. Il passa par toutes les péripéties consacrées, et raconta qu’après l’orage, il vit surgir un chevalier Maure qui, après l’avoir blessé, lui apprit qu’il se nommait Bras-de-Fer et était chambellan de l’Antéchrist.

FOUR DANS LA CAMPAGNE.

Le nom de Paimpont, — Pen Ponthi, — qui fut donné plus tard à la forêt de Brocéliande, vient de Ponthus, qui épousa Sydoine, fille d’un roi de la Petite-Bretagne, dont la capitale était Vannes. Après avoir rempli à la cour de son beau-père les fonctions de connétable, Ponthus se retira dans la forêt de Brocéliande, où il habita le château de Barenton, devenu château de Ponthus.

Au poteau indicateur, on n’a que l’embarras de la direction : Fontaine Barenton, Folle-Pensée, Pertuis, Néant, Huchelou, Paimpont, Ville Danet. Dans tous les sens, c’est la forêt, non pas chenue et mystérieuse, comme l’imagination peut se plaire à la concevoir, mais de jeunes taillis, de verdures claires. L’Enchanteur et la Fée sont partis, les sortilèges sont évanouis. La forêt est nettement circonscrite, n’est plus la vague et sombre étendue d’autrefois. Elle occupe plusieurs collines dont le point le plus élevé est à 255 mètres au-dessus du niveau de la mer. Elle s’étend, au nord, sur une longueur d’environ 10 kilomètres, va se rétrécissant brusquement vers le sud-ouest, s’étrangle davantage encore à l’étang du Pas-du-Houx, se développe à nouveau dans une direction sensiblement parallèle à la première, entre Plélan et Tréhorenteuc, absorbe Paimpont, bâti au bord d’un étang relié à celui du Pas-des-Houx par un cours d’eau sinueux formant une boucle. Sa partie sud, dans la direction sud-est-nord-ouest, d’une longueur de 12 à 13 kilomètres, est coupée à son extrémité par la limite des deux départements d’Ille-et-Vilaine et du Morbihan. L’impression ressentie est fraîche, agreste, non sauvage. On entrevoit à tout instant, à travers les branchages, un peu de la nature cultivée. Pourtant, il est des espaces qui attestent la défaite de l’homme, une partie des terrains déboisés ne produit rien, est changée en lande, la lande de Thélin, la lande de Halgros, la lande de Concoret… Rien d’étonnant si les racontars des veillées font fureur aux alentours de ces parages déserts et mystérieux. Les gens de Concoret ont passé longtemps pour sorciers. La lande est un endroit favorable aux maléfices et aux incantations. Parmi les pierres, sur la terre rugueuse où zigzague un reptile, parmi les fleurs d’or des genêts et des ajoncs, les fleurs roses des bruyères, les sorcières pourraient installer leur chaudron, faire bouillir les crapauds et les couleuvres.

Le lieu fut propice aussi aux guerres de partisans, aux entreprises de chouannerie. Comment poursuivre et retrouver un ennemi qui disparaît dans les brumes, qui erre sans cesse, aux heures du matin et du soir, sur ces étendues crevassées, au bord de ces bois où pleure le cri de la chouette ? Il y a encore des lambeaux de phrases qui font allusion à la part prise par les gens de ce pays à la guerre de forêts : « Les gars de Concoret qui tuent les lièvres à travers les chênes. » Et puis, tout à coup, tout change, le décor du travail et de la vie ouvrière surgit à Paimpont et aux Forges de Paimpont qui fonctionnent depuis 1633. Les Forges sont au bord de l’étang, dans la forêt même. On y accède par un chemin en chaussée qui longe la nappe d’eau. Ce pays, en somme, avec ses cours d’eau, ses étangs, conviendrait admirablement à l’industrie. L’eau y donnerait la force motrice, et les maisons ouvrières pourraient s’élever au milieu de l’espace salubre.

À 6 kilomètres, c’est le château de Comper, dressé sur un rocher, non loin de l’étang ; mais le château primitif, celui de la fée Viviane, a eu maints remplaçants : l’un fut démoli sous Henri IV, l’autre incendié sous la Révolution. La chapelle a été mieux respectée : on la voit auprès du château, flanquée de quatre tours reliées par des courtines.

Ici, il me faut prendre un parti pour explorer avec quelque logique le centre de la Bretagne. Il est difficile de réaliser un voyage en zigzags, de courir sans cesse, du nord au sud et du sud au nord. Mieux vaut tracer une ligne enveloppante, un circuit qui cernera la région. Je décide de redescendre sur Ploërmel, d’atteindre les Montagnes-Noires par Josselin, Pontivy, Guéméné, le Faouët et Gourin, de toucher la fin de la Bretagne par la presqu’île de Crozon, et de revenir par les montagnes d’Arrée. Je regagne donc Ploërmel, d’où je repars aussitôt pour Josselin.

Après avoir admiré l’étang du Duc, je descends de voiture en route, à mi-chemin, au hameau de la Pyramide, pour voir l’endroit où s’est passé, le 27 mars 1351, le Combat des Trente. On garde ces étiquettes dans la mémoire, on s’est habitué à les accepter comme significatives d’événements célèbres. Les précis historiques qui ne donnaient pas autrefois l’aperçu des œuvres d’art et de littérature d’un temps, ni le tableau des mœurs, étaient par contre, abondants en anecdotes faciles à retenir, et le Combat des Trente a toujours été du nombre. « Bois ton sang, Beaumanoir », est un vrai cri de mélodrame historique qui a traversé les siècles. L’imagination de l’enfant croit trouver un aspect encore éloquent aux endroits où s’est passé le fait héroïque, et cet aspect existe parfois, grâce à un décor persistant, à une disposition émouvante du paysage. Ici, rien ne survit. À la place du chêne de Mi-Voie s’élèvent une banale pyramide de granit et une croix restaurée. C’est là, ou plutôt c’est à quelques pas de là, que se rencontrèrent les trente Bretons, commandés par Beaumanoir, venus de Josselin, et les trente Anglais, ayant pour chef Bembro, venus de Ploërmel.

LA PYRAMIDE DU COMBAT DES TRENTE.

Les montées et les descentes de la route me mènent à Josselin, bâti entre deux collines, séparées par l’Oust. On touche aux premières maisons avant d’avoir aperçu le sommet d’une tour, le pignon d’un toit. Je passe devant une porte grillée, j’aperçois l’entrée d’un parc garni à profusion d’arbustes verts, comme une maison bourgeoise cossue : c’est l’entrée du château de Josselin. Mais me voici dans la petite ville, par les rues à angles et à tournants, sur la petite place irrégulière où s’élève la noire église Notre-Dame-du-Roncier. Il pleut. Je sors toutefois pour attendre le dîner. Je descends jusqu’à l’Oust, d’où se découvre l’aspect rébarbatif, l’aspect militaire du château. Sa base est le rocher même, taillé en piédestal pour les tours et le corps de logis. Toute une partie manque, a été abattue, et le rocher est devenu, à une extrémité, une esplanade où vient finir le jardin, mais le reste a gardé fière tournure. Les trois tours, très grosses et très hautes, semblent vraiment des prolongements de la pierre, et la muraille, entre elles, s’élève aussi hardiment, presque nue, seulement percée de quelques ouvertures de mâchicoulis, jusqu’à la ligne des créneaux. Au-dessus, six grandes lucarnes à toiture s’avancent, comme des maisonnettes installées sur la pente du toit. Tel quel, le château semble encore, vu de l’autre côté de la rivière, protéger la ville, la retenir tout au moins sur la pente de sa colline, l’empêcher de dégringoler dans la rivière. Ce n’est plus le château primitif, fondé par Guéthénoc de Parhoët, aux premières années du xe siècle, achevé par son fils Josselin, ce n’est plus même le château de Beaumanoir et de Clisson. Les fortifications et le donjon d’alors furent démolis après la Ligue, et c’est le caractère du xvie siècle qui se révèle par l’architecture et la sculpture du château actuel, restauré par le prince de Léon sur les instances de la duchesse de Berry. Pour achever de connaître Josselin, il faut, après avoir vu sa base rocheuse, remonter en ville et entrer par la grille. Le parc n’est pas grand, offre aux regards les arrangements modernes de nos squares, et même certains vases qui le décorent sont des anachronismes autrement déplacés que les massifs et les pelouses au goût du jour. Je ne réclame pas autour de Josselin une forêt inculte habitée par des loups et des sangliers, j’aurais aimé, au contraire, y trouver un fin décor de nature en accord avec le chef-d’œuvre d’art pressenti. Ce chef-d’œuvre n’est pas au-dessous de sa réputation. Après que l’on a passé devant la tour détachée et le puits surmonté d’un dais de fer forgé, la façade intérieure se dresse devant les regards, à la fois mesurée et fantaisiste, régulière et imprévue, délicieuse. C’est l’envers de la façade extérieure, dressée sur les rochers de l’Oust. C’est le délicat bijou abrité par le rude écrin. Je ne sais si c’est l’heure du jour, la petite pluie qui tombe, l’atmosphère grise et argentée, la disposition d’esprit des soirs de voyage, mais cette façade intérieure de Josselin m’apparaît légère, inconsistante, fantômale. Elle semble bâtie avec des rais de pluie, des écheveaux de brume, des fils de la Vierge, des toiles d’araignée. La pierre couleur de nuée est lointaine, aérienne, légère, à croire, si elle n’affirmait pas un plan préconçu, une ordonnance voulue, qu’un souffle l’a formée, qu’un souffle va la défaire, tant ses lignes si gracieuses et si fermes, tant son fleurissement sculptural si largement et nerveusement modelé, apparaissent en une harmonie brouillée, les lignes et les formes assemblées en une sculpture de dentelles.

LA FAÇADE EXTÉRIEURE DU CHÂTEAU DE JOSSELIN, BÂTI SUR LE ROCHER AU-DESSUS DE LA RIVIÈRE DE L’OUST.

Pour donner aussi simplement que possible la formule architecturale de Josselin, c’est un rez-de-chaussée chargé de hautes lucarnes ogivales à trois clochetons, très en avant du toit et appuyées sur une balustrade de pierre ouvragée. C’est cette balustrade, faite de devises, d’emblèmes, d’ornements en fleurs et en feuillages, qui crée l’unité de l’édifice. Par elle tout se tient, le rez-de-chaussée et les lucarnes forment un tout indivisible, un des plus beaux monuments de l’instant où le gothique donne toute sa sève, l’infuse en un effort suprême aux formes de la Renaissance. Ce passage d’un art à un autre est affirmé à Josselin d’une grâce sans pareille, sans une dureté, avec la même aisance que la nature montre pour passer d’une saison à une autre.

LA FAÇADE INTÉRIEURE DU CHÂTEAU DE JOSSELIN AVEC LE PUITS DE FER FORGÉ.
LA SALLE À MANGER DU CHÂTEAU DE JOSSELIN.

À l’intérieur, on ne connaîtra pas la même harmonie. Il y a quelques portraits qui sont des documents intéressants, celui de Philippe de Chabot, celui du premier duc de Rohan, mais combien de faibles effigies, anciennes et modernes, et quelle décoration appuyée, quelle acceptation sans choix du mobilier moderne ! C’est dommage, et l’intérieur digne de l’extérieur aurait fait de Josselin un monument unique. C’était facile, si j’en juge par telle pièce dénudée, la salle à manger, où s’indique de lui-même le plus sobre arrangement. Je retourne au dehors. La pluie tombe encore, le jour est bas, comme si la nuit allait venir, et il n’est guère que six heures, et nous sommes aux jours de juin qui sont les plus longs de l’année. La façade arachnéenne de Josselin se brouille de plus en plus. J’erre quelques instants aux allées solitaires où je pourrais rester toute la soirée, car l’hospitalité est largement offerte aux passants, je reviens en ville et j’ai le temps encore d’entrer à Notre-Dame-du-Roncier où Clisson est enterré dans la chapelle Sainte-Marguerite. C’est par là que le rude homme de guerre, le « Boucher », entrait avec sa femme Marguerite de Rohan, veuve de Beaumanoir. Il y avait un banc pour s’asseoir, une crédence pour mettre son livre, une grille de granit à travers laquelle il suivait les offices. Il avait reconstruit l’église qui n’était d’abord qu’une chapelle en bois édifiée à l’endroit où un laboureur trouva une statue de la Vierge parmi les ronces. Cette statue devient rapidement une faiseuse de miracles, ressuscite d’abord au xvie siècle trois petits enfants, guérit au xviie siècle un aveugle, Grégoire Guillemin, un borgne, Mathurin Le Bret, des paralytiques, Isabelle Le Lièvre, Jean-Baptiste Guymart, sauve au xviiie siècle l’enfant de Mme  Magon de la Gervaisais ; en 1865 une religieuse, Marie-Françoise Hémery, en 1880 la nièce d’une religieuse, en 1883 Marie Hillion, paralysée. C’est le dernier miracle. Je n’ai pas tout énuméré. Depuis 1728, la Vierge du Roncier guérit ou atténue le mal des Aboyeuses, fréquentes à Josselin depuis que de mauvaises lavandières ont enjoint à la Vierge Marie, déguisée en vieille mendiante, de passer son chemin, et ont lancé leurs chiens contre elle. « Femmes sans cœur, a dit la Vierge, vous aboierez comme vos chiens, et vos enfants après vous ». Un buste de saint Étienne aussi fait des miracles : on lui offre de petits sacs de grains, et il guérit les maladies du cuir chevelu.

À JOSSELIN : DE PETITS SACS DE GRAINS SONT OFFERTS À SAINT-ÉTIENNE POUR LA GUÉRISON DES MALADIES DU CUIR CHEVELU.

Tel est l’humus des croyances, la foi aux images que l’on peut trouver sous la vie civilisée d’une petite ville de Bretagne. Bien des événements se sont passés à Josselin. Le protestantisme y a eu ses adeptes et même un chef, au château, en la personne d’un Rohan. La Révolution a agité la ville, a mis un temple de la Raison à la place de l’église. Mais aujourd’hui, malgré la division en partis, il reste, chez beaucoup au moins, l’habitude des pratiques d’autrefois. Ce que les spectacles de l’existence ont de toujours étonnant en Bretagne, si souvent qu’on les observe, c’est leur caractère d’ancienneté et de continuité. On constate bien que le temps fait son œuvre, ici comme ailleurs, qu’il change les mœurs, qu’il change aussi les esprits. Le chemin de fer est maintenant tracé au milieu des campagnes les plus retirées, les plus sauvages. L’automobile traverse les landes et les forêts. Sur la route de Ploërmel à Josselin, j’ai rencontré une paysanne à bicyclette. Sur tous les murs, il y a encore les lambeaux d’affiches de la bataille électorale d’hier, et les idées qui passionnent les habitants des grandes villes font leur apparition, non seulement dans les petites villes et les bourgs, mais au hameau, parmi les quelques maisons encore couvertes de chaume, où l’être humain se montre à peine, où l’on voit surtout des bœufs, des vaches, des moutons, des cochons, des poules, des chênes, des hêtres, des bouleaux.

Mais non seulement l’agitation nécessaire de notre temps surprend en face de la nature immuable, elle paraît singulière même dans les vieilles villes bretonnes où il y a l’allée et venue des marchés, l’arrivée et le départ des voitures, le petit trafic des boutiques, les discussions du café. Oui, même là survit le passé avec son décor et sa figuration, à croire que rien n’a changé depuis le xive siècle, si l’on aperçoit tout à coup certaines figures d’hommes, de femmes, d’enfants, en avant des vieilles pierres d’une maison, d’une église ou d’un calvaire. Il semble, par instants, que toute une population se soit conservée sans donner prise au temps, continuant les paroles et les gestes de la vie d’hier, malgré tout le nouveau qui l’assaille. Dans les yeux qui regardent en dedans on ne sait quel songe machinalement quitté, repris, toujours continué, comme le tricot de cette bonne femme qui passe, dans ces yeux c’est à peine si l’on aperçoit un étonnement, une interrogation parfois. Il y a une réserve, une timidité visibles, chez la plupart des êtres rencontrés : leur parole se tient sur le qui-vive, leur bonjour est embarrassé et craintif. Ils sont d’une autre race, ou plutôt d’un autre temps que le voyageur qui passe, ils sont contemporains de leurs maisons à porches et à auvents, de leurs églises en granit.

C’est à l’église qu’il faut les voir pour deviner la longue hérédité qui pèse sur eux, comme je viens de les voir à Josselin, comme je les ai vus hier à Ploërmel, comme je les verrai demain à Pontivy. À n’importe quel moment de la journée, l’église abrite quelque bonne femme, assise, à genoux ou blottie dans l’angle d’un confessionnal. J’en aperçois, à Notre-Dame du Roncier, qui sont de pauvres débris humains, des vieilles aux pieds nus, vêtues d’un jupon sordide, coiffées d’une coiffe de grosse toile qui pend comme une loque, et qui sont tombées là, qui se sont affalées au pied d’une colonne sculptée, dans la lumière des pierreries d’un vitrail, et que je ne distingue pas tout d’abord de la pierre, qui restent immobiles à faire croire qu’elles sont mortes, si leurs mains de squelettes n’égrenaient pas un chapelet, si leurs lèvres usées ne marmonnaient pas de monotones paroles sans suite. À quoi pensent-elles ainsi ? À quel destin invisible et muet confient-elles les chagrins et les misères de leur pauvre vie ? Elles vivent là de leur illusion, elles recommencent sans fin leur prière machinale, elles regardent la petite lampe qui brûle dans le chœur, les saints de bois et de pierre, Clisson le Boucher allongé en marbre blanc sur sa tombe auprès de son épouse Marguerite, monseigneur Dieu le père avec sa barbe blanche, madame la Vierge, et le petit Jésus, et Jésus crucifié. C’est par ce crucifié que l’on a endormi la protestation de douleur de l’humanité. C’est parce qu’il y a eu le bois de la croix, les clous, le coup de lance, l’éponge trempée de fiel, que cette vieille femme et toutes ses pareilles ont tout accepté et s’acharnent à remercier l’auteur mystérieux de leurs maux, prostrées à l’angle d’une muraille d’église.

UNE FONTAINE DANS LA CAMPAGNE BRETONNE.

Que le dimanche vienne, comme il vient pendant que je suis à Josselin, que les cloches sonnent, que l’orgue chante, que le prêtre tout doré surgisse à l’autel illuminé et prononce, en une langue qu’elle ne comprend pas, des phrases chantantes et solennelles, la vieille, éblouie, va pleurer d’émotion et de joie, et croire qu’elle possède déjà un peu de Paradis. Et toutes celles qui sont dans l’église sont de même, toutes celles qui sont venues de plusieurs lieues à la ronde, qui sont sorties de leurs chaumières pareilles à des tanières, qui sont voûtées, ridées, quasi-centenaires, vieilles fées qui vivent aux abords des fontaines, dans les clairières des bois sombres, au bord des marécages où sautillent les feux follets. Elles sont heureuses du spectacle. On allume les cierges, on fait fumer l’encens devant les images, on fait résonner l’orgue, on convie les pauvres, et lorsqu’ils sont là, rassemblés, on leur fait chanter leurs peines.


(À suivre.) Gustave Geffroy.
  1. La première partie de cette relation a paru sous le titre de : La Bretagne du Nord, année 1902, livraisons 19 à 26. Les photographies ont été exécutées par M. Paul Gruyer.