LA BRETAGNE DU CENTRE[1]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


III. — Les Montagnes Noires.


Gourin au pied des montagnes Noires. — La comédie de la table d’hôte. — Tout me paraît noir et tout est noir. — La dérobée. — La fiancée de village. — La montagne. — Spézet. — Les meubles en poirier. — La chapelle du Gran. — Sensations de solitude. — Le travail de l’homme après l’inquiétude de l’esprit. — Châteauneuf-du-Faou. — La foire. — Les animaux, les gens. — La complainte de la Martinique. — Pleyben. — La vie de la Grand’Place. — Le Calvaire. — Châteaulin. — La rivière. — Les fraises de Port-Launay, forcément préférées aux fraises de Plougastel. — Port-Launay. — Le viaduc. — Beauté possible de l’utile. — Horreur possible du pittoresque.


STATUE EN BOIS DE SAINT JACQUES.


Gourin, où je vais en quittant le Faouët, me fait traverser de magnifiques paysages, les descentes et les remontées qui creusent et soulèvent la terre, les premiers vallonnements qui annoncent les montagnes. Mais Gourin même ne me donne pas le plaisir que j’attendais de sa situation sur le versant sud des montagnes Noires, et je crois passer là une soirée assez maussade, d’autant que les jours sont longs à ce moment de l’année. Faute de mieux, je me résigne, dès l’arrivée, à la comédie de la table d’hôte. C’est une comédie un peu monotone, encore que l’on puisse s’amuser des échantillons humains qui s’y montrent, des physionomies aux expressions poseuses, épieuses, hargneuses, comme si les gens craignaient de n’avoir pas leur part de pain et de sel. Je sais que j’y trouverai aussi des loustics, en faciles intrigues avec les malheureuses bonnes. Mais quoi ! la table d’hôte fait partie du voyage, c’est le théâtre de tous les soirs. Passons donc la troupe en revue. Voici les acteurs, et moi avec eux. Deux jeunes gens, des habitués, ou qui veulent en avoir l’air, car ils regardent effrontément la bonne qui les sert. Cette jeune fille est jolie, trop jolie même, et pas assez sage, probablement, car elle écoute demi-souriante, demi-gênée ou émue, les paroles banales et grossières de ces deux petits sous-placiers d’amour. Ah ! celui qui entre est sans doute un important, car il entre bruyamment et en toisant les quelques personnes assises à la table. Puis, deux autres messieurs du même genre, du même monde, qui prennent place, aux meilleures places probablement. Tous trois causent ensemble, seulement ensemble, et ils ont raison, car ce qu’ils racontent n’intéresse personne que ceux qui aiment à passer aux tables d’hôtes pour des personnages.

Plus loin, un demi-jeune ménage. La dame est triste et pâle et paraît avoir mal au cœur. Elle ne boit que de l’eau et roule des petites boulettes de pain qu’elle ne mange pas. Elle et lui sont ce que l’on appelle des gens bien élevés, car ils ne causent pas et ne prennent d’aucun plat. Près d’eux, un monsieur qui sait qu’on ne parle qu’au dessert. Parlera-t-il au moins ? Ensuite, un vieux monsieur grognon qui trouve tout mauvais, qui est jaloux de la part de son voisin, et se plaint d’être mal servi au monsieur d’en face qui, là-dessus, lui fait la théorie que la table d’hôte ne vaut pas la table de famille où l’homme, l’époux, le père, le chef enfin, est toujours servi le premier et a droit aux meilleurs morceaux. Auprès de lui, un jeune homme blond pâle ne cause pas, mange modérément et se lève avant la fin. Il n’a regardé personne, pas même la jolie bonne, qui pourtant le regardait beaucoup. Encore un couple, un monsieur et sa femme qui mangent et rient toujours, sans s’occuper de ce qu’il y a autour d’eux. En face, deux messieurs corrects, à moustaches, ne prenant que leur place, ne mangeant pas la part du voisin, l’air calme et réservé, mais malgré cela toujours prêts à passer l’huilier et la salière. Ce sont des Anglais en voyage, et ils font bonne figure de gens bien élevés parmi cette vulgarité ; et je n’y peux rien, quoique je sois fier d’être Français, tout comme un autre. On a la sensation, en les regardant, du « chacun chez soi et chacun pour soi », mais ils n’encombrent personne, voyagent pour leur plaisir et non pour ennuyer les autres.

Enfin, le dîner est fini. Le monsieur n’a parlé au dessert que pour redemander du fromage. Le demi-jeune ménage remonte dans sa chambre en ayant l’air de pleurer. Les deux petits sous-placiers s’attardent avec la jeune bonne dans le couloir. Les notabilités s’en vont solennellement au café de l’hôtel. Le vieux monsieur grognon sort sans saluer personne. Le couple rieur s’en va rire ailleurs. Les Anglais remontent « chez eux » pour prendre du thé et du whisky et écrire leur « correspondance ». On ferme la salle à manger. Le repas des souris va commencer. Mais ce n’est pas seulement la table d’hôte, de même à peu près partout, qui me donne la sensation désagréable de Gourin. Un repas est bien vite pris, quand il vous ennuie, et l’on s’en va chercher la distraction de la vision et la joie de l’esprit au dehors. Mais c’est Gourin même qui me surprend et qui détonne, au cours de ce voyage à travers la Bretagne, si finement et richement colorée. Gourin est tout noir, d’un vilain noir. Je cherche en vain la cause de cette teinte générale. On croirait que la pluie a délayé de la poussière de charbon de terre dans les rues, et que l’on a badigeonné les murs des maisons, les portes, les intérieurs, et même les gens, avec cette boue. C’est à croire que les « montagnes Noires », détrempées par la pluie, se dissolvent et coulent à travers le village. Je ne me crois pas en Bretagne, mais plutôt aux abords de quelque cité industrielle du Nord, dans un voisinage de houillères. Je me figure aussi qu’il y a des villages d’Auvergne qui ont cette mine-là ; mais non, la nature d’Auvergne doit sa noirceur au sombre et brillant basalte, non à cette crasse répandue partout. J’ai beau aller et venir, parcourir les rues, les ruelles, partout je retrouve cette même impression de deuil. Heureusement, au moment où je redescends vers le bas du bourg, je trouve un bal installé, les gens qui dansent gaiement aux sons du biniou, au milieu de la route, dans la boue. C’est la dérobée, avec son serpentement, ses tours et ses détours, la dérobée dansée et glissée fortement et gravement, scandée de bons coups de talon sur le sol, par des hommes et des femmes de tous âges, qui sont tout à leur plaisir. C’est une fin de noce, me dit un des danseurs pendant une accalmie, et comme je cause avec ce jeune homme à la bonne physionomie, aux yeux doux et braves, et lui avoue ma déception de Gourin, il me dit qu’en effet, Gourin est un vilain pays, mais qu’il l’aime bien tout de même, et qu’il n’aime que celui-là, parce que c’est son pays. Il a voyagé, il a été soldat je ne sais où, il a été à Paris, mais il a retrouvé avec joie sa grande et large rue en pente, toute noire, et ses ruelles boueuses, et ses maisons salies, et plus jamais, il ne s’en ira d’ici. Je lui donne facilement raison, et il me quitte pour s’élancer de nouveau sur la piste de la dérobée. La danse continue, avec ses alternances d’énergie et de mélancolie, les hommes, frappant du pied, entraînant leurs danseuses, celles-ci, douces et machinales, se laissant conduire en souriant. Le noir Gourin prend un charme de cette assemblée de garçons et de filles, de cette musique aigre et fine, de cette grande route en fête au bas de la montagne. Comme toujours, il y a un être qui personnifie fortement tout ce qui l’entoure, la joie des autres et la beauté de l’heure. Ici, c’est une belle fille, en petite coiffe de dentelles, en robe noire, fichu et tablier de soie grenat, des mitaines aux mains. Elle est, par un mélange qui n’est pas rare chez la jeune fille, modeste et hardie à la fois, il y a en elle de l’enfant d’hier et de la femme de demain. Sa modestie est tranquille, et sa hardiesse est réjouissante. Celle-là s’en donne à cœur joie, tout en gardant un air de retenue, de dignité, tout à fait plaisant. Le bal se prolonge assez avant dans la soirée. La musique s’arrête enfin, on boit un dernier bol de cidre, et nombre de danseurs et de danseuses montent en voiture pour retourner chez eux. La demoiselle en tablier grenat s’en va comme les autres, s’installe en un char-à-bancs de famille, et disparaît au galop du cheval, non sans avoir enveloppé les groupes d’un dernier regard caressant, qui semble être pour tout le monde, et qui prend peut-être, en effet, tout le monde à témoin de la joie d’une soirée, mais qui doit être, tout de même, plus spécialement pour un seul. « Elle se mariera le mois prochain », dit quelqu’un à côté de moi.

LA PENTE ABRUPTE DE L’UNE DES MONTAGNES NOIRES.

Le lendemain matin, je pars de bonne heure. Pendant qu’on attelle, j’ai le temps d’aller voir une vieille chapelle restaurée, l’église Saint-Pierre, le calvaire et l’ossuaire, quelques vieilles façades, mais rien de tout cela ne me ferait rester une minute de plus à Gourin. Je retrouve avec bonheur, au dehors, les beaux chemins, la verdure et la solitude. La route monte, et c’est bientôt, sur la pente abrupte de la montagne Noire, comme une ascension en plein ciel. Les hauteurs atteintes ne sont pas considérables, varient aux environs de 200 mètres, mais les ondulations du terrain montagneux sont longues et belles, avec des pointes subites. L’étendue découverte grandit à chaque tour de roue, est bientôt immense ; l’œil parcourt une magnifique campagne verte et dorée que sillonnent l’Aven, l’Aulne, le canal de Brest à Nantes. Je m’arrête là un instant, à la lisière du bois de Toulaëron. J’aperçois, à droite, la masse sombre de la forêt de Conveau, et à gauche, le sommet et la verdure de Laz. Toute proche, une barrière est à l’entrée d’une allée d’arbres, mais on ne voit aucune tourelle de château, aucun toit de maison, l’allée semble ne conduire nulle part. L’habitation est loin de tous regards, au centre de quelque clairière, à l’abri des vents d’hiver qui balayent ces plateaux. Pas un passant, pas un bruit. C’est l’isolement, le silence, le mystère, en pleine lumière. Cette nature de Bretagne est toujours comme le décor des contes de fées. Quand ce n’est pas le palais enchanté de la Belle au Bois dormant que l’on croit y découvrir, c’est le logis caché et rébarbatif de l’Ogre.

MARI ET FEMME DANS LEUR INTÉRIEUR À SPÉZET.

La descente sur l’autre versant de la montagne me mène à Spézet, village assez sordide, mais qui n’a pas, toutefois, l’aspect industriel et misérable de Gourin. Ce n’est pas ici la couleur du charbon de terre, mais celle du fumier. J’entre dans une maison, où je reste à causer pendant quelque temps avec des Bretons à face rasée et à grands chapeaux. Comme il arrive souvent en Bretagne, cette maison ne participe pas, à l’intérieur, du mauvais état extérieur. Elle est bien tenue, le sol bien battu, soigneusement balayé, et le bois et les ornements de cuivre des meubles sont clairs comme des miroirs, meubles en poirier, me dit-on, comme il s’en fabrique beaucoup à Spézet.

UN BERCEAU À SPÉZET.
UN LIT CLOS AVEC SON ÉTROITE OUVERTURE ENTRE DEUX VOLETS À COULISSES.

Je quitte ce logis hospitalier pour aller visiter la chapelle du Cran, où mon conducteur tient absolument à me mener en voiture. C’est à un demi-kilomètre de là, par un joli chemin verdoyant qui conduit au ruisseau du Cran. Au début de la route, nous rencontrons un curé monté sur un âne. L’âne et le cheval échangent un braiment et un hennissement, nous échangeons un salut avec le curé, et nous arrivons, en quelques instants, à la chapelle. Il y a là un joli terrain herbu, ombragé d’arbres, où se tient peut-être un pardon annuel, où il y a sûrement place, les dimanches et les jours de grandes fêtes, pour tous ceux qui viennent causer debout, autour des marchandes de gâteaux et de pommes. La clef est chez une bonne femme, à côté, me dit le voiturier. Et il va la quérir. Il revient bientôt. La clef est chez le curé de Spézet. Elle était probablement dans la poche de celui que nous venons de rencontrer, s’en revenant tranquillement au pas de son âne. Le voiturier court à toutes jambes la chercher. Mais il s’arrête sans doute de courir ou stationne dans quelque débit, car il met un assez long temps à revenir. Je reste seul dans le petit enclos formé autour de la chapelle par des murs de terre couverte de gazon et par des rangées d’arbres. Je regarde et j’écoute. La petite chapelle est humble, sans rien de caractéristique, des murs gris, un clocheton, des portes basses. Par-dessus le mur, la campagne au soleil, des champs à perte de vue, çà et là de minuscules silhouettes humaines, et un grand silence à travers lequel je perçois de temps en temps le tic-tac d’un moulin et le murmure de l’eau. C’est un des aspects ordinaires d’un voyage de ce genre, et je suis venu voir cela, simplement, en même temps que, dans cette chapelle, des vitraux qui sont, dit-on, fort beaux. Comment expliquer la sensation que j’éprouve, la mélancolie profonde qui s’empare tout à coup de moi à me voir là, seul, dans ce pays perdu, au pied de la montagne Noire. Il y a des minutes de ce genre, et tout le monde doit les avoir connues, où le néant de tout vous apparaît accablant, irrémédiable. C’est comme si la nature se révélait subitement illusoire et vide, avec sa terre, ses champs, ses verdures, son ciel bleu, son soleil, son énigme monotone et insupportable. Après avoir admiré le beau paysage et goûté l’ivresse de la solitude, j’eus subitement cette sensation de néant que je viens de dire. Je ne veux pas retrouver ici toutes les réflexions qui vinrent m’assaillir, alors que je restais appuyé au petit mur de terre. Ceux qui n’ont jamais senti cela ne me comprendraient pas. Ceux qui l’ont senti, n’ont qu’à se souvenir de la manière dont leur vie s’évoquait, avec ses alternatives brûlantes et froides. Comment ! c’est là le passé, qui tient en cette rapide lueur de mémoire, et c’est là, l’avenir, que l’on voit si bref devant soi ! Était-ce l’atmosphère du pays ? ou la remontée de la race contemplative qui se faisait en moi ? Je connus la mélancolie sans tristesse, le vertige sans déraison, cette sorte d’étonnement de vivre qui est du rêve tout éveillé, à vous faire douter de votre existence, et de toute l’existence. Qu’est-ce que ce paysage ? qu’est-ce que cette chapelle fermée ? et qu’est-ce que je fais là ? pourquoi attendre cette clef gardée par un curé ? pourquoi entrer dans cette chapelle vide ? Tout ce qui vous entoure, à ces moments de pensée, vous semble inexplicable et inutile. Je vis déboucher d’un chemin une vache noire qui allait d’un pas lent, la tête ballottée de côté et d’autre, et derrière, une vieille du même noir que la vache, une vieille usée et sans âge comme le Temps, et cela passa sans faire de bruit, comme des ombres qui sortaient de la nuit et qui allaient y rentrer. Puis le voiturier parut en haut du chemin, toujours courant, apportant une grande, une énorme clef, que je voyais, de loin, presque aussi grande que l’homme. Il me sembla que celui-ci était parti depuis cent ans. J’entrai dans la chapelle.

UN ATTELAGE DE CHEVAL ET DE BŒUFS DANS LES MONTAGNES NOIRES.

C’est le flamboiement de la couleur dans la lumière. La maîtresse vitre raconte la Passion, l’entrée à Jérusalem, le tribunal de Caïphe, la consultation de Pilate, le baiser de Judas, la Cène où Jean dort sur l’épaule de son maître. Le tympan de l’ogive fait resplendir le Jugement dernier et le Triomphe du Christ. Il y a six autres fenêtres. Trois sont consacrées au Christ et à la Vierge, groupent l’Annonciation, la Nativité, les Bergers, les Mages, le Baptême par Jean-Baptiste, la Mort de la Vierge. Les trois autres concernent saint Laurent sur son gril, saint Jacques en pèlerin, saint Éloi en maréchal-ferrant, tout cela du bel art du xvie siècle, ample et familier. Ces figures bien assemblées, aux gestes combinés pour l’harmonie des lignes, aux couleurs savamment contrastées, parlent d’art et de labeur, de la distraction toujours imposée par l’homme à son inquiétude d’esprit. Il n’y a qu’à comprendre l’exemple, qu’à fermer la porte, et qu’à rentrer dans la vie telle qu’elle est,

Si ces images de la chapelle du Cran n’avaient pas suffi, le spectacle du jour de foire, qui m’attendait à Châteauneuf-du-Faou, était bien fait pour raviver les illusions nécessaires. J’entre à grand’peine dans le bourg à travers l’encombrement des voitures et des piétons, et je ne vois pas tout d’abord le vrai aspect de Châteauneuf, bâti en amphithéâtre sur le haut versant d’une colline au-dessus de la vallée de l’Aulne. Je vois bien l’espace lumineux, le grand ciel, la verdure, et le premier plan découpé par les maisons et l’église, où une messe se termine devant les fidèles du dedans et ceux du dehors, à genoux devant le porche. Mais la vision est confuse, le paysage fait ici le fond d’un tableau vivant qui prend toute mon attention. La foule emplit la route à flanc de coteau et toutes les rues qui descendent vers le champ de foire. De la hauteur où je suis, j’aperçois ce champ de foire tout grouillant de gens et de bêtes, si débordant que l’on peut croire impossible d’y pénétrer. Pourtant, de nouveaux arrivants, sans cesse, se faufilent dans ce bloc compact et remuant, d’où monte vers moi une rumeur faite de piétinements, de paroles, de plaintes d’animaux. À mon tour, j’entre à grand peine dans cette mêlée, je vais pas à pas, me glissant à travers les groupes de marchands et d’acheteurs, les animaux couchés ou debout. Je passe tout de même, vais d’un bout à l’autre du champ. Tous les paysans des environs sont là, évidemment, et je ne m’étonne plus si les champs étaient presque déserts tout à l’heure, autour de la chapelle du Cran. Ils sont venus, de tous les hameaux, de toutes les fermes, menant avec eux la bête qu’ils ont patiemment élevée. Ceux-là n’ont pas le temps de s’arrêter au milieu de leur labeur pour se poser des questions inutiles, pour se demander la signification des choses et la raison de l’existence, tous les pourquoi et tous les comment que nous nous adressons à nous-mêmes, sans cesse, et auxquels nous ne pouvons pas faire de réponse. Eux, qui vivent au milieu de la nature, font partie de la vie, obéissent sans y songer au mouvement qui entraîne tout à travers l’alternance régulière des saisons et des heures. Peut-être, au crépuscule, quand les ombres s’allongent, que les aspects deviennent indistincts, que les brumes blanches traînent par les prairies, au bord des étangs et des marécages, l’un d’eux s’interroge-t-il sur ce mystère qui l’environne. Mais la question se fait à peine jour à travers son esprit, harassé par son corps. Il suit d’un pas pesant son chemin d’habitude, il regarde comme tous les jours son horizon circonscrit par sa maison, ses arbres, le clocher, il voit passer la diligence ou il entend le coup de sifflet du chemin de fer. Mais il ne réfléchit pas davantage sur le destin de l’homme. Il va vers sa chaumine où l’attend sa soupe, et tout de suite le sommeil le prendra. Au lendemain, dès l’aube, réveillé avec le soleil, il retrouvera son activité, reprendra ses occupations où il les a laissées. Tranquillement, par l’effort sans cesse ajouté à l’effort, posément, avec la sécurité, la sûreté du recommencement et de la monotonie, il fera de la vie, année par année, jour par jour, minute par minute, de la même manière lente et invariable que la nature.

PENDANT LA MESSE, QUAND L’ÉGLISE EST PLEINE, LES BRETONS S’AGENOUILLENT EN PLEIN AIR.

Le résultat de son labeur, il l’apporte avec lui à la foire de Châteauneuf-du-Faou. C’est le porc dont la graisse ballotte dans la charrette, c’est le veau dont les quatre pattes sont rassemblées, liées d’un seul trait, c’est la vache tirée au bout d’une corde, c’est le cheval mené par la bride, c’est la poule et le canard dans un panier. Voilà l’œuvre d’art et le chef-d’œuvre de l’homme des champs, et voilà aussi sa contribution à la vie sociale. Il prend part à l’échange, il se relie à l’ensemble des hommes, il nourrit les cités. Sur ce champ de foire où je vais et viens à travers les groupes pressés, j’aperçois distinctement la fonction du paysan. Le spectacle est d’un pittoresque particulier, d’un pays et d’une race, mais il est aussi pourvu d’un caractère immuable, il fait songer aux campements des nomades, il évoque les formes et les senteurs de la terre nourricière, les verts pâturages, les troupeaux errants, l’étable chaude. Comment dater le tableau que j’ai sous les yeux ? J’aperçois bien que je suis en Bretagne, je vois les visages et j’entends les voix. Mais quelle Bretagne ? Est-ce celle d’aujourd’hui, celle d’il y a cent ans, celle d’il y a cinq cents ans ? Il serait bien difficile de dire les différences. Les hommes et les femmes n’ont pas plus changé que les animaux. Ce sont les mêmes visages que l’on voit aux verrières des églises et aux sculptures des calvaires. C’est à la fois le Moyen Âge et la Chouannerie. Les saintes gothiques, aux robes rigides, voisinent avec les soldats de La Rochejaquelein et de Charette, en vestes blanches, en peaux de mouton et de bouc, en chapeaux à larges bords. La majorité de cette foule est calme, immobile. Les gens ne font que les gestes nécessaires, restent sans bouger auprès de leur bétail. S’il survient un acheteur, le marché se débat en paroles rares. L’acheteur palpe la bête, lui ouvre la bouche, interroge brièvement. Le vendeur répond et attend. Quelques-uns, pourtant, sont démonstratifs, s’agitent, pérorent, essaient de convaincre. L’animation augmente, la gaieté bretonne s’épanouit enfin, excitée par le déjeuner, le café, les bols de cidre et les verres d’eau-de-vie qui arrosent les marchés conclus. Les auberges et les hôtelleries exhalent leurs odeurs de rôti et leurs parfums de boisson. Le champ de foire fume de tout le poil et de tous les excréments de ses bêtes, chante un hymne de nature par les beuglements, les cris rauques, les plaintes, les appels, les murmures de ce troupeau de bêtes passives, fait entendre la rumeur sociale par le bruit des conversations. La beauté du travail et de la vie domine tous les détails, s’épanouit sous la lumière du doux après-midi. La vallée de l’Aulne, largement ouverte sous la bourgade, est tout illuminée de la dorure du soleil d’été. C’est la terre sereine, avec ses verdures, ses champs, ses moissons, qui est le décor de fond de ce drame humain, fait d’espoirs et d’inquiétudes, d’intérêts et de sentiments.

UN MONTREUR AMBULANT À CHATEAUNEUF-DU-FAOU.

Le champ de foire quitté pour les rues environnantes, c’est le marché aux chevaux, des blancs, des noirs, des alezans, des bais, des gris pommelés, bêtes courtes, bien ramassées, solides et nerveuses, pour la plupart, guignées par l’œil rusé des maquignons. L’affluence est grande aussi, mais on peut passer plus aisément, à distance des mouvements brusques et des ruades. Ailleurs, c’est la vaisselle étalée sur le sol. Ailleurs encore, c’est l’étalage des étoffes, des vêtements, des cotonnades. Un groupe s’est formé ici, à l’entrée d’une ruelle : il entoure une marchande de chansons, épaisse de corps, basse sur jambes, à la face de curé bon vivant, le nez chaussé de lunettes, et qui déclame sur un ton de mélopée la dernière production d’un poète local. La récente catastrophe est le sujet de la complainte : Distruisant-der ar Martinik.

Gwelomp, gwelomp, skuillomp daëlou ;
Ar bed holl a zo en kanvou.
Ar Frans spountet ha strafuilet
Kleo ar pez a zo c’hoarvezet !

Il y a une quarantaine de couplets, et les hommes, les femmes, les enfants, assemblés autour de la marchande qui s’égosille, écoutent ou suivent les paroles sur la feuille de deux sous, ornée d’anciennes vignettes, imprimée à Quimper, et signée Kolaïk P. C’est le journal d’avant le journal, la gazette ambulante du carrefour et de la place de l’Église. Il faut croire que cette feuille chantée a encore sa raison d’être en Bretagne, car il y a foule autour de la commère, et la complainte est dans toutes les mains. La musique sans doute y est pour beaucoup, et c’est, en somme, le même attroupement qu’à Paris, autour du marchand de romances qui apprend l’air nouveau aux ouvrières du faubourg rangées en cercle autour de lui. Toutefois, ce n’est pas seulement ici la romance. C’est le fait du jour. Et il faut bien songer qu’il est venu aujourd’hui, à Châteauneuf-du-Faou, des gens qui ne lisent jamais un journal, qui vivent dans des chaumières, au plus désert de la contrée, en pleins champs, loin de tous les bruits de la ville, même de la plus petite ville, de la plus sourde et muette des petites villes, de la plus endormie, de la plus silencieuse. À peine ces isolés attrapent-ils sur la route un mot de ce qui se passe ailleurs. Je crois bien qu’ils ont pu entendre parler de la catastrophe de la Martinique, et j’ai déjà dit que l’éruption de la montagne Pelée était une des grandes préoccupations des gens de Bretagne. Mais précisément, ils sont friands de détails sur une telle affaire, et je ne suis pas surpris de les voir en rangs serrés, la mine grave, les yeux fixes, ne perdant pas un mot du récit de la terrible aventure. Tous ont l’inquiétude du drame lointain, de son bruit grondant et de sa flamme.

DEUX VIEUX À CHÂTEAUNEUF-DU-FAOU.

L’église et la chapelle de Châteauneuf ne valent que par l’admirable paysage dont elles font partie. Pendant quelque temps encore, je regarde cette large ouverture où pourrait couler un fleuve. La route reprise, c’est la fin du jour lorsque j’arrive à Pleyben. Je me retrouve là en pays connu. Je suis venu plusieurs fois à Pleyben, qui est situé sur un plateau où se croisent les routes qui vont à Morlaix et à Quimper, à Carhaix et à Châteaulin. Je choisirai la direction de Châteaulin, mais je trouve plaisir, avant, à revoir l’immense place bordée de maisons irrégulières. C’est une des plus grandes places que j’aie vues au centre des bourgs de Bretagne, et j’aimerais la voir animée par un marché ou par une fête. Je n’ai pas, alors, bien choisi mon jour, car je ne pouvais trouver, en sortant du tumulte de Châteauneuf-du-Faou, un contraste plus net qu’en descendant de voiture au milieu de cette solitude. La vie pourtant n’est pas absente. Quelques enfants se tirent par la main, quelques silhouettes passent au long des murs ou se tiennent sur le pas des portes. Je vois des rideaux blancs se relever ça et là, et des yeux qui épient l’étranger à travers les vitres des boutiques. La curiosité, après tout, est bien naturelle, et ces reclus ont certes le droit de regarder un voyageur. Ils le regarderaient bien davantage s’ils se doutaient que ce passant est là pour les regarder, eux aussi, pour dire le décor de leur existence, ce qu’il peut apercevoir de leur vie, ce qu’il peut deviner de leurs pensées.

GROUPE DE FEMMES À CHÂTEAUNEUF-DU-FAOU.

Ce que j’aperçois de plus eu plus, c’est que cette existence des gens des villages, des bourgs, des petites villes, n’est pas aussi morne qu’on est tenté de le croire au premier aspect. D’abord, elle comporte les mêmes grands événements que l’existence des grandes villes, événements qui sont liés au fond permanent, partout semblable, des sentiments humains. Partout, il y a l’espoir de la jeunesse, l’amour, la famille, la naissance et l’éducation des enfants. Partout, il y a la maladie, la vieillesse, la mort. Le reste, vraiment, n’est que l’accessoire. Un cultivateur est aussi occupé qu’un ouvrier, qu’un employé, et s’il réfléchissait, il aimerait mieux se trouver aux champs qu’à la ville, enfermé dans une usine ou dans un bureau. Pour les commerçants des bourgs et des petites villes, ils n’ont pas la même activité à dépenser que les chefs de grandes industries, que les directeurs de maisons internationales. Toutefois, ces chefs et ces directeurs, on les compte. Combien de petites boutiques provinciales dans une ville comme Paris ! L’intérêt d’une occupation vient de l’ardeur qu’on y apporte. Les commerçants de Pleyben peuvent déployer une finesse, une diplomatie extraordinaires à vendre des lainages et des cotonnades, des objets de quincaillerie, des denrées coloniales. Les journées, alors, ne sont pas trop longues pour eux. Et songez que sur les sept journées de la semaine, il y a le dimanche, qui est un jour de réjouissance, de repos et d’excellent ennui, et qu’il y a le jour du marché, et que les cinq autres jours peuvent encore être employés à courir les foires et les marchés des environs. Ce sont les réflexions que je dévide sur l’immense place de Pleyben, et dans quelques boutiques où j’entre et cause avec des marchands et des marchandes, qui me semblent, ma foi, des personnes fort avisées, pleines de gaîté et de malice. On me renseigne, entre autres choses, sur de jolis bonnets noirs, d’un modèle fort ancien, que je vois sur presque toutes les têtes des petites filles. On fait beaucoup de ces bonnets à Pleyben, depuis les plus simples, en drap, jusqu’aux plus luxueux, en velours et en soie.

PLEYBEN : L’ÉGLISE, LA SACRISTIE, LE CALVAIRE ET L’OSSUAIRE.

Et Pleyben a encore un autre attrait, un double attrait même, c’est son église et son calvaire. L’église, gothique et Renaissance, vaste, irrégulière, dresse trois clochers, dont l’un est une solide tour carrée ouverte par un porche où s’abritent les Apôtres, terminée par des clochetons et un dôme. L’intérieur est éclairé de beaux vitraux de 1564. Le calvaire est daté de 1650, ce serait donc le dernier des calvaires bretons. C’est aussi le mieux construit, le mieux équilibré, celui dont l’architecture est tout à fait simple, forte, explicite. Les personnages sont revêtus de costumes du xvie siècle, mais néanmoins la date de 1650 est gravée avec le nom de l’architecte, Yves Ozane, de Brest, sur la table de la Cène.

ÉGLISE DE PLEYBEN : PORCHE DES APÔTRES.
ÉGLISE DE PLEYBEN : VITRAIL DE 1564.

On peut trouver singulière cette date de 1650, Charles Le Goffic, qui a étudié et classé les grands calvaires bretons, émet fort légitimement quelques doutes : « Tout, en effet, dans ce calvaire, revêt un caractère d’archaïsme très prononcé. Nous sommes sous Louis XIV et les acteurs de la Passion se présentent à nous avec les pourpoints tailladés, les fraises et les harnais de guerre, des contemporains de Henri II. Faut-il croire qu’Ozane, comme on l’a supposé, s’est borné à copier d’anciens modèles ? A-t-il cru, ce faisant, donner à son œuvre une façon de couleur locale et le recul nécessaire pour permettre de la mieux juger ? Toutes les suppositions sont permises. » D’autre part, la conception architecturale, raisonnée et claire, peut fort bien être datée de la Renaissance. « Ozane, — dit encore Le Goffic, — s’il s’inspire de ses prédécesseurs, ne les copie point servilement. M. Léon Palustre signale avec raison l’évidement du massif central comme une des modifications les plus heureuses qu’on doive à cet architecte ; la plate-forme du calvaire porte sur deux passages voûtés qui se croisent à angles droits, et l’on comprend mieux ainsi le rôle des projections en diagonale, qui ne sont plus seulement en apparence, mais en réalité de véritables contreforts. Les arcades de la partie supérieure ont disparu ; le mur se montre plein du haut en bas. De même la frise, qui court autour du calvaire et qui avait beaucoup trop de hauteur à Guimiliau et à Plougastel, est ici en rapport plus rationnel avec la base (1/5 environ). Enfin les groupes sont distribués avec plus d’art ; il y a moins d’encombrement ». La question reste donc ouverte. Aux chercheurs de découvrir pourquoi Yves Ozane, vivant au xviie siècle, a conçu une œuvre du xvie siècle, ou s’il a restauré en quelque partie et signé l’œuvre d’un autre. L’important, pour moi, aujourd’hui, est que la belle œuvre d’art s’harmonise admirablement à l’heure du jour, à la couleur du ciel, à la grandeur de la place. Tout s’engrisaille d’une couleur de pluie. Le vaste espace est presque désert. C’est à peine s’il y a une silhouette au seuil d’une boutique, quelque passant vu au loin. Le calvaire, dans ce délaissement, devient presque une chose vivante, une sorte de petit théâtre où se joue encore un mystère d’autrefois. Je crois voir remuer les petits personnages de pierre, inclinant la tête, faisant aller leurs jambes et leurs bras à la façon des marionnettes. Mais c’est l’air humide, la bruine éparse, qui leur donnent cette apparence fantastique de mouvement. Je les laisse à leur représentation. Ils vont être tout à fait seuls pendant la soirée, la nuit, et ils vont continuer leurs gestes et leur drame, sans public, sans une illumination d’étoiles, au bruit de l’averse probable. Il faut partir.

Il fait presque nuit lorsque j’arrive à Châteaulin, mais j’ai cru apercevoir la belle courbe de la rivière, avec les maisons blanches de Port-Launay mirées dans l’eau, et je vois aussi la couleur bleuâtre des anciennes ardoisières qui dominent la ville. Ici, ce soir, pas de pluie. La soirée est d’une douceur parfaite. La lune brille au ciel, dans un espace limpide où ne se forme pas un nuage. Châteaulin me semble plus calme encore que Pleyben. Ce paysage de la ville, bâtie sur les deux rives de l’Aulne, entre deux murailles de collines, ce paysage est simple, reposé, d’une simplicité et d’une sérénité particulières. Tout est net, ajusté, rectiligne, les bords des quais, les silhouettes des maisons, les trottoirs, l’eau, les formes et les reflets. L’hôtel où je descends est immense, sombre, et les chambres n’invitent pas à un long séjour, mais je garde un bon souvenir à la table d’hôte, où le dîner, assez bon, fut terminé par un dessert incomparable de fraises de Port-Launay, le village aperçu tout à l’heure au tournant de la rivière, « Elles sont meilleures que celles de Plougastel », me dit un convive à qui je confesse mon goût pour ces fruits magnifiques, blancs et roses, frais, fermes et parfumés, qui viennent, à n’en pas douter, d’être cueillis. Comme les fraises de Plougastel, qui sont pourtant, elles aussi, exquises, sont absentes, je m’empresse en effet de leur préférer les fraises de Port-Launay.

Au matin, après la soirée claire et pure de la veille, c’est la surprise de la pluie, la pluie bretonne mêlée à l’air en une brume presque imperceptible, la pluie qui mouille lentement toutes choses, qui les imprègne. J’aime cette atmosphère de vapeur d’eau, malgré sa mauvaise influence pénétrante. Mais elle est d’une telle douceur parfumée, et les choses sont si jolies à travers ces voiles de dentelle grise qui se croisent et se décroisent sur elles. C’est sous cette fine pluie que je parcours Châteaulin, que je longe sa rivière de l’Aulne, que les Bretons nomment l’Ar ster aoûn, que je regarde le mouvement tranquille de son port. Il peut y venir des bateaux jaugeant cent tonneaux pour y charger des grains, des ardoises, des minerais. D’autres font la pêche du saumon. Châteaulin a un passé dont il ne reste guère que quelques ruines, un tronçon de tour tapissé de lierre et de mousse. L’ancienne chapelle du château est devenue, après différentes transformations, l’église Notre-Dame. Ce qu’elle a de plus remarquable, c’est la vue que l’on a du haut du clocher sur les vergers des environs, les quais et le viaduc de Port-Launay.

CHÂTEAULIN : LES MAISONS DU QUAI, AU BORD DE L’AULNE, AU BAS D’UNE COLLINE ROCHEUSE.

L’histoire de la ville tient en peu de mots. Le premier habitant de Châteaulin fut, dit-on, saint Idunet, qui avait son ermitage sur la colline. L’ermitage fut remplacé par un prieuré, bâti de l’autre côté de la rivière. La forteresse, au xe siècle, s’ajouta au prieuré. Au xiie siècle, la ville fut le théâtre de démêles entre le vicomte du Faou et le comte de Léon, et il lui fallut soutenir un siège contre Conan IV. Après, c’est la tranquillité jusqu’à la Ligue et le passage de bandes pillardes. Et c’est tout. La physionomie de la ville est d’ailleurs placide et charmante. Elle semble avoir pour occupation principale de se mirer dans l’eau. À part le mouvement des bateaux, qui n’est pas, d’ailleurs, effréné, on peut se demander comment le temps se passe ici. Les ardoisières, très célèbres autrefois, ont, me dit-on, beaucoup perdu de leur importance. Il y a une vingtaine d’années, je me souviens qu’il y avait, du fait de ces ardoisières, une certaine animation que je ne retrouve pas cette fois. Elles semblent ne plus guère avoir d’autre utilité que de dominer la ville de leurs couleurs sombres, noirâtres et bleuâtres. Mais il ne faut pas se fier aux apparences. Cette ville calme n’est pas morte, car elle est propre et suggère des idées d’ordre et de bien-être. C’est, je crois bien, la première cité de France qui fut éclairée à la lumière électrique, ce qui indique l’esprit d’initiative sous cet aspect sommeillant. Mais l’aspect d’une ville dépend du jour où le voyageur passe. Je suis certain que la jolie sous-préfecture doit être fort animée à certaines dates de fêtes, de réunions, de marchés. Quand elle a donné toute son activité aux heures nécessaires, elle s’arrête, elle se repose, et elle a raison.

FEMME DE CHÂTEAULIN.

Aujourd’hui, c’est jour de repos, et je suis à peu près seul à déambuler le long des 350 mètres de quais en bordure de l’Aulne. Sur les bateaux même, je ne vois personne. Je finis par me lasser de cette solitude de ville et je cherche la solitude de la campagne. Je n’ai pour cela qu’à continuer ma route, qui longe la rive droite de la rivière et qui s’en va ainsi, en une longueur de 3 kilomètres, jusqu’à Port-Launay. Je m’en réjouis, car la promenade est des plus belles, et Châteaulin doit être complété par Port-Launay. C’est ici, avec des quais de 838 mètres, que se fait le grand mouvement de marchandises de Châteaulin, et la quiétude de la ville s’explique ainsi : sa rivière travaille pour elle, et elle travaille surtout à Port-Launay. Là, des bateaux de 150 tonneaux peuvent aborder, mieux qu’à Châteaulin. Le trafic se fait surtout avec Brest, où l’on peut aller par le bateau à vapeur. C’est à Brest que s’en vont les ardoises, les volailles, les légumes et les fraises. « Mais ne quittez pas Port-Launay, monsieur, sans voir le viaduc du chemin de fer. »

J’ai déjà vu le port, l’église, la fontaine, et tout cela m’a plu, et je comprends que les gens de Brest et d’ailleurs viennent ici en parties de campagne, car on a remarqué que même les gens de la campagne vont faire des parties de « campagne » ailleurs que chez eux. L’important est de se déplacer, et c’est, en effet, bien nécessaire. J’ai donc vu tout ce que je viens de dire, et je veux bien encore voir le viaduc. Pour cela, il n’y a qu’à continuer la route au long de la rivière, pendant 3 autres kilomètres. Je le fais, et j’arrive au fameux viaduc, qui mérite sa célébrité. Il a, pour être exact, 457 mètres de longueur, 50 mètres de hauteur et douze arches de 22 mètres d’ouverture. Je ne regretterai pas ma course, car après tout, si la beauté habituelle de l’œuvre d’art que nous connaissons et que nous cherchons n’est pas là, il y a une autre beauté toute nouvelle qu’il faudrait être bien aveugle pour ne pas voir, bien sot pour dédaigner. C’est du travail humain, d’abord, et c’est du travail humain qui a sa force, sa grâce, son équilibre, c’est-à-dire sa beauté. Ceux qui ont conçu et exécuté un viaduc comme celui-ci qui sert à raccourcir les distances et à faire passer des trains, ceux-là sont des utilitaires, c’est entendu, mais ce sont aussi des artistes, puisqu’ils ont su trouver une forme élégante et harmonieuse à leur conception. On les accuse souvent de gâter les paysages. C’est un lieu commun. Ils les transforment, ou plutôt ils leur ajoutent un nouvel élément de beauté, qui est la preuve de l’esprit vainqueur de l’homme. Il est clair qu’il ne faut pas abuser de ces « embellissements » utiles, mais là où ils sont vraiment nécessaires, ils ne déparent rien. Ce qui gâte un paysage, c’est la triste maison sordide où habite la misère humaine, dans la fange, l’ordure, l’atmosphère malsaine. Cette maison, pourtant, il ne manque pas de voyageurs pour l’admirer. Ils trouvent là une note pittoresque, un je ne sais quoi « qui fait bien dans le paysage ». Ils ne voudraient certes pas l’habiter, il leur faut la maison moderne avec l’eau, le gaz, la lumière électrique, le tout à l’égout, tout le confortable et toute la salubrité, et ils font bien, mais ils trouvent tout naturel que d’autres habitent la masure, et ils s’empressent d’en faire une aquarelle. Je préfère le viaduc, qui crée les communications, qui déplace les habitants des taudis, qui sert l’œuvre de clairvoyance et de bien-être. J’admire le calvaire, lorsqu’il a la beauté de l’art et de la vie. Je demande la permission d’admirer aussi le viaduc, et la locomotive, et le train de marchandises.


(À suivre.) Gustave Geffroy.

  1. Suite. Voyez pages 469 et 481. Les photographies ont été exécutées par M. Paul Gruyer.