Geffroy - La Bretagne, 1902-1904/09
V. — Le Pays de Léon.
Pour gagner de Plougasnou, par mer, l’embouchure de la rivière de Morlaix, qui sépare le pays de Tréguier du pays de Léon, il faut contourner les côtes entre de nombreux récifs, louvoyer vers l’ouest, passer en vue de Primel, de Diben, virer vers le sud en avant de la petite anse de Penantré, laisser sur la gauche le petit port de Kerdies. On est dans la rade, on va entrer dans la rivière, on peut aborder au château du Taureau.
Le château du Taureau est bâti sur un rocher, à l’embouchure de la rivière d’où, avec l’artillerie moderne, il pourrait battre toutes les côtes, depuis la pointe de Primel jusqu’à Roscoff, et balayer les chapelets d’îlots qui émergent de toutes parts. Mais ce n’est pas contre la côte que le feu du Taureau a été dirigé, c’est contre les bâtiments anglais qui menaçaient Morlaix. Les bourgeois de la ville l’édifièrent à leurs frais en 1542, pour protéger leurs commerces et leurs maisons, et ils y entretinrent garnison en vertu de leur privilège. Cela dura jusqu’en 1660. Louis XIV fit alors du fort une prison d’État où furent enfermés, par la suite : en 1765, La Chalotais, procureur de Rennes, dénonciateur des Jésuites ; en 1795, les derniers Montagnards, Romme, Soubrany, Bourbotte, qui s’y poignardèrent pour échapper à l’échafaud ; en 1871, Auguste Blanqui qui y écrivit le magnifique poème de l’Éternité par les astres.
Le vieil avant-poste, gardien de Morlaix, n’a pas changé de physionomie. C’est un rocher sur un rocher, une lourde bâtisse oblongue, construite d’après de savantes combinaisons d’angles, de calculs de secteurs, qui avance vers le nord son éperon farouche. Bien qu’il soit aujourd’hui déclassé, on y voit encore des batteries pour artillerie lourde à feux rasants qui décèlent l’art de Vauban, et des créneaux armés de vieilles pièces aux armes de Bretagne. La tour ronde, en forme de donjon, porte les traces d’une reconstruction du xviie siècle. Un pont-levis au nord, auquel on accède par trois marches, en choisissant le moment où l’eau soulève la barque à niveau des pierres, mène à l’intérieur, au premier poste, à l’étroite cour où il y a une citerne, des casemates, des logis de soldats. Un escalier conduit à un vestibule glacial. Une porte couleur de rouille, des marches encore, puis des portes ouvrant sur des chambres, des cachots voûtés, aux murailles humides sécrétant le salpêtre. Le froid sévit, la lumière pénètre à peine dans ces réduits où furent logés les prisonniers d’État. Ils ne pouvaient voir de leur fenêtre grillée que le pavé humide de la cour et un carré de ciel que colorait la saison. Leur promenade journalière était sur la plate-forme.
Si, du château, on va immédiatement à terre, à Carantec, par exemple, on peut, pour atteindre Morlaix, suivre un chemin qui longe le Dossen. Si l’on continue le trajet en bateau, comme je le fais, on débarque en ville sur le quai, vis-à-vis les murailles du Nec’hoat, château et parc du général Le Flô. On a, devant soi, l’immense viaduc qui domine toutes les maisons de la ville, et même le clocher carré de Saint-Mathieu et la flèche de Saint-Melaine.
À travers les arches géantes du viaduc, on aperçoit la place de l’Hôtel-de-Ville, autrefois la Grand’place, aujourd’hui la place Thiers, les maisons vieilles et neuves qui l’encadrent, l’Hôtel de Ville qui fait le fond. Si l’on veut voir la ville dans son ensemble, c’est au viaduc qu’il faut monter. Le viaduc, c’est le monument de Morlaix, c’est lui qui est à tous les plans, c’est lui qui écrase tout, c’est lui que l’on aperçoit de partout. On l’a édifié pour faire franchir au chemin de fer l’espace centre les deux collines où s’encaisse Morlaix. Sa première pierre a été posée le 20 juillet 1861, par MM. Planchat et Fenoux, ingénieurs. Sa longueur est de 284m50, sa hauteur, y compris les fondations, est de 64 mètres, et de 58 mètres au-dessus du sol. Il permet deux circulations : l’une, au sommet, pour les trains ; l’autre, à mi-hauteur, pour les piétons. Surtout du sommet, la vision est inoubliable. D’un côté Morlaix entassé au creux de sa vallée, avec ses deux rivières, ses vieilles maisons à pignons pointus, son dédale de rues et de venelles, ses places, ses églises, tout cela léger, bleuâtre, fantomatique, à travers les fumées qui sortent de tous les toits de la ville, tout cela dominé par les jardins étagés et par les hauteurs de Saint-Martin, de Saint-Nicolas, du Créhou. De l’autre côté, le double alignement des quais de Tréguier et de Léon, et la rivière pleine ou vide, dont l’eau ou la trace va vers la mer, entre les hauteurs de Saint-François et les bois de Coatserho-Nevez et du Nec’hoat.
L’histoire de la ville que l’on voit là, entassée, fumante et vivante, a été singulièrement mouvementée. De l’ancienne cité close, de ses remparts, de ses portes, de son château, il n’y a plus que les vestiges de quelques pierres ; mais les souvenirs sont restés, de tant de batailles entre les ducs bretons et les seigneurs de Léon, de tant d’attaques des Anglais, depuis 1186 où Guyomarc’h, comte de Léon, prend la ville au duc Geoffroi, pour la laisser ravir, l’année suivante, par les Anglais qui y tiennent garnison avec l’assentiment des ducs. L’honneur de Morlaix, c’est qu’il y a sans cesse une population obstinée de bourgeois et d’artisans qui repoussent tous les jougs et veulent leurs franchises. Les rébellions sont nombreuses, la garnison anglaise est massacrée en 1372, mais les rebelles sont matés par le duc Jean IV, et cinquante d’entre eux sont pendus. Nouvelle révolte en 1376, la garnison exterminée et chassée, les portes ouvertes aux Français, puis la ville se gouvernant elle-même, puis le retour des ducs, et les guerres de la Ligue, et la ville ralliée seulement en 1594 au gouvernement de Henri IV. En 1562, les habitants avaient déjà obtenu des lettres patentes leur donnant droit d’élire un maire et des échevins ; en 1568, la ville, pourvue d’une cour de juridiction, fut érigée en siège de gouvernement. On ne voit tout cela, du viaduc, à travers les fumées légères et bleuâtres, que si on veut le voir et si on sait le voir, de même que l’on ne voit qu’en imagination sur la colline, au-dessus de l’hôpital, le château qu’habitèrent les ducs et le parc immense où ils donnaient des chasses. Ce qui reste de ce temps, c’est la maison dite de la duchesse Anne, dans la rue des Nobles, occupée par un marchand qui exige une rétribution des visiteurs, alors qu’elle devrait appartenir à la ville et être offerte gratuitement à la curiosité. Car elle vaut la peine d’être parcourue, du rez-de-chaussée au toit, de la salle des gardes, ancienne cour éclairée de lanterneaux, jusqu’aux charpentes de soutènement des angles, ornées de statues de bois sculpté. Un merveilleux escalier, fin et nerveux, tourne derrière un pilier de bois ouvragé qui supporte un combat de saint Michel et du Démon, et dessert les deux étages à droite et à gauche. L’extérieur et l’intérieur sont restaurés, mais j’ai vu la maison dans son état de délabrement, il y a des années, alors que les planchers étaient crevés, les marches disjointes, que l’on ne pouvait poser le pied nulle part, et je dois reconnaître que la restauration a été respectueuse et adroite. Que la duchesse Anne ait habité ici, je n’en sais rien. On le dit, sans doute avec quelque raison. Ce qu’il y a de plus certain, c’est que, devenue reine de France, Anne revint à Morlaix lors du voyage en Bretagne qu’elle fit en 1505, et qu’elle fut logée au couvent des Jacobins. À son arrivée, la communauté de ville lui offrit un petit navire tout en or, garni de pierreries, et une hermine apprivoisée. Un arbre généalogique, à la manière des arbres de Jessé, fut planté, représentant l’ascendance de la reine depuis le roi de Bretagne, Conan Mériadec : au sommet de l’arbre, une belle jeune fille morlaisienne était perchée qui harangua fort bien la souveraine. La période de la Révolution fut agitée à Morlaix, comme dans nombre de villes de Bretagne aux passions ardentes.
(À suivre.) | Gustave Geffroy. |