LA BRETAGNE[1]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.
Photographies de M. Paul Gruyer.

PREMIÈRE PARTIE : LA BRETAGNE DU NORD


V. — Le Pays de Léon (suite).


Les cigarières de Morlaix. — Foires et marchés. — Ce qui reste des Lances. — La Grand’Rue et les marchands de drap. — Saint-Melaine, Saint-Mathieu et Saint-Martin. — Le Musée. — Théâtre breton. — Soirées de Morlaix. — Les environs. — Saint-Pol-de-Léon vu de la Mer. — La « Ville Sainte ». — Les clochers. — La vie en dedans. — Les batailles de 875 à 1793. — Les fêtes. — La cathédrale. — Le jaillissement du Creisker. — Le « chef » de M. Untel. — Roscoff. — Le gulf-stream, peut-être. — Asperges, choux-fleurs, artichauts, oignons, ails, échalotes, pommes de terre, figuiers. — Le port. — Marie Stuart. — L’église. — Le laboratoire de zoologie. — L’île de Batz. — La bouse combustible. — L’étole de saint Pol. — Saint-Thégonnec, l’arc de triomphe et l’ossuaire. — Guimiliau, l’église et le calvaire. — Les costumes du Léon. — Lampaul.


FEMME REVENANT DU MARCHÉ DE MORLAIX.


Morlaix a la grâce de la vivacité. Ce n’est pas ici une Bretagne endormie. Les pas sont lestes et les yeux sont vifs, dans toutes les rues étroites, mal pavées, qui montent, qui descendent, qui dégringolent sur les flancs des deux collines où se creuse l’entonnoir de la ville. Les jeunes filles ont des allures de chèvres à grimper et dévaler ces pentes, et leur physionomie est de la même expression animée que l’allure de leur corps. Par contre, lorsqu’elles ont été pacifiées par la vie, les femmes d’âge ont le visage d’un calme et d’une bonté rares, avec quelque chose d’attentif et de fin. Tous ces aspects de choses et de visages font une ville où l’existence a de l’en-dehors, de la nervosité, de la gaieté active. Le matin, dès l’aube, c’est un bruit de sabots à croire que des sacs de noix ont été vidés à Saint-Martin et que les noix descendent les escaliers à pic de la rue Courte et les pentes douces de la rue Longue, à croire aussi que l’on entend le retrait de la mer entraînant avec elle les galets sur une grève. Sabots parlants et bavards, ils emplissent la ville de leurs dialogues et de leurs clameurs, les uns jacassant, pérorant vite, décidés et rieurs, les autres lents et mélancoliques, disant un mot de temps en temps, se plaignant et geignant, et tous se réunissant par moments comme pour pousser le cri d’une foule qui acclame ou qui hue. Ce sont les femmes de Morlaix, marchandes, acheteuses, ouvrières, qui vont à leur gain, à leurs provisions, à leur travail, ce sont surtout les filles de Morlaix qui vont prendre leur place d’habitude à la Manufacture des tabacs, quai de Léon. Descendez à leur bruit, mêlez-vous à elles, arrêtez-vous à la rivière pour les regarder venir et les regarder passer. C’est un spectacle qui dure longtemps, celui de cette arrivée, en robes noires, en châles noirs, en coiffes blanches, de ces travailleuses qui font songer, blanches et noires ainsi, à quelque passage de religieuses s’en allant à matines. Toute la ville paraît s’être mobilisée, il descend des coiffes et des sabots de toutes les pentes, il en sort de toutes les rues et de toutes les maisons. Les silhouettes viennent en files disparaître une à une par la grande porte de la Manufacture, comme des fourmis qui rentrent à la fourmilière. Car ce sont bien des fourmis, malgré tout, bien que des cigales imprévoyantes puissent se trouver parmi elles, ces sœurs bretonnes des cigarières de Séville, qui n’ont pas l’éclat et le geste en dehors des filles d’Espagne, mais qui ont le charme de leurs yeux passionnés et de leur souris malin sous leur coiffe monacale.

Lorsqu’elles sont toutes rentrées, on peut mieux circuler dans la ville qui n’en est pas morte pour cela. Morlaix est une ville de commerce, d’allées et de venues, même en dehors de la Foire Haute qui se tient en octobre à Saint-Nicolas, de la Foire Blanche qui se tient en mai au Marhalla, des douze foires annuelles ordinaires qui se tiennent à Saint-Nicolas, au Marhalla, à Saint-Martin. Il y a le marché du samedi qui se tient un peu partout ; le marché au beurre où les paysannes de Taulé, de Penzé, de Saint-Pol, de Saint-Sève, de Saint-Thégonnec (du côté de Léon), de Ploujeau, de Garlan, de Plouesohr, de Plouigneau (du côté de Tréguier), stationnent sur la Grand’Place ; le marché de poulets, de gibier, au Pavé, de la Grand’Place à la rue de Bourrette ; le marché aux légumes et aux fruits, place de Viarmes ; le marché au poisson, le long du lavoir ; le marché des grains, des farines et de la viande, à la Halle et autour de la Halle ; le marché des choux et des cochons de lait, place du Dossen ; le marché des oignons, des asperges, des choux-fleurs, des artichauts, vendus par les Roscovites place Saint-Dominique ; le marché du fil, rue au Fil ; le marché des cendres pour la lessive et des cendres de tourbe pour la terre, rue Haute. Oui, même en dehors de cela, Morlaix vit, par un mouvement qui peut diminuer, mais qui ne s’arrête pas, par un quelque chose d’indéfinissable qui est sur les physionomies, dans les voix, dans l’atmosphère. De toutes les hauteurs, on entend, les jours de foire et de marché, la rumeur et le bourdonnement des paroles, les jours ordinaires, un chuchotement ininterrompu. Le décor de ce bruit, c’est un amas de maisons qui descend les pentes à travers les jardins et qui vient se tasser au fond du val, c’est le confluent des deux rivières du Queffleut et du Jarlot qui forme le Dossen au pâté de maisons de la place Thiers, faisant au sud de la ville une sorte de fourche tordue dont la douille serait le Dossen. Celui-ci coule à découvert pendant une centaine de mètres, il est alors utilisé comme lavoir.

Sur la place Thiers, ancienne Grand’Place, au milieu des quinconces, un petit monument s’élève, à la mémoire du marin Charles Cornic-Duchêne, né en 1731, mort en 1809. Autrefois, la Grand’Place était bordée de maisons à arcades, et c’était, dans ces galeries à magasins, nommées les Lances, la promenade du soir et des jours de pluie. Des Lances, il ne reste rien que deux maisons au pied du viaduc, et c’est bien humble, bien triste, peu en rapport avec l’émerveillement qui est resté, à d’anciens habitants, de ces splendeurs du temps de leur jeunesse. Il y a mieux à Morlaix comme souvenirs du passé : il y a la rue de Bourrette, la rue des Nobles, la rue des Vignes, la rue au Fil, la venelle au Son, la venelle aux Pâtés, avec leurs pignons coiffés de travers, leurs façades garnies d’ardoises, leurs poutres apparentes, leurs chapiteaux sculptés ; il y a la Grand’Rue, qui va du Pavé aux Halles, et qui est bien caractéristique avec ses boutiques éclairées de deux côtés, par la Grand’Rue et par le lavoir : ainsi la lumière joue en doux et magnifique clair-obscur dans ces salles basses, sur ces longs comptoirs de chêne. Ce sont des marchands de draps, de lainages, qui occupent ces magasins, et je n’ai pas plongé une fois le regard dans les ténèbres et les rayonnements de ces logis du Moyen Âge, sans songer au marchand qui aune le drap dans la farce de Maître Pathelin.

Toute la partie de Morlaix massée au pied du viaduc, du côté de Tréguier, se groupe autour de Saint-Melaine, ancien prieuré fondé en 1150, par Guyomarc’h, comte de Léon, et transformé en église en 1489. L’église de Saint-Melaine est juchée au haut d’escaliers, mais elle a beau faire, sa flèche ne dépasse pas la haute plate-forme du viaduc. L’un de ses portails est orné d’un écusson portant deux badelaires en sautoir, l’autre d’un trumeau creusé en bénitier. À l’intérieur, des figures de moines grotesques taillées dans les poutres, un buffet d’orgue en chêne sculpté, un baldaquin octogonal entourant la cuve baptismale, des statues de bois de saint Avertin, de sainte Anne, d’un manant qui porte un saint. La partie sud de Morlaix se groupe autour de Saint-Mathieu, curieux et pesant édifice, chargé d’une tour épaisse, entouré d’une sorte de cour pavée de pierres tombales dans un angle. À l’intérieur, un buffet d’orgue, une verrière, un bas-relief d’albâtre où le Père Éternel porte sur ses genoux son fils crucifié. L’église Saint-Martin n’est pas dans Morlaix, elle dessert un faubourg de Morlaix, sur la hauteur, en face de la gare : elle a surtout l’intérêt d’une terrasse à son chevet, d’où l’on a vue sur la campagne et sur la ville, sur les combots, ou jardins minuscules en gradins, abondants en arbres fruitiers et en légumes.

VIERGE DU XIVe SIÈCLE (MUSÉE DE MORLAIX).

Après les églises, le Musée. C’est une bonne occasion de visiter un musée de province. Celui-ci est composé, comme les autres, de collections de tableaux, dessins, gravures, statues, et aussi de collections de papillons, d’oiseaux, d’œufs d’oiseaux, de minéraux, d’hémiptères, d’hyménoptères, de diptères, d’orthoptères, de névroptères, de coléoptères, d’arachnides, de crustacés, de zoophytes, de coquillages, d’un herbier du Finistère, de pièces isolées : mammifères, ophidiens, sauriens, etc. Ce n’est nullement avec l’intention railleuse de trouver ces objets déplacés ici, que j’en fais l’énumération. Il me paraît au contraire très raisonnable, dans une ville qui n’a pas de bâtiments spéciaux, ni de collections suffisantes pour présenter l’ensemble des sciences, de tout réunir à l’art dans les salles de son musée. Les origines du musée de Morlaix sont en effet ainsi racontées par le conservateur, M. Edmond Puyo, dans la notice du catalogue : « L’ancienne église des Jacobins, dont l’usage avait été abandonné à la Guerre pour le service de la remonte qui tenait un dépôt à Morlaix, fut restituée à la ville après la translation du dépôt à Guingamp. La municipalité en profita pour y installer la Bibliothèque municipale qui venait d’être fondée (1873), et une vaste salle y fut, en même temps, disposée pour servir de Musée. Celui-ci n’existait guère que de nom, quand quelques généreux donateurs offrirent plusieurs toiles auxquelles vinrent se joindre des dons de l’État. Ce fut à ce moment que la Société d’études scientifiques du Finistère demanda à installer ses collections dans le bas-côté de l’église, qu’elle répara de son mieux après entente avec la municipalité. » À ce moment aussi, par un legs de M. Ange de Guernisac, la ville se trouva mise en possession, pour son Musée, d’une somme de soixante mille francs. Vingt mille francs furent consacrés à l’installation définitive et quarante mille francs à des acquisitions. L’installation est absolument louable, tant pour les deux salles de tableaux et de dessins que pour la troisième salle, éclairée par la rosace, où sont réunies les collections scientifiques, que pour la basse-nef où sont placés les objets d’archéologie, les gravures, les statues et bas-reliefs. Pour les acquisitions, il y aurait autrement de réserves à faire. Que l’art et la science voisinent, d’accord. Ce qui ne devrait pas voisiner, c’est l’art et le non-art. Installer sur la même cimaise une œuvre significative et une œuvre médiocre, c’est troubler l’esprit de celui que l’on invite à regarder et à apprendre, c’est dénaturer et supprimer l’enseignement que l’on prétend instaurer. Les pierres d’une collection géologique, les ailes des papillons et les ailes des oiseaux, toutes les formes et toutes les couleurs de nature, peuvent cohabiter avec les œuvres d’art. Il y a, entre celles-ci et celles-là, comme une continuation de vision, une affirmation du lien qui unit le monde visible au monde invisible de l’esprit. Ce ne sont donc pas les mammifères, les ophidions, les sauriens, qui me choquent, — ce sont les œuvres, véritablement empaillées et mortes, et qui n’ont jamais vécu, dons de l’État, toiles, statues acquises au Salon, ou achetées par la municipalité, ou données par des particuliers. C’est contre ce fatras qu’un musée de province devrait se défendre. Ici, un dessin d’Ingres, portrait d’homme d’une merveilleuse acuité, une aquarelle de Bonington, un portrait de femme de Courbet, et la Déclaration, deux visages rapprochés dans la même fièvre tremblante et rose, délicieux tableau attribué à Fragonard et que l’on pourrait hardiment inscrire sous le nom du maître français, — cela est un peu perdu dans les deux cents numéros de peintures, dessins, aquarelles, gravures, et cela aurait pu être mis en honneur, espacé sur un panneau. On aurait placé à quelque distance les œuvres consciencieuses de peintres vivants, telles qu’il s’en trouve quelques-unes au musée, et ce serait tout, et ce serait bien suffisant.

L’HOMME SAUVAGE (MUSÉE DE MORLAIX).

On entend bien que je ne prends le musée de Morlaix que comme exemple, et que le mal est bien réparti sur toute la surface du territoire. Réduit à ses seules ressources, ce musée-ci vaudrait mieux. Il y a des morceaux de sculpture en bois, en pierre, infiniment intéressants, une vierge et un saint Jacques du xive siècle, des vis d’escalier, une cariatide, une pierre tombale de la fondatrice des Jacobins ; avec des moulages du Louvre, des gravures de la Chalcographie et les œuvres déjà citées, c’en était assez pour garnir une salle et ravir le passant, très marri au contraire de trouver trop de choses qui le font songer à un magasin de débarras où l’on envoie le trop-plein des achats officiels. Certes oui ! j’aime mieux les papillons de M. de Guernisac, et les oiseaux du docteur Chenantais, et ceux de M. de Lauzanne, et les coléoptères de M. Hervé, et l’herbier de M. Miciel, et même le canon du corsaire l’Alcide, coulé par les Anglais en 1747 dans la rade, et que l’on a retrouvé, encroûté d’une carapace de pierres et de coquillages, en 1879, après un séjour de cent trente-deux ans sous l’eau.

Après le musée, le théâtre. Je ne parle pas de la salle ordinaire où passent les troupes en tournées qui font connaître à la province le succès parisien du jour. Mais à Morlaix même, et près de Morlaix, à Ploujean, il y a eu des tentatives de représentations bretonnes, celle du mystère : La vie de sainte Tryphine, par exemple, joué par des acteurs du canton de Plouaret. Les soldats d’Arthur de Bretagne étaient vêtus en pioupious. Sainte Tryphine était représentée par un grand gaillard, cordonnier de son état, qui arpentait la scène à longues enjambées, déclamait d’une voix rauque, et s’était fardé avec de la brique pilée. Le tailleur, le maçon, le cultivateur, le forgeron, le tonnelier, le couvreur et le journalier menaient grand bruit avec leurs rôles du prince d’Hibernie, du roi de Bretagne, de l’intendant, du ménager, du grand juge, de l’évêque, de l’ange, de la sorcière. Le souffleur, un sculpteur sur pierre, commençait les tirades. L’acteur prenait le mot, comme un chanteur prend le ton du diapason, et il continuait, sur un verbe très haut et très monotone, qui donnait à ses paroles un son de mélopée et de complainte. Cela se passait en 1888, dans l’une de ces ruelles du Moyen Âge que j’ai dites, percées à flanc de coteau, à l’ombre du viaduc. Quelques années après, à Ploujean, ce fut la représentation en plein air, sur la place du petit village, le tréteau dressé contre la muraille de l’église, dans un paysage de lande fleurie, décor logique de la poésie primitive et de la gesticulation naïve de ces simples.

La distraction du soir, dans une ville comme Morlaix, ne peut pas être le théâtre. Les gens qui ont travaillé toute la journée se couchent de bonne heure, et il n’y a plus que quelques sabots attardés à traîner sur le pavé de la ville. La bourgeoisie et ce qui reste de l’aristocratie demeurent chez elles, ou dans les hôtels, à causer autour des tables du dîner, et la soirée souvent se termine au café. La gaieté de la ville a ainsi sa fin dans le choc des verres et le bruit des conversations.

Les routes d’excursions ne manquent pas entre Morlaix et la mer. Le pays est un parc admirable avec ses allées, ses massifs, qui avoisinent quelque château : Kerozar, Kervolongar, Keranroux, Kervezec, le Nechoat, Coatserho. Voici, tout près de Morlaix, au carrefour de la Croix-Rouge, trois types d’habitation du pays : le château de Kerozar, vieille habitation restaurée ; la petite ferme de Langolvaz, tapie au haut d’un champ ; et la ferme qui a quelque apparence de manoir, Kermerhou, avec sa tourelle, son toit tombant, sa cour bordée de bâtiments, tout cela en un pays caché, mystérieux dédale de sentiers et de ruisseaux, avec des éclaircies de prairies et des couverts de vergers. C’est ainsi, dans tout le pays qui avoisine Garlan. Le paysage est de lignes plus nettes, d’arbres plus espacés, si l’on va vers la rivière, au Dourdu, ou si l’on se rapproche de la mer, dans la direction de Plougasnou. Mais il nous faut passer de l’autre côté de la rivière, vers Saint-Pol-de-Léon et Roscoff.

C’est de la mer qu’il faut regarder Saint-Pol-de-Léon, la « Ville Sainte ». Au sommet d’une longue ondulation de terrain, les clochers poussent dans la nue, ceux qui surmontent d’anciennes chapelles, les Minihys, Saint-Joseph, les Carmes, les Ursulines, les Minimes, les deux flèches de la cathédrale élevées sur des tours, la flèche du Creisker qui jaillit de quatre arcades soutenues par des piliers, d’un tel élan que Vauban disait qu’aucun monument ne lui semblait si beau et si hardi. Les toitures des maisons apparaissent basses entre ces jets de pierre, et l’ensemble forme une ligne grise de murs, de façades, de pignons, de tuiles, d’ardoises. Pénétrez en ville, c’est la même couleur, la même impression douce et sévère. L’herbe pousse entre les pavés des rues. On longe sans cesse des murs de couvents aux portes bien fermées, quadrillées de judas. Chaque maison privée participe de ce même caractère silencieux et discret. La population ne vit pas en dehors, comme la population de Morlaix, elle vit en dedans, abritée par ses lourdes portes, ses murs épais, confite en sa muette atmosphère.

SAINT-POL-DE-LÉON ET SES CLOCHERS VUS DE LA MER.

Comment fut fondé Saint-Pol, l’histoire nous le fait savoir en nous montrant saint Pol-Aurélien venant de Grande-Bretagne à la tête d’une troupe d’émigrants, débarquant à Ouessant, puis touchant la terre continentale, cherchant un point des côtes où s’établir, découvrant enfin ici un château abandonné où il n’y avait de vivant qu’une laie allaitant ses petits, un taureau, un ours et des essaims d’abeilles. Ce fut ce qui décida de l’établissement d’un monastère. Les gens vinrent autour, les maisons se groupèrent. Pol-Aurélien se plaça sous la protection du roi de France, qui nomma son vassal évêque. Toutefois, si les monastères deviennent des centres de civilisation, les villes ainsi créées sur la côte sont des appâts pour les pirates de toutes nations, Normands et Danois. Saint-Pol est pris d’assaut en 875 et sa cathédrale dévastée. En 1170, le pays dégarni par la deuxième croisade, le roi d’Angleterre débarque, pille la ville, rase le château. En 1172, ce sont les éléments qui font la guerre à la ville, la tempête se déchaîne, la mer envahit la cité, détruit nombre d’habitations, noie gens et animaux, et la décomposition des cadavres amène la peste. En 1276, annexion du comté de Léon au duché de Bretagne, sauf une portion qui constitue la vicomté de Léon et qui échoit par alliance à la maison de Rohan, laquelle, en 1572, fait ériger sa vicomté en principauté. La Révolution supprime l’évêché de Saint-Pol. Le titulaire, M. de la Marche, veut résister, puis s’enfuit en Angleterre par Roscoff. Le sang coule dans les rues lors de la levée de 300 000 hommes ordonnée par la Convention en 1793, on se bat le 19 mars dans la ville, et le 23, au pont de Kerguiduff, sur la route de Plouzévédé. Aujourd’hui, c’est la torpeur. La « Ville Sainte » ne s’étire, ne s’éveille et ne se réjouit qu’à certains jours de l’année. La veille de la fête des Rois, dans le froid de janvier, un pensionnaire de l’Hospice promène par les rues un cheval fleuri de branches de gui, la tête enrubannée et ceinte de lauriers, portant le bât où s’accrochent deux paniers recouverts d’un linge blanc, conducteur et bête escortés de quatre bourgeois qui recueillent les dons en argent et en nature destinés aux pauvres pour la fête du lendemain. Le jeudi de la semaine des Quatre-Temps de Noël, il est d’usage de souper deux fois : le second repas, nommé an ascoan, est destiné à célébrer une envie de la Vierge Marie qui eut, pendant sa grossesse, faim deux fois dans la même nuit.

La beauté de Saint-Pol, c’est Saint-Pol, un ensemble harmonieux, austère, élégant, élancé, affiné par les flèches de pierre. Nombre d’hôtels du xvie, du xviie siècle, valent par le détail particulier, et aussi la maison prébendale derrière la cathédrale, l’hôtel de ville installé dans l’ancien palais épiscopal. Pour la cathédrale, elle est un complet et magnifique exemple de l’architecture religieuse du Moyen Âge en Bretagne. Les deux tours ajourées de la façade, surmontées de flèches à rosaces et à clochetons, sont reliées au-dessus de l’entrée par une galerie ou terrasse d’où tombaient sur la place les bénédictions épiscopales. Le porche ogival est surmonté d’une terrasse et de deux rangs de fenêtres. C’est nettement écrit, admirablement proportionné, et d’un fin jaillissement que l’on rencontre rarement. À l’intérieur, le bénitier du bas-côté droit est une auge qui, dit-on, n’est rien moins que le tombeau de Conan Mériadec, premier roi de Bretagne. Un autre tombeau, au pied du maître-autel, est celui de saint Pol, dont le crâne, l’os d’un bras et un doigt sont conservés à part, dans un précieux reliquaire. Aux enfeus creusés dans la muraille sont gravées les armoiries de personnages enterrés sous ces voûtes. Ils sont nombreux : les évêques Kersauson, de Neufville, La Marche, Jean Coëtlosquet, le sénéchal Jean Le Scaër, le prédicateur François Wisdelou, l’archidiacre Richard, etc. Le chœur et les stalles sont de bois sculpté. Le maître-autel est de marbre, daté de 1770. Derrière le retable, de petites boîtes en forme ogivale laissent voir les « chefs » de plusieurs évêques. Une cloche, qui sonne seulement le jour du pardon, passe pour dater de saint Pol et pour préserver des maux de tête et d’oreilles. Mais, malgré la beauté de la cathédrale, la merveille, c’est le Creisker. De la plate-forme de la tour carrée, éclairée sur chaque face par deux fenêtres que sépare une colonnade, jaillit le clocher flanqué de quatre clochetons, et jamais le mot flèche n’a été mieux employé qu’ici : la pierre pointe et s’envole vraiment dans les nuages avec une sorte de mouvement visible et vertigineux. C’est une toute petite chapelle qui supporte ce long clocher, de 77 mètres au-dessus du sol. À l’intérieur, une maîtresse croisée et une rosace qui éclairent la nef du côté de la façade ouest, un tombeau, des enfeus, un joli retable d’autel. Le cimetière, non loin, était autrefois garni de crânes en boîtes : le « chef » de M. Un tel, de Mme Un tel, de Mlle Un tel, qui exhibaient tous, sous le verre de leur châsse, le même rictus macabre. Il n’y en a plus aujourd’hui que quelques-uns. L’idée de la mort est ainsi présente, ingénument, aux murailles des cimetières, comme dans les églises où l’appareil funèbre du catafalque est à demeure.

Si l’on sort de Saint-Pol comme nous y sommes entrés, du côté de la mer, Roscoff, qui est à une heure de marche, peut être gagné par un détour, en passant par Pempoul, petit port de pêche défendu par des rochers, d’où l’on aperçoit, droit devant soi, le sombre château du Taureau.

Roscoff, coin délicieux, envahi par la population des baigneurs pendant deux mois de l’année, redevient doux et calme le reste du temps. Le courant du gulf-stream, dit-on, qui enserre l’île de Batz et baigne la côte, y chauffe l’air et la terre. En tous cas, s’il y a doute sur la cause, ce qu’il y a de certain, c’est que la température est tiède, que le goëmon est abondant, que toute la campagne est fertile : jusqu’en hiver, les Roscovites récoltent des artichauts et des choux-fleurs, dans les jardins les plantes africaines croissent comme dans des serres. Pendant la belle saison, c’est la pousse ininterrompue. Asperges, oignons, ails, pommes de terre, mûrissent ici bien avant que partout ailleurs, sont expédiés comme primeurs par terre et par mer. Les fruits exotiques viennent à point, les figuiers sont célèbres, surtout celui de l’ancien couvent des Jacobins, dont il a fallu soutenir, étayer les branches, par des petits murs et par des pieux. Le terrain pour les cultures maraîchères atteint des prix fantastiques, jusqu’à 15 000 francs l’hectare. Les jardins se développent, sur une longueur de plus de 20 kilomètres, au delà de Plouescat.

Le port de Roscoff ne trafique pas que des légumes. Il arme aussi pour les pêches lointaines. Son armement n’a pas toujours été aussi pacifique, car c’est de là que partit en 1404 l’amiral Jean de Penhoët pour combattre la flotte anglaise qui tentait de débarquer au sud de Brest. Et c’est là qu’après la défaite des Jacobites à Culloden, en 1746, Charles-Édouard, recueilli par un corsaire malouin, trouva un refuge. Marie Stuart y vint par Morlaix, disent quelques historiens, et fit bâtir la chapelle de saint Ninien en souvenir de ses fiançailles avec le dauphin.

ROSCOFF. LA TOURELLE DE MARIE STUART.

La baie est défendue à l’est par le fort de Blascou, que domine la chapelle de sainte Barbe, et c’est le bourg même qui couvre l’autre pointe, à l’ouest. En avant, un rocher, le Tisaoson, qu’il faut contourner, barre l’entrée du port, peu tenable lorsque soufflent les vents du nord-est. Des embarcations de toutes formes et de toutes dimensions viennent cependant y prendre les cargaisons de fruits et de légumes. C’est un des plus jolis spectacles qui se puissent voir que celui de l’animation de ce port où se mêlent les marins de la Bretagne, de l’Angleterre, de la Norvège. Au-dessus du bassin qui forme presque un cercle, les jardins s’étagent, puis cs maisons grises et rousses, dominées du clocher à galeries et à dômes superposés de l’église Notre-Dame de Croatz-Batz, flanquée d’une tour datée de 1550, le tout exécuté d’après les plans d’un moine italien envoyé de Rome par le pape. En avant du porche, deux ossuaires. À l’intérieur de l’église, des bas-reliefs, des albâtres représentant des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, un tabernacle de l’époque de Louis XIV et de vieilles cuves baptismales.

LES ALBÂTRES DE L’ÉGLISE DE ROSCOFF : LA NATIVITÉ.

Sur la place de l’église, au fronton d’une modeste maison, cette inscription : Établissement de l’État, annexe de la Sorbonne. On entre. À droite et à gauche d’un couloir, quelques pièces, petites, sommairement meublées, un cabinet, un laboratoire. Au fond, un jardin et un vivier. C’est un des laboratoires de zoologie expérimentale fondés par M. de Lacaze-Duthiers. Le travail fait en Sorbonne, à l’aide des livres et des préparations, est ici transformé, animé, la vie étudiée à ses sources, ses manifestations notées sur place. On ne peut transporter les poissons délicats, les zoophytes transparents et fragiles, morts et ternis aussitôt qu’ils sont sortis de l’eau. C’est dans la mer même, au milieu de la végétation, des pierres, du sable, qu’il faut prendre sur le fait la vie inférieure et mystérieuse des individus et des rudiments d’individus du monde marin. Que fallait-il, pour organiser cet enseignement, ces leçons de choses sans cesse renouvelées par le va-et-vient des flux et des reflux ? Une maison pour loger les étudiants, une salle de travail, une bibliothèque, un canot et des instruments spéciaux pour aller à la pêche, un vivier pour conserver vivants les produits de cette pêche. C’est le laboratoire de Roscoff.

UNE JEUNE FILLE DE ROSCOFF.

Il est venu trois étudiants la première année, puis trente, puis cinquante. Des Français, des Anglais, des Allemands, des Américains, des Russes, des Roumains, viennent demander à la maison de Roscoff l’hospitalité scientifique. Tout ce monde est logé gratuitement et prend pension dans le village. La leçon parlée est précédée et suivie de l’étude attentive et passionnante de la nature. On s’en va, en bateau, contourner l’île de Batz, explorer les côtes jusqu’à Perros, jusqu’à Saint-Malo. Une impression de travail bien réglé, d’étude attrayante, se dégage des salles simples, meublées de bois blanc. Nulle part, en effet, on ne peut connaître l’attrait de la recherche scientifique mieux que dans la maisonnette de Roscoff. L’étudiant y tient dans le creux de sa main, sous son microscope, l’eau de la mer, l’algue gluante, l’animal vivant. Et chaque jour, ce sont des découvertes, des surprises. Le bateau-dragueur qui revient d’excursion ne manque guère de rapporter une variété inédite de poisson ou de coquillage. L’eau obscure, le fouillis des herbes, le creux du rocher, livrent chaque fois, à ceux qui les interrogent, un secret inattendu, une forme nouvelle de la vie universelle. On conserve, à Roscoff, sous étiquettes, dans la pièce où il y a quelques peintures de Hamon, et qui est le musée de l’établissement, des singularités que la mer a livrées : une moule gigantesque emplit un bocal, un crabe géant qui a brisé la jambe d’un pêcheur décore un panneau. Au rez-de-chaussée, le musée vivant, les infiniment petits, la moisissure qu’agite confusément une vie sourde et qui est le passage de la vie végétative à la vie animale. Des poissons de toutes formes et de toutes couleurs, des pieuvres qui s’épanouissent, se referment, nagent, guettent immobiles. Des crevettes apprivoisées qui font le tour de leur minuscule bassin à la poursuite de la main qui leur présente une miette.

De Roscoff pour passer à l’île de Batz, on peut mettre quelques minutes, on peut mettre aussi une heure et davantage, question de vents et de courants. L’île est une retraite à recommander à ceux qui sont las de l’agitation des villes. Le calme y est absolu, en dehors des jours de fêtes patronales, le 22 mars, le 26 juillet, le 15 août. Ces jours-là, même si le courant est vif, l’affluence est grande, les auberges débordent, l’hôtel est envahi, on s’y dispute les tables, et aussi les chambres si l’on s’est laissé surprendre par la nuit. Le sol, planté de tamaris, est très mouvementé, les ondulations de terrain atteignent une quarantaine de mètres de hauteur. La population, d’environ douze cents habitants, est composée de pêcheurs, entre temps ramasseurs de goëmon. Les soins de la culture incombent aux femmes : celles-ci ramassent les bouses de vache, qui sont mélangées à de la paille hachée, collées aux murs pour sécher au soleil, et deviennent du combustible pour l’hiver.

L’ÎLE DE BATZ.

Lorsque saint Pol aborda l’île de Batz, elle était ravagée par un monstre. Le saint lui passa son étole au cou et lui ordonna de se jeter à la mer, ce qu’il fit, entre des rochers qui ont gardé le nom de Trou du Serpent : c’est la même légende que pour saint Efflam à la Lieue-de-Grève. L’étole de saint Pol a été retrouvée, car elle est conservée dans l’église, et c’est la seule curiosité du monument. Le phare à éclipse a 68 mètres de haut. Un ouvrage de fortification peut battre l’avancée sous plusieurs angles et défendre efficacement le petit port.

FEMME DE L’ÎLE DE BATZ.

De Roscoff, avec du temps, on peut gagner Brest en suivant la côte, en allant toucher Plouescat par Sibiril et Cléder, sans omettre les châteaux de Kerjean et de Kerouzéré. De Plouescat à Lesneven, puis Brignogan, l’Abervrach, et la descente vers le goulet de Brest par Porsal, Argenton, Porspoder, le Conquet. Mais il faut, auparavant, rentrer dans les terres, voir les œuvres d’art de Saint-Thégonnec et de Guimiliau. Par le chemin de fer, en revenant à Morlaix, ce serait vite fait. C’est plus agréable par la route et les chemins, en passant par Plouenan, la forêt de Lannuzouarn, Guiclan.

LA CHAIRE DE SAINT-THÉGONNEC.

Saint-Thégonnec tient son nom d’un évêque, dit-on, mais celui-ci n’a pas laissé d’autres traces dans l’histoire, bien qu’il figure en un petit bas-relief presque effacé au-dessus d’un portail, auprès d’un bœuf traînant des matériaux pour la construction de l’église. Celle-ci est datée du xviie siècle, surmontée d’une flèche à l’ouest et d’une tour au sud. L’intérêt de Saint-Thégonnec est dans l’architecture et les sculptures de son arc de triomphe, de son ossuaire, de son calvaire. On voit clairement que ce petit bourg a été un centre d’existence, que tout un monde s’est organisé là, attirant à lui des artistes, des artisans, des travailleurs de tous ordres, et qu’un grand effort s’est fait pour donner à une population le décor et le spectacle de ses désirs et de ses actes, pour tous les faits de son existence, depuis la naissance jusqu’à la mort. Le singulier résultat, c’est qu’à voir aujourd’hui les quelques maisons du bourg et tout ce pays paisible qui semble à certains moments déserté d’habitants, le passant peut croire que la vie est surtout réfugiée au cimetière, une vie pétrifiée par l’art qui atteste l’agitation d’hier dans la solitude et le silence d’aujourd’hui. Il faut les réunions du dimanche, un baptême, une noce, un enterrement, pour réanimer ce monde d’hier, ou bien l’effort de volonté qui crée l’illusion.

SAINT JEAN. SCULPTURE INTÉRIEURE DE L’ÉGLISE DE SAINT-THÉGONNEC.

Le bourg est au sommet d’un coteau, au-dessus d’une fraîche vallée où la Penzé court sur un lit de cailloux, avec des allures de torrent. L’église est de la Renaissance, massive, avec une tour carrée surmontée d’un campanile. Sous le porche, les statues des douze Apôtres. À l’intérieur, une chaire, des boiseries sculptées, une profusion d’ornements, de statues, d’arabesques et de couleurs. À l’extérieur, j’ai vu, là aussi, autrefois, une ornementation bien différente, faite de têtes de morts enfermées dans des boîtes, mais visibles par une ouverture en cœur, et posées sur toutes les avancées de la pierre. Souvent la boîte manquait, les têtes de mort s’alignaient, couvertes de mousses, de lichens, vous regardant de leurs yeux vides, vous riant de leur bouche sans chair.

JEUNES GARÇONS DE SAINT-THÉGONNEC.

La porte par laquelle on pénètre dans le cimetière est un monument à trois arches, du style élégant de la Renaissance. À gauche, le calvaire, daté de 1619 réunit une centaine de personnages en pierre, les acteurs et les figurants de la Passion, les disciples, les femmes, les soldats, la populace ; au-dessus de ce grouillement, les gibets des larrons, et plus haute encore, la croix du Christ, à plusieurs bras chargés de personnages : la Vierge, saint Jean, les gardes, les anges. À gauche, une magnifique chapelle funéraire, ou ossuaire, à double colonnade, qui cache dans sa crypte un ensevelissement du Christ, en bois colorié, dont les personnages jouent le trompe-l’œil du tableau vivant.

SAINT-THÉGONNEC. LE CIMETIÈRE ET L’ÉGLISE.

Tout près, à Guimiliau, les figures sculptées sont aussi en abondance, L’architecture n’a pas l’élégance sobre de Saint-Thégonnec, mais la sculpture est plus expressive. Dès l’entrée du cimetière qui entoure l’église, deux cavaliers, juchés sur un petit arc de triomphe de chaque côté d’une statue de la Vierge, intéressent par leur bonhomie, leur vérité. L’un, coiffé d’un bonnet, des cuissards aux jambes, ne chevauche plus guère qu’un tronc de cheval. L’autre, en petit bonnet d’où sortent de longs cheveux, une lourde épée au côté, tient une masse de la main gauche, se caresse la barbe de la main droite en un mouvement familier et ingénu. C’est la préface de tout un monde naïf, vivant, que l’on va voir au Calvaire de 1588. L’architecture du monument est faite d’un gros pilier hexagonal au centre, entouré de piliers carrés reliés à ce pilier central par des arcs qui forment deux étages. Au devant, un petit autel surmonté d’une statue d’évêque et soutenu par deux colonnes cannelées. Au sommet, la croix avec la Vierge et Saint-Jean. Les deux étages sont grouillants de personnages qui jouent en costumes du xve siècle les scènes de la vie du Christ : Bethléem, le bœuf et l’âne, l’adoration des bergers et l’adoration des mages ; la fuite en Égypte, la Vierge, saint Joseph, l’enfant, l’âne ; la présentation au temple ; les noces de Cana ; l’entrée à Jérusalem ; l’arrestation de Jésus au jardin des Oliviers, le dur profil de Judas ; saint Pierre montrant l’oreille de Malchus ; Ponce-Pilate en évêque ; Jésus lié de cordes ; Jésus flagellé ; Jésus les yeux bandés ; la couronne d’épines de Jésus, roi des Juifs ; Jésus portant sa croix ; Jésus tombant sur une pierre ; Jésus rencontrant Véronique ; Jésus crucifié ; Jésus au tombeau, enseveli par les femmes et par Joseph d’Arimathie ; Jésus ressuscité pendant le sommeil des soldats. Et toutes ces scènes, au milieu d’une foule de personnages qui semblent les acteurs d’un mystère du temps de la sculpture : Véronique en bourgeoise, la tête chaperonnée, les seins découverts ; des soldats à hauts-de-chausses, à fraises tuyautées ; à toques en créneaux, des reîtres, des hallebardiers, des joueurs de tambour et d’olifant ; des femmes au grand col, à la haute coiffure ; Catel Collet, ou Catherine la Perdue, précipitée dans la gueule d’un dragon ; le diable déguisé en moine. Çà et là, une scène réaliste de l’époque : des ecclésiastiques dans leur stalle, le lavage des pieds, la communion du pain et du vin, le vin apporté dans un pot, et aux angles, les quatre évangélistes : Marc, Luc, Mathieu, Jean, avec le bœuf, l’ange, le dragon, l’aigle.

LE CALVAIRE DE GUIMILIAU.

L’église, au porche Renaissance, a sa façade flanquée de tourelles carrées ; la tour de l’église est ceinte d’une galerie de style flamboyant d’où part la flèche ; le porche, extérieurement décoré de délicats motifs de la Renaissance, montre Ève nourrice d’Abel et de Caïn, Noé conduisant l’arche ; sous le porche, les douze Apôtres en bois avec leurs noms inscrits sur des banderoles bleues ; contre ce porche latéral, le charnier et les têtes de mort. Au-dessus des deux portes, un grand Christ byzantin accosté de deux personnages, un homme et une femme de style assyrien. À l’intérieur, les piliers du baptistère sont enguirlandés de pampres et de lauriers. Le buffet d’orgue, en bois sculpté, est décoré du triomphe d’Alexandre, d’après Le Brun, et de scènes où figurent des instruments de musique : anges jouant de la cithare et de la lyre ; David jouant de la harpe devant l’arche ; sainte Cécile jouant de l’orgue. Les autels sont éclatants de statues coloriées : au grand autel, un saint Michel costumé en acteur de Racine, brandissant un bouclier d’or au-dessus du démon terrassé ; dans une chapelle latérale ornée de pampres, un saint Laurent sur son gril, un saint Yves on costume noir d’avocat, un saint Hervé en moine, un petit personnage en habit carré rouge de valet de Molière. Hors de l’église, une chapelle Renaissance, pourvue d’une chaire extérieure, pare aussi son autel de statues de bois coloriées, un Père éternel rouge, une sainte Anne verte, sous un plafond de bois bleu.

GUIMILIAU. CHAIRE À PRÊCHER EXTÉRIEURE.

À Guimiliau comme à Saint-Thégonnec, l’art ne se complète que par le spectacle de la vie publique. Le dimanche, les paysans des environs, quelques-uns venus de loin, se groupent sur la place, dans le cimetière, devant le porche de l’église. Comme à Roscoff et à Saint-Pol, comme à Landivisiau, les costumes du Léon apparaissent. Les hommes vêtus de drap noir, veste ou habit court à quatre petites basques carrées, long gilet garni de boutons serrés, pantalons tombants, bordures de velours, large ceinture bleue, chapeau rond à rubans, souliers à boucles. En somme une très nette ressemblance avec le sombre costume espagnol, ressemblance aidée encore par les visages rasés, réguliers, fins, le profil net, le regard direct. Les femmes aussi sont vêtues de noir, jupe courte à laisser voir les souliers, petit châle à franges sur les épaules, et la coiffe blanche qui achève le caractère monacal du costume. C’est surtout le jour du pardon, le troisième dimanche de juillet, que l’on peut voir à Guimiliau la belle arrivée des Léonards, hommes et femmes, montés sur les magnifiques chevaux qui sont la fierté du pays. Ce jour-là, les jupes, les châles, les tabliers de couleur, et toutes les coiffes, bonnets pointus, hennins, barbes relevées, étalées sur la nuque, cols dentelés, corsages noirs à galons rouges où bleus, tous ces costumes du passé parent des créatures vivantes.

À 3 kilomètres de là, à Lampaul, l’église aussi est belle avec tout ce qui l’entoure, arc de triomphe et calvaire. Mais le calvaire est abîmé, mais le clocher de l’église a été raccourci par la foudre, et coiffé de plomb.


(À suivre.) Gustave Geffroy.

  1. Suite. Voyez pages 217, 229, 241, 253, 265 et 277.