LA BRETAGNE[1]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.
Photographies de M. Paul Gruyer.

PREMIÈRE PARTIE : LA BRETAGNE DU NORD


IV. — Le Pays de Tréguier (suite).


Ploumanach. — La féerie de la pierre. — Les Sept Îles. — Trégastel. — Saint-Michel. — La lieue de grève. — La ville d’Is. — La chapelle de Saint Efflam. — Le Trou du serpent. — Plestin. — Bon ménage de deux saints. — Locquirec. — Lanmeur. — La vie silencieuse d’aujourd’hui. — Tueries d’autrefois. — Promesse d’inondation. — Saint-Jean-du-Doigt. — L’église, son trésor et sa fontaine. — Les feux de la Saint-Jean. — Le pardon. — La cour des miracles. — La danse de Salomé. — Plougasnou. — L’oratoire. — École et bibliothèque de bourg. — La messe de minuit.


PETITE FILLE DE PLOUMANACH.


Quand on aperçoit Ploumanach pour la première fois, du sommet de la Clarté, on se demande si l’on rêve tout éveillé, si l’on n’a pas été subitement transporté dans quelque région fantastique. C’est la féerie de la pierre, toute une région hérissée de blocs rougeâtres qui ont les formes les plus inattendues, une population d’animaux géants, de monstres, d’êtres humains, qui auraient été tout à coup pétrifiés et qui seraient restés ainsi depuis des siècles, fixés dans leur contorsion suprême.

J’aperçus ce troupeau immobile au crépuscule. On distinguait à peine les maisons accotées à ces blocs, des maisons basses de la même couleur que le rocher. Toute l’étendue était sillonnée, trouée par des entrées de mer où l’eau d’un bleu verdâtre reflétait les lueurs orangées du couchant. Les monstres de pierre semblaient au repos autour de ces cabanes, de ces mares, dans la torpeur de cette fin de journée. Par-dessus la côte déchiquetée, le ciel et la mer commençaient à se confondre. Je me précipitai dans ce dédale inouï de ruelles rocheuses, fis le tour des blocs prodigieux, ce soir-là, le lendemain, et tous les jours que je restai à Ploumanach. La forte impression ressentie tout d’abord n’était en rien diminuée, C’était sans cesse le surgissement formidable, parfois comique, des formes les plus bizarres. D’ailleurs, les grosses pierres sont comme les nuages, elles se prêtent à toutes les fantaisies de la vision, elles sont tour à tour chameaux et belettes, comme le dit Hamlet à Polonius. À Ploumanach, il y a des troupeaux de mastodontes errant sur les pentes, des allongées de caïmans au bord de l’eau, des combats de lions avec des serpents, des grouillements de porcs à croire que la magicienne Circé a passé par là, venant de la mer Ionienne. Un jeune éléphant, d’une grâce indicible, balançant sa grosse tête, ses larges oreilles, haut sur pattes, lève un pied pour gravir le talus, vient vraiment à la rencontre de celui qui se risque parmi ce monde de formes immobiles aux apparences vivantes : ce jeune éléphant, lorsqu’on s’approche, s’évanouit, ou plutôt se divise, car il est fait de deux pierres sans signification. Plus loin, une femme nue se dresse entre deux tertres, une femme massive et belle, une Vénus vieille comme la Terre et immuablement jeune, sculptée par le Temps, pareille à celle qui apparut à Gilliatt dans la grotte des Travailleurs de la mer. Plus loin encore, un Napoléon vu de dos, court, carré, en redingote, le petit chapeau en bataille : il est assis sur un rocher, et l’on peut supposer qu’il regarde, de sa lorgnette, évoluer l’armée des mastodontes.

ROCHERS À TRÉGASTEL.

Il faut regretter aujourd’hui que n’ait pas été dressé le catalogue complet des pierres de Ploumanach. Car ces pierres, me dit-on, sont devenues invisibles de près. De la hauteur, on aperçoit encore leur fourmillement, mais ne vous avisez plus de descendre pour vous faire une idée plus précise de cette fantasmagorie, — vous vous heurteriez à un mur. On me raconte qu’il a plu à un Américain, déjà acquéreur d’un îlot sur lequel il avait bâti une maison, d’acheter aussi le terrain sur lequel se silhouettent Napoléon, la Femme nue, le Jeune Éléphant, les Lions, les Caïmans, et tout le reste : et il n’a pas été plus tôt propriétaire de ces personnages, qu’il les a jalousement isolés du monde. Désormais, le promeneur qui s’arrête à Ploumanach sur la foi des récits des voyageurs se trouve devant des enclos autour desquels il peut errer, pendant qu’à l’intérieur les pierres ne prennent plus que pour elles-mêmes leurs attitudes fantastiques. Car l’Américain est mort après avoir emprisonné les génies du lieu, et il est bien probable qu’un poète local créera une légende sur ce fait, et qu’à défaut du poète local, l’imagination populaire se chargera de ce soin.

ROCHERS À TRÉGASTEL.

Tout de même, après avoir alarmé le touriste, j’ai plaisir à le rassurer. Les Américains ne peuvent pas tout acheter et enclore de murs. La double série des écueils qui émergent de l’eau et des pierres qui sortent de la grève se continue jusqu’à Trégastel avec autant de variété et d’imprévu, et la même couleur de granit rose. On a voulu voir là un cimetière celtique. C’est bien plutôt une côte déchiquetée, décharnée par la mer, le squelette terrestre mis à nu. Ce qui est certain, c’est que l’un de ces blocs, dont on évalue le poids à 500 000 kilogrammes, placé sur une masse équivalente, se meut sous une pesée de la main. Cette pierre tremblante est creusée à sa surface d’une entaille que l’on se figure tracée par la main de l’homme et qu’un auteur breton, M. Benjamin Jollivet, croit une rigole pour l’écoulement du sang des victimes.

À peu de distance du phare de Ploumanach, auquel on accède par un pont, et qui a 32 mètres de hauteur et une portée de 12 kilomètres, il y a dans l’eau, parmi les roches, une chapelle, ou plutôt un petit oratoire fait d’une plate-forme posée sur quatre colonnes massives, à chapiteaux de têtes de bélier, entre lesquelles est abritée la statue en bois de saint Guirec. Sur le bloc qui sert de soubassement au petit édicule, le saint, dit la légende, traversa la mer. Son rôle, ici, est d’aider les filles à se marier : celles qui craignent de coiffer sainte Catherine viennent discrètement, affrontant les monstres de pierre, piquer une épingle dans le vieux bonhomme de saint vermoulu pour lui rappeler qu’elles sont encore en état de célibat.

LA CHAPELLE DE SAINT-GUIREC, À PLOUMANACH.

De la grève pierreuse de Ploumanach, on voit une mer hérissée de pierres, de toutes les tailles, jusqu’à former le groupe imposant des Sept Îles qui semblent des monstres granitiques se poursuivant au ras des flots. C’est l’île aux Moines, l’île de Bono, le Cerf, l’île Plate, le Cozlan, l’île de Malban, et l’île Rouzic. L’île aux Moines est fortifiée, un bâtiment y sert de caserne, mais cette caserne n’est pas habitée. L’île Bono, fortifiée également, est également déserte d’hommes. Ces îles, en somme, servent surtout de refuges aux macareux ou calculos, ou perroquets de mer, qui volent au-dessus des flots et scintillent sur les grèves.

LES CALCULOS OU PERROQUETS DE MER.

Je reviens à la côte, au délicieux pays de Trégastel, aux anses paisibles, au déferlis de mer bleue sur les sables d’or. Il m’est resté de ce pays une vision à la fois étincelante et douce. Il m’est resté le souvenir aussi du dolmen de Kergenteuil, précédé d’une série de pierres formant une allée. On n’a raconté qu’un forgeron avait établi là, autrefois, son enclume et sa forge, et bien avant encore, qu’une fileuse y tournait son rouet immense soutenu par deux blocs : c’était une fée, bien entendu, et la quantité de fil produite par elle n’a jamais pu être évaluée. Toutes ces histoires naissent avec une charmante facilité dans cette région mystérieuse où passe la voix de la mer, caressante ou colère. Si les côtes sont bordées de grèves désertes, de récifs aigus, tout ce qu’elles abritent est paisible et fécond. La fertilité du sol est extrême, due à la nature du terrain d’abord, puis à la possibilité de se procurer les engrais de la mer, lesquels ont pour effet de créer un milieu hostile à la pullulation des parasites du sol, limaces, chenilles, vers blancs, insectes de toutes sortes qui n’aiment pas séjourner dans ce milieu salé, sablé, odorant de goëmon, hérissé de rugueux débris de coquillages.

UNE VIEILLE FILEUSE.
LE CHÂTEAU DE TONQUEDEC.

Je n’ai pas quitté la région sans voir les tours formidables du château de Tonquedec. Puis j’ai fait le voyage par mer de Ploumanach à Saint-Michel-en-Grève, parti de bon matin, heureux d’être bercé par les flots de la mer bienveillante, de passer légèrement à travers les écueils, d’aborder à l’île Grande creusée de carrières de granit, de contourner l’île des Peignes, l’île Losquet, l’île Molène, l’île de Millian, de doubler les pointes de Bihit, de Dourvin et de Séhat, de longer la ligne dentelée où se creuse le petit port de Saint-Michel. Le bourg est au fond de la baie sur la route de Lannion à Morlaix. Mais la curiosité, à Saint-Michel-en-Grève, c’est la grève. Elle occupe l’emplacement d’une ancienne forêt qui se développait sur une longueur de quatre kilomètres et sur une surface de six cents hectares de superficie. C’est « Allew Drez », ou la Lieue de Grève. Les eaux envahissent et vident cette immense étendue avec une vitesse extrême, créent des courants de sable, des trous, des entonnoirs, qui, dit-on, persistent çà et là traîtreusement à marée basse et enlizent l’imprudent qui s’aventure au loin. L’accident toutefois doit être rare, car il ne m’a pas été cité d’exemples récents. Le vrai danger, je crois bien, c’est dans le retour brusque et rapide de la mer qui se déverse en un rien de temps par ce vaste espace où nul obstacle ne l’arrête. Fatalement, la légende devait fleurir ici comme le chardon des grèves. La voici. La nuit qui suit la Pentecôte, ceux qui savent voir aperçoivent une silhouette qui arpente mélancoliquement le bord des flots lointains. C’est l’ombre de l’ambitieux Perik Scoarn, natif du bourg de Plestin. Désireux de richesse, Perik suivit le conseil de Satan déguisé en mendiant, qui lui indiqua l’emplacement de la ville d’Is, abordable à marée basse, où il trouverait la baguette magique pour le rendre tout-puissant. Il n’y avait qu’à entrer par une porte qu’il verrait, qu’à pénétrer plus avant dans un palais, et qu’à en sortir avant le douzième coup de minuit. Perik va, entre, découvre les amas de richesses dans une première salle, parvient dans une chambre où il aperçoit le talisman gardé par des femmes d’une beauté surprenante. Toutes sourient au hardi garçon, qui oublie l’heure auprès d’elles. Le premier coup de minuit tinte. Il est trop tard pour fuir. Le dernier résonne encore, que toutes les femmes se changent en statues de pierre, et que Perik est enfermé pour jamais au milieu des monceaux d’or indifférents et des inutiles pierreries. Il pourra seulement, une fois par an, venir errer et gémir au long des flots. C’est, comme on le voit, la vieille fable des sirènes sous une forme locale. Mais peut-être y a-t-il là une ville, un palais, des richesses, des statues de pierre. Des pêcheurs racontent qu’à certains jours de marées très retirées, on a aperçu des vestiges de constructions.

AU PAYS DE TRÉGUIER.

Au fond de la baie, sur un chemin montant, la chapelle de Saint-Efflam est bâtie à la place de l’ermitage du saint, fils du roi d’Hybernie en Irlande. Tout près, le rocher Roch’Ru, surmonté d’une croix. C’est là que saint Efflam mit en fuite un serpent d’importance qui désolait le pays : il se sauva dans la mer par un trou d’où jaillit une fontaine, Toul Efflam. Précieuse fontaine, lieu de pèlerinage pour les boiteux, et qui aide à la police du pays en faisant découvrir les voleurs : on place un morceau de pain sur l’eau, on pense un nom ; si le morceau de pain s’enfonce immédiatement, le voleur est trouvé. De là au bourg de Plestin, il n’y a qu’un pas, et dans le bourg de Plestin, il n’y a qu’une rue, mais jolie, souple, en amphithéâtre, serpentant à flanc de coteau au sommet d’un pli de terrain d’où l’on aperçoit, d’un côté, à 2 kilomètres, le port de Toul-an-Héry, Locquirec, la mer, et de l’autre côté, à perte de vue, la campagne verdoyante. Le patron, ici, est saint Gestin, qui trouva, revenant de Rome, saint Efflam installé chez lui. Les deux saints firent bon ménage, et même saint Efflam est enterré dans l’église, probablement avec saint Gestin, quoique celui-ci n’ait pas, comme son Compagnon, sa statue gisante et son inscription.

De Plestin, la promenade est charmante pour remonter à Locquirec, village haut perché sur la falaise. De Locquirec à Lanmeur, on va vers une plaine triste et douce en passant par Guimaëc, longeant une ferme proche le dolmen de la Fileuse. Le vieux bourg de Lanmeur, sur l’ancienne route de Lannion à Morlaix, est bâti à la place d’une ancienne ville celtique, Kerfeuntceun, détruite par les Normands. L’aspect est paisible, régulier, on sent l’existence des gens fixée aux mêmes occupations, ne se récréant que du jour du marché et du jour des offices. Ces apparences ne signifient rien, je le sais. Combien de fois j’ai eu cette pensée en traversant ces petites villes mortes, ces bourgs somnolents, que sûrement il se jouait des drames concentrés, d’une force extraordinaire, à l’abri de l’une de ces façades impassibles, au fond de l’une de ces boutiques où rien ne bouge, derrière cette vitre où le rideau s’est écarté un instant, montrant une main, un profil, un regard. Drames ignorés, perdus, où les acteurs ne jouent que pour eux-mêmes. Je ne vous les raconterai pas, ni ceux de Lanmeur, ni ceux d’ailleurs. Je ne vous raconterai que le drame de Lanmeur qui est connu, enregistré par l’Histoire, qui étoile de sang les pierres anciennes, et fait entendre je ne sais quel sourd gémissement dans le silence. Il est bien vieux, ce drame, il est de 749, alors que la ville fut fondée par un prince de Cornouaille, Méloir, neveu du tyran Rivod. L’oncle un jour fondit sur le neveu, lui fit couper un pied et un poignet pour l’empêcher de monter à cheval et de porter l’épée. Méloir mourut, Rivod s’empara de sa ville qui a gardé en une sculpture usée le souvenir du mutilé, dont l’Église a fait un saint. Voilà le souvenir du passé, voici la prédiction pour l’avenir. Sous l’église, une crypte romane à l’entrée étroite, aux voûtes trapues, le bruit de l’eau qui tombe goutte à goutte. C’est une fontaine dont les eaux doivent un jour grossir, déborder, envahir l’église, emporter tout, le monument, l’officiant et les fidèles, et cela se passera un dimanche de la Trinité. Aussi, chaque année, ce jour de la Trinité, on dit la messe un peu plus loin, dans la chapelle de Kernitron, et l’église de Lanmeur reste seule, silencieuse, déserte, écoutant pleurer sa fontaine.

Après l’avoir écoutée, moi aussi, j’ai repris le chemin des landes vers Saint-Jean-du-Doigt, « San-Ian-ar-Bis », qui se dispute, dit-on, avec Malte l’honneur de posséder « le doigt » de saint Jean. Je crois que le bourg breton et l’ancienne basilique des Frères hospitaliers pourraient se mettre d’accord pour posséder deux doigts différents de saint Jean. En attendant, le précurseur de Jésus est ici le grand patron, célèbre et choyé ; le pardon du 24 juin est une des plus grandes fêtes populaires de la Bretagne et aussi l’un des plus désolants spectacles de la misère humaine.

LA PROCESSION SE RENDANT DE PLOUGASNOU À SAINT-JEAN-DU-DOIGT.

Le site est délicieux, un vallon entre les collines d’où l’on descend de Kerellou, et les collines par lesquelles on monte vers Plougasnou. Ce vallon, qui vient doucement rejoindre la plage dont il n’est séparé que par une levée de galets, est sillonné d’un ruisseau qui va se perdre dans le sable et la mer. C’est dire que tout ici est verdoyant et fleuri, que partout courent les ruisselets bordés de cresson, s’étalent grassement les pâturages, se forment les mares bordées d’iris. Un air humide flotte naturellement sur cette terre fertile, une brume légère, propice aux contes de fées, aux apparitions de mauvaises lavandières qui forcent les imprudents égarés autour de leurs lavoirs à battre leur linge jusqu’à l’aube. Mais le vent salubre de la mer a tôt fait de dissiper toutes ces vapeurs, et nulle part le soleil ne brille d’un éclat plus doux sur la beauté charmante des choses. C’est l’église, dressée au centre du vallon et du hameau, avec sa flèche en plomb de forme octogonale, sa tour du portail sud, ses nefs séparées par des piliers anguleux, ses magnifiques vases d’or, présents de la duchesse Anne, son calice massif entouré des douze apôtres, le reliquaire où s’aperçoit l’os du doigt de saint Jean. Hors l’église, un ossuaire, et la délicieuse fontaine en plomb à trois vasques où l’eau s’égrène et s’épand. Autour de l’église, des dalles tombales où je déchiffre les dates de plusieurs siècles et le nom des miens sans cesse répété, tous ceux qui ont vécu là, obscurs et peut-être heureux, attachés à la terre et à la mer, et qui reposent maintenant sous les pas du passant, venu de la foule de Paris, qui essaie de faire sa marche douce et sa présence légère.

LES PORTEURS DE RELIQUES À SAINT-JEAN-DU-DOIGT.
LE PETIT SAINT-JEAN ET SON MOUTON À LA PROCESSION DE SAINT-JEAN-DU-DOTGT.

Le paysage est plus animé, en apparence, que par ces dialogues muets d’un vivant avec les morts, lorsque les feux de la Saint-Jean s’allument au sommet des collines, que la foule accourt, que l’appareil de la fête religieuse emplit la vallée, et aussi le tumulte d’une fête foraine et d’une cour des miracles. Tous les mendiants, tous les estropiés, les manchots, les boiteux, les culs-de-jatte, les paralytiques, les aveugles, les épileptiques, les gangrenés, les tuméfiés de la Bretagne, se donnent sûrement rendez-vous ce jour-là autour de l’église de Saint-Jean. Huit jours avant, les arrivées commencent, les routes sont pleines de piétons. Les pétards, les pièces d’artifice annoncent, le 28, le commencement des réjouissances à toute cette population de misérables éclopés et de pèlerins valides. Les enfants de chœur brûlent l’encens sur les réchauds. Un arc de triomphe a été élevé entre l’ossuaire et la fontaine. C’est là que la procession se forme, que les confréries s’assemblent, que les bannières flottent. Des jeunes filles vêtues de blanc et d’autres vêtues de noir, avec leurs coiffes de toutes les régions, défilent. Les hommes regardent, puis se joignent au cortège. Des marins portent des navires en miniature sur des brancards. Les chantres attaquent l’Hymne du « sainct Doigt ». Et toute cette foule se met en marche vers le coteau où la fusée partie du clocher va allumer le feu de joie. La procession fait le tour du vallon, puis revient vers l’église. Les porteurs de bannières s’acharnent aux tours de force, inclinent leurs étendards chargés de poids pour passer sous l’arc de triomphe. Les fidèles vont vers la fontaine aux trois bassins, y trempent leurs doigts, les aveugles mouillent leurs yeux, les malades boivent. Et c’est le défilé de ceux que l’on appelle les « miracloux », les guéris, ceux qui viennent tête et pieds nus, en manches de chemise, attester la puissance du saint, proclamer leur guérison, rendre grâces au ciel. Tout ce monde, le lendemain, est encore là, pénètre dans l’église, ou essaie d’y pénétrer, la foule se masse aux portes, et dans le cimetière comme à l’intérieur, la cohue se fait compacte, immobile, et même silencieuse, sauf au moment des hymnes et des répons. Les prêtres exhibent les reliques aux yeux de tous : le chef de saint Mériadec, le bras de saint Mandez, et enfin, dans sa chapelle minuscule, le doigt qui est la gloire de la paroisse. C’est pour ce doigt que tout le monde est venu, c’est pour lui que tout le monde défile devant l’autel après la communion, offrant les yeux au contact de la relique. L’office achevé, c’est, comme la veille, la fête populaire, le manger et le boire en plein air, la coulée du cidre et de l’eau-de-vie, les rires des enfants, les chants des jeunes filles, les cris des estropiés. Le lendemain, tout est fini, tout le monde s’est dispersé. Et c’est délicieux, alors, de retrouver le calme du vallon, la fraîcheur de la mer, la paix du petit cimetière, et de regarder sur un vieux tableau de l’église une danse de Salomé, pendant qu’on entend au dehors l’égouttement de l’eau dans les trois bassins de la fontaine aux statues de plomb du Père Éternel avec ses anges. Cette danse de la cruelle fille, ce bruit de l’eau dans ce jardin des morts, un chuchotement de brise dans le feuillage, c’est assez, dans ce coin de Bretagne, pour évoquer l’Orient lointain et mystérieux et toute la sauvage histoire du Précurseur.

LA PROCESSION DES MARINS À SAINT-JEAN-DU-DOIGT.

Plougasnou touche Saint-Jean-du-Doigt, mais Saint-Jean est en bas, et Plougasnou est en haut, sur un plateau que soutient une solide armature de collines. Que l’on monte, soit par la plage, soit par un sentier qui part de l’église, soit par la route qui contourne la vallée, on arrive rapidement aux premières maisons de Plougasnou. Si l’on monte par le sentier de l’église et que l’on coupe à travers champs, on a une belle vue sur la mer, et l’on passe auprès d’un curieux oratoire où les sculptures ont une parenté d’art avec les œuvres d’Égypte et d’Assyrie. Cet oratoire est un but de prières pour les femmes stériles qui viennent s’agenouiller sur la dalle d’entrée, devant le petit autel et la fenêtre ovale par laquelle on aperçoit un menhir. Le bourg dépassé, c’est la belle route qui va à Trégastel et aux roches de Primel.

C’est à Plougasnou, ayant fait, une année, la connaissance de l’instituteur, que j’ai pu connaître le fonctionnement d’une école de bourg et l’irrégularité de l’enseignement donné au village. Il faut bien dire que les choses, en juillet, se passent à peu près de la même façon que du temps où l’instruction n’était pas obligatoire. Je me souviens qu’à ce moment il n’y avait peut-être pas vingt élèves réunis autour de l’instituteur, alors qu’en réalité il aurait dû y en avoir cent trente ou cent cinquante. Il en est toujours de même, à Plougasnou et ailleurs, l’on peut le croire. Lorsqu’on envoie demander, le soir, chez les parents, pourquoi le petit n’est pas venu, une réponse d’utilité est le plus souvent faite. C’est pour la moisson. C’est pour mener la vache aux champs. C’est pour aller ramasser du goëmon sur la grève, etc. Parfois aussi, on l’a envoyé à l’école, mais il est resté en route, il est resté à courir les sentiers ou à explorer les rochers. À cela quoi d’étonnant ? Les études, pour des raisons quelconques, ont été interrompues, le goût que l’enfant a pu manifester tout d’abord s’est vite évaporé dans le grand air. Il trouve plus simple de faire exactement ce que font ses parents, sans y chercher tant de malice. Il ne fera ni pis ni mieux, il fera la même chose. Peut-être pourtant fera-t-il pis. Les ornières se creusent, les routines s’aggravent. L’enfant ne voit qu’une corvée, dans ces exercices de mémoire, de lecture, d’écriture, de calcul, auxquels on veut le forcer. Il ne sait pas, il ne peut pas savoir, qu’il lui serait possible de trouver là une direction d’esprit utile dans la plus humble pratique de la vie. Il fuit donc, autant qu’il peut, la rébarbative maison d’école. Il préfère l’école buissonnière, bien nommée, au long des haies, au creux des chemins, la journée passée au bord d’une rivière, autour d’une flaque d’eau. Toute l’année, il a ainsi des raisons pour déserter le banc, le pupitre et le tableau noir. L’hiver, les routes sont mauvaises, — l’été, de mai à juillet, c’est le travail des champs, et la tentation de la liberté. Vers la fin des classes, les rangs se clairsèment de jour en jour. La dernière semaine, l’instituteur n’a plus que les élèves qui habitent tout près, ceux dont les parents sont en relations avec le maire et l’adjoint.

Ainsi, avec la meilleure volonté du monde, les dispositions législatives les plus consciencieusement prises, après des années de réflexions et de débats contradictoires, s’affaiblissent et se dissolvent lorsqu’elles arrivent à exécution, fragmentées, méconnues, inconnues, sur tant de points du territoire. Il y a forcément un écart entre l’esprit philosophique qui a inspiré cette législation et l’esprit traditionnel et passif d’une grande partie de la population régie par la loi, mais c’est pour diminuer cet écart que l’obligation avait été décrétée, que la loi s’emparait légitimement de l’intelligence de l’enfant.

Ce n’est pas que je croie à la vertu immédiate des livres. Loin de là. Il est bien impossible de remplacer du jour au lendemain, par le sortilège des grimoires, les conditions ordinaires de la vie léguées par tant de générations. Mais il faut prévoir les lenteurs, et il faut encore faire que l’instruction ne serve pas à dégoûter les nouveaux venus de la profession de leurs anciens, à les sortir de la voie où ils ont essayé leurs premiers pas. Ils n’auront pas amélioré leur sort, augmenté leur bonheur, parce qu’ils auront cessé d’être des ouvriers, des paysans, des pêcheurs, pour devenir des plumitifs, enfermés dans des bureaux, transplantés dans les villes. Au contraire, l’instruction qu’on leur donne devrait servir à les confirmer dans cette idée que leur développement intellectuel, moral et social, est possible et sûr dans la condition qui est celle de leur naissance. Ce qui devrait être montré aux enfants de l’école du village, c’est le rapport entre la nature qui les entoure et les livres mis entre leurs mains. Le champ, la rivière, la mer, sont d’admirables sujets d’étude, et je ne vois pas pourquoi, certains jours, l’instituteur lui-même, instruit pour ces leçons en plein air, ne ferait pas l’école buissonnière avec ses élèves.

Voulez-vous, après l’école, savoir la bibliothèque d’un bourg de Bretagne ? C’est encore à Plougasnou que j’ai fait cette étude. Je parle de la bibliothèque réglementaire dont le dépôt est à l’école. Ici, l’école et la mairie sont réunies dans la même maison, et c’est l’institutrice, le maire, l’adjoint, qui ont la garde du catalogue et des volumes, la mission de prêter les livres et d’en surveiller la rentrée, Donc, cette bibliothèque existe, et c’est déjà beaucoup. Seulement, on ne lit pas les livres. On en demande un, çà et là, de temps en temps, mais il n’y a pas un lecteur qui ait épuisé la série, qui ait excité, par ses observations, par ses demandes, l’autorité municipale et l’autorité scolaire à former une bibliothèque plus définitive, à augmenter sans cesse le nombre des volumes, Cette augmentation serait facile. Il ne manque pas de livres souscrits au ministère de l’Instruction publique, de livres intéressants, pleins de faits, abondants en sujets de réflexions, suffisamment illustrés, et que l’on serait heureux d’expédier au bourg perdu qui manifesterait le désir d’en posséder quelques-uns. Quelle quantité doit se perdre de tout cet amas imprimé que le seul Paris fabrique chaque jour ! Quels prétextes à éclosions d’intelligences sont à jamais refusés aux intéressés ! Mais il faudrait le désir de lire, la curiosité éveillée. Les moyens de satisfaire cette curiosité existent, il faut les mettre en œuvre. Or, comment donner ce désir de lire à des enfants qui savent à peine lire, ou même qui ne savent pas lire du tout, comment le donner à ceux qui n’ont pas envie d’apprendre à lire, qui se refusent à l’école, qui s’égrènent au long des routes, lorsque sonne la cloche, ou restent chez eux, occupés aux travaux des champs ?

J’ai demandé le catalogue de l’humble bibliothèque, je l’ai lu. Il se compose à peu près de cent cinquante numéros. Il m’a fait songer au jeu dont on s’est amusé un hiver à Paris, à ce problème de savoir quels livres, en nombre limité, on emporterait si l’on était forcé au séjour à perpétuité dans une île déserte. Il est évident que ceux qui ont réuni ces cent cinquante volumes ne se sont pas mis en face d’un problème de ce genre. Dans la quantité, même, il y a des livres qui font songer à une autre liste, à la liste des livres que l’on n’emporterait pas. D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement du résumé de l’esprit humain qui pourrait satisfaire un lettré. Ce résumé existe, tout fait, par de nombreuses collections, et il devrait se trouver partout, lors même qu’il ne devrait servir qu’à un seul, qu’il ne devrait éveiller qu’un seul instinct, qu’il ne devrait former qu’une seule intelligence, lors même qu’il ne devrait servir qu’à l’instituteur, lequel a, comme tout homme, son éducation à continuer et à parfaire.


Cela dit sur le fond des bibliothèques municipales et scolaires, le catalogue que j’ai eu sous les yeux n’est pas inutile. Il est pourvu de livres d’histoire et de science, de quelques monographies artistiques. La France et la Révolution y figurent pour une demi-douzaine de titres. Il y a des descriptions de la mer ; des traités d’astronomie, des relations de voyages, des biographies d’hommes illustres par Lamartine. Mais aucun ensemble n’apparaît, et même les ouvrages présents sont dépareillés. Quelques romans, médiocres pour la plupart : il n’y a guère que les noms de Walter Scott et de George Sand qui émergent. L’un des romans illustres entre tous, Don Quichotte, n’est présent qu’à moitié : il manque le premier volume. Le roman est le genre le plus demandé par les demi-bourgeoises, demi-campagnardes, du bourg, et il n’y a aucun inconvénient à cela. Le regret est qu’il n’y ait pas eu mieux à leur offrir : un bon roman est une bonne chose. Toute une autre série de livres indiqués me paraît excellente. Ce sont des ouvrages d’utilité consacrés aux travaux et aux produits de la terre, à la culture, au jardinage, à l’élève du bétail, etc., de la botanique et de l’histoire naturelle adaptées aux besoins du paysan. C’est avec ces livres-là, semble-t-il, que l’on pourrait donner aux enfants le désir de lire. Chaque volume devrait être, pendant un instant, au cours de la classe, lu et commenté par l’instituteur. Il est impossible que de cette graine semée à profusion, tous les grains soient inutiles, il est impossible que l’enfant ne retienne pas un mot de tout cela et ne le rapporte pas chez lui, que l’utilité du livre et de l’école n’apparaisse pas ainsi démontrée à quelque cervelle réfractaire.

Autre tableau de Plougasnou, où je ne suis pas allé seulement l’été, mais l’hiver, en décembre, à Noël. Je suis entré dans l’église, à l’heure de la messe de minuit. L’église est vieille, austère, droite et haute au milieu du cimetière. La pierre blanche du clocher est de la même couleur que les ossements des morts. Pendant cette nuit de Noël, lunaire, transparente, après une journée de pluie brumeuse, les files noires de tous les marcheurs de la campagne s’en venaient vers les ogives scintillantes, comme les mages et les bergers vers l’étoile. J’entrai, me promettant un spectacle d’autrefois, pour mesurer la profondeur du sentiment religieux, le degré de croyance et d’ardeur d’aujourd’hui.

L’église, peu à peu, se remplit. La partie réservée aux femmes est occupée déjà, toute noire et blanche, les visages roses et vivants, les coiffes de dentelle légères et palpitantes. Les hommes arrivent, un par un, deux par deux, d’un pas lourd, embarrassé, tournant leur chapeau rond entre leurs mains rudes. Ils entrent, trempent leurs mains dans l’eau bénite, font un vaste signe de croix, se précipitent, les genoux sur les dalles, prient. À peine relevés, debout ou assis selon les incidents de la messe, ils prennent leurs aises, causent, se moquent, ricanent, se disputent les chaises, s’envoient des bourrades.

Une odeur d’eau-de-vie, une odeur d’ivresse, une odeur humaine, sort de la foule bruyante. Les veux fermés, c’est le cabaret. C’est de là qu’ils viennent, c’est là qu’ils vont retourner. Ils n’ont peut-être pas mangé, mais ils ont bu jusqu’à onze heures et demie : tout à l’heure, ils vont aller communier des mains de ces prêtres, qui vont, viennent et chantent, impassibles dans le chœur.


  1. Suite. Voyez pages 217, 229, 241, 253 et 265.