LA BRETAGNE[1]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.
Photographies de M. Paul Gruyer.

PREMIÈRE PARTIE : LA BRETAGNE DU NORD


III. — Le Pays de Saint-Brieuc (suite).


Le Temple de Lanleff. — Le bal des centenaires. — Plouha. — On commence à parler breton. — Bréhec. — La chapelle de Kermaria. — La Danse des morts. — Pontrieux. — Paimpol. — Pêcheurs d’Islande. — La morue et la baleine. — L’île Bréhat.



Plus vous pénétrez dans ce pays, plus la vétusté et le sommeil des choses apparaissent. Je me souviens d’une promenade faite de Saint-Quay à Lanvollon, où la place du bourg était tout agitée par le mouvement du marché aux grains, et de cette promenade prolongée jusqu’à la solitude de Lanleff, au monument en ruines désigné comme le temple de Lanleff, qui a donné lieu à tant d’explications, de démonstrations, de suppositions d’archéologues. Pour les uns, le temple de Lanleff est un édifice religieux romain consacré au soleil. Selon d’autres, c’est un ancien hôpital où étaient soignés les pèlerins au retour de la Terre-Sainte. Puis vient la version d’un baptistère chrétien, à l’époque des conversions au catholicisme. Et c’est aussi une église faisant partie d’un monastère de chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem. Enfin, ceux qui lui ont trouvé une ressemblance avec la tour octogonale de Montmorillon, en Aquitaine, ont conclu qu’il était l’œuvre d’un seigneur qui se serait fait bâtir une église sur le modèle de cette tour, qui elle-même revêt la forme de l’église du Calvaire de Jérusalem.

LE TEMPLE DE LANLEFF.

S’il est permis de départager tant de savants personnages, j’ose voir dans le temple de Lanleff une construction chrétienne. Il existe à Quimperlé une église de forme semblable, Sainte-Croix, bâtie elle aussi sur le modèle de l’église du Calvaire. Ce qui est certain, c’est l’impression de lointain passé, de vie à jamais abolie, qui se dégage de cette double enceinte circulaire, en granit et en tuf, du temple de Lanleff, de ces douze fenêtres aux arcades voûtées en plein cintre, séparées l’une de l’autre par des colonnes romanes. Au milieu de tout cela, des débris, de l’herbe, des arbustes, la ruine reprise par la végétation, le feuillage des arbres proches pénétrant par les fenêtres, un oiseau qui chante et qui s’envole, une gardeuse de chèvres qui chantonne. C’est la Bretagne mélancolique. Tout à côté, à l’auberge, c’est la Bretagne gaie. Partout, l’humanité est double, cherche son équilibre de larmes et de rires. Dans la salle où je déjeune, deux vieilles femmes viennent chercher pitance. Elles semblent, quand elles entrent, contemporaines du temple de Lanleff, voûtées, cassées, ridées, vieilles ruines, elles aussi, couvertes de mousses. Mais il y a, dans leur tête branlante, comme dans la ruine, un petit oiseau qui chante. Rassasiées, égayées par le repas, les voilà qui ôtent leurs sabots, qui pincent leurs jupes de futaine, se font des révérences, et dansent, vis-à-vis l’une de l’autre, une vieille danse à pas comptés qu’elles accompagnent de paroles lentes et de rires vifs. Elles sont tout autres maintenant, un air de jeunesse est monté à leurs joues roses comme des pommes, à leurs yeux de bluet fané, comme lorsqu’un peu de soleil vient briller sur les vieilles pierres.

Pour aller au bourg de Plouha, où l’on commence à parler breton, si l’on part de Portrieux et de Saint-Quay, le paysage déploie des aspects infiniment variés : toutes les formes du pittoresque et toutes les manières d’être du monde social. C’est l’exhibition au bord de la mer, à Saint-Quay, des grâces convenues de la villégiature parisienne, des chalets et des castels à la mode de Saint-Mandé et d’Asnières, des diseurs de riens de toutes les plages. À quelques minutes de Saint-Quay, le village de Kertugal, caché dans son enceinte de verdures et de blocs informes, sur une colline dominant la mer, évoque l’humanité ancienne, les feux allumés sur les tertres, les pierres rangées en cercle, les cavernes aux entrées de broussailles. Une population aux yeux riants, au parler vif, s’abrite aux débris de ces dolmens et de ces menhirs. Tréveneuc, avec son château de Pomorio, sa haute futaie d’arbres splendides, ses allées de chênes de cinq cents ans, ses murs de granit, est l’image résistante du pouvoir seigneurial d’autrefois ; mais si l’image a survécu, la réalité commence à s’évanouir : le comte de Tréveneuc, qui est le marquis de Carabas de cette région, a été battu un jour d’élections par un « vilain » de Saint-Brieuc. Après le château de Pomorio, la chapelle de Kérigal, autre vestige plus significatif de la réalité. Quoique le sentiment catholique soit ici affaibli, — sentiment qui fut d’ailleurs toujours très mélangé, en Bretagne, de traditions païennes et de superstitions locales, — le prêtre est encore fort sur la terre des druides. J’entends raconter, dans ce pays républicain, des faits extraordinaires de terreur religieuse : des commerçants mis à l’index, obligés à la messe, un instituteur en butte à la famine, lors de son arrivée, ne parvenant à vaincre, non l’hostilité, mais la peur, qu’à force de volonté et de courage.

Continuons notre route. Partout à l’horizon, des silhouettes de villages, des clochers qui émergent des verdures. À droite, des échancrures de laissent voir la mer, molle et bleue sous le soleil, les hautes falaises rocheuses du Palus, son immense plage toute en sable fin. Je n’arrête donc au Palus. Et je fais encore un crochet pour passer à Lanloup, si joli avec son tout petit clocher à jour, son porche orné de bêtes cocasses. Et le chemin de Lanloup me mène, par une descente fleurie, à Bréhec, quelques maisons contre la plage, une entrée de mer sous de hautes falaises, un amas de rochers dont on détache des feuillets empreints de fougères. La route reprise, voici, après ces tours et ces détours, la montée de Plouha, la grande place, le bourg bien bâti, dressé en pleine lumière avec son haut clocher sur une éminence de 100 mètres de hauteur au-dessus du niveau de la mer. On domine des landes boisées, dont les coupes sont utilisées pour les constructions navales. La campagne est sillonnée par sept chemins qui, dans le bourg, forment autant de rues. Plouha fut le lieu de rendez-vous de la noblesse pauvre de la Bretagne et aussi de l’Angleterre, dépossédée de ses biens à la chute des Stuarts. Tous ces porteurs de noms titrés, exilés ou cadets de famille dépouillés par le droit d’aînesse, exerçaient là de durs métiers ou se livraient à la culture. Le dimanche, ils assistaient aux offices, ceints de leurs épées, et reprenaient pour quelques heures leur rang et leur privilège, gloire d’un instant épanouie dans une église de campagne et qui devait suffire à leur ambition. Non loin de Plouha, près d’un terrain de champ de foire, est la pittoresque chapelle de Kermaria, pourvue d’un balcon d’où l’on proclamait les arrêts rendus par le sénéchal. L’intérieur n’est pas moins curieux, décoré de peintures murales malheureusement en mauvais état : toute une danse macabre, où figurent le Roi, le Seigneur, l’Archevêque, le Gentilhomme, la lame, etc., conviés au bal funèbre par des squelettes, images de grandeur naturelle, d’un pur dessin précis, d’un style élégant, dues probablement à quelque artiste d’Allemagne en tournée dans l’ouest.

De Plouha, on peut aller à Paimpol. On peut y aller aussi de Lanleff, en passant par Pontrieux, où nous sommes allés déjà. De Lanleff à Pontrieux, il y a de mauvais chemins, mais si perdus, si beaux, et la distance n’est pas longue, 2 kilomètres à peine. Pontrieux, bâti au pied d’une montagne et divisé en deux par le Trieux, devenu navigable, est agréablement environné d’un paysage charmant, surtout aux bords de la rivière où l’on peut voguer en bateau, à l’ombre de grands arbres. Ne quittons pas Pontrieux sans rendre hommage aux Pontriviens, réputés comme de fortes têtes. « Pontrieux, a dit en 1840 le président Habasque, a été constamment attaché à la cause de la Révolution. » En septembre 1792, les femmes de ce pays marchèrent avec leurs maris dans les rangs de la garde nationale. Une inondation, survenue à la Noël de 1778, détruisit le pont, plusieurs maisons, et une servante de moulin, qui avait assisté à la messe de minuit, ne trouva, au retour, qu’une nappe d’eau qui couvrait l’emplacement de l’habitation où elle croyait rentrer. Depuis cette époque, chaque année, durant la nuit de Noël, on entend, à cet endroit, le bruit de la roue du moulin. Le port de Pontrieux est situé à 3 kilomètres, sur le territoire de Quemper-Guézennec. Ses eaux suivent les variations des marées et atteignent jusqu’à 4 mètres de profondeur. On y charge, entre autres matériaux et denrées, des bateaux de sable provenant de l’île Verte, de l’Arcouest, de Modez, de Toul-ar-C’hrom, de Loquivy et de la Courtaise.

UNE PAIMPOLAISE.

Que l’on soit venu par le Trieux, en bateau, ou par la route, à pied ou en voiture, voici Paimpol. C’est l’apparition complète de la mer : une étendue d’eau laiteuse, où sont dessinés les courants autour des taches sombres et massives des îles. Il est impossible de ne pas songer aux artistes de l’Extrême-Orient devant cette nature du septentrion, et ce sont les noms d’Hokousaï et d’Hiroshighé qui viennent à la mémoire lorsque se déploie subitement ce paysage de ciel, d’eau et de rochers, semblable aux merveilleux résumés de leurs estampes. Paimpol ! Il faut aussi penser au Pêcheur d’Islande de Loti lorsqu’on marche sur les pavés de la ville, que l’on entre sur la place aux maisons grises et rousses : « vieilles maisons de granit… vieux toits racontant leurs luttes de plusieurs siècles contre les embruns, les pluies, contre tout ce que lance la mer ; racontant aussi des histoires chaudes qu’ils ont abritées, des aventures anciennes d’audace et d’amour. » La mélancolie de Gaud Mével persistera longtemps à Paimpol, par les jours de soleil et de fête comme par les jours de pluie et de chagrin. Le personnage de roman, lorsqu’il est ainsi animé d’une vie représentative, prend une réalité singulière, et l’ombre de la belle fille enamourée passe encore derrière la vitre de la maison de la petite place, s’évanouit pour reparaître en fantôme errant et plaintif aux angles des ruelles, « Gaud restait à sa fenêtre. La place de Paimpol, presque fermée de tous côtés par des maisons antiques, devenait de plus en plus triste avec la nuit ; on n’entendait guère de bruit nulle part. Au-dessus des maisons, le vide encore lumineux du ciel semblait se creuser, s’élever, se séparer davantage des choses terrestres qui, maintenant, à cette heure crépusculaire, se tenaient toutes en une seule découpure noire de pignons et de vieux toits. De temps en temps, une porte se fermait ou une fenêtre ; quelque ancien marin, à la démarche roulante, sortait d’un cabaret, s’en allait par les petites rues sombres, ou bien quelques filles attardées rentraient de la promenade avec des bouquets de fleurs de mai. »

Cette ville de Paimpol, même un beau jour de clarté, est une ville triste. Même ses joyeuses assemblées ont leur arrière-pensée mélancolique. On a sans cesse ici la hantise de la terre d’Islande, on ne peut s’empêcher de songer aux départs hasardeux et aux retours problématiques. Partout, aux enseignes des boutiques, le mot d’Islande est répété. Sans cesse, dans les conversations, le même mot revient : « Il est parti pour Islande… Il est à Islande. » Et dans les cimetières, sur les pierres, sur les croix : « Mort à Islande… Disparu à Islande. » La brume d’Islande flotte sur l’horizon laiteux de Paimpol. La continuité des vagues crée un grand chemin de désolation entre la Bretagne et la terre lointaine, chemin mystérieux, nécropole incertaine où dorment ceux qui ont leurs noms inscrits sur des tombes fictives, tout au long de la côte. C’est la petite ville des au-revoir dits comme des adieux, de la suspension de la vie, des espérances ajournées, des projets toujours à l’état de problème.

PAIMPOL : LES GOÉLETTES D’ISLANDE.

Chaque année, le même exode a lieu au commencement des beaux jours avec le même cérémonial : le reposoir du quai devant les bateaux alignés, l’exposition du saint-sacrement, la bénédiction de la mer indifférente. Puis, le défilé des vieillards, des mères avec leurs enfants, des fiancées qui pleurent en invoquant le ciel sous le soleil superbe. Les agrès grincent, les voiles se gonflent, les barques filent sur l’eau presque tranquille, emportant les matelots hardis et résignés. Beaucoup ne reverront plus la petite ville grise et rousse au fond de l’anse, les deux petits ports creusés par les vagues, si sûrs, si inspirateurs de sécurité. Que vont donc chercher si loin ces pêcheurs, quel appât les attire vers « Islande », aux bancs de Terre-Neuve, aux îles Færöer ? La morue, la baleine. C’est au milieu des glaces, au printemps, qu’il faut aller chercher et combattre celle-ci. En été, elle va se cacher plus haut, où il est impossible d’aller en canot. Les bâtiments, montés d’une cinquantaine de pêcheurs, sont agencés spécialement pour cette pêche : un revêtement de bois résistant les préserve des avaries que pourrait produire le choc des glaçons. Chaque navire emmène avec lui sept ou huit chaloupes munies de longs cordages, à l’extrémité desquels est attaché le harpon. Un guetteur est placé à un endroit du navire d’où il peut observer les alentours. La baleine signalée, la chaloupe part, le harpon est lancé. L’animal atteint s’enfuit entraînant le cordage dévidé à sa suite ; dès qu’il est affaibli par la perte de son sang, on le ramène doucement et il est achevé à coups de lance. Les dangers de cette poursuite et de cette capture sont grands : l’esquif ainsi lancé, soumis aux convulsions de la bête affolée de souffrance, peut se heurter à l’obstacle d’un glaçon, être englouti avec les hommes qui le montent. Pour la pêche de la morue, on employait jadis les filets. On se sert maintenant de lignes plombées auxquelles on fixe un crochet, appelé haim, proportionné à la taille des poissons que l’on veut prendre, et pourvu d’une amorce. Le bordage du navire est garni de barils défoncés, où se placent les pêcheurs pour lancer et retirer leurs lignes. Quand le poisson a mordu, est pris au haim, on le retire en le saisissant par les ouïes, on lui enfonce derrière la tête l’élangueur, par lequel on lui arrache la langue, on ouvre ensuite le ventre, et on jette la morue au parc. Chaque pêcheur conserve les langues qu’il a détachées pour établir son compte de morues prises. Celles-ci passent finalement aux mains d’un étêteur qui détache la tête, et d’un habilleur qui enlève l’arête dorsale.

La morue et la baleine ne sont pas les seules pêches auxquelles se livrent les Paimpolais. Le maquereau et le hareng sont aussi des ressources pour le pays. Le hareng se pêche pendant toute l’année, au printemps dans les régions du nord, en été dans le voisinage des îles Shetland, en automne dans les régions septentrionales de l’Angleterre et dans les mers d’Allemagne, en hiver dans la Manche. On se sert de filets de grandes dimensions que l’on jette à l’ancre et que l’on retire à l’aide d’un cabestan. Parfois, sur les côtes même, on tend des filets à marée haute que l’on retire emplis à marée basse. La pêche du maquereau se fait de même manière.

Je ne quitte pas Paimpol sans une visite à l’église où il y a une peinture, le Christ au tombeau, d’un artiste de Guingamp, M. Valentin, et un chandelier de Pâques ciselé par Corlay.

Au sortir de Paimpol, c’est la joie de la route retrouvée, de la course dans le vent, et la joie plus grande encore de la barque et de la mer, la promenade sous la voile, au-dessus de la belle eau transparente, verte et bleue. Embarqué à l’Arcouest, je touche bientôt l’île Bréhat.

Le contraste est grand après Paimpol. La population de Bréhat est sans doute aussi décimée par la mer d’Islande, mais la tristesse qui sévit sur la petite place de Paimpol, sur les maisons grises et rousses, sur les ruelles tournantes et obscures, s’évapore à Bréhat au grand souffle du large. Ce n’est plus qu’un aspect de nature qui se dresse en décor aux yeux du voyageur. Il semble qu’ici le mal social ne fasse pas ses ravages aussi cruellement. Le pays n’a pas l’air organisé pour la souffrance comme la petite ville correctement hiérarchisée et administrée. Bréhat, malgré ses champs, ses maisons, ses habitants, malgré son sémaphore, son phare, son télégraphe et tout ce qui la relie à la terre ferme, c’est tout de même, pour l’imagination, un sol séparé, une région en dehors, c’est l’île, l’île de Robinson, une terre libre en marge du monde civilisé. L’impression est trompeuse, cela va de soi, et celui qui s’en viendrait à Bréhat après avoir connu la mêlée humaine éprouverait des sensations de prisonnier et non d’homme libre, s’il était condamné pour toujours à rester enfermé par cette dure muraille de récifs, sous la garde des flots.

L’ÎLE BRÉHAT.

Mais de venir là, pendant une journée, d’errer à travers les pierres, les champs pelés, les grèves désolées, on trouve une ivresse de vie ancienne, de vie sauvage. On croit que l’on va soudain rencontrer son ancêtre sur ce sol convulsé. Toutes les preuves de la vie d’aujourd’hui, les jardins, les maisons, sont tellement en harmonie avec la nature environnante, mêmes pierres, mêmes lignes, mêmes couleurs, que tout semble né, à la fois, d’une éruption volcanique venue de l’abîme obscur, et qui a calmé et épanoui sa fureur à la lumière du jour.

  1. Suite. Voyez pages 217, 229, 241 et 253.