LA BRETAGNE[1]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.
Photographies de M. Paul Gruyer.

PREMIÈRE PARTIE : LA BRETAGNE DU NORD


III. — Le Pays de Saint-Brieuc.


Le cap Fréhel. — Le fort de la Latte. — Broons. — Les premières batailles de Du Guesclin. — Lamballe. — Notre-Dame. — Saint-Martin. — L’électricité chez les Ursulines. — Le haras. — Le tisserand. — Une barrique d’eau-de-vie par semaine. — Yffiniac. — Bons gâteaux et mauvais chevaux. — Saint-Brieuc. — Histoires d’autrefois. — La Cathédrale. — Les grenouilles. — La tour de Cesson. — Binic. — Portrieux. — La pêche aux îles. — Saint-Quay. — La Ville-Mario. — Décor de villégiature. — Le Pays de la Belle au Bois-dormant.


COIFFE DU PAYS DE SAINT-BRIEUC.


LArguenon délimite à l’est le pays de Saint-Brieuc, qui s’étend à l’ouest jusqu’aux rives du Leff, et au nord, jusqu’à la mer. La côte forme une bosse dentelée dont la pointe la plus saillante est le cap Fréhel, et le creux le plus retiré, la baie de Saint-Brieuc. En avant du cap Fréhel, à 5 kilomètres en mer, est blottie sur un rocher la ruine du fort de la Latte, aujourd’hui déclassé, et qui a toute une histoire. C’était autrefois le château de la Roche-Goyon, bâti en l’an 937, par un seigneur de Matignon, « occiseur de Normands », dit la tradition. J’ai décrit d’une façon générale ces citadelles du Moyen Âge, en passant au château de Vitré. Le fort de la Latte était un modèle d’autant plus parfait de ces constructions que ses abords étaient défendus par la mer. Le rocher central, à son point culminant, était dominé par un donjon et entouré d’une courtine rectangulaire, la face antérieure de celle-ci pourvue, à chacun de ses angles, d’une tourelle crénelée, percée de meurtrières. Le côté postérieur s’achevait par une série d’ouvrages arrondis, reliés également par des courtines, communiquant avec d’autres bâtiments au moyen de passerelles situées à 100 mètres de hauteur. L’un de ces ponts a été appelé l’Assommoir. La première masse des constructions était isolée des autres corps de bâtiment par un fossé creusé dans le roc qui pouvait être utilisé à abriter les embarcations des patrouilles flottantes. Cette forteresse fut assiégée vainement par les Anglais en 1490, achetée par Louis XIV au Goyon de l’époque qui fut nommé gouverneur de la place, alors dénommée fort de la Latte, occupée pendant les Cent jours par les royalistes et reprise par un bataillon de marine. De tout ce passé, vous retrouverez le décor, les murailles, un four à rougir les boulets, et une statuette de Saint-Hubert qui calmait les chiens enragés.

LE CAP FRÉHEL, VU DE SAINT-MALO.

Le cap Fréhel, malgré son apparence formidable, joue un rôle plus pacifique : il est pourvu d’un phare électrique de premier ordre qui, la nuit, éclaire toute la côte, les rochers creusés de trous profonds, de grottes obscures, les grèves sablonneuses, les hautes falaises. Au loin, d’autres phares qui répondent, des caps, des rochers isolés, des groupes de récifs. C’est la mer rocheuse qui commence, tout un hérissement de pierres sur les vagues, dominé par les îlots des Minquiers, les îles Bréhat et par les îles Anglaises. La nuit, toutes ces lumières scintillent dans le mystère de l’ombre et le bruit de Ia mer. Le jour, du cap Fréhel, on aperçoit aussi la terre rassurante, le pays de Saint-Brieuc et le pays de Tréguier : la vue va jusqu’à Saint-Quay, Paimpol, Saint-Cast, où le duc d’Aiguillon battit les Anglais en 1780. C’est là qu’il y avait, dans le cimetière, un chêne creusé d’une niche où les filles-mères exposaient leurs filles. Les garçons, eux, devenaient bergers à Tréguz et l’on disait d’eux :

Y sont les pâtours de Tréguz
Qu’à plein bissac ont les écus.

Mais après ce coup d’œil jeté du haut du promontoire, il me faut pénétrer plus méthodiquement dans le pays de Saint-Brieuc, par Broons et Lamballe.

LE CAP FRÉHEL.

Broons, dans ce beau pays de bois qui commence à Rennes, et même dès l’entrée en Ille-et-Vilaine, est surtout célèbre pour être le pays d’origine de Bertrand Du Guesclin. Celui qui devait devenir grand connétable de France naquit, en effet, au château de la Motte-Broons, en 1314. C’est là qu’il apprit la guerre avec les gamins du voisinage. Le château n’est plus : on l’a remplacé, sous le règne de Louis-Philippe, par une colonne de granit de dix mètres de hauteur.

PORTAIL ROMAN À LAMBALLE.

Lamballe, démolie au xe siècle par les Normands, rebâtie, demeure sous la domination du pouvoir religieux jusqu’en 1134, puis fait partie des possessions du comte de Penthièvre, converties en duché par Charles IX, en 1569, au profit de Sébastien de Luxembourg. C’est une ville souvent éprouvée par les catastrophes naturelles et par les horreurs de la guerre : débordements des eaux du Gouessant, orages, pillages, et même un tremblement de terre et une grêle effroyable. Faut-il ajouter à cette liste la mort tragique, en 1793, de la princesse de Lamballe, veuve d’un seigneur descendant des ducs de Penthièvre ? Aujourd’hui, Lamballe sourit à travers les malheurs de son passé. C’est une petite ville qui grandit, qui s’anime, qui n’a gardé d’hier que de vieilles places et de vieilles maisons. Montez au sommet où fut le château féodal, rasé par Richelieu, en 1626. L’emplacement est un beau jardin ombragé, avec des bancs, d’où l’on a une vue magnifique sur la campagne et jusqu’à la mer. L’église Notre-Dame, bâtie sur cette plate-forme, reste le témoin du temps disparu. Elle fut construite au xie siècle, après le château qui était de 991, et elle a gardé, au nord, son beau portail roman formé d’un cintre dix fois cannelé soutenu par de fines colonnes en relief. L’autre entrée, à l’ouest, est ogivale. À l’intérieur, la voûte est portée par de fortes colonnes à chapiteaux de feuillage, un beau buffet d’orgue du xvie siècle achève de se délabrer. Deux coutumes curieuses dans le passé de cette église : il était d’usage d’employer du vin pour «  accommunier » les fidèles, et l’on couvrait les dalles de paille, à Noël, pour rappeler que Jésus était né dans une étable.

L’ÉGLISE NOTRE-DAME À LAMBALLE.

Dégringolez la pente que vous avez montée. L’église Saint-Martin est au bas de la ville. C’est aussi un vieux monument dont quelques parties datent de 1084. Le porche est de haute curiosité, abrité par un auvent dont les charpentes sont tenues par des gueules de monstres coloriés. Au-dessus, cette inscription :

L’an mil cinq cent dix-neuf,
Jean l’aîné me fit tout neuf.

CHAPITEAUX ROMANS À LAMBALLE.

L’intérieur est divisé en trois nefs soutenues par douze arcades, partie en plein cintre, partie en ogive. Les dalles sont formées d’une succession de pierres tombales et le baptistère abrite une cuve datée de 1519. Une autre église encore à Lamballe, l’église Saint-Jean, à l’intérieur chargé de dorures, mais sans grand intérêt. En descendant de Notre-Dame vers Saint-Martin par des ruelles abruptes et fangeuses, j’ai avisé un couvent d’Ursulines ; la porte était entrebâillée, je suis entré dans une petite cour, un ecclésiastique posté à une fenêtre m’a fait un signe d’assentiment ; j’ai poussé une seconde porte et me suis trouvé dans la chapelle, assez banale, décorée de l’imagerie religieuse que vous savez. Je ne me suis intéressé qu’aux grillages à travers lesquels les religieuses cloîtrées peuvent suivre la messe, et à ce fait que le sanctuaire était éclairé à la lumière électrique.

INTÉRIEUR DE L’ÉGLISE DE LAMBALLE.

Non loin, c’est le haras. Une belle entrée, de larges chemins, des pelouses vertes, des écuries spacieuses, des piqueurs en casaques rouges, qui promènent de fines bêtes. Ce dépôt d’étalons, tel qu’il est, a été construit en 1825, mais il existait déjà avant la Révolution. Ces établissements sont entretenus aux frais de l’État qui évite ainsi aux cultivateurs et aux éleveurs de grosses dépenses particulières. Ici, une petite somme est prélevée sur chaque jument amenée ; anciennement, cette perception était de trois livres et d’un boisseau d’avoine, et la dépense se trouvait, se trouve encore souvent, récupérée par les primes allouées aux plus beaux poulains. Si Lamballe a gardé son haras, Lamballe a perdu son gibet, mais la « maison du bourreau » existe toujours, porte gothique, croisées étroites, étages surplombants, toiture pointue. Une autre promenade que celle des jardins du château m’a encore charmé, c’est celle du chemin qui longe les anciens remparts. Dans cette rue, longue et contournée, j’aperçois un ouvrier occupé à tisser de la toile sur un ancien métier. Combien cette installation nous ramène loin en arrière, aujourd’hui que de grandes usines réunissent des centaines de métiers mus par la vapeur, que quelques hommes ou quelques femmes suffisent à diriger et à surveiller. L’objet d’un autre âge vaut d’être décrit. Mon tisserand de Lamballe est assis devant sa machine, boulonnée au plafond de la chambre et rattachée au sol par des pieds. Le bâti de sa toile, tendu horizontalement, à l’aide de vis servant de points d’appui, guide les fils mobiles lancés de droite à gauche et de gauche à droite, à l’aide d’une navette dont la course marque un rythme de galop. Les fils de la chaîne sont rattachés à des pédales dont le jeu, combiné avec celui des navettes, forme la trame. Et ce travail de tissage exige des opérations préalables : le mot bobinage indique assez l’enroulement des fils autour des écheveaux ; l’ourdissage a pour but d’assembler parallèlement les uns aux autres les fils de la trame ; le parage, c’est enduire les fils d’une sorte d’onguent pour diminuer l’usure du frottement ; enfin le mouillage, employé à certaines époques, pendant les chaleurs, rend le tissu plus serré. Ce mode de fabrication n’est plus guère en usage : cependant il est préféré d’un grand nombre de gens qui reconnaissent à ces toiles, faites de main d’ouvrier, des qualités que ne possèdent pas les produits du précis et utile outillage moderne.

VUE DE LAMBALLE.

Lamballe abrite d’autres industries : la tannerie, la mégisserie ; on y fabrique des chapeaux, des étoffes de serge. À quelques kilomètres, des ateliers de poterie. Il s’y fait, par contre, une terrible consommation d’eau-de-vie. Dans tous les débits, qui foisonnent, des tonneaux qui ne sont pas des simulacres, comme il arrive parfois, sont à peine en chantier qu’ils sont déjà vidés. Dans une boutique où l’on vend de tout, et où j’entre acheter des tasses, la petite fille qui me sert et que j’interroge, en mon désœuvrement de neuf heures du soir, me raconte orgueilleusement que l’on vend, chez elle, plus d’une barrique par semaine.

Je vais, à pied, de Lamballe à Yffiniac, en suivant la grande route. Yffiniac est l’endroit de cette côte où la mer pénètre le plus profondément dans les terres. On croit qu’il y avait là un port au temps des Romains : on en donne pour preuves des anneaux et des crochets de fer retrouvés en terre et qui pouvaient servir à amarrer les câbles des bateaux. Sur les rives de l’Urne, sont aussi des traces d’une ancienne cité détruite par les Normands. Aujourd’hui, on confectionne paisiblement, à Yffiniac, un gâteau nommé « chocars », où la pâte est mélangée à des pommes, d’une certaine manière traditionnelle. Les chevaux d’Yffiniac sont moins estimés que ses gâteaux : les mauvais plaisants les évaluent à trois francs la pièce. Mais il y a mieux à Yffiniac, et plus loin encore : c’est la vue sur la baie. Depuis le cap Fréhel et le port d’Erquy, jusqu’à Binic et Portrieux, la rade de Saint-Brieuc forme un magnifique arc de cercle, avec deux anses profondes creusées, l’une par l’embouchure du Gouesnon, l’autre par l’embouchure de l’Urne. Sur toute la côte, ce sont des vestiges de la domination romaine, des voies, des camps, des murailles. La grève de Guen est plantée de sapins, reste probable des forêts qui, jadis, couvraient tout ce pays. Aux hôpitaux, les ruines d’une commanderie des Templiers et du château de Beaumont. À Saint-Sépulcre, l’ancien cimetière des lépreux. Plus loin, vers Saint-Brieuc, le château de Saint-Flan transformé en colonie agricole de jeunes détenus dirigée par des religieux de l’ordre de Saint-François. La chapelle de Saint-Ilan renferme le corps de saint Léhon donné au châtelain par le Pape qui retrouva le squelette dans les catacombes de Rome. Pour être complet, j’ajoute que le fromage de Saint-Ilan est célèbre dans la région, et que le pays, de pur et doux climat, est d’une extrême fertilité.

Tous ces chemins me mènent à Saint-Brieuc, ville grise et rose, de pierres et de briques, assez calme, assez triste, mais néanmoins plaisante. Elle est bien bâtie d’abord, escaladant deux collines entre lesquelles coule le Gouët, couvrant l’emplacement d’une forêt qui était le domaine de l’un des sept peuples de l’Armorique. Chacun de ces peuples avait ses lois, ses coutumes, son armée, ses chefs, et tous étaient unis pour le but commun : la défense et la conquête. Souvent victorieux, quelquefois vaincus, ils s’entendaient toujours pour partager le butin, et en cas de malchance, pour secouer le joug. Tels étaient les Curiosolites, fondateurs de Saint-Brieuc. Vers l’an 449, les insulaires britanniques vinrent aider les Armoricains à mettre en fuite les Danois ravageurs de côtes, et ces alliés fondèrent le royaume de Domnonée, qui dura jusqu’à l’entrée en scène de Noménoë, et qui fut gouverné par Kirval, lequel fit don de son palais de bois et de son pouvoir au moine Brieuc, fondateur d’un monastère autour duquel se groupa la ville.

PANORAMA DE SAINT-BRIEUC.

L’histoire de Saint-Brieuc se rattache à l’histoire générale de la Bretagne. La ville n’a guère été, jusqu’à la Révolution, qu’une ville épiscopale. On peut toutefois rassembler quelques épisodes qui lui sont particuliers. La ville est prise d’assaut, en 1374, par les Anglais. En 1394, Olivier de Clisson et ses gendres, le comte de Penthièvre et le vicomte de Rohan, s’en emparent et la pillent. Il en est de même, en 1592, par le fait d’une armée composée de lansquenets allemands, de Lorrains et d’Espagnols. La peste ravage la population en 1601 et 1735. L’octroi est institué en 1618, le produit doit être employé aux réparations de la Maison de ville. Les fortifications sont commencées en 1628, achevées dix ans plus tard, démolies en 1788, et ce qu’il en reste à cette époque est adjugé pour 3 000 francs à un sieur Thierry. En 1696, la culture maraîchère a déjà fait de si grands progrès et produit des bénéfices tels que le chapitre entend prélever une dîme sur « les choux et autres légumes ». C’est à Saint-Brieuc qu’on trouve pour la première fois, en 1697, un maire appointé : il reçoit « des gages » s’élevant à 202 livres. On signale, dans la nuit du 29 au 30 décembre 1705, une tempête qui saccage la campagne et abîme la ville. Il n’est pas possible de connaître au juste les motifs qui, en 1720, font allouer à Jacques Conery, médecin, une pension de 300 livres, à charge pour lui de se fixer à Saint-Brieuc. Les trois ponts qui desservent les deux rives de la ville sont emportés, le 19 août 1773, par une crue d’eau subite. En 1787, un fourgon chargé de poudre éclate et manque de faire sauter un quartier. L’année suivante a lieu, sur la place Saint-Pierre, l’exécution d’un parricide, que l’on avait préalablement amputé du poignet droit, sur la place Martroy. Il faut ajouter qu’un an après, les instruments de torture sont brûlés publiquement sur la place Saint-Pierre. En 1791, un boucher nommé Counen, paie 900 livres le droit de vendre de la viande pendant le carême. En 1794, un décret transforme la cathédrale en temple de la Raison.

Actuellement, Saint-Brieuc coffre l’aspect, tantôt clair, tantôt encombré, d’un amas de maisons, anciennes et nouvelles, irrégulièrement bâties le long de rues sinueuses, tortueuses, escarpées. C’est l’habitation bourgeoise, c’est la maison de l’artisan, et vers le bas de la ville, la masure du pêcheur. Le centre de la ville est un dédale de rues tournantes par lesquelles, si l’on ne songe à s’orienter, on revient toujours au même point. Des gens qui se tournaient le dos peuvent se rencontrer nez à nez s’ils déambulent distraitement autour de l’Hôtel de Ville. Les avenues et les boulevards, de tracé récent, sont au contraire droits et larges. L’Hôtel de Ville occupe l’ancien hôtel Trégomar. Il abrite le musée surtout fait de souvenirs du pays. Le vrai charme de Saint-Brieuc, c’est sa baie, blanche et profonde, son Légué escarpé où les anciens remparts sont devenus des quais. Je me souviens d’avoir erré par cette étendue qui ressemble à la baie du Mont Saint-Michel, par le sol de tangue friable, par les lacis de l’eau qui court, par la brume légère qui ouate les lointains. Le bassin, dont le creusement a été entrepris en 1786, est bordé par deux lignes de rochers nus. L’un des quais est garni de maisons adossées à ces rochers. Et cela constitue un port important, le plus important du département, avec les deux bassins qu’il dessert, l’un réservé aux constructions, l’autre, d’une superficie d’un hectare et demi, pourvu d’une écluse qui peut être utilisée à marée basse. Le canal a une longueur de 900 mètres. On arme ici pour la pêche de Terre-Neuve et d’Islande.

Pour rentrer en ville, on peut prendre la rue du Port, après avoir traversé le boulevard du Nord, et se rendre presque directement à la Cathédrale par la rue Houvenagle. Église lourde et expressive, ancienne dans sa masse, commencée au xe siècle, avec des ajoutés de tous les temps jusqu’au xviiie siècle, la cathédrale de Saint-Brieuc a un premier aspect sauvage et démantelé d’une forteresse qui aurait vu la guerre. L’intérieur est plus cossu avec son buffet d’orgue Renaissance, son maître-autel, son retable, son bénitier en granit dans un enfeu du xve siècle. Tout cela, et les belles colonnes massives, est en accord avec les femmes qui entrent et qui sortent, la tête enveloppée de coiffes aux brides relevées, les épaules couvertes d’un petit châle retenu à la taille. L’autre église de Saint-Brieuc ne vaut guère un arrêt ; mais une nouvelle promenade en ville m’amène devant une série de maisons historiques : celle de la rue Saint-Jacques, habitée autrefois par la famille Doublet, qui installa à Saint-Brieuc la première imprimerie ; celle du monstre Guy Eder, qui assassinait les jeunes filles et leur ouvrait le ventre pour se chauffer les pieds ; l’ancien hôtel des ducs de Bretagne ; l’hôtel des ducs de Rohan, forteresse autant qu’habitation ; le palais épiscopal, autrefois manoir de Quiquengrogne. Et sur de nombreuses murailles, des vieilles sculptures, des ornementations qui posent au passant des points d’interrogation, éveillent sa curiosité de légendes. On raconte que, « dans le temps », le jour de la Saint-Jean-Baptiste, on pratiquait à Saint-Brieuc la cérémonie des grenouilles : un habitant de la rue Ménault allait frapper avec un bâton l’eau du ruisseau en criant : « Grenouilles, mes amies, Monsieur dort, laissez dormir Monsieur. » Cette petite comédie se passait en présence de l’évêque et d’un fonctionnaire de la ville, et le crieur obtenait la faveur de blasonner la façade de sa maison. Le droit de quintaine n’était pas une coutume moins singulière : le lundi de Pâques, on élevait, place du Pilori, une statue de bois figurant un Jacquemart, et les pêcheurs, munis de bâtons, devaient, en courant, frapper le bonhomme porteur de trique. Si le coup était maladroitement lancé, la trique venait atteindre le poissonnier qui, en plus du coup reçu, était condamné à payer trois livres quatre sols.

SAINT-BRIEUC, LA CATHÉDRALE.

Que l’on continue la route par la côte, rocheuse et pittoresque, ou que l’on descende de Saint-Brieuc par la route à pic qui traverse d’admirables paysages de collines ombragées d’arbres ou percées de rochers, on arrive à Binic en passant par Pordic. Binic est un petit port de pêche qui arme pour Terre-Neuve depuis le commencement du xviie siècle. C’est aux marins de Binic qu’est due une préparation spéciale de la morue, dite « bénicasser ». Le maître-autel de l’église a été acheté avec le produit de la pêche faite le dimanche à Terre-Neuve. Après Binic, Étables. Après Étables, Portrieux, commune qui avait le titre de ville avant 1789. Son port, où stationne un garde-pêche, est fermé par une jetée construite en 1726 et remise à neuf un siècle plus tard. La rade qui lui fait face a une étendue de 5 kilomètres ; c’est de là que partirent, en 1612, en même temps que ceux de Binic, les premiers bâtiments armés pour la pêche de Terre-Neuve. Et là encore, chaque année, le dimanche qui suit la première grande marée, se réunissent les bâtiments de pêche de Saint-Brieuc et de toute la baie, avant le départ pour Terre-Neuve. Les quais servent à l’embarquement du bétail exporté. Des bateaux partent pour l’Angleterre, pour Jersey ; des parties de plaisir s’organisent pour Paimpol et Bréhat. J’ai fait ces excursions, et bien d’autres, pendant des semaines d’été passées à Portrieux, ou tout près, à Saint-Quay. C’est de là que je suis allé à Pontrieux, vers les beaux ombrages, la large rivière du Trieux, le clocher à jours et le léger pont suspendu de Lézardrieux. Mais je veux d’abord fixer un de mes meilleurs souvenirs de mer et d’activité physique, celui de la pêche faite aux îles devant Portrieux.

LE PONT DE LÉZARDRIEUX.

Au matin, à l’heure de la marée, le pêcheur vint me chercher avec les amis chez lesquels j’habitais, pour aller pêcher « aux îles ». Les îles sont des amas de rochers inhabités que l’on voit à peine émerger au-dessus des hautes mers, en face Portrieux, et qui se découvrent à marée basse en une infinité de petites déchiquetures, de criques, de minuscules plages de sable fin. C’est un haut plateau que la mer abandonne, chaque jour, pendant quelques heures. Le sommet est en forme de cratère environné de roches. Autour, la mer est très profonde, les marins disent que cette profondeur atteint 1 000 mètres à l’une des pointes de ces îlots, où il y a un feu allumé nuit et jour. Autrefois, il y avait là un gardien, et sa maison blanche est restée, avec le mur du petit jardinet, où quelques choux et quelques salades croissent encore parmi les herbes. On s’est raconté tout cela, au soir, sur la jetée du port que j’habite, en regardant sortir ou rentrer les barques, et enfin le désir m’a pris d’aller voir de plus près ces pierres noires, rousses, violettes, qui semblent posées sur la ligne d’horizon de la mer. Me voilà donc un matin aux préparatifs, un panier bourré pour le déjeuner, des fioles emplies, une lampe pour faire le café, et tout un attirail de crochets pour les crabes, d’avanos pour les crevettes.

L’ÉGLISE DE LÉZARDRIEUX.

L’appareillage se fait lentement, avec la tranquillité bretonne. On est bien à l’aise dans la barque affilée et creuse, parmi les cordages et les paniers. Cela sent encore la pêche de la nuit, et le patron Basile s’acharne à laver les flancs, les rebords de son bateau. Enfin, cette toilette est finie, les voiles sont hissées, le pêcheur est à son gouvernail et tient l’écoute, sa femme et son second exécutent les manœuvres, nous doublons la jetée, et l’embarcation inanimée de tout à l’heure, planches noires flottant sur l’eau, est devenue un grand oiseau à ailes blanches qui frôle les vagues, passe entre les lames.

On suit les courants, parallèlement à la ligne de terre, on s’en va loin des îles pour y revenir. Le mouvement de la mer est d’une douceur infinie, et ma paresse accoudée au rebord de la barque s’épanouit au spectacle du ciel et de l’eau, ou se réjouit des conversations du patron Basile avec sa femme. L’homme, de poil gris, est petit, trapu, de physionomie bonne, fine et narquoise. Il est pâle, malgré les jours, les mois et les années passés au large, et il explique que cette pâleur lui vient de l’île de Bréhat, où il est né, et de l’eau saumâtre trop souvent bue par ses ancêtres et par lui. Sa femme, au contraire, de beau profil net, et d’yeux riants, est couleur de brique. Ils sont bons compagnons, se taquinent l’un l’autre, elle avec vivacité, lui d’une humeur tranquille de bon pince-sans-rire. Elle l’interpelle sans cesse :

— Basi, mon petit Basi !

Elle veut lui donner des conseils pour carguer les voiles, pour prendre du poisson, pour trouver les bons endroits.

— Si je la croyais, dit-il, je la laisserais commander la manœuvre. Cette terrienne prétend connaître l’eau mieux que moi. Elle sait tout sans sortir de chez elle.

La conversation devient discussion de la part de la femme. Son expressive physionomie se durcit, son œil devient noir. Elle voudrait que son « petit Basi » sortît par tous les temps donner des coups de chalut. Lui s’y refuse en riant.

Elle dit que les marins boivent et mangent beaucoup, qu’il est impossible de vivre avec les vingt-huit sous de pension de l’État, et que trop souvent Basi reste chez lui alors qu’il fait beau.

— Oui, il fait beau dans la chambre, répond-il placidement, toujours avec son petit rire.

Devisant ainsi, laissant les minutes s’en aller au fil de l’eau et dans le vent, nous arrivons aux îles. Voici les premiers rochers à ras de l’eau, et les amas de pierres qui apparaissent de tous côtés, des agglomérations étranges qui font songer à des constructions primitives et à des ruines, des cavernes et des donjons écroulés, des dolmens et des menhirs, des porches et des fortifications. Le bateau se faufile à travers ces ruelles, entre dans un petit cirque, et le cercle de roches se referme derrière nous. C’est là que nous restons. l’ancre fixée, à attendre l’abaissement des eaux. Pendant ce temps, nous déjeunons, la tranche de gigot, de jambon, coupée sur le pain, un dessert de fromage, de beurre, de poires, et puis, c’est la lampe allumée, l’arôme du café qui se dégage, se mêle à l’odeur saline et à l’odeur du tabac, dans les courtes pipes de merisier.

Ce sont là des impressions toutes simples. D’où vient qu’elles restent ineffaçables ? Sans doute par l’heureux concours des circonstances, le voisinage d’un marin cordial, le fugitif échange d’une solidarité dans un lieu inconnu, avec un décor d’une beauté réelle et fantastique, et l’accord charmant du ciel et de l’eau. Je n’avais pas encore connu toutefois la plus forte sensation que pouvait faire naître ce paysage. Ce fut une sensation d’action, quand, une heure écoulée, le bateau se mit à rouler sur place, bord sur bord, penchant à droite, à gauche, chavirant presque. L’eau baissait. On la voyait se déverser hors du cirque de roches, en larges courants. Bientôt, le moment venu, chaussé d’espadrilles, vêtu d’un pantalon de toile et d’une chemise, je descends de la barque, j’entre dans l’eau presque jusqu’à la ceinture, et je marche dans le fouillis des herbes, brisant et refoulant les petites vagues. C’est cette sensation, ressentie à ce moment précis, qui est unique. J’ai eu, à marcher dans cette prairie maritime, gravissant de petits tertres, tombant dans des trous, explorant le fond de la mer, j’ai eu, dis-je, subitement en moi un envahissement de la vie primitive et naturelle, l’homme en contact direct, absolu, avec l’élément, cherchant sa proie dans le monde inconnu, dans la fraîcheur de l’eau, le fouillis des algues, le mystère des roches.

Cela dura ainsi tout le temps de la chasse aux crevettes, les bêtes rapides guettées dans les flaques, au soleil. À peine on les distingue, elles ont la couleur glauque de l’eau et tout à coup elles se détendent, passent comme des ombres grises, se jettent aux mailles du filet. D’autres dorment dans les herbes accrochées aux rochers, tombent dans le piège, et avec elles des petits crabes, des petits poissons semblables à des pièces d’orfèvrerie, à des métaux précieux, celui-ci surtout, minuscule, doré et bleu, dont la grosse tête est surmontée d’une toque ou couronne épineuse, qui se hérisse et darde un venin aux mains imprudentes.

L’arrivée de la mer montante renouvelle l’idée de lutte et de mystère. L’eau accourt de toutes parts, entoure les rochers, crée des courants. De longues vagues s’enroulent à mes jambes, montent à mes genoux, la prairie maritime se relève, se déploie en tous sens. Il faut entendre l’appel du marin, revenir vers la barque, attendre le flot, rentrer au port.

La côte, en allant de Portrieux à Saint-Quay, décrit une courbe sillonnée d’échancrures qui sont des grèves, dont la plus vaste est celle de Saint-Quay protégée par des murs de rochers qui reçoivent l’assaut des vagues. Le lieu appelé le Corps de garde, pointe avancée où se postent les douaniers, servit, pendant la Révolution, à une compagnie de partisans dite Royal-Carnage qui prit part à l’affaire de la Ville-Mario, où trois cents républicains combattirent deux mille paysans bretons commandés par des émigrés. La Ville-Mario était jadis le siège d’une baronnie et n’est plus aujourd’hui qu’une ferme abritée par une ruine entourée de murailles. C’est un endroit délicieux que cette Ville-Mario avec sa grande allée de hauts arbres, ses entours de chemins creux si solitaires et si mystérieux. J’y ai goûté un vrai repos loin du bruit des villégiatures et des commérages de la plage.

Ici, le double caractère de la Bretagne apparaît pleinement, la côte transformée par une population nouvelle, l’intérieur des terres gardant sa solitude et sa sauvagerie. Il en est ainsi partout où campe la population des bains de mer, entre Saint-Malo et Roscoff, Pornichet et Douarnenez. C’est le pullulement, c’est la foule. Tous les soirs, tous les matins, de juillet à septembre, aux gares qui avoisinent les côtes, les trains déversent des familles chargées d’appareils de photographie, de bicyclettes et de filets à crevettes. Les diligences, les omnibus, les voitures de toutes formes, chargées d’édifices de bagages, montent et descendent les routes, traversent les villages, les champs, de merveilleux paysages, les plaines dorées et fleuries du blé, du seigle, de l’orge, du sarrasin. Les couleurs se croisent, se confondent. Les formes magnifiques et solides des terrains répondent aux formes féeriques et fluides des nuages. Il y a dans l’air une immense promesse de tranquillité pour l’esprit fatigué des villes.

Les touristes qui arrivent au trot nerveux des chevaux maigres passent, pour la plupart, à travers ces splendeurs, avec les seules préoccupations de la longueur de la route et de l’heure de l’arrivée. Ils sont fatigués par le voyage en chemin de fer, par la chaleur ; ils ont hâte de connaître leur gîte et de passer de la table au lit. Ce qu’ils viennent presque tous chercher, d’ailleurs, c’est la continuation de leurs habitudes, la rencontre des gens qu’ils connaissent, la suite de leurs conversations. Sous leur influence, le décor de la côte, aux alentours de la bourgade qu’ils ont choisie comme station, s’est transformé rapidement et de la plus médiocre manière. Ils n’ont pas eu le souci de se mettre à l’unisson du style du pays et d’employer, pour leurs habitations, les matériaux dont se servent les bourgeois et les paysans de l’endroit. Ils pouvaient construire des maisons du même genre, en pierres grises et rousses rejointoyées d’un crépi blanc, et les faire à leur guise, plus spacieuses, avec de plus larges ouvertures, des ailes en retour pour se préserver des vents de la mer et protéger leurs pelouses et leurs plates-bandes. Ces belles maisons, carrées, trapues, massives, sont en accord avec les rochers et les végétations de la falaise. Mais leur simplicité ne peut agréer à nos baigneurs, avides de manifester leur goût architectural. Ils sont bientôt imités, et c’est le malheur, par les gens du pays qui veulent louer des maisons pendant le temps des bains, et font désormais bâtir sur les modèles offerts à leur naïveté admirative et à leur fièvre de spéculation.

Aussi, ce ne sont partout que constructions prétentieuses et baroques, les folles maisons de campagne des environs de Paris, les chalets suisses, les manoirs anglais, les châteaux-forts minuscules avec ponts-levis et tourelles, courtines et mâchicoulis, créneaux et meurtrières. Des hommes de commerce et de finance s’installent derrière ces murs de carton-pierre, dans ces tours à poivrières, sur ces plates-formes féodales. Ils descendent de leurs donjons en costumes de bicyclistes et de chauffeurs d’automobiles, et s’installent sur la plage. La plage est le grand lieu de réunion, l’endroit où chacun passe la revue de tous. Il y a bien encore du sable, des rochers et de l’eau, mais ces cabines, cette foule, ces maisons en style d’Exposition universelle juchées sur les falaises donnent je ne sais quel air artificiel à toute la nature environnante. Les rocs les plus farouches semblent des portants de théâtre, et l’on croirait la mer peinte, avec le ciel, sur une toile de fond.

La côte normande a ainsi, maintenant, son prolongement en Bretagne. On peut prévoir le jour où des casinos seront installés à la pointe du Raz et à Penmarch, parmi les villas parisiennes et les maisons mauresques. Bientôt, toute la presqu’île sera cernée, et la villégiature d’été aura ses positions parallèles à la ligne des récifs qui hérissent la mer. Tout ce monde des baigneurs a pris possession des plages et des routes qui les desservent.

Parfois, sur cette grande route devenue banale, un être étrange apparaît. C’est quelque vieille femme, harassée de fatigue, qui se traîne, appuyée sur un bâton et tâtant le mur. La voici encore, qui s’est laissée tomber sur les marches de granit d’un calvaire. Les promeneurs passent devant elle sans s’arrêter, peut-être sans la voir. Pourtant il n’est pas de plus poignante, de plus émouvante apparition. Ah ! la triste vieille ! qu’elle est terrible et expressive dans sa décrépitude inconsciente ! Vêtue de noir, d’un noir roussi et verdi par le soleil et par la pluie, des sabots aux pieds, et sur la tête une coiffe blanche, lavée et empesée quand même par ses maigres mains tremblantes, elle apparaît comme une statue des temps anciens. Elle n’aurait vraiment rien de commun avec nous tous qui passons devant elle, si quelques-uns ne se sentaient tout à coup émus par je ne sais quel ressouvenir atavique en l’apercevant. Cette mendiante, qui meurt de faim et de fatigue, qui penche vers le sol une face osseuse, plus usée que les pierres du calvaire, qui lève parfois vers le passant des yeux presque éteints où il y a encore une pure lueur bleue de ciel et de mer, cette vieille mendiante est une aïeule. Elle vient du fond du passé avec son vêtement noir roussi et verdi, avec sa coiffe restée blanche, immaculée, et qui s’envole encore, qui palpite au vent, au-dessus de la pauvre tête desséchée, du visage couleur de terre. Elle a cinq cents ans, elle a mille ans, que sais-je ? elle est la sœur des femmes gothiques sculptées aux porches obscurs des cathédrales, elle date d’avant les sculptures. D’où surgit-elle donc sur cette route de promenade, parmi les bicyclistes ? nul ne sait d’où elle sort, nul ne la verra disparaître. Au soir, elle tournera l’angle d’une muraille, elle suivra la pente d’un sentier et s’évanouira comme une ombre parmi les ombres.

UNE BRETONNE DE SAINT-BRIEUC.

Si vous voulez, non pas la retrouver dans la retraite où elle va s’enfouir, mais vous perdre au pays où elle se perd, quittez, aux heures du matin ou du crépuscule, votre villa, votre plage, votre route, tournez aussi l’angle de la muraille, suivez la pente du sentier : vous allez connaître un pays d’enchantement et de sortilèges, où il n’y a que la nature pour sorcière et pour fée.

En quelques pas, les dernières maisons quittées, les premiers champs traversés, des silhouettes d’arbres semblent faire des signaux au promeneur solitaire. Des ormeaux tortillards sortent des haies au-dessus des talus, des fossés, se penchent, se courbent, se cassent en zigzags, rampent, se dressent en silhouettes qui regardent de tous côtés, qui épient, qui chuchotent, lorsque le vent rebrousse leurs fouilles. Je réponds à leurs invites, je vais vers eux, je descends au sentier creux qu’ils bordent, et me voilà bientôt parmi le lacis des chemins pierreux, sous les branches entre-croisées.

Les arbres, au long de ces chemins, de ces sentiers, au bord des champs, se multiplient, donnent l’illusion d’une forêt. Les feuillages deviennent plus noirs. Les troncs sont blancs, gris, violacés, comme les pierres. Auprès d’eux, précisément, semblables à eux, des pierres verdies, étoilées de parasites, blocs de rochers, débris de pierres sacrées, restes de châteaux et de chapelles. Tout cela est repris par la terre, fait partie du sol, tout cela est emporté par le même mouvement rythmé auquel semblent obéir les champs qui montent et qui descendent, les routes tournantes. Sur toutes choses, la violence d’une rude végétation, la ronce et l’aubépine, l’églantier et l’ajonc. De grandes étendues de landes aux fleurs d’or, de bruyères où les fleurs roses se mêlent aux fleurs couleur de rouille. Puis les couverts bocagers recommencent.

Soudain, au-dessus des basses verdures, une haute colonnade d’arbres s’aligne comme les piliers d’une cathédrale, en deux, trois, quatre rangées. Ce sont de grands ormes envahis de mousse et de lierre, maigres de feuillages aux branches inférieures, la tête épaissie et étalée. Entre leurs fûts, des sentiers d’herbe rase serpentent. À l’extrémité de leur nef et de leurs bas-côtés, une formidable ruine, envahie par la végétation, barre le chemin de la vision. De plus près, c’est une basse muraille, d’une épaisseur singulière, trouée d’un porche, ornée de quelques courbes romanes ou d’un commencement d’ogive. La terre et les plantes grimpantes montent à l’assaut des blocs. La ligne d’un sentier se contourne à travers les herbes. Des tracés d’ancien parc se devinent au rangement des arbres qui émergent des taillis. Un profond fossé se creuse, celui des anciennes douves, il est tout envahi de feuilles, de fleurs, d’épines, d’arbustes, d’arbres. Au fond, dans la terre restée grasse, des iris gigantesques. Partout, dans l’atmosphère bleue et verte, entre les arbres du talus et les arbres qui jaillissent des douves, au plus profond de l’obscurité comme dans les trouées de lumière, toutes les couleurs et toutes les lueurs.

Il faut marcher, et marcher longtemps à travers ce hallier, écarter les broussailles, franchir des haies, pour revoir les pleins champs et le plein ciel, tout un pays de verdures sombres, d’allées entre-croisées, d’amas de verdures où se révèlent, par un angle de pierre, une rondeur de tourelle, des ruines semblables à celle-ci. Çà et là une chaumière au toit fauve, couleur du sol. L’immobilité, le silence, la stupeur. Des silhouettes passent lentement, une coiffe blanche voltige au-dessus d’une haie. Un attrait invincible retient le voyageur sous les hauts arbres de l’allée, le ramène au porche ruiné. Il pénètre en écartant les ronces, gravit des éboulis de pierres, se hausse à une échancrure de muraille, plonge ses regards dans un verger abandonné. S’il reste là quelques instants, il n’entend que des bourdonnements d’insectes, le glissement d’un reptile, le bruit de la chute d’un fruit mûr parmi les graminées. S’il essaie encore d’avancer, il trouve une végétation impassible et hostile, inextricable. Tout repose d’un sommeil magique, dans cette survivance des choses mortes.

Cette magie éparse gagne le visiteur curieux. Il se demande si la vieille mendiante aperçue sur la route, et dont l’ombre s’est dissoute dans le soir, n’est pas la fée qui règne sur ce domaine endormi. Peut-être, en marchant bien doucement, en respirant à peine, en pénétrant au fond de ces antres et de ces ruines, trouverait-il une belle jeune fille qui dort depuis des siècles, la princesse des contes d’autrefois, l’âme ancienne de cette Bretagne embrumée de rêves qui appelle vers elle et invite au néant les passants nostalgiques, les imprudents qui viennent errer dans le labyrinthe de ses chemins et frôler ses verdures.

C’est la forêt des enchantements, c’est le jardin fermé, — c’est le pays de la Belle au Bois dormant.


(À suivre.) Gustave Geffroy.

  1. Suite. Voyez pages 217, 229 et 241.