Geffroy - La Bretagne, 1902-1904/04
LA BRETAGNE[1]
PREMIÈRE PARTIE : LA BRETAGNE DU NORD
II. — Le Pays de Dol et de Saint-Malo (suite).
ntrons maintenant dans la ville qui est un type parfait de la
vieille petite ville bretonne de ces régions.
L’impression est saisissante quand on pénètre dans la Grand’Rue de Dol par l’avenue neuve qui dessert la gare. Après le tableau tout moderne de l’arrivée d’un train au milieu des coups de sifflet et des halètements de la locomotive, des battements de portières, des appels des employés, des bruits sourds des bagages déchargés, on tombe, sans transition, au beau milieu d’une rue qui impose aux yeux la vision subite d’une ville d’autrefois. Les toits pointus des maisons avancent, penchent, descendent presque jusqu’au rez-de-chaussée. Les poutres de chêne dessinent des cadres et des X dans la pierre. Des piliers ronds, ou carrés, ou contournés, à chapiteaux fleuris, soutiennent le premier étage dont la base s’arrondit, fléchit comme un ventre trop lourd. Au fond du porche formé par ces colonnes, à deux mètres de la rue, le rez-de-chaussée aux portes romanes ou ogivales, percé d’étroites ouvertures, est obscur et froid comme une cave. En passant, on y voit, bien loin, sous un rayon venu de quelque cour ou de quelque lucarne, une ombre qui bouge, un meuble ciré qui reluit. Il n’est pas de réduit de Rembrandt, de chaumière de Van Ostade, qui offre à l’œil de clair-obscur plus fantastique, de ténèbres plus rousses. La boutique est installée sous le porche. Si habitués que soient les gens de Dol à ces décors de granit, ils n’iraient pas marchander de la mercerie, du beurre ou des quartiers d’agneaux dans ces antres où semblent devoir habiter des araignées centenaires, des cloportes du Moyen Âge. Donc, entre les piliers, les ballots de toile sont entassés ; la grosse laine bleue dont on fait les bas et les tricots du pays est suspendue par écheveaux ; les têtes de béliers laineuses et cornues, les foies, les cœurs, les mous rosâtres et violacés, fixés à des crocs, s’égouttent lentement en sang noir et épais.
Si les détails des maisons sont pittoresques, la silhouette générale de la rue est extrêmement mouvementée. Le sol est en pente, et la rue longue et irrégulière. Elle va tantôt à droite, tantôt à gauche. Elle est ici très large, se creuse et s’arrondit de chaque côté jusqu’à former une vaste place. Là, elle se rétrécit comme si un cordon retenant les maisons avait cédé. Les bâtisses vont alors tout de guingois, formant des angles saillants et des angles rentrants, les rez-de-chaussée boitent, les toits se penchent comme s’ils allaient tomber, puis le rang se reforme, trébuche encore, et se perd dans la campagne. De place en place, les maisons s’écartent, et les masures d’une ruelle se frayent péniblement un chemin sur les pavés arrondis tachés d’un ruisseau trouble, cachant le ciel par leurs toits rapprochés qui semblent chuchoter.
La vie qui s’écoule ici est en rapport avec cette enveloppe de pierre. Le mouvement, le bruit sont rares. Au milieu de la journée, quand le soleil découpe sur le sol les pignons, les toits pointus, les colonnes, il règne un calme inexprimable. Les boutiques sont closes. Pas plus que les acheteurs, les marchands n’apparaissent. Quand on n’entend ni un pas, ni un murmure de voix, la ville semble morte, ses habitants endormis depuis des siècles, ses maisons oubliées dans une solitude ignorée, dans un désert d’où nul n’approche. Le bruit de ferraille et de grelots d’une voiture qui amène un voyageur, le cri d’un marchand de poisson, le pas lent d’une bonne femme, le grincement d’une porte, détonnent et éveillent des échos. Il est des endroits, par exemple autour de la cathédrale, cet admirable monument inachevé et rouillé, où l’herbe, épaisse comme dans un cimetière, crée un silence sans fin.
Les gens sont doux, parlent d’une voix où l’on dirait qu’aucune émotion, aucune passion ne peut vibrer. Ils ont, eux aussi, les allures, les gestes d’une autre époque. Ils ont été comme conservés dans leurs petites boutiques encombrées, dans leurs grandes salles nues où sont dressés les bancs et les tables de chêne, où les écuelles de terre brune, les pots de grès, les bols à cidre coloriés sont rangés sur la tablette de la cheminée. Sur le sol où posent leurs pieds, sur leurs murs, dans leur âtre, le passé vague et mystérieux balbutie encore des mots sans suite par des inscriptions de granit qu’ils ne peuvent déchiffrer. Quelles pensées viennent à ceux qui passent leur vie dans la même chambre en tête à tête avec les mêmes pierres, les mêmes objets, là où les parents sont morts, et aussi les arrière-grands parents, ceux dont ils portent encore les habits de drap, les larges chapeaux, les mantes bordées de velours, les fines coiffes dentelées ? Forcément, l’horizon est borné, les idées courtes, les paroles rares empreintes de monotonie. Parlez à celui que vous rencontrerez de sa ville, de ce qui s’y est passé. Il ne sait pas. C’est « autrefois », vous dit-il. Il ignore la bataille de 93, les coups de feu tirés pendant deux jours dans la Grand’Rue entre les Blancs et les Bleus. Dans « l’ancien temps », il y a eu des « massacres », traduit-il. Et la voix reste blanche, l’œil doux. Le bonhomme tourne la rue, la bonne femme rentre dans sa boutique. Une mendiante va doucement dans le soleil au milieu de la rue qui fut pleine de sang. Un petit âne à longs poils mange sa provende. Un lambeau d’affiche électorale parle, en gros caractères, des « cidres ».
Le soir, à neuf heures, c’est la nuit. La nuit complète, sans une lueur, avec le seul bruit des heures. Il fait noir comme dans un four éteint. Tout le monde a pris le dernier repas, tout le monde dort. Ceux qui osent rentrer chez eux à huit heures sont les mal notés, les irréguliers de Dol. À huit heures et demie, l’homme et la femme se regardent avec effroi : « Comme il est tard ! nous ne pourrons jamais nous lever demain matin. » Vite, ils mettent les volets, ils éteignent les feux. On peut encore entendre pendant un instant un enfant qui pleure dans une maison à porche. Puis, plus rien. Il n’y a pas un réverbère : tous sont retirés sitôt l’hiver fini. Les maisons ont le pied dans l’ombre et sont coiffées de nuit. Bonsoir.
Le caractère de la ville était encore plus marqué il y a trente ou quarante ans. Tous les rez-de-chaussée étaient alors en retrait du premier étage, on pouvait circuler tout le long de la rue sans quitter les porches qui formaient un couloir d’arcades. Mais les ouvertures ont été maçonnées au devant de beaucoup de maisons, des boutiques se sont avancées jusqu’à la rue. Les archéologues, les artistes, les historiens peuvent regretter ces transformations de la vieille ville perdue au milieu du Marais : on ne saurait tout de même reprocher à ceux qui vivaient dans l’ombre de vouloir respirer à l’aise. Puisque la loi permet de classer une rue comme une cathédrale ou un hôtel de ville, qu’on se hâte seulement de conserver ce qui subsiste de Dol. La vie du passé est là mieux prise sur le fait, plus compréhensible que dans la grande salle d’un château ou la nef d’une église. Nulle part les dessous, l’existence familière du Moyen Âge et de la Renaissance n’apparaissent comme dans ces deux rues extraordinaires des deux vieilles villes bretonnes : la Grand’Rue de Dol, la rue du Jerzual à Dinan.
De Dol, je suis allé rejoindre à nouveau le Vivier-sur-Mer pour suivre, de là, la route qui longe la côte jusqu’à Saint-Benoît-des-Ondes, par Hirel et Vilde-la-Marine, et atteindre Cancale. Le trajet est d’environ 30 kilomètres, mais on y jouit presque constamment de la vue de la mer et de la senteur de l’iode, et c’est une raison suffisante pour le préférer à tout autre.
Cancale a remplacé une petite ville du nom de Porspican qui fut la proie des flots. Elle est bâtie au sommet d’un des arcs de cercle qui forment la baie, à l’ouest de celle-ci. C’était, au xie siècle, une dépendance de l’abbaye du Mont Saint-Michel. Elle fut pillée en 1758 par les Anglais, et bombardée, toujours par les Anglais, en 1779.
Lorsqu’on débouche sur le quai de la Houle, ce qu’on voit ressemble peu à ce qu’on croit être venu voir. Après avoir traversé les champs, marché au long des jardins qui toujours vous arrêtent et vous prennent par leur charme d’intimité, descendu la Grand’Rue, on se trouve au milieu du village des pêcheurs, devant les maisons à grands toits, à petites fenêtres qui regardent la mer. Au moment où j’arrive, le port est à sec, les centaines de bateaux droits sur leurs quilles ou couchés sur le côté. L’un d’eux est resté en suspens sur la pente de la jetée, et il restera là jusqu’au retour du flot qui s’en va encore, lentement, découvrant peu à peu les parcs d’huîtres, réguliers, entourés de piquets. C’est l’heure où tout le village descend sur la plage, entre dans les sentiers, s’en va au loin chercher les huîtres, les trier, les laver pour les marchands. Voici les premières femmes qui arrivent, qui descendent l’escalier, près de la tourelle du feu. En voici d’autres, puis d’autres encore. C’est un défilé interminable, bruyant, cadencé, le bruit des pas coupé de paroles et de rires. Il était facile, dira-t-on, de prévoir le spectacle, et pourtant il se mêle une stupeur à la constatation. C’est le mensonge de la peinture à la mode de Paris qui se révèle. Vous les avez vues, aux Salons, dans les expositions de cercles, au musée du Luxembourg, les Cancalaises qui vont à la pêche ou qui en reviennent, les Cancalaises occupées à des ablutions après le travail, les Cancalaises rêvant au haut d’une falaise. Vous les avez encore dans les yeux et dans la mémoire, les fillettes élancées, pieds nus ou en sabots fins, un fichu coquet au cou, un bonnet de dentelle sur la tête. Vous songez à leurs mains délicates, à leurs coiffures de paysannes endimanchées, à leurs allures rythmées de choristes d’opéra-comique. Allez les voir à Cancale. Regardez passer les tragiques vieilles, les filles fatiguées, les enfants tristes, dans leurs haillons de laine, entassés les uns sur les autres, des mouchoirs sur la tête, des tricots de marin sur le dos. Écoutez-les marcher d’un pas lourd, appuyé, qui enfonce dans la grève ou clapote dans l’eau. Elles ne portent pas de petits sabots à bouffettes de rubans, elles sont chaussées jusqu’au-dessus du genou de grosses bottes, à tiges de cuir, à pieds de bois, des bottes formidables, plus hautes que des bottes de cavalier, plus épaisses que des bottes d’égoutier. Et pas un des peintres qui sont venus passer des années entières à Cancale, ne les a représentées ainsi, avec l’âpre poésie de leur profession, l’héroïsme de leur combat contre les choses. C’est à croire que nul ne les a regardées, que tous ont travaillé sur des photographies de figurantes. Tous ont inventé un dessin, une couleur, ont signé de faux portraits, ont témoigné contre la vérité, tous, sans exception. La Cancalaise est encore à peindre, dans le paysage d’eau et de pierres où elle se courbe sur sa tâche, dans la boue blanche comme de la cendre, où elle marche à grands pas, dans les parcs où elle fouille à pleins bras avec du goëmon et de la fange jusqu’aux épaules. Beaucoup, parmi ces rudes ouvrières, ont le profil régulier, le sourire énigmatique et le regard profond, beaucoup font songer à la beauté cachée sous ces cuirs et ces laines, traînée dans ces pierres et ces boues. Mais cette beauté n’a pas été sentie et traduite par les peintres à la mode qui ont dressé des poupées attifées à la place de ces femelles mélancoliques, qui ont copié les éternelles grimaces des coquettes souriantes au lieu des rires nerveux qui montent tout à coup aux visages roses de grand air et des fièvres de la puberté. Le défilé des vieilles, des femmes, des filles, des fillettes peut continuer. Il n’y a pas encore eu d’yeux pour le voir.
Sous la vie de l’humanité, il y a ici une autre existence, singulière, mystérieuse, primitive, obstinée. C’est la vie de l’huître. Toute la presqu’île tire son gain et sa subsistance de la pêche aux huîtres. Terre-Neuve, ici, ne vient qu’en seconde ligne.
Les bateaux s’en vont, lorsque la mer se retire, vers les hautes eaux. Ils ont, attachée à leur poupe, une drague métallique de 2 mètres de long sur environ 0m70 de large qui développe un filet en lames de cuir ou en cordages. La drague racle le fond de la mer, arrache les huîtres, que le filet recueille et garde : on leur évite ainsi les ardeurs du soleil ou le hâle du vent. La mer remonte, le flux ramène au port les bateaux, mais, avant qu’ils abordent, le produit de leur pêche est déposé dans les parcs. Demandons à l’histoire naturelle la description du coquillage et le secret de sa vie. Nous apprendrons que la « tête » de l’huître correspond à l’un des crochets du ligament qui réunit les valves. Son « manteau » est formé de deux lobes séparés l’un de l’autre dans tout leur pourtour, excepté au-dessus de la bouche où il forme un capuchon qui protège celle-ci. Ce vêtement, qui va en s’épaississant vers les bords, est garni de deux rangs de tentacules, comme des cils épilés, très sensibles, qui se contractent au moindre attouchement. C’est par cette ouverture que l’huître sécrète une matière jaune que l’on a cru longtemps être des œufs. Nous savions déjà que l’huître est privée d’organes locomoteurs : c’est un être purement passif auquel il est tout à fait impossible de prendre ses jambes à son cou. Les fonctions de la nutrition sont assurées par la bouche qui amène les aliments à l’entrée d’un réservoir stomacal absorbant placé dans l’épaisseur du foie. De celui-ci part un intestin grêle qui se contourne plusieurs fois, se dirige vers le muscle adducteur, puis se termine, vers le milieu du dos, par un orifice flottant. La respiration se fait par quatre feuillets inégaux en longueur qui sont les ouïes. La circulation est assurée par le cœur qui donne naissance à un tronc aortique principal dont les trois branches partent de la pointe. Aujourd’hui on affirme que l’huître est hermaphrodite et vivipare. Si l’on examine au microscope le frai qu’elle jette et qui ressemble assez à une goutte d’axonge fondue, on y distingue une infinité de petits mollusques tout formés qui s’accrochent aux pierres, aux rochers, et parfois se réunissent pour former les amas des bancs d’huîtres.
Voilà l’individu. Quelles sont ses mœurs ? L’huître serait plutôt casanière et ennemie des bousculades. Elle vit de préférence dans les eaux peu courantes et le long des côtes. Si aucune circonstance ne vient la déranger, elle demeure volontiers toute sa vie à la même place. Rien d’étonnant si elle prospère dans les parcs où l’homme lui offre un abri avant de la sacrifier à sa gourmandise et à sa nutrition. Elle se nourrit d’animalcules et de substances végétales qu’elle absorbe avec l’eau de la mer. Le crabe est, après l’homme, son plus cruel ennemi : il s’introduit dans la coquille et dévore son contenu.
De Cancale, allons à Paramé. Il serait dommage de ne pas voir Paramé, pour s’enlever à jamais la pensée d’y aller faire un séjour, — je parle pour moi, bien entendu. J’y ai des amis qui s’y plaisent. Ils ont sans doute raison : ils ont découvert au pays, par de longs séjours, un charme que j’y cherche en vain, en dehors, bien entendu, du spectacle du ciel et de l’eau. J’ai vu Paramé en hiver, mais j’ai deviné son été. Pendant la « saison », il doit être difficile de passer sur la plage, occupée par les chaises et les guérites, sur le quai encombré par le personnel du Boulevard en représentation. En hiver, tout est fermé, le bourg est désert ; les baraques des coiffeurs et des petits marchands font songer à un campement déserté. Il y a dans les rues l’odeur et les échos des villes mortes. C’est en hiver qu’il faut voir ces stations si vantées pour se faire une idée de la laideur des choses que construisent sans fin les architectes chargés de décorer les grèves et de loger les villégiatures. Vraiment, ceux qui ont passé par ici s’y entendent. C’est extraordinaire. De loin, quand le soleil fait briller les plâtres, les zincs et les ardoises des maisons neuves, on se demande déjà quelle ville étrange impose cet alignement à ce beau paysage d’eau, de ciel et de sable. On approche, les détails se précisent ; on marche pendant un kilomètre devant la plus stupéfiante réunion de cafés, de pavillons, de caravansérails. Les plus incommodes dispositions, les ornementations les plus baroques ont été choisies. Toutes les lignes qui avancent des saillies sans signification, toutes les couleurs violentes en désaccord avec l’atmosphère et l’eau, ont été préférées par les familles désireuses d’affirmer leurs goûts jusqu’alors réprimés. La terrasse, si peu faite pour ce pays de pluie, le léger kiosque, si mal résistant aux vents d’ouest et du nord, ont été particulièrement affectionnés. Des portiques ont été plaqués aux façades, des serres en verres de couleur ont été adjointes aux jardins. L’un a voulu un chalet suisse, dont les avancées de bois doivent intercepter toute lumière. L’autre à imaginé une bâtisse de briques et de pierres de taille qui semble une caserne pour la garde républicaine. Un autre a exigé une espèce de fausse habitation chinoise, couleur lie de vin, dont le sommet supporte de gros oignons, empruntés au pavillon du prince de Galles à l’Exposition universelle de 1878. Un autre encore a donné à sa retraite paisible l’extérieur de la Bourse. Partout des escaliers de marbre, des cartouches dorés, des bancs de square. C’est la maison à perron et à marquise, la pelouse à statuettes et à boules de jardin, le bassin à rocailles et à poissons rouges, qui ont été transportés ici, agrandis, portés à leur centième puissance, dressés comme des monuments d’un jour en face des rochers sourcilleux.
Une seule maisonnette, blanche et grise, qui disparaîtra sans doute, parle de tranquillité bourgeoise, de repos mérité, de rêverie heureuse. Tout le reste est lourd, prétentieux, éveille l’idée de l’argent vite gagné et des prospérités sans lendemain. Avec le café, on peut trouver le cercle, et aussi le théâtre. Tous les travaux en train, tous les écriteaux appendus parlent de spéculation, proclament l’installation du plaisir surveillée par des hommes d’affaires. S’il est vrai que la mer se fâche parfois, elle pourrait bien un jour jeter des pierres et cracher de l’écume sur ces façades en bordure sur le rivage. Aujourd’hui, elle murmure à peine, elle s’avance avec des airs perfides, elle vient lécher les murs et les rez-de-chaussée des maisons de ses vagues traîtresses.
Tout près, heureusement, il y a Saint-Malo.
J’aime Saint-Malo, malgré son odeur. Il n’est pas de cité plus pittoresque, de visage plus sombre, plus hardi, plus audacieux, que celui de ce nid de corsaires construit en granit sur la mer. Il n’est pas de plus belle rencontre que celle de la lame avec les remparts dressés contre elle. Je me souviens d’un voyage que j’y fis, un jour de froid printemps, pour y aller voir la plus grande marée de l’année. Que le flot se résolve lentement en nappes calmes, ou que le vent le creuse et le gonfle, que la mer soit gracieuse ou terrible, ceux qui aiment tous les paysages de ciel et d’eau y trouvent toujours leur compte. Le phénomène s’accomplit, cette année-là, avec une belle régularité. Pas un souffle d’air. Si jamais la mer a pu être comparée à de l’huile, c’est bien cette fois, où l’eau semblait immobile autant que l’air. Le flux et le reflux n’en atteignirent pas moins les plus hautes et les plus basses proportions, jamais l’eau ne fut aussi profonde sous le rempart, jamais la grève ne fut autant découverte. Il y avait des promeneurs sur des bandes de sable prolongées bien au-delà du Grand-Bé, et des chercheurs de coquillages dans des rochers que les Malouins n’avaient encore jamais vus. Il en était de ravissants, de ces rochers subitement découverts, tout jaspés des couleurs les plus violentes, des couleurs de pierres précieuses, des veines bleues de turquoises, des traînées d’émeraudes, des taches qui vont du vieil or jusqu’à l’écarlate, de toutes les fantaisies inattendues de l’étrange vie animale et végétative qui rampe, s’épanouit et s’englue aux surfaces et aux creux des blocs granitiques.
L’œil devait s’arrêter à ces détails, la vue s’arrêter court, car l’horizon était borné, tout ouaté d’une brume, à peine teinté par les rayons d’un soleil pâle que l’on devinait suspendu dans cette atmosphère silencieuse.
Vue de la mer, la ville ressemble à un vaisseau de haut bord que domine, comme un grand mât, la flèche de la cathédrale, et qui pointe sa jetée en éperon tordu. Le flot vient heurter le granit des quais et se briser aux vieux troncs d’arbres plantés dans la grève en brise-lames. Tout autour de la ville dansent les petites escadres d’embarcations aux voiles gonflées, aux hélices robustes. À l’intérieur, c’est la tristesse d’une place forte. Seuls, les vieux hôtels qui dominent les remparts et semblent inspecter la mer reçoivent violemment l’air et la lumière. Derrière cette façade de granit, sont enfouies les rues étroites, les maisons à pignons, les cours, les magasins, toute une existence active dans l’ombre, une mise à l’abri sous la protection des fossés, des donjons, des créneaux, des courtines percées de meurtrières et couronnées d’embrasures, L’endroit le plus animé est la place qui avoisine la porte Saint-Vincent, où sont les cafés et les hôtels. L’un de ces hôtels occupe la maison où naquit Chateaubriand. Non loin de là, dans la rue Saint-Vincent, au no3, naquit Lamennais. À chaque pas, d’ailleurs, on est arrêté par le souvenir d’un malouin célèbre. Jacques Cartier, Porcon de la Barbinais, Duguay-Trouin, Alain Porrée, Offray de la Mettrie, Maupertuis, Mahé de la Bourdounais, Gournay, Surcouf, Broussais. Au musée, installé à l’hôtel de ville, auprès de la bibliothèque publique, vous trouverez les portraits peints ou les bustes de marbre de ces hommes, poètes, savants, marins qui s’élançaient du haut de leur rocher à travers les mers. Leur histoire, c’est l’histoire de Saint-Malo. Elle dépasserait le cadre de ce livre, et je n’ai qu’à suggérer le désir de recherches plus complètes en résumant ici la vie dramatique de Saint-Malo. C’est l’ancienne Aleth, refuge des bandes de Bretons chassés des terres par les Normands et qui se fortifièrent sur le roc, à l’embouchure de la Rance. Du Guesclin s’en empara. Une flotte anglaise l’assiégea vainement en 1370. À l’époque de la Ligue, les Malouins se révoltèrent contre le pouvoir royal, massacrèrent la garnison cet le gouverneur, et restèrent en république jusqu’en 1594, année où ils reconnurent Henri IV. Depuis, ils servirent la royauté, armèrent des flottes, offrirent leur or à Louis XIV, repoussèrent trois fois les Anglais. Il fut un temps où le port de Saint-Malo était confié à la garde de dogues redoutables descendant, dit-on, des chiens de guerre des Gaulois ; ils furent supprimés en 1770 pour avoir entamé les mollets d’un gentilhomme. Désaugiers en fit la chanson :
Bon voyage,
Cher du Mollet,
À Saint-Malo débarquez sans naufrage,
Et revenez si ce pays vous plaît.
En face de Saint-Malo, sur l’îlot du Grand-Bé qui est enveloppé souvent par les grosses mers, une pierre entourée d’une grille domine les flots. C’est le tombeau voulu par l’orgueil de Chateaubriand. C’est là que repose sa vie agitée de voyageur, de diplomate, de ministre, de journaliste, d’écrivain. Je n’ai pas à inscrire les dates de sa biographie et les titres de ses ouvrages. Mais cette petite tombe évoque cette grande destinée, et ce n’est plus seulement le Chateaubriand officiel qui apparaît, le rénovateur religieux de 1803, l’auteur du Génie du Christianisme, si puissamment aidé, favorisé par les circonstances, par le milieu rétrograde, par les desseins politiques de Napoléon, le serviteur des Bourbons, le ministre de 1822. Ce n’est pas uniquement par son rôle public que Chateaubriand est intéressant, c’est par ses retours sur ses opinions, et je dirai par le trouble de son esprit : ce serait vouloir falsifier sa pensée, ses écrits, que de s’en tenir pour lui à une affirmation de caste, à un rôle historique précis.
Aucune existence n’a été plus tourmentée que la sienne par tout ce qui agite l’âme humaine. Il ne vaudrait pas par ses œuvres (dont certaines sont inégales, marquées de mode), qu’il vaudrait comme drame vivant, comme image de la destinée. Sous l’indifférence, le désenchantement de celui qui s’est représenté lui-même comme allant partout « bâillant sa vie », il y eut un être d’action prêt à toutes les aventures, désireux de s’élancer vers les buts lointains. Observez combien il est perpétuellement obsédé par l’idée d’avenir, par le sort futur de l’humanité. Il a écrit sur ce sujet les pages les plus extraordinaires, les plus fortes, des pages prophétiques où il annonce et décrit des phénomènes dont nous voyons aujourd’hui le développement. Écoutez-le : « Pour ne toucher qu’un point entre mille, la propriété, par exemple, restera-t-elle distribuée comme elle l’est ?… Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques ; essayez de persuader au pauvre, lorsqu’il saura bien lire et ne croira plus, lorsqu’il possédera la même instruction que vous, essayez de lui persuader qu’il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu : pour dernière ressource, il vous le faudra tuer. » Cela était écrit en 1841, pour une conclusion aux Mémoires d’outre-tombe. Les mêmes observations et les mêmes prévisions sont faites et développées dans l’article de l’Avenir du Monde, publié en 1854 par la Revue des Deux-Mondes, dans les Considérations sur le génie des hommes, des temps et des révolutions, qui précèdent la traduction de Milton, parue en 1856. Si l’on ne faisait pas allusion à ces pages, on cacherait l’évolution complète de Chateaubriand, sa pensée libre et solitaire qui ne demandait plus rien aux hommes. De même, la fière attitude, la beauté d’exemple de Chateaubriand vis-à-vis de Napoléon, ne peuvent être supprimées. On peut dire qu’en face du maître brutal de la France, et au milieu du marécage de la platitude universelle, Chateaubriand a sauvé l’honneur de la littérature française, en jetant à la face de Bonaparte sa démission de la carrière diplomatique, lorsque le duc d’Enghien, saisi hors frontières, traîné devant le conseil de guerre de Vincennes, fut condamné et fusillé par ordre, et il a encore sauvé cet honneur en écrivant le célèbre article du Mercure, en 1807 ; en refusant de corriger son discours à l’Académie, en 1811.
Cela n’est pas rien, c’est une belle histoire de l’homme qui est faite pour passionner. Les défauts de caractère, les faiblesses et les erreurs, l’enflure de la personnalité égoïste, n’en disparaissent pas pour cela, mais il faut dire tout. Et l’on en revient à cette inquiétude douloureuse qui fait de Chateaubriand une individualité intermédiaire, un homme du dix-neuvième siècle engagé dans l’ancienne société, portant le poids d’une race, d’une morale, de Combourg, de la monarchie, de la religion, et se laissant voir ravagé par l’amour, par l’orgueil, par le pouvoir, par tous les sentiments hérités et nouveaux qui lui venaient du monde d’hier et du monde de demain.
Il s’est trouvé que toutes ces hésitations et ces forces, ces ravages et ces tristesses ont été exprimés par un grand écrivain. Ici, devant le livre initial de René, devant les magnifiques et enivrants Mémoires d’outre-tombe, devant tant de pages disséminées, les contradictions cessent, l’opinion doit trouver sa grande unité. Intermédiaire, Chateaubriand l’a été encore par son œuvre écrite. Il relie deux temps, il succède à Rousseau, il fait circuler une atmosphère inconnue autour des mots de la langue française, il marque d’une façon indélébile la littérature de notre siècle. Je voudrais ouvrir les Mémoires d’outre-tombe, étaler les richesses trouvées à chaque chapitre, ces paysages, ces portraits, ces coups de lumière sur l’histoire, ces profondes remarques sociales.
J’ouvre au hasard, je trouve ce Mirabeau : « La nature semblait avoir moulé sa tête pour l’empire ou pour le gibet, taillé ses bras pour étreindre une nation ou pour enlever une femme. Quand il secouait sa crinière en regardant le peuple, il l’arrêtait ; quand il levait sa patte et montrait ses ongles, la plèbe courait furieuse. Au milieu de l’effroyable désordre d’une séance, je l’ai vu à la tribune, sombre, laid et immobile ; il rappelait le Chaos de Milton, impassible et sans forme au milieu de sa confusion. »
Cette saisissante image de l’ascension de Bonaparte : « Bonaparte n’avait pas, au début de sa vie, le moindre pressentiment de son avenir : ce n’était qu’à l’échelon atteint qu’il prenait l’idée de s’élever plus haut ; mais, s’il n’aspirait pas à monter, il ne voulait pas descendre : on ne pouvait arracher son pied de l’endroit où il l’avait une fois posé. »
Ce passage de la lune sur les flots : « La lune a ses nuages, ses vapeurs, ses rayons, ses ombres portées comme le soleil, mais comme lui elle ne se retire pas solitaire : un cortège d’étoiles l’accompagne. À mesure que sur mon rivage natal elle descend au bout du ciel, elle accroît son silence qu’elle communique à la mer ; bientôt elle tombe à l’horizon, l’intersecte, ne montre plus que la moitié de son front qui s’assoupit, s’incline et disparaît dans la molle intumescence des vagues. Les astres voisins de leur reine, avant de plonger à sa suite, semblent s’arrêter, suspendus à la cime des flots. La lune n’est pas plutôt couchée, qu’un souffle venant du large brise l’image des constellations, comme on éteint les flambeaux après une solennité. »
Ailleurs, il parle de la mer vue du bord d’un vaisseau, il dit que l’on n’aperçoit de toutes parts que la « face sérieuse de l’abîme ». Mais les citations viendraient en foule. Ici, l’on entend à travers une page le bruit lointain de Waterloo. Là, un vivant, Louis-Philippe, se montre, en une merveilleuse analyse de caractère. Et toujours Chateaubriand est incomparable par la brièveté de l’image, par l’inattendu d’une simplicité grandiose, par l’application saisissante et juste des mots usuels. Il est un maître de la langue française, il a augmenté la beauté des idées en augmentant la beauté des mots. Cette gloire peut suffire pour un hommage unanime.
Je vais à Saint-Servan par le pont roulant, mais je n’y reste pas longtemps. Cette ville jumelle de Saint-Malo n’a pas le même caractère de sévérité pittoresque. Non pas que Saint-Servan soit sans signification. C’est l’industrie qui règne ici, et l’on se croirait plutôt à Pantin ou à Aubervilliers qu’au bord de la Manche, à voir l’aspect des maisons dominées par les hauts tuyaux de brique. Ce dur spectacle n’est pas non plus sans une beauté âpre. C’est le décor de l’histoire nouvelle qui se substitue à celui de l’histoire ancienne. C’est une ville moderne qui remplace la capitale des Curiosolites, plus ancienne que Saint-Malo, où un évêché fut établi par Hoël et confié à Malo pour combattre la ténacité des croyances druidiques. Ravages des Romains ; disputes avec la ville-sœur contre laquelle on élève, à l’embouchure de la Rance, les trois tours Solidor, reliées ensemble par des courtines ; appauvrissement communal en 1792 ; ce sont les divisions de l’histoire de Saint-Servan. Les plus anciennes maisons datent du xviie siècle. L’ancienne cathédrale a été remplacée par une église en 1742. Le quartier bourgeois est fait de rues droites et larges, éclaircies de jardins. Le quartier ouvrier est bâti en deçà de l’isthme qui sépare la baie des Sablons de la presqu’île dite Pointe de la Cité. Il y a deux ports, le port Solidor et le port du Commerce, reliés aux bassins de Saint-Malo par une série d’écluses.
Si l’on traverse la Rance, c’est Dinard, Saint-Enogat, Saint-Lunaire, Saint-Briac, toute la série des stations de mer adossées à des campagnes verdoyantes. À Dinard surtout, c’est, l’été, un épanouissement d’élégances balnéaires. Trouville n’est pas plus achalandé. C’est ce même public qui va l’hiver à Nice, à Arcachon, à Biarritz, ailleurs encore. Décentralisation du luxe dont il n’y aurait pas à se plaindre, si la côte se parait de plus jolies maisons et si la population marine ne se transformait pas si aisément en « profiteuse » de l’étranger, négligeant à peu près tout le reste au long de l’année pour exploiter les deux mois de saison. Mais le climat est doux, mais les plantes de serre croissent en pleine terre, mais des régates ont lieu en août, mais les promenades sont si charmantes vers la ville Revault, la pointe de la Vicomté, la Roche-Pendante, le château de la Crochais, l’étang de Tréméreuc, les ruines du prieuré de Montfort, et lorsque tous ces plaisirs ont été épuisés, il est si agréable de perdre son argent aux petits chevaux du Casino !
Saint-Énogat se confond avec Dinard sans aucune curiosité. Saint-Lunaire garde les restes des seigneurs de Pontual et de l’évêque Lunaire, corruption de Léonor. La statue du saint dort sur un cercueil de pierre avec une colombe sur la poitrine : cette oiselle guida le saint et ses compagnons, mourant de faim sur la côte, vers un champ de blé. Les évêques de ce temps-là n’étaient pas logés dans des palais. Léonor, qui était le frère du terrible Barbe-Bleue, habitait une cabane et son église n’était qu’une chaumière. Il trouva un jour un lingot d’or et l’offrit à Childebert, disant : « L’or convient aux rois et non aux prêtres. » De Saint-Lunaire on peut aller à Saint-Briac, en tournant la pointe du Décollé et en remontant le cours du Frémur.
Si l’on ne traverse pas la Rance, si on la remonte en bateau, on arrive à Dinan. L’excursion est célèbre, mais elle n’est pas banale. La rivière mouvementée tourne des pointes rocheuses, baigne des grèves, des villages, passe dans des couloirs de pierre et de verdure, vous dépose au pied des murailles de Dinan : c’est une délicieuse promenade, et Dinan est le digne point d’arrivée d’un tel parcours. Vieille ville charmante, animée, gaie, avec ses grosses tours, ses arbres séculaires, ses maisons à arcades, sa rue du Jerzual. La vitalité de Dinan s’explique : la ville n’est barrée que vers la Rance, elle se développe vers le nord-ouest où un quartier a été construit. Et si les hautaines murailles se dressent toujours au-dessus de la rivière, plus loin les fossés ont été comblés, convertis en boulevards, les vieux murs employés comme fondations à des maisons de plaisance entourées de parterres, d’où l’on voit les ondulations de col de cygne de la Rance.
Saint Dinan fonde la ville en fondant un monastère. Lehon Geoffroy de Montafilant, vicomte de Dinan, construit le château en 1300. Les Anglais assiègent et incendient le tout en 1300, échouent en 1359 à la suite du duel fameux centre Bertrand du Guesclin et Thomas de Cantorbéry, qui fut vaincu. La ville bretonne devient ville française en 1488. De ces temps de guerre reste le château avec son donjon trapu, suivi de deux tours. Dans la salle du Serment, qui servait d’oratoire, sur un siège de pierre enfermé dans une niche, s’asseyait la duchesse Anne pour suivre la messe à travers une étroite fenêtre. Par un escalier en spirale, on monte au sommet de la tour d’où se découvre le vaste horizon, depuis les fossés bordés d’arbres jusqu’aux deux hauteurs du Mont Dol et du Mont Saint-Michel. En ville, il n’y a pas que la porte et la rue du Jerzual à contempler comme décors du passé, mais encore le petit pont gothique, la rue Lainerie, la rue de la Vieille-Poissonnerie, l’église Saint-Malo, la tour de l’Horloge, la place Du Guesclin où se dresse la statue du Connétable, l’église Saint-Sauveur où gît son cœur dans un sarcophage de granit. L’Hôtel de Ville est récent, il a remplacé, en 1822, un ancien hôpital. Il abrite la bibliothèque et le musée, qui ne contient pas d’œuvres d’art extraordinaires, et qui expose des clefs forgées par Louis XVI et la giberne de la Tour-d’Auvergne.
Non loin de Dinan, les ruines du château de Léhon, tout enveloppées de lierre, se dressent sur une hauteur abrupte. Il existait autrefois à Saint-Léhon une coutume qui forçait les nouveaux mariés, le second jour de la Pentecôte, à rompre une perche contre l’écusson du monastère. On appelait cette promenade, ou corvée, courir la quintaine. Lorsque la formalité était accomplie, l’époux conduisait devant le père prieur sa femme qui dansait un pas au son du biniou et chantait le refrain suivant :
Si je suis mariée, vous le savez bien ;
Si je suis mal à l’aise, vous n’en savez rien ;
Ma chanson est dite, je ne vous dois plus rien.
Cette cérémonie avait lieu en présence du sénéchal et des officiers. L’un de ceux-ci répliquait : « Vous devez encore à Monseigneur honneur, respect et l’accolée. » La mariée s’approcha alors du prieur et l’embrassait.
À 24 kilomètres de Dinan, sur les rives de l’Arguenon, le bourg de Jugon est bâti dans le voisinage de deux étangs, dont l’un est le plus grand de la Bretagne. Dans ces parages, se dressait jadis le château des seigneurs de Dinan, descendants d’Olivier l’Ancien, fils de Geffroi, lequel consacra une grande partie de ses richesses à des fondations pieuses. On disait de cette forteresse qui fut démantelée au xviie siècle : « Qui a Bretagne sans Jugon, a la chape sans le chaperon. »
C’est également de Dinan que l’on peut aller, à 8 kilomètres, sur le territoire de Plesder, visiter la Chênaie, où vécut Lamennais. C’est là, dans cette maison blanche où conduit une large allée bordée de châtaigniers et de sapins, que Lamennais, né à Saint-Malo en 1782, a été élevé, c’est là qu’il a écrit les Paroles d’un croyant, qu’il s’est réfugié, qu’il a tenté de grouper des amitiés autour de son inquiétude : Montalembert, Lacordaire, Berryer, Liszt, Maurice de Guérin, Gerbet. Il quitta la Chênaie en 1836 pour n’y plus revenir, se jetant dans la mêlée de Paris, où il mourut en 1854, après avoir dit sa volonté d’être enterré dans la fosse commune, décision aussi orgueilleuse que celle de Chateaubriand choisissant sa tombe sur un rocher, au milieu de la mer. « Âme forte et esprit étroit, dit Renan, il ne conçut le monde que d’une seule manière. » À la Chênaie, Lamennais se révèle breton : breton par ses origines, né dans l’orage, attiré par la tempête de l’action ; breton par le caractère de sa foi, aux prises avec le siècle, par le caractère de sa révolte, par le don des images, la richesse de vision intérieure. Il est un voyant halluciné plus qu’un peintre. Il est ossianique et biblique. Il est une grande voix irritée, où il y a les forêts, les grèves et les flots de l’Armorique. Et autant que par des paysages de mots, il s’exprime par des actes, par une croyance vivante et changeante, par une obstination qui change d’objet et garde sa force farouche. Et sa conception d’un manichéisme chrétien, dans son livre d’Amschaspands et Darvands, d’une puissance satanique en lutte avec les volontés du bien, n’est-elle pas l’expression en morale de cette nature bretonne extraordinairement homogène, de pierre granitique, écrasée sous l’orage du ciel, tordue et mordue par la mer ?
(À suivre.) | Gustave Geffroy. |
- ↑ Suite. Voyez pages 217 et 229.