Gaston Chambrun/La parole donnée

Éditions Édouard Garand (p. 7-11).

II

LA PAROLE DONNÉE


Gaston arrivait au petit jour ; la crête arrondie des Deux-Montagnes déjà se profilait au loin dans la douce lueur du crépuscule matinal. Son cœur battit en proie à une tendre émotion. Tant pour se ménager le plaisir d’une entrevue avec Marie-Jeanne, que pour ne point attirer sur lui l’attention de la paroisse, il descendit à la station précédente. Deux bonnes lieues le séparaient encore de Saint-Benoît, où son père et sa mère, ignorant son retour, allaient l’accueillir avec des larmes de joie ; ce lui fut un bonheur, après les longues journées passées dans la lourde atmosphère d’un wagon, de marcher par les chemins de son enfance.

Un air vif lui caressait le visage, le grisant des senteurs résineuses qu’une brise lui apportait de ses chères montagnes. Le fleuve majestueux, étalé et resplendissant comme un immense miroir d’argent, bordait le rivage d’une frange éclatante et royale. Le soleil montait à l’horizon. Au sommet de la côte le chemin s’engagea sous bois. Le frais ombrage des pins et des érables se mêlait à celui des bouleaux élancés, dont les troncs se haussaient en colonnes marbrées d’argent et plaquées du sombre velours des mousses ; les aiguilles légères des mélèzes, jetaient des reflets parmi les teintes dures et vernies des ormes et des épinettes aromatiques.

À chaque détour du chemin, des aspects familiers rajeunissaient sa mémoire, lui gonflaient le cœur de tendres émotions. Leur intensité allait croissant, à mesure qu’il se rapprochait du verger qui encadrait la demeure de Marie-Jeanne. Il en côtoierait bientôt la clôture !… De fait, au travers des branches, déjà se dessine le pignon du toit chéri, isolé du village par quelques arpents. L’enclos des pommiers lui apparaît, dans le poudroiement doré des feuilles, qui au souffle du matin, ont un bruissement léger semblable au chuchotement d’une prière. Là, sans doute, sommeille encore, virginale et sereine, sous l’aile de son ange, celle dont la douce pensée le pénètre dans ce paysage témoin de leurs muets aveux.

Devant la petite allée qui conduit à l’humble demeure, Gaston s’arrêta accoudé à la barrière. À cette heure matinale, il ne peut songer à la franchir et à se présenter chez la mère de Marie-Jeanne. Une secrète espérance pourtant, le tient immobile, l’âme et les yeux tendus vers la porte close : ne va-t-elle pas s’ouvrir pour encadrer dans sa baie, l’image si douce de la jeune fille ?

Retenu par son rêve, le jeune homme s’attarde, ne pouvant s’arracher à la séduction de sa puérile attente. Le magnétisme du désir aura-t-il la puissance de réaliser son espoir ?… Les minutes coulèrent… La maison demeure aveugle et muette !… Enfin, sur la façade, un volet battit. Alors, affolé craignant d’être surpris dans sa contemplation, Gaston courut s’enfoncer sous la feuillée.

Presque aussitôt, il se reprocha l’émoi qui l’avait mis en fuite, au moment où son attente allait être comblée. Mais la pensée de ses parents surgit ; c’était mal de leur faire tort du temps dépensé en songes. Ses pas l’éloignèrent à regret de celle près de qui restait son cœur. Cependant, d’une marche rapide, due à un effort de volonté, il descendit les dernières pentes, déboucha du bois ; le Val de la Pommeraie s’ouvrit devant lui plein de soleil, de verdure et de parfums. Au bout de l’horizon il vit le clocher, les peupliers, à la cime tremblante bordant le ruisseau qui coudoie la voie ferrée ; puis, entre les toits, un peu plus bas que les autres, mais qui l’attirait irrésistiblement : le logis de son enfance, la vieille demeure où son entrée imprévue allait mettre en fête le cadet et surtout son père et sa mère.

Gaston atteignit le seuil ; il poussa doucement la porte, pénétra dans la salle.

Deux cris simultanés avaient jailli spontanément :

— Mon Dieu !… s’était écriée la maman, levant tes bras au ciel, c’est toi ! mon Gaston ?…

— En voilà une bonne, s’était émerveillé le père. Ce matin, en parlant de toi, nous étions loin de songer que tu serais ici pour midi. Tu aurais dû nous avertir.

— J’ai voulu vous ménager la joie de la surprise, répondit l’enfant.

Les bras maternels s’étaient trop avidement refermés dans l’étreinte, pour que les yeux de Julie Chambrun aient vu autre chose que l’enfant de sa chair. Non moins ému, le père, cependant, dès l’abord avait été frappé de la mise de son fils, qui lui sembla d’une condition supérieure à celle de son rang.

— Mon père, dit Gaston, les mains dans les mains paternelles, il y a du changement dans ma position, c’est pourquoi vous en voyez dans mon vêtement. Depuis huit jours, je suis nommé contre-maître de 1ère classe à l’usine et mon patron, a bien voulu m’accorder deux semaines de vacances, pour me permettre de vous apporter cette bonne nouvelle.

— Quinze jours seulement, soupira Julie : c’est bien dommage !

— Comment cela ? dit à sa femme Alphée Chambrun, crois-tu que c’est en faisant de la paresse qu’on monte en grade et qu’on se montre digne de la confiance de ses chefs ?

Mais Julie n’écoutait pas ; elle couvait des yeux son fils, sans pouvoir rassasier sa faim de le voir : bien vite sa sollicitude maternelle s’inquiéta :

— Mais tu dois être affamé, mon pauvre gars ?

— Ma foi ! maman, j’en conviens. L’air du pays m’a creusé l’estomac, répondit Gaston, en souriant au souvenir de la frugalité de son menu de route.

Déjà, sur la table familiale, pain, beurre, jambon, lait et café, couvraient un napperon de toile bien blanche. Le jeune homme s’attabla virilement. Assise en face de lui, avec bonheur la mère constatait son appétit dévorant, veillant avec une tendre vigilance à ce que rien ne lui manquât.

— Va donc à la dépense père, dit-elle ; il faut bien que nous trinquions ensemble ; il ne nous revient pas tous les jours !

Alphée reparut bientôt, élevant au jour une grande bouteille grise de poussière ; bien vite un vin rose et pétillant emplit les verres.

— Il est de l’année de ta Première Communion, dit le père, celle où il y eut tant de framboises et de pommes.

— Allons, à ta santé, mon garçon et à tes premiers succès.

Gaston trinqua allègrement ; il but d’un trait, puis tailla dans le jambon une nouvelle tranche ; ses parents souriaient à son bel appétit.

L’après-midi, s’écoula dans l’intimité de la famille. L’on vit se réaliser le mot du fabuliste ! « Qui a beaucoup voyagé a beaucoup à dire aussi. » Dans le feu roulant des pourquoi et des comment, coupés de francs éclats de rire, l’heure du repos arriva vite, à la grande satisfaction du voyageur, qui, de longtemps n’avait goûté les délices d’une nuit calme et réconfortante. Après le repas de midi du lendemain Alphée Chambrun prit son chapeau.

— Maintenant que tu es reposé aimerais-tu venir avec moi, saluer les amis et faire un tour dans le voisinage ?

— Volontiers ! dit Gaston en se levant. Mais avant de sortir : Eh Maman, dit-il en la serrant dans ses bras, vous allez excuser mon absence, et il lui donna un filial baiser comme pour se faire pardonner.

La première visite fut pour le pasteur de la paroisse qui, bien que nouveau venu, avait déjà gagné toutes les sympathies ; la seconde fut destinée à l’abbé Blondin, curé de Saint-Placide, et ami d’enfance du père de Gaston ; la joie du jeune homme fut au comble, quand on lui proposa de faire à rebours, le chemin qu’à l’insu de ses parents, il avait parcouru la veille ; peut-être serait-il plus heureux qu’il n’avait été alors ; de fait, le seuil du presbytère franchi, Alphée et Gaston aperçurent dans le jardin le prêtre en conversation avec une de ses paroissiennes. Celle-ci se retourna au bruit de leurs pas et le jeune homme eut la délicieuse surprise de se trouver face à face avec sa chère Marie-Jeanne…

— Toi ! s’écria-t-elle avec l’explosion d’une joie aussi ingénue que spontanée, je ne m’étais donc pas trompée !… Tu es passé hier matin devant la maison n’est-ce pas ?

Un peu interloqué et gêné par la présence de son père, Gaston repartit :

— Tu n’étais pas bien réveillée, c’est sans doute un autre que tu as pris pour moi !

— Oh ! non reprit-elle, je t’ai bien reconnu, malgré ton bel habit qui te fait si beau.

Elle se tourna vers Alphée :

— Pardon, Monsieur Chambrun, si je ne vous ai pas salué… C’est la faute à votre fils !… Vous m’excuserez : vous devez être si content de le revoir et si fier de sa belle prestance !…

— Va, ma fille, répliqua Alphée, je ne suis pas jaloux de ce que tu aies fêté avant moi, ton ancien camarade d’enfance ; on ne le voit plus tous les jours ce grand garçon. Sais-tu qu’il promet de faire honneur à sa race et à sa famille ?… Il ne t’a pas encore dit qu’il vient d’être nommé contre-maître aux grandes usines « Blamon de Winnipeg ».

— Tous mes respects et mes félicitations Monsieur Gaston fit la jeune fille de sa voix la plus douce, dans une gracieuse révérence.

— Ta mère aura une de ses premières visites, ajouta Monsieur Chambrun.

— Cela lui fera un bien grand plaisir, répliqua Marie-Jeanne, tandis qu’une subite mélancolie se répandait sur son visage.

— Pauvre maman ! elle s’attriste… ses yeux pâlissent pour avoir trop travaillé et je ne puis la décider à quitter son « moulin à coudre ». Justement, j’étais venue trouver Monsieur le Curé pour qu’il la raisonne. L’affaiblissement de sa vue cause mon tourment.

— Oui, déclara le prêtre, j’irai voir votre mère, mon enfant. Elle est jeune encore et à son âge, il doit être possible de la guérir. Quoiqu’il advienne cependant, souvenez-vous ma fille, que son labeur vous a élevée et que, le cas échéant, c’est au vôtre à suppléer le sien.

— Oh ! Monsieur le Curé, ce n’est pas la peine qui m’effraye, loin de là !… mais il serait si triste pour ma chère maman, si ses pauvres yeux venaient à se fermer pour jamais à la lumière du jour !

— J’espère que cette cruelle épreuve lui sera épargnée, reprit le prêtre ; toutefois, si cette croix lui était réservée, votre tendresse aidée de sa foi, serait alors son unique soutien. Priez bien pour elle ; j’unirai mes supplications aux vôtres, pour demander à Dieu qu’il épargne votre mère.

Gaston, avec complaisance contemplait Marie-Jeanne, et la jeune fille, en dépit de ses inquiétudes filiales, tout en écoutant respectueusement son pasteur, glissait souvent ses regards vers le jeune homme, qui en avait le cœur doucement réchauffé.

L’abbé Blandin, maintenant, complimentait ses visiteurs.

— Je suis touché de votre démarche, dit-il, et avec vous, Monsieur Chambrun, je suis fier du succès de votre fils. Dieu vous récompense, mon cher Alphée ; ceci est déjà un acompte sur le prix des sacrifices que vous a coûtés son éducation.

Puis s’adressant à Gaston :

— Continue, mon cher ami, à marcher dans la bonne voie où tu es entré ; profite de ta situation pour t’instruire des questions économiques et pour te bien renseigner sur les conditions agricoles, qui conviennent à notre province ; tu nous reviendras ensuite, afin de faire bénéficier la région, du fruit de ton expérience ; ce qui manque à notre agriculture, c’est une classe dirigeante instruite et patriote : tant vaut l’homme, tant vaut la terre ; le jour, où celle-ci fournira des salaires au moins équivalents à ceux des villes, nos jeunes gens s’y attacheront davantage. Oui, gardons le sol ; à son tour, il nous gardera fidèles et loyaux à notre race, à notre langue et à notre foi. Depuis ton départ, tu sais sans doute, qu’ici tout près de nous, à Carillon, on a érigé à la vaillance française le monument « Dollard ». Aujourd’hui, l’ennemi a changé de nom ; mais son but est demeuré le même : ruiner la colonie catholique et française. Déjà pour faire face à l’adversaire sur ce double terrain, sous les initiales A. C. J. C., de jeunes légions fourbissent leurs armes et organisent leurs bataillons ; mais il leur faut des cadres : une armée vaut surtout par ses officiers ; tu seras un de ses chefs nous l’espérons.

L’abbé Blandin s’arrêta court :

— Ne voilà-t-il pas, dit-il en riant, que je m’oublie à te faire un sermon !… Que veux-tu, un effet de l’habitude ; et puis, il est si facile comme dit le poète, d’exprimer ce que l’on conçoit bien…

Marie-Jeanne avait pris congé du prêtre et de ses hôtes. Elle regagnait le logis où l’attendait sa mère, l’âme rêveuse, le cœur gonflé, tel un bouton de rose qui s’ouvre au baiser du soleil. Sa marche accélérée, dans le Val découvert, se ralentit sous le mystère protecteur des grands pins et des érables touffus. L’hélianthe, parmi la spirée et les verges d’or précoces, ajoutait son charme à la poésie du frais et verdoyant décor. La calme et innocente tendresse, que son âme virginale gardait à son camarade d’enfance, et qui durant l’année d’absence sommeillait en elle comme dans un nid, telle une couvée qui tarde à éclore, s’éveillait brusquement. Son jeune cœur battait des ailes, souriant à la vie, prêt à prendre son essor !

Gaston !… ce nom fleurissait sur ses lèvres, s’y attachait avec l’obstination de l’abeille à la corolle du lis. Le soleil déclinant à l’horizon, à la chaleur intense de cette journée, succédait peu à peu, une brise légère et caressante. Passant près de la fontaine Sainte-Luce, sertie au flanc d’un rocher, que les eaux ont perforé en formant de joyeuses cascatelles, la jeune fille voulut s’y rafraîchir et prendre un peu de repos. Ses doigts, distraitement effeuillaient quelques fleurs cueillies au bord du chemin, tandis que dans sa pensée, se ranimait la vision du sourire et du regard, par laquelle Gaston Chambrun lui avait affirmé sa tendresse inaltérée par l’absence et inaltérable dans l’avenir. Non sans peine, Marie-Jeanne comprima l’émotion que dans sa poitrine ce souvenir avait provoqué. Tout à l’objet de son affection, elle s’assit bouleversée. La tête appuyée à un bouleau pour dossier, elle laissa le trop plein de son bonheur jaillir en larmes heureuses et brûlantes…

Un pas lointain s’éveilla sur les pierres du chemin, grandit, puis s’amortit soudain dans les feuilles et les mousses du sentier ; alors il s’arrêta. Au travers de ses larmes, la jeune couturière vit devant elle, vivre son rêve. Gaston se penchait vers elle anxieux !

Obligé de rentrer à bonne heure, pour aller au pré Lachaut, traire les vaches laitières, Monsieur Chambrun avait laissé son fils disposer de son après-midi pour ses visites, en ne lui fixant d’autres limites que sept heures, pour le souper de famille. La délibération ne fut pas de longue durée : à peine eut-il salué son père, que le jeune homme suivait le chemin qui conduit à la demeure de Marie-Jeanne. Et voilà qu’il venait de la surprendre toute en pleurs…

Quelle était la cause de ses larmes ?… La jeune fille lut la question dans les yeux de Gaston, secoua le front et pour démentir toute alarme, laissa ses lèvres s’épanouir dans un rayonnant sourire.

— Oh ! murmura-t-elle, c’est de joie !… je suis trop contente !…

À son tour, l’ami avait senti ses prunelles se noyer d’émotion et d’allégresse… Tous deux s’étaient compris. Silencieux et comme religieusement, il mit un genoux à terre et prit la main de Marie-Jeanne. Alors, de son écrin retirant le précieux gage, il glissa à l’annulaire de la jeune fille le cercle d’or qui les fiançait.

Cette preuve, de la pensée fidèle de Gaston, combla Marie-Jeanne d’une joie infinie.

— Ô Gaston ! soupira-t-elle…

— Ma bonne Jeanne !

Leurs mains étaient restées unies. Sur le front rougissant de sa fiancée, le jeune homme déposa un chaste baiser comme consécration de leur promesse réciproque.

« Tu m’attendras », murmura-t-il.

Elle répondit simplement : « Oui ! »

À pas lents, tous deux s’étaient remis en route, appuyés au bras l’un de l’autre ; ils allaient silencieusement savourant l’heure exquise des fiançailles. C’étaient leurs premiers pas à deux dans le chemin de leur avenir, désormais commun ; soutenus par la confiance de leur mutuelle fidélité, ils se sentaient forts, sûrs d’eux-mêmes et unis par un amour, que la mort serait impuissante à rompre.

À la porte de sa demeure, Marie-Jeanne, quittant le bras de son ami, voulut reprendre sa liberté. Gaston s’y opposa : du geste et du regard il sut rassurer sa compagne. Ensemble, ils pénétrèrent dans la pièce, où près de la fenêtre, malgré ses yeux malades, la veuve s’obstinait à ses travaux de couture. Avec déférence, ils s’inclinèrent devant elle.

— Mère, dit le jeune contre-maître, voulez-vous me la donner et nous bénir tous deux ?

Madame Bellaire passa sa main devant ses yeux brouillés. Tout d’abord la surprise la laissa comme muette. Enfin, elle reconnut le jeune homme et dit :

— C’est toi, Gaston ?

— Oui !… Et je viens vous demander de me nommer votre fils en me confiant votre Marie- Jeanne.

— Mais tes études ne sont pas terminées : tu es encore en apprentissage.

— C’est vrai, pour deux ans au moins ; mais le temps ne nous fait pas peur, nous saurons attendre.

La veuve branla le front :

— Deux ans !… Pauvres enfants, vous êtes bien jeunes, pour engager l’avenir à si lointaine échéance.

— Oh ! protesta Gaston d’un élan, nous sommes sûrs de nous. N’est-ce pas Marie ?

Pour toute réponse, la jeune fille, lui pressant le bras, appuya son front sur son épaule.

Mais craintivement, la mère hochait la tête. — Sûrs de vous ?… vivant loin l’un de l’autre ?… Je veux bien croire, mes enfants, à votre sincérité ; mais qui peut être sûr des événements et de la vie ? Tu ne doutes pas, Gaston, de la joie que j’aurais à te confier mon enfant. J’estime tes dignes parents ; je connais aussi ton bon cœur et je sais que tu es demeuré bon chrétien dans un milieu où tant d’autres perdent la foi. Le congé que tu viens d’obtenir montre que tu donnes satisfaction à tes patrons. Mais tu n’es pas libre : la prudence m’interdit d’accepter de toi, un engagement à si long terme. À ton retour définitif au pays, si tous deux, vous êtes toujours d’accord, tu pourras venir avec tes parents, me demander ma fille ; je te la donnerai sans hésiter. D’ici là, je n’ai pas le droit de maintenir valable l’engagement que tu veux prendre aujourd’hui.

— Moi, je le considère comme tel, affirma Gaston. Toutefois, je me soumets à votre volonté, Mère… Je ne pourrais plus vous nommer autrement, nos fiançailles demeureront secrètes au fond de nos cœurs, mais sans rien perdre de leur réalité ni de leur solidité. Tu as ma parole, Marie-Jeanne ; n’ai-je pas la tienne ?

Les yeux de la jeune fille répondirent pour elle.

— Que le Ciel vous protège, pria la veuve, et puisse l’avenir réaliser votre rêve !… Mais, je le répète, je ne vous tiendrai pour fiancés, qu’à l’heure où vous serez libres de faire bénir votre union devant l’autel. D’ici là Gaston, ne trouble pas le cœur de mon enfant.

Ces paroles séparèrent les jeunes gens ; leur être éprouva un même frisson, analogue à celui du froid tranchant d’un acier…

Marie-Jeanne se laissa choir dans les bras maternels. « Oh ! Maman, maman, soupira-t- elle. Mon cœur librement s’est donné à Gaston comme le tiens, jadis fut à mon père ; je n’appartiendrai jamais à nul autre qu’à lui ! »

Pauline Bellaire, émue inquiète, eut pour sa fille, une caresse apaisante, mais leva sur le jeune homme deux yeux sévères :

— Aurais-je à te reprocher la souffrance de mon enfant ?

— Ah ! protesta Gaston, moi qui la veux si heureuse !

— Et cependant tu viens d’être imprudent et coupable, prononça la Mère. Le cœur d’une vierge est une fleur délicate. Tu n’avais pas le droit de la cueillir. Certes je te crois sincère. N’importe ! Avant de t’ouvrir à elle tu devais ton aveu à tes parents et à moi- même. Ne reviens désormais qu’avec l’agrément des tiens et pas avant ton retour définitif parmi nous ; jusque là, respecte la maison de l’orpheline et de la veuve.

— J’obéirai, dit Gaston douloureusement et l’avenir saura prouver la sincérité de mon affection.

Toute en larmes, Marie-Jeanne regarda le jeune homme s’éloigner. À peine avait-il franchi le seuil, qu’elle se jeta au cou de sa mère et balbutia dans un sanglot :

— Ô Maman, maman pourquoi nous séparer ? Penses-tu que je puisse trouver mieux ?…

La veuve soupira :

— Pleure, mon enfant, ces larmes t’en épargneront peut-être d’autres plus amères.

Une ride se creusait sur le front maternel, jeune encore, mais pâli par le deuil de sa vie. Elle taisait les craintes qui se pressaient dans son esprit ! Si jamais la cécité éteignait ses yeux fragiles, les Chambrun ne détourneraient-ils point leur fils d’une union, qui lui créerait la charge d’une femme pauvre et de sa mère aveugle, qui assoirait une infirme à son jeune foyer ?

Trop ému pour rentrer chez ses parents, sans trahir l’émotion qui l’agitait, au sortir de la maison Bellaire, Gaston s’était enfoncé sous bois et avait gravi les pentes qui le conduisirent au plateau de « La Sapinière ». Là, accoudé aux traverses d’une vieille clôture, il laissa ses regards plonger dans le Val de la Pommeraie et la majesté sereine du paysage, pénétrant insensiblement son âme, assoupit le tumulte de son sang.

Le long versant des « Deux-Montagnes » dévalait vers le fleuve par de larges encorbellements étagés et en une chevauchée de petits dômes verdoyants, dont les teintes nuancées se dégradaient peu à peu, jusqu’à leur fusion harmonieuse avec l’azur du ciel.

Insensiblement, ses yeux éblouis en s’abaissant, se reprirent aux visions plus proches. La splendeur de ce paysage, bien que familier à son enfance, emplissait Gaston d’une enthousiasme jusqu’alors inconnu. Un grand amour s’en dégageait ; le jeune homme se sentait possédé par ce coin de terre, dont le charme empoignait son cœur. Un apaisement et une force naissaient de l’emprise du pays sur son âme. En lui se révélait une foi capable d’affronter le temps et de triompher des obstacles. Il ne modifierait point le plan de vie qu’il s’était tracé ; demeurer fidèle aux siens, à sa race, à sa langue, à la terre qui l’avait vu naître et dont il sentait l’amour croître en son âme. Cet amour serait vivace comme les arbres du terroir, à qui chaque printemps verse une sève victorieuse de l’âpre rigueur des rudes hivers canadiens. Il acceptait l’épreuve, sûr du triomphe final.

Les pieux tintements de l’Angélus vinrent le tirer de sa rêverie et lui rappeler l’heure du retour au foyer paternel ; d’un pas nerveux, comme si déjà il marchait à la conquête, il descendit le sentier qui le ramenait au seuil familial, qu’il franchit d’un air rasséréné.

— Enfin, te voici exclama sa mère : tu me fais bien jeûner ta présence !…

Et l’on s’attabla devant un menu aussi copieux que séduisant.

Le premier appétit satisfait, Alphée demanda :

— Eh bien, as-tu fait un bon emploi de ton après-midi ?

— En montant au plateau de la Sapinière pour revoir le « Val de la Pommeraie » je suis entré pour donner le bonjour à la veuve Bellaire.

— Tu as eu là, une heureuse idée et tu as fait une bonne action ! Et la pauvre femme souffre-t-elle toujours de ses mauvais yeux ?

— Elle ne m’en a rien dit ; elle était à son « moulin à coudre » lorsque je suis entré.

Alphée marmotta :

— Oui ! oui ! elle est courageuse ; elle peinera jusqu’au bout ; malheureusement il est à craindre que ce ne soit pas pour longtemps. Au dire de Monsieur le Curé, le médecin estime qu’avant deux ans, elle sera complètement aveugle.

— Aveugle !… s’alarma Gaston, et son mal est sans remède ?

— Il faudrait qu’elle cessât tout travail et de cela elle ne veut entendre parler. Ce serait un grand malheur pour elle et aussi pour sa fille, qui devrait gagner le pain de sa mère et le sien.

— Mais insinua Gaston, elle ne sera pas forcément abandonnée ; ne peut-elle pas trouver un digne garçon, qui l’épouse et qui l’aide ?

Alphée haussa les épaules.

— Quel épouseur voudrait d’une fille sans le sou, qui en surcharge aura encore une mère infirme ?

Gaston réprima un frisson d’anxiété. Ce verdict prononcé par son père, sapait ses projets futurs. Mais faisant bonne contenance il ajouta :

— Marie-Jeanne, si elle est sans fortune, n’est pas sans mérite : elle est digne d’être aimée pour elle-même : combien se contentent à moins ; celui qui la prendrait, aurait en elle une femme laborieuse, jolie et sage.

— Je suis de ton avis, répondit le père ; pour sage et jolie elle n’a peut-être pas sa pareille dans le région ; de plus, elle n’a pas peur de la besogne ; mais que rapporte le travail d’une femme qui a en même temps à tenir son ménage ?… Ses qualités ne suffiront pas à garnir la huche. Un gars pauvre ne s’en tirerait pas, avec la charge des deux femmes ; un riche a le droit de demander une dot à sa fiancée.

— Bah ! on passe là-dessus quand on s’aime bien.

— Ne crois pas cela, mon garçon : ces idées de jeunesse ne tiennent pas devant l’expérience de la vie. C’est très beau d’être amoureux, mais pas à la condition de sacrifier son avenir. Dans le mariage, il ne faut pas calculer sur les besoins de deux ; on ne s’épouse que pour fonder une famille. Aussi toi, quand viendra ton tour, il te faudra une fille qui ait du bien, soit que tu viennes t’établir au pays, soit que tu continues dans le chemin où tu es si bien parti.

Gaston garda le silence ; il ne voulait point entamer une lutte qu’il sentait prématurée ; mais un malaise assombrit son regard.

Le repas touchait à sa fin : le père s’assit dans la berceuse, bourra sa pipe ; le fils alluma une cigarette, ils fumèrent posément, tout en dirigeant la conversation sur un autre terrain. Alphée avait éprouvé une grande satisfaction, au récit de l’affectueux intérêt que Monsieur Blamon semblait témoigner à son enfant ; attentif longtemps à la conversation, il était devenu peu à peu rêveur : sa pipe s’était éteinte sans qu’il songeât à la rallumer.

Dans son esprit, il caressait une idée qui, s’y affirmant avec persistance, suscitait dans son cœur, une douce émotion.

— Julie, prononça-t-il soudain, il ne convient pas que Gaston nous quitte sans être allé déposer une prière sur la tombe des grands-parents ; puis l’oncle Ludger aussi sera content de le revoir. Je vais écrire un mot à nos amis Richstone ; après-demain, nous irons souper et coucher à Lachute et de là, nous monterons à Saint-Philippe d’Argenteuil, saluer les vivants comme les défunts de la famille.