Gaston Chambrun/La visite au pays natal

Éditions Édouard Garand (p. 11-16).

III

LA VISITE AU PAYS DES ANCÊTRES


Dans le courant d’une matinée pleine de soleil, la famille Chambrun s’installa dans une voiture complaisamment prêtée par un voisin. Le père et le fils s’établirent sur le siège d’avant, celui d’arrière étant réservé à Julie et au gros panier de provisions dont elle s’était munie, en vue d’une surprise à causer à leurs amis. Moins rapide que par le train, le voyage serait aussi moins dispendieux et surtout plus poétique : d’ailleurs, les travaux avancés de la saison, permettaient à la famille, ce court et bien légitime repos.

La voiture ne devait les transporter que de Saint-Benoît à Lachute. Là, l’automobile de Monsieur Richstone aurait vite fait de gravir la côte tortueuse mais pittoresque, qui, sépare Lachute de Saint-Philippe.

Sur un joyeux claquement de fouet, la jument partit d’un trot allègre. Jusqu’aux environs de Saint-Hermas, la route côtoie le cours d’un large ruisseau ; sans rampe sensible, elle ne devient montueuse qu’au début de la vallée de « Stonefields ». Comme la bête alors, ralentissait le pas, Gaston sauta à terre.

— Allez toujours, je vais couper au court en prenant le chemin forestier ; attendez-moi à son débouché vers la croix de Lagny, si je n’y suis pas rendu avant vous !…

D’un pas leste, il s’enfonça au creux du sentier. Dans la solitude, l’émotion intime de son âme s’identifia avec la religieuse beauté de cette nature encore sauvage, qu’il traversait ; la vergerolle, l’obélie mariant leurs douces nuances à celles de l’épilobe et de la verveine, ajoutaient l’agrément de leurs senteurs à la symphonie de tendresse et de mélancolie, qui chantait au fond de son cœur. Malgré le trouble où l’avaient jeté la veille, les paroles de son père, sa jeunesse ne doutait pas de l’avenir. Il y aurait lutte sans doute : la victoire n’en serait que plus belle. Sa rêverie l’avait attardé : il pressa le pas. Quand il atteignit le lieu du rendez-vous, il vit la voiture arrêtée et le geste impatient dont son père l’appelait.

— Eh bien ! Gaston, tu as donc flâné ! lui cria Alphée. Nous avons encore un bon bout de chemin avant d’être à destination et le soir approche !…

Le jeune homme escalada lentement la route.

— Bah ! argua-t-il, dès que nous serons à la croisée de Genos, nous n’aurons plus que deux petites lieues de descente.

— Oui, mais auparavant, nous en avons bien une demie de montée, fit le père en secouant les guides sur l’encolure de la jument.

Celle-ci coucha les oreilles, sans pour cela allonger l’allure. La côte était rude. D’une cadence égale et patiente, elle allait le corps embué de vapeur et blanchi de l’écume due aux frottements des traits.

Le faîte atteint, elle partit au trot ; le chemin dévalait sinueux dans la direction de Lachute. Aux cahots heurtés des chemins de campagne, succéda bientôt le doux glissement des roues, sur l’asphalte poli de la bourgade. Rue de Chaussée, les voyageurs étaient attendus.

Bien que de races différentes, les deux familles étaient unies d’une amitié profonde et ancienne. Un incident l’avait fait naître et les années n’en avaient pas affaibli l’intensité. D’origine anglaise, le père de Frank Richstone, venu au pays sans fortune, fut d’abord en service d’une compagnie chargée de fournir au Pacifique Canadien, les bois nécessaires à la construction du Trans-Continental. Cette exploitation avait attiré au Canada nombre d’immigrants britanniques. Intelligent et actif, le jeune ouvrier obtint de bonne heure l’estime et la confiance de ses patrons. Promu chef d’équipe, puis contre-maître, il passa plusieurs hivers dans les chantiers du nord de la Gatineau. Une cinquantaine d’ouvriers, différant de races, de langue, de religion étaient sous ses ordres.

Mais la vie des chantiers n’est que trop souvent déprimante de moral. Loin de la famille, en contact avec la nature sauvage, aux prises avec un dur labeur journalier, mordu par un froid intense et permanent, en lutte avec toutes les nécessités de la vie, le caractère tend vite à s’aigrir et les meilleures volontés elles-mêmes ne gardent la ligne du devoir et de l’honneur, qu’au prix d’efforts soutenus.

Tous les subalternes de Monsieur Richstone ne furent pas des victorieux, dans cette lutte quotidienne.

Le tempérament ferme et un peu tranchant du contre-maître, joint à la rare qualité de fervent catholique, servit de bases aux griefs des mécontents, recrutés en grande partie dans les sectes hétérodoxes. L’opposition sourde d’abord, gagna bientôt la majorité. De là, il n’y avait qu’un pas à l’hostilité ouverte ; il eût été vite franchi, sans l’obstacle constitué par un groupe de Canadiens français, tous vaillants ouvriers, aussi loyaux envers leur chef qu’envers leur Dieu.

Outre la sympathie qu’une foi commune établit entre le patron et cette catégorie d’employés, Monsieur Richstone se prit bientôt d’admiration pour une race, dont la mentalité, nouvelle pour lui, avait forcé son estime et conquis son affection. De ces sentiments premiers, il ne se départit jamais. Cependant, il advint qu’un retard du caissier à régler la paye au jour marqué, mit en ébullition les esprits les plus montés. La calomnie fit fortune ; une seule explication parut plausible : le contre-maître, de connivence avec le commis-payeur, avait dû s’approprier l’argent et frustrer ainsi ces malheureux du prix de leurs sueurs. La justice exigeait une vengeance éclatante. Éloignée des juges et des tribunaux, pourquoi n’y suppléeraient-ils pas eux-mêmes ?

Le complot, ourdi par quelques meneurs, devait avoir son dénouement fatal, le lendemain même. Trois hommes armés, placés en embuscade, avaient reçu mission de tirer sur le prétendu voleur, au moment où, isolé, il devait se rendre d’un chantier à l’autre, puis, de faire disparaître leur victime.

L’air mystérieux et les agissements insolites de l’un des complices, éveilla l’attention de quelques Canadiens ; par des questions insidieuses et le secours de quelques verres de boisson, l’un d’eux obtint la révélation du secret qu’il garda pour lui seul. Mais, par ses soins, un crime fut évité et à dater de ce jour, Monsieur Richstone voua au grand-père de Gaston Chambrun, son sauveteur, une reconnaissance plus durable que la vie, puisqu’elle s’est perpétuée dans sa descendance.

L’arrivée du trésorier, en compagnie d’ouvriers nouveaux, calma l’effervescence et l’ouverture d’un second campement plus au nord, permit d’éloigner les hommes suspects et dangereux.

Habile dans la conduite des affaires, le contre-maître décida de s’établir à son compte ; c’est alors qu’il pensa à utiliser les pouvoirs hydrauliques d’une des chutes de la rivière du Nord, en vue de continuer l’industrie du bois, à laquelle il s’était livré.

Héritier des sentiments et de la belle fortune de son père, Frank Richstone développa l’entreprise paternelle, après avoir épousé Annette la fille du Docteur canadien de la localité. Ami d’enfance du père de Gaston, Frank Richstone avait plaisir à le recevoir dans la belle résidence qu’il s’était fait bâtir au bord des rapides, à proximité de la scierie.

En un instant, Monsieur Richstone avait fait remiser la voiture et installer à l’écurie la jument devant une bonne provende. En quittant son siège, Gaston était venu prêter l’appui de son bras vigoureux à sa mère, ravie de la robustesse de son gars. Annette Richstone embrassa impétueusement Julie, puis lui présenta sa fille Aurélia, qui timidement la suivait. Madame Chambrun eut pour la jeune demoiselle une aimable caresse et un sourire attendri.

Entrée au logis, Julie réclama son panier de provisions demeuré dans la voiture. Elle en retira un pâté de truites, du vin de cerises, des galettes aux prunes, des fruits, qu’elle déposa sur la table, comme échantillons de ses produits domestiques.

Après quelques compliments de circonstance, chacun se réserva de faire bon accueil au pâté et aux gâteaux non moins qu’aux superbes pommes fameuses récoltées au Val de la Pommeraie.

Le menu servi et tout étant disposé, joyeusement on s’attabla. Gaston prit place aux côtés d’Aurélia. C’était une jouvencelle de seize ans, blonde et rose, à peine dégagée de l’adolescence, vierge en bouton où la femme sommeillait encore. Plus d’une fois, durant le repas, elle admira de ses grands yeux d’azur, le beau et élégant jeune homme assis près d’elle, au point d’en oublier son assiette. La conversation fut cordiale et enjouée ; à la fin du repas, Frank Richstone se leva pour porter la santé de ses hôtes avec un vieux vin, qui, à en juger par l’étiquette de la bouteille, provenait des premiers crus de la vieille France.

— À la prospérité de votre famille, Monsieur Chambrun, dit-il en excellent français, et aux futurs succès du jeune contre-maître que nous avons le plaisir de fêter aujourd’hui ; au développement de notre vaste pays et à la gloire de l’Empire !

Ce dernier mot avait sonné faux à l’oreille de Gaston.

Alphée répondit à son tour :

— Je lève mon verre, Monsieur Richstone et je bois à la vieille amitié qui nous a toujours unis, en souhaitant qu’une union semblable s’établisse entre nos deux familles, ainsi qu’entre les races dont nous sommes issus, tant par leur bonheur respectif, que pour le plus grand bien de notre cher Canada !

— Que Dieu vous entende et vous exauce, ajouta religieusement Annette Richstone, en joignant les mains.

Au souhait d’alliance entre les deux familles, qu’il avait formulé, Alphée Chambrun avait surpris les yeux ardents d’Aurélia, ratifier son espérance, dans une muette admiration, qui s’attachait à Gaston. Aussitôt, un rayon d’espoir tacite vint réchauffer le cœur de l’heureux père : celle-ci un jour, peut-être, il aurait la joie de la nommer sa fille.

Puis, une inspiration lui vint, soudaine.

— Au moins, Monsieur Richstone, vous allez nous donner votre fille pour la journée de demain : ça lui fera du bien à cette enfant.

Une rougeur s’épanouit sur les traits de la jeune fille, dont le regard bondit à son père.

Implorant, Monsieur Richstone sourit :

— Ça te va-t-il fillette ?

Pour toute réponse, quittant sa place, vite elle courut de ses deux bras entourer le cou de son père.

— Ah !… Ah !… plaisanta celui-ci ; la jeunesse ne boude jamais au plaisir. Remercie nos amis, Aurélia ; en même temps souhaite le bonsoir à tous. Il faut être debout à bonne heure demain, pour se mettre en route.

Aurélia, gentiment, embrassa chacun à la ronde. Seul, Gaston la trouva intimidée ; elle eut pour lui un sourire et une révérence, tandis que deux roses fleurissaient ses joues.

Le lendemain matin, dès les six heures, le chauffeur de Monsieur Richstone, devant la maison, faisait ronfler le moteur d’une puissante et somptueuse automobile. Mis en gaieté par un chaud et succulent déjeuner, les voyageurs, confortablement, s’installèrent : Alphée aux côtés du conducteur, les jeunes gens avec Julie sur le siège d’arrière. Les souhaits et les « au revoir » échangés, en un clin d’œil la machine disparut au coin de la rue. La journée s’annonçait radieuse. Blanc de poussière, le chemin longea d’abord les vieilles clôtures délabrées des prairies verdoyantes. Les troupeaux d’un bétail multicolore y paissaient, avec une application que le passage des voyageurs ne parvint pas à troubler. Plus loin, d’immenses champs, aux épis d’or, attendaient l’arrivée de la moissonneuse.

Bientôt, le chemin, taillé à mi-côte, d’une chaîne de collines, remonta la vallée de la Clairette. Au bas des pentes luxuriantes, la petite rivière gonflée, cabriolait dans son lit, semé de roches moussues et obstrué de vieux troncs renversés. L’allure de l’automobile devenant plus lente, celle des conversations s’anima. Au travers des fusées d’un franc rire, c’étaient de joyeuses exclamations, tantôt de surprise, tantôt d’admiration, suivies des explications de Gaston, lequel s’était constitué le cicérone de sa jeune compagne. Par échappées, à travers la sombre ramure des pins, on apercevait, soit l’écume des cascades sautillantes, soit les toits luisants de quelques blanches fermes, enveloppées dans les frondaisons.

Aurélia, d’abord sagement assise à la droite de Julie, qu’encadraient les deux jeunes gens, voulut cueillir une branche fleurie, aux arbustes, qui à gauche, débordaient sur le chemin. Son stratagème, ayant réussi à souhait, lui permit de satisfaire son impatience d’être aux côtés de Gaston.

Ils causèrent amicalement, énumérant les noms et les particularités intéressantes des lieux traversés. Elle émit des remarques naïves et jolies, auxquelles le fils de Monsieur Chambrun ripostait par des phrases gaies et courtoises.

Gaston, ayant tenté une fois de converser en anglais, Madame Chambrun, qui n’entendait point cette langue, ne prit pas de temps à rappeler son fils à l’ordre.

— Voyez-vous, dit-elle, ce jeune homme qui a des confidences à faire et qui veut me les cacher !

L’allusion fut courte mais efficace.

Au débouché d’un sous-bois, formé d’ormes et d’érables touffus, apparut, arrondi comme un joyau, le lac de Rodmer ; vraie coupe d’eau céleste, sertie dans l’écrin de roches abruptes d’une part, il présente sur l’autre versant, des bois ombreux, coupés de fraîches et grasses prairies.

La jeune fille admirait avec des exclamations joyeuses, et plus d’une fois, pour satisfaire sa légitime curiosité, l’automobile s’arrêta en cours de route. Gaston s’en amusait ; il prenait plaisir à l’émerveillement de ses yeux, qui du paysage revenaient finalement à celui qui en était l’initiateur. Il sympathisait avec les élans de cette âme droite, impressionnable aux beautés de la nature et qui, si ingénument, révélait la candeur de son être.

La raideur des pentes, ayant disparu, l’auto courait rapide vers Saint-Philippe, quand soudain, à l’horizon, sur la teinte sombre de la côte boisée, se détacha le scintillement du clocher natal. Un cri spontané, ponctué du grand geste que fit Alphée en se découvrant, indiqua à chacun que l’on touchait au terme du voyage. Tous l’imitèrent, et dans le silence d’une religieuse surprise, semblèrent se recueillir un instant.

Ce sol, que l’on allait fouler, était celui des ancêtres, leurs pas avaient erré par ces chemins ; quelque chose de leur âme demeurait à ce cadre modeste où s’était écoulée leur vie, simplement héroïque dans la pratique de l’âpre labeur quotidien.

À l’entrée du village, au milieu d’une grande pièce d’orge à moitié fauchée, un attelage de deux chevaux tirait une moissonneuse. De loin, Alphée reconnut son frère, l’oncle Ludger. Au coup de trompe du chauffeur, il leva les yeux et au milieu des signaux d’amitié, il eut vite distingué Alphée, puis la famille. Bientôt les mains s’étreignirent dans les démonstrations de la plus cordiale fraternité. L’oncle eut quelque peine à reconnaître son neveu, dans sa taille avantageuse, sous les dehors du citadin.

— Dans une demi-heure, dit-il, je suis à vous : allez à la maison ; ma « bourgeoise » vous fera bon visage ; j’achève ma tâche, puis je cours vous rejoindre.

L’accueil fut ce qu’il est dans nos campagnes laurentiennes, entre parents et amis : empreint de simplicité, mais surtout de franche et joyeuse cordialité.

Sous la remise, on resserra un peu voitures et tombereaux pour faire place à la riche et scientifique machine, un peu dépaysée parmi ces véhicules primitifs.

L’oncle Ludger ne tarda pas à arriver ; alors les rafraîchissements coulèrent, les langues se délièrent et une douce intimité mit à l’unisson toutes ces âmes bonnes et droites, se rencontrant sur le sol natal dans un commun domaine de foi, d’aspiration et d’amour.

Le soleil déclinait à l’horizon. Tandis qu’à la ferme, activement on s’occupait à préparer le repas du soir, la pieuse colonie, conduite par l’oncle Ludger, se dirigeait vers le cimetière paisible, vers ce champ du repos où tous les absents de la grande famille dorment leur dernier sommeil.

L’antique église cependant, maison natale de toutes ces âmes chrétiennes, eut la première visite. Après s’être agenouillée au vieux banc de famille, comme pour mieux s’imprégner de l’esprit des aïeux, après avoir récité quelques Avé devant l’autel de la Sainte Vierge, la petite procession, dans un silence recueilli, sortit de l’église, et Alphée poussa la vieille porte du cimetière. À l’aspect des pauvres croix, à moitié enfouies dans l’herbe, du revers de sa main, furtivement, il essuya deux larmes et, chapeau bas, suivi de la famille, il s’inclina devant la tombe des siens.

D’une voix scandée par l’émotion, il récita le De Profundis auquel tous répondirent. Aurélia mêlant sa voix à celle de la famille ; une semblable station eut lieu sur la tombe des parents de Julie. Se relevant, Monsieur Chambrun posa sa main caressante sur la tête blonde de la jeune fille, puis, le doigt désignant un simple monument de pierre :

— Les grands-parents de ta mère, mon enfant reposent également ici ; tu le vois nous tenons à notre terre par les mêmes racines.

Et le regard du père, enveloppait d’un attendrissement la vision du rêve qui ferait rapprochées dans la vie comme elles l’étaient dans ce moment, les têtes, du fils de son sang et la fille, qu’il eût souhaité s’élire.

Le souper terminé, l’oncle Ludger aurait voulu hospitaliser ses visiteurs pour la nuit ; en dépit de ses instances réitérées, Alphée ne crut pouvoir obtempérer à ses désirs. Monsieur Richstone les attendait et aurait cru à quelque accident de route, peut-être à un malheur, dont sa fille aurait été la victime : il ne pouvait lui causer cette inquiétude. Bien que plus rapide et moins poétique qu’à l’aller, le retour cependant fut heureux : on arriva nuitamment. Aussi, le lendemain, le soleil était haut sur l’horizon, quand on éveilla les jeunes gens pour le dîner. Aurélia ne tarissait point, en éloges sur les agréments de la journée ; de sa vie, elle ne se souvenait pas d’avoir ressenti tant de bonheur, en un seul jour. Sans doute qu’à son insu, la compagnie de Gaston avait été l’un des grands facteurs de sa joie. Aussi le repas, que l’on avait avancé, étant sur sa fin, émit-elle une proposition qui déroutait tous les plans de Monsieur Chambrun.

— Papa, dit-elle, puisque nos visiteurs ont été si aimables pour nous et pour moi en particulier, ne serais-tu pas d’avis, qu’avec eux, nous allions passer l’après-midi, à notre île de Pointe Fortune, dans la nouvelle maison de campagne ?

Pour imprévue qu’elle fût, la proposition n’en rencontra pas moins l’approbation générale, sauf celle d’Alphée. Déjà, à l’entendre, ils avaient abusé de la complaisance de leurs amis, et d’autre part, le travail comme le soin de la maison, réclamait leur présence à Saint-Benoit ; le cadet, demeuré seul, serait débordé et dans l’inquiétude, si le retour était différé.

Après une discussion animée, où chacun fit jouer les ressorts de sa diplomatie, pour le triomphe de sa cause, la victoire fut pour Aurélia.

Fatiguée du voyage de la veille, Julie décida de tenir compagnie à Annette Richstone et de garder la maison, en attendant le retour de l’expédition, que ne comprendrait que les jeunes gens et leur père respectif.

Au comble de ses vœux, Aurélia se multipliait pour activer les préparatifs, les paniers à provisions de nouveau furent garnis et prestement remisés sous les banquettes de l’automobile ; elle n’eut garde d’oublier la clef de la maison et de se procurer des amorces pour la pêche.

Gaston, établi aux côtés du chauffeur, tâcherait de s’initier au rôle de conducteur. Le chemin étant direct jusqu’à Saint-André, une heure à peine, leur suffirait pour se rendre au bord de l’Ottawa.

Le yacht de Monsieur Stratford, étant toujours à leur disposition pour faire la traversée, ils pourraient facilement être installés à leur domicile insulaire avant les trois heures de l’après-midi.

L’atmosphère était lourde, la chaleur excessive ; mais la vitesse de l’allure empêcha nos voyageurs d’en sentir le poids. Comme dans un défilé magique, prairies, côteaux et vallées se succédaient, rapides pittoresques autant que variés.

Bientôt, le souffle d’une brise plus fraîche, puis à l’horizon les miroitements du fleuve argenté annoncent l’arrivée prochaine. Du doigt, la jeune fille indique à ses hôtes le point terminus du voyage.

Assis à l’ouest du lac des Deux-Montagnes, ce gracieux Éden fait partie d’un petit archipel, que la force du courant a découpé en flots et que, semblables à de vertes émeraudes, il enchâsse dans son cours majestueux.

Moins d’une demi-heure plus tard, les voyageurs, confortablement installés sur la terrasse de la toiture qui domine les bosquets voisins, prenaient quelques rafraîchissements. Dans un ciel éthéré, leurs yeux ravis se délectaient du superbe panorama, constitué par l’immense nappe liquide, contenue dans un cadre incomparable.

Aurélia fit ensuite les honneurs de la maison. Bien qu’inachevée, la résidence excitait l’admiration de Monsieur Chambrun, qui trouvait tout admirable et merveilleusement disposé. Entre temps, Gaston de son côté, gréait la vaste chaloupe, dont la voile gonflée ressemblerait tout à l’heure, à la blanche aile de quelque mouette géante, en quête de sa proie.

— Le temps est à l’orage, fit observer Monsieur Chambrun ; peut-être, serait-il prudent de ne point trop nous écarter.

— On voit que vous êtes encore novice dans le métier de pêcheur, mon cher, répliqua Monsieur Richstone souriant, tandis que crânement, il s’installait au gouvernail. Nous sommes dans les meilleures conditions pour faire une pêche miraculeuse.

Gracieuse et légère, l’embarcation prit le vent, puis rapide se dirigea vers un endroit favorable, connu du pilote seul. C’était une petite anse, que la côte boisée mettait à l’abri et dont les nénuphars semblaient avoir fait leur domaine. Deux roches énormes, distantes de quelque cent verges, émergeaient seules, de la surface tranquille des eaux. Le voyage fut court, mais joyeux et plein de poésie. L’ancre étant jetée, en un instant tous les appareils furent disposés et offrirent aux habitants des eaux, leurs traîtres appâts.

Aurélia fut la première à l’honneur. Après un brusque plongeon de son flotteur, d’un coup sec, la jeune fille releva sa ligne. À l’extrémité, dans un scintillement frénétique, elle entrevit un respectable brochet, qui, échappant à l’hameçon vint par mégarde tomber aux pieds de la jeune fille en jubilation.

Un fou de rire s’ensuivit.

— Voilà qui est de bon augure dit Gaston plaisamment. Nous sommes au concours, à savoir si tu garderas le premier prix.

Mis en liesse par l’incident du brochet, les pêcheurs ne prêtèrent pas l’attention aux sinistres cumulus, qui dissimulés par la forêt voisine, s’entassaient à l’horizon.

Soudain, un serpent de feu, suivi aussitôt d’un formidable coup de tonnerre ébranla les échos des Deux-Montagnes et vint jeter l’épouvante dans la frêle embarcation.

— Voici l’orage !… Nous sommes perdus !… s’écria l’enfant consternée.

Tout à coup, prompt et violent comme un cyclone, un coup de vent s’engouffrait dans la voile déployée, couchant la chaloupe sur le flanc. Gaston s’était cramponné à la banquette, tandis qu’un même mouvement, aussi rapide qu’instinctif, les deux hommes s’étaient jetés à l’autre bord de l’esquif, pour rétablir l’équilibre, mais trop tard. Éperdue, hors d’elle-même, la jeune fille roula dans la fosse liquide, que l’ouragan venait de creuser sous elle.

Un cri d’horrible angoisse jaillit à la fois de toutes les poitrines oppressées. La tempête faisait rage. Au travers des cinglements d’une pluie torrentielle et du sillonnement d’éclairs aveuglants, deux fois, l’infortunée victime, aux prises avec les vagues en furie, est réapparue, le visage effaré, essayant à se maintenir aux herbes qui cèdent sous la tension. La minute est angoissante, la lutte suprême ; encore un instant et tout espoir sera perdu. Tournant alors son âme vers Dieu, dans un élan spontané, l’infortunée jure de lui consacrer sa vie, s’il daigne la sauver. Sa prière ne fut pas vaine.

Tandis que précipitamment les hommes retirent l’ancre et carguent la voile, Gaston s’est élancé dans les flots. En dépit des obstacles qui encombrent sa route, il est assez heureux pour arriver au moment précis, où épuisée et vaincue par l’effort, la jeune fille allait disparaître et s’engloutir à jamais, il la saisit par un bras et nageant de l’autre, l’entraîne près de la roche qui, à quelques brasses de là, constitue pour eux le port du salut. Ils achevaient de s’y cramponner, quand la chaloupe de secours arriva : il était temps. À peine Monsieur Richstone, au comble de l’anxiété, eut-il reçu sa fille dans ses bras, qu’elle s’évanouit. Terrifié, le malheureux père ne put que lui prodiguer les larmes de sa douleur, mêlées aux effusions de la plus touchante tendresse.

Le plus fort de la tempête était passé ; à force de rames, qui heureusement étaient demeurées dans la barque, Gaston regagna la résidence.

Moins d’un quart d’heure après, la jeune fille qui avait repris connaissance au débarquement, reposait sur un lit, ensevelie dans de chaudes couvertures de laine. Au cordial bienfaisant, que lui administra son père, succéda bientôt un sommeil profond et réparateur.

L’orage était dissipé, et de nouveau dans un ciel serein, le soleil radieux tentait de faire oublier la tragédie qui venait de s’accomplir.

On ne pouvait ce soir-là, songer au retour. À grand-peine, en fouillant armoires et valises, chacun parvint à s’affubler de vêtements de rechange. L’émotion avait coupé les appétits : aussi le repas fut-il sommaire et les provisions apportées par Aurélia demeurèrent presque indemnes.

Monsieur Richstone, en louant le sang-froid et l’habileté de Gaston n’avait pas manqué d’offrir ses félicitations et remerciements au généreux sauveteur de son enfant ; cependant l’expression de sa gratitude avait semblé plutôt restrictive ; il lui faisait peine d’avoir laissé à un autre ce trait d’héroïque dévouement, qui, en le grandissant aux yeux de sa fille, lui eût acquis un nouveau titre à son amour et à sa reconnaissance.

Soudain, la porte de la salle à manger s’ouvrit doucement ; souriante, mais blême encore, Aurélia parut et vint, silencieuse, près de son père, qu’elle embrassa affectueusement ; puis ses yeux cherchèrent son bienfaiteur. Trop émue pour traduire verbalement sa gratitude, devant lui, elle mit un genou en terre, lui saisit la main sur laquelle elle déposa un long et tendre baiser.

Tous les yeux aussitôt se remplirent de larmes et dans le même silence religieux, la jeune fille regagna sa chambre en proie à une indicible émotion.

Une nuit calme et réconfortante rendit à chacun la joie avec l’énergie. Malgré les charmes d’une belle matinée d’été, le retour fut hâtif, en vue de calmer l’inquiétude qu’avait fait naître l’absence de la veille.

Minutieusement informées du tragique accident, non moins que de l’intervention providentielle de Gaston, les deux familles unirent leurs voix et leurs cœurs, pour remercier Dieu de sa protection et bénir le vaillant sauveteur, de son héroïsme aussi généreux que spontané.