Gaston Chambrun/Le contremaître

Éditions Édouard Garand (p. 3-7).



I

LE CONTRE-MAÎTRE


C’est par une belle après-midi de la fin de mai. Depuis quelques semaines seulement, les rives pittoresques du Lac des Bois se sont libérées des dernières croûtes de glace attardées au fond des ravins ou embusquées à l’ombre des épinettes et des cyprès ; mais déjà une sève vigoureuse court dans l’écorce lisse des érables et des bouleaux, gonflant de jeunesse et de vie les bourgeons qui éclatent de toutes parts. Sur les talus, au pied des grands arbres, la trille impatiente et brave vient d’arborer la blancheur de son verticille trilobé, voisinant avec les nuances jaune clair de l’érythrone, qui grelotte sur sa hampe fine et délicate.

Le merle d’Amérique, revenu des régions tropicales, tire les premières roulades de sa gorge empourprée et parmi les violettes et les sanguinaires s’en va picorer les vermisseaux, ranimés par la tiédeur des effluves printanières.

Partout le mouvement, l’activité, la vie. C’est le triomphe définitif du printemps sur le rude hiver canadien. Honteuse de son retard, la belle saison essaye de hâter sa course pour racheter l’avance des heureuses contrées du midi ; car la chaleur arrive soudain, torride aussi démesurée que l’a été la rigueur du froid.

Depuis le matin cependant, une douce brise, soufflant de la mer d’Hudson, a tempéré l’humide et pesante atmosphère des jours précédents.

Déjà embaumée des senteurs agrestes de l’immense et sauvage prairie, naguère inculte, de son haleine rafraîchissante, elle incline vers le sud-ouest les énormes panaches de fumée, que vomit la ville industrielle de Winnipeg. La vie circule débordante, dans les vastes artères de la jeune cité ; une activité fébrile règne partout, et à voir les gigantesques monuments qui surgissent de terre, il semblerait que les fortunes elles-mêmes s’y édifient à la vapeur ou à l’électricité.

Soudain une luxueuse automobile s’arrête court devant un édifice sur la haute façade duquel, en grandes lettres d’or, se détachent ces simples mots : « BLAMON & CIE, ENGRAIS CHIMIQUES ».

À peine le chauffeur en livrée a-t-il mis pied à terre, que la portière livre passage à un homme d’une quarantaine d’années : l’élégance aisée de sa démarche, l’expression énergique de ses traits réguliers, la sympathie d’un physique illuminé par un regard vif et profond, tout en lui, jusqu’à la correction de sa mise impeccable, commande le respect et la considération. Après une halte au bureau de l’ingénieur en chef et une rapide inspection au laboratoire, M. de Blamon d’un pas alerte, gravit l’escalier du premier étage. La porte d’une immense salle s’ouvrit brusquement. Dès que le Directeur parut, escorté de deux ingénieurs-chimistes et d’un groupe de contre-maîtres, son coup d’œil circulaire embrassa à la fois le travail, l’installation matérielle, non moins que les attitudes cordiales et déférentes des ouvriers, soudain attentifs, la coiffure à la main.

Il les salua du geste et du sourire ; puis les remercia par ces mots simples et paternels : « Ne vous dérangez pas mes amis. » Conduit par l’ingénieur en chef, Monsieur Blamon se dirigea droit à un jeune homme d’une belle stature, à la physionomie ouverte, éclairée par des yeux d’un bleu limpide et singulièrement vifs, sous la blonde et abondante chevelure qui encadrait son grand front.

— Monsieur Gaston Chambrun ? fit-il, en accentuant de la voix et du regard.

— Pour vous servir, répondit honnêtement l’ouvrier.

Le Directeur reposa sur le jeune homme un regard bienveillant ; avant de lui parler, il se plaisait à le considérer et par l’air de satisfaction, empreint sur son visage de chef, à s’annoncer à lui, comme messager d’une bonne nouvelle.

— Mon ami, prononça-t-il bientôt, en réponse à un rapport très élogieux, qui m’a été fait sur votre compte, par vos chefs de service, j’ai le plaisir de vous apprendre que vous êtes nommé contre-maître de 1ère classe et qu’à partir du mois prochain, vous assumerez les fonctions et toucherez les émoluments inhérents à votre charge. Cet avancement, justifié par votre diligence et le soin intelligent et scrupuleux que vous avez montrés dans votre modeste emploi, me permet d’augurer favorablement de l’avenir. L’ascendant moral, que vous avez su acquérir sur vos camarades, vous sera d’un grand secours pour les diriger dans leur travail, pour prévenir leurs besoins et en gagnant leur confiance, contribuer à leur bien-être ainsi qu’à la prospérité de l’établissement.

Sur ces sobres et mâles paroles, Monsieur de Blamon tendit large ouverte, la main au jeune contre-maître.

Gaston Chambrun y plaça la sienne, d’un geste loyal et respectueux, puis ajouta :

— Monsieur le Directeur, je m’efforcerai d’être l’homme que vous souhaitez.

— J’y compte ! déclara gravement Monsieur de Blamon.

Il laissa un silence solenniser l’engagement pris avant d’ajouter :

— Maintenant, vous pouvez porter cette bonne nouvelle aux vôtres, je vous accorde à cet effet quinze jours de congé avec salaire, voyage non compris.

— Oh ! merci, Monsieur le Directeur !…

Brusquement, celui-ci s’était dérobé ; déjà il disparaissait dans l’escalier, tandis que d’un salut respectueux, les ouvriers affirmaient une seconde fois, l’excellence des relations qui existaient entre le patron et ses employés.

Sans nul doute, « la question sociale » ne serait point arrivée au paroxysme d’acuité où nous la voyons, si tous les chefs d’industrie eussent ressemblé à Monsieur de Blamon. Issu d’une noble et riche famille française, originaire de la Bourgogne, le Lieutenant Louis de Blamon servait avec honneur au 1er Régiment de Dragons, en garnison à Lure, à quelques lieues seulement de la frontière allemande. Héritier du sang, comme de la foi des anciens chevaliers, son âme vaillante avait juré la même fidélité à son Dieu qu’à sa patrie ! Confondant leur culte dans un même amour, il était prêt à se sacrifier pour l’un comme pour l’autre.

C’était à l’époque néfaste, où, sous l’influence Judéo-maçonnique, une campagne aussi sectaire que anti-patriotique, tentait de corrompre la superbe armée française ; la délation était à l’ordre du jour ; les « fiches » alors avaient plus d’influence au tableau d’avancement que le talent ou l’ancienneté. Bientôt, devant le jeune officier, fut posé ce dilemme : « Renoncer aux pratiques de sa foi ou à l’espoir des promotions ».

L’alternative était cruelle : l’idéal de sa vie se trouvait brisé ; les traditions de la famille rompues. Son âme en fut meurtrie ; mais l’ombre d’une hésitation n’effleura pas même son esprit ; il ne fit pas à Dieu l’injure de mettre en balance son service avec celui des hommes. La foi remporta la victoire, mais la santé de la noble victime en fut altérée. Au sol, qu’il avait voulu défendre au prix de son sang, il résolut de consacrer du moins ses sueurs. Héritier de vastes domaines ancestraux, il voulut appliquer à leur exploitation, les méthodes scientifiques de la culture actuelle ; ses études antérieures l’y avaient préparé et ses goûts aristocratiques s’accommoderaient assez volontiers des antiques relations de Seigneur à censitaires.

Déjà une année s’était écoulée depuis que le Lieutenant de Blamon avait dû renoncer à l’épaulette. Loin de se cicatriser, la blessure faite à son patriotisme avait affecté sa constitution. Le docteur lui prescrivit une saison à Vichy. Dès le retour de l’été, une colonie aussi nombreuse que cosmopolite, se pressait à la source célèbre envahissant tous les hôtels.

Nul lieu peut-être, mieux que les stations balnéaires, ne se prête, aux études de mœurs, aux observations psychologiques, au parallèle des races. L’ancien officier mit à profit ses longues journées de loisir, pour recueillir sur place nombre de notions que d’autres vont demander à des voyages lointains et dispendieux.

À l’hôtel, où il était descendu, de bonne heure il avait été frappé des charmes et de la distinction d’une jeune « Miss » qui ne sortait jamais qu’au bras de son père ; or c’était par une riante après-midi de juillet : il y avait foule au « Parc Lamoricière ». Une atmosphère limpide et douce invitait à la promenade et les gazons qu’une pluie matinale avait rafraîchis, encadraient des corbeilles odorantes de géraniums, d’héliotropes et de camélias ; sur l’asphalte attiédie les automobiles glissaient légères et rapides dans un va-et-vient incessant, comme sur la piste d’un vélodrome.

Soudain, un coup de trompe aussi strident qu’inattendu, fit faire un sursaut à la jeune fille qui dans sa précipitation vint heurter un monsieur, passant à proximité. Confuse de l’accident, non moins que de sa vaine frayeur :

— Je vous demande mille pardons mon Lieutenant.

Elle avait mis tant d’âme dans le ton de sa voix et le jeu de sa physionomie colorée par l’émotion, que Monsieur de Blamon, car c’était lui, en fut tout bouleversé en lui-même : cette jeune anglaise s’exprimait avec le plus pur accent français et puis, il était connu d’elle et connu comme ancien officier !… toute une révolution venait de s’opérer dans son esprit et surtout dans son cœur. La glace était rompue ; à dater de ce jour des relations fréquentes et cordiales unirent ces deux âmes faites pour s’aimer et se comprendre. Quelle ne fut point la joie de l’ancien Lieutenant, lorsqu’il apprit que d’origine canadienne-française, la jeune fille avait pu, dans la Bourgogne même, à trois siècles de distance, retrouver les traces de ses ancêtres… Un nouveau lien venait fortifier la sympathie, qui spontanément avait uni leurs cœurs dès le premier abord.

La famille de la jeune Canadienne était riche et figurait parmi la haute société. Le père possédait à Boston deux grandes manufactures de conserves alimentaires. Si la fortune lui avait souri, nombre de deuils, successivement, étaient venus assombrir sa vie. Bien qu’ayant quitté le Canada avec une famille nombreuse il ne lui restait que cette unique enfant, dernier objet de ses affections. Il ne formait plus qu’un rêve : trouver pour sa fille un parti qui fût à la hauteur de son éducation et de sa fortune. La Providence sembla se complaire à réaliser le souhait paternel. Moins d’un an s’était écoulé, que le lien conjugal avait uni ces deux vies, qui devaient donner de beaux exemples de vaillance chrétienne et de fidélité au devoir social. De ce fait, la vie de Monsieur de Blamon prit une orientation nouvelle.

Le premier sacrifice qu’il avait consenti à sa patrie, allait être suivi d’un second. Il dut la quitter pour celle de son épouse. Déjà les richesses de l’Ouest canadien débordaient sur les marchés d’Europe et l’immensité de ses ressources, non moins que celle des espoirs entrevus, retenait l’attention de tous ; ce fut donc avec un juvénile et bien légitime enthousiasme que Monsieur de Blamon se lança dans ce nouveau champ d’action. L’amour du sol lui inspira une idée non moins riche de conséquences que de revenus. En vue de favoriser le rendement agricole des immenses prairies de l’Ouest, il établit à Winnipeg même, une vaste manufacture d’engrais chimiques, dont la prospérité ne tarda pas à dépasser toutes ses prévisions. Visiblement une protection divine favorisait son entreprise. Au jour où Gaston Chambrun venait d’être nommé contre-maître, plusieurs centaines d’ouvriers, dirigés par deux ingénieurs, ne pouvaient suffire aux commandes, qui, de tous les points de l’Ouest et des États-Unis, s’entassaient chaque jour aux bureaux de l’administration. Bientôt, pour répondre aux demandes venant de l’Est, une succursale s’éleva dans la banlieue de Montréal et c’est de cette dernière, que Gaston Chambrun avait été appelé à Winnipeg.

Témoins réjouis de sa promotion, les contre-maîtres de l’usine, à l’envie, s’étaient empressés de le féliciter ; aussi, ce soir-là, le restaurant de la « Pomme d’Or » voyait vers les six heures, cinq joyeux convives attablés autour du nouveau promu ; les agapes furent joyeuses autant que cordiales. L’hôtelier trinqua avec ses clients et se crut l’obligation d’une amabilité, en l’honneur de ce jeune contre-maître ; il offrit le café et en dépit des lois de prohibition, sut dénicher, pour couronner la fête, un flacon poussiéreux de vieille eau-de-vie de marque. Les adieux et les souhaits d’heureux voyage échangés, les conviés se dispersèrent. Gaston, tout bouleversé des émotions de la journée, regagna la modeste chambre qu’il avait louée dans une rue adjacente à dix minutes de son travail. Au retour, il lui sembla que son humble intérieur n’avait plus le même aspect ; il ouvrit la fenêtre et s’y accouda rêveur. Les lueurs du crépuscule exaltaient la splendeur des beaux soirs d’été, dans les régions de l’Ouest ; encadrée sur trois faces par de hauts bâtiments, la cour rectangulaire où donnait sa fenêtre, n’avait pour tout horizon, que le sommet verdoyant des hauts peupliers qui bordent la rivière Rouge, du côté de Saint-Boniface. Depuis un an, sa vie avait tenu dans cet espace restreint. Gaston se remémorait la tristesse des premières journées, la sensation du dépaysement, celle de l’isolement qui l’avaient assailli dans ce milieu inconnu, entouré de visages nouveaux à tout le moins indifférents. Le soir, il s’était couché bien triste, la fièvre aux tempes, le cœur serré, loin des tendresses familiales. Le lendemain cependant, un premier réconfort lui fut réservé. Selon une louable habitude, chaque mois, Monsieur de Blamon, dans une sorte de conférence-causerie, prenait contact direct avec ses ouvriers. Sa parole, ferme d’ordinaire, dans ces circonstances se nuançait de bonté. Les ouvriers sentaient dès les premiers mots, que ce chef se penchait sur eux pour les connaître, se révéler à eux et appeler leur confiance. Cette fois entre autres il leur rappela, que si leur tâche réclamait d’eux beaucoup d’énergie, de conscience et de dévouement, ils trouveraient par contre, en lui, le défenseur dévoué de leurs droits, le gardien vigilant de leurs intérêts physiques et moraux. S’adressant spécialement aux plus jeunes :

— Mes amis, leur dit-il, en toutes choses, vous pouvez compter sur votre patron pour suppléer auprès de vous, vos parents absents.

Ces paroles avaient été un baume pour l’âme endolorie du nouveau venu…

Le ressouvenir de toutes ces impressions, déjà lointaines, emplissant son âme, lui avait fait oublier l’heure du repos ; cette nuit-là, il dormit mal ; car tout à la pensée du retour, le jeune homme savourait, par avance, la joie de ses parents, qui doublerait la sienne ; puis, à côté de leurs images vénérées, une vision se levait devant lui, dans son auréole de jeunesse : c’était Marie-Jeanne, la fiancée de son cœur.

Entre les pentes boisées, dont les sombres masses s’échelonnent du flanc des Deux-Montagnes jusqu’au lac qui porte leur nom, s’étend le « Val de la Pommeraie ». Coin enchanteur, au bord d’un tributaire du royal Saint-Laurent, ce nouvel Éden n’est qu’à quelques lieues, en amont de la grande cité montréalaise. L’ardent soleil d’août se mire dans le frais cours d’eau, qui chante au fond du « Val » en courant porter ses ondes limpides à la rivière du Nord. Tel un lacet d’argent, le chemin qui conduit de Saint-Benoît à Saint-Placide, brille dans la pleine lumière du midi. Si vous prenez le sentier qui, traversant le bois de l’Indien, gravit jusqu’au plateau de la Sapinière, de ce promontoire votre œil embrassera la vallée entière avec les immenses vergers, dont les branches torses et moussues, ploient sous la charge des fruits malgré les perches qui les étayent.

Dominant la clôture délabrée d’une maison antique, tapie dans un bosquet de pommiers, les roses trémières s’élèvent triomphales, tandis que la guimauve s’épanouit à côté des scabieuses plus sombres, auxquelles s’accrochent les glycines grimpantes. Bouquet de blancheurs odorantes au printemps, ce bocage abrite l’humble toit sous lequel vivaient deux femmes, la mère et la fille. Toutes deux s’usaient les yeux et les doigts à des travaux de couture, que, deux fois le mois, elles venaient livrer à un grand magasin de confections à Montréal.

Le pauvre immeuble et le travail de leurs mains, constituaient leur unique fortune ; cela suffisait à leurs modestes besoins et permettait à la jeune fille, au renouveau de la belle saison, de se procurer à la ville, soit une robe, soit un chapeau neuf.

L’estime générale entourait les deux femmes et le vénéré abbé Blandin, curé de Saint-Placide, les citait en exemple aux fidèles de sa paroisse. De longue date, il connaissait Pauline, enfant du pays, et dès la première année de son ministère il se rappelait avoir béni le mariage de la jeune fille, avec Jacques Bellaire de Côteau-Rouge, excellent ouvrier travaillant à une grande brasserie de Lachine. Deux ans plus tard, une effroyable catastrophe faisait veuve Pauline comme elle devenait mère. L’explosion d’une bouilloire tuait Jacques, provoquait l’incendie à la brasserie dont les ruines ne rendirent que des os demi-calcinés. La compagnie d’assurances ayant trouvé quelques vices, dans la rédaction de la police, en prit prétexte pour ne pas payer et le patron ruiné ne put verser à la veuve, qu’une insignifiante indemnité. Pauline Bellaire, alors s’était réfugiée avec son nourrisson dans cette petite maison héritée des siens et avait repris le métier de couturière qu’elle exerçait avant son mariage. La dignité qu’elle montra dans son deuil, sa diligence, sa prévoyante économie, le charme mélancolique de sa douce figure pâlie par la douleur, lui avaient valu la recherche de plus d’un galant ; toujours elle se refusa à de nouvelles épousailles. Elle gardait entier son cœur au mari si tragiquement ravi à sa tendresse et à l’enfant qui née de lui, ressuscitait auprès d’elle, un peu du cher disparu.

Cette enfant était Marie-Jeanne, celle-là même que Gaston évoquait sous ses paupières fermées, pour en garder la vision plus intime. Dans sa rêverie, il lui revint en mémoire, les multiples circonstances révélant leur amour réciproque : c’étaient les causeries amicales, sur le chemin du retour de l’école, les rencontres du dimanche après les offices, puis leurs promenades aux pâturages limitrophes, pour s’enquérir du petit veau ou des vaches laitières. Il revoyait leurs excursions à travers les prés, où il se plaisait à escalader les clôtures, à signaler à sa compagne l’apparition d’un écureuil, à pourchasser des corneilles, à lui dévoiler les nids dissimulés dans la ramure ou l’écorce des troncs creux ; il songeait aux coins fortunés où de bonne heure fleurissent la renoncule, le populage, les reines-marguerites ou les violettes ; aux clairières ensoleillées où mûrissent les premières fraises. C’étaient enfin les heures délicieuses au cours desquelles, ils goûtaient ensemble la subtile chanson des eaux fuyant sous les herbes, les chuchotements de la brise caressant les feuilles nouvelles, le gazouillement des jeunes couvées dans les aunes et les trembles. Dans quelques jours, il la reverrait la douce amie ; serait-elle fière de saluer dans son compagnon d’adolescence l’un des contre-maîtres de la grande usine Blamon ? Elle saurait, que si l’habit n’était plus celui de l’ouvrier, le même cœur, du moins, continuait à battre pour elle ; sans doute, l’aveu de son affection n’avait pas franchi ses lèvres ; mais Marie-Jeanne avait bien su lire dans ses yeux…

Le moment du départ tardait à l’ardeur impatiente du jeune homme : déjà sa pensée et ses affections qui l’avaient devancé au pays, donnaient à son humble chambre, ainsi qu’à l’usine, un aspect morose. Pourquoi était-il retenu si loin des objets de son amour ?… L’idée du retour prochain altérait la joie de la présente visite : il n’allait retrouver Marie-Jeanne que pour la quitter !… Une teinte de mélancolie effleura son âme, sans toutefois entamer son courage. Cependant, avait-il le droit de se plaindre, lui, après les témoignages de bienveillance reçus de son patron ?

Assurément, le jour, où, au sortir de l’Institut agricole d’Oka, il était venu parfaire à Montréal ses connaissances techniques sur la question des engrais industriels, il ne songeait guère que la capitale du Manitoba deviendrait un jour sa résidence… Mais l’homme propose et Dieu dispose…

Sixième enfant d’une laborieuse et honnête famille canadienne, originaire de Saint-Philippe d’Argenteuil, le père de Gaston Chambrun avait choisi son épouse dans la paroisse même. Tous deux, non sans hésitation, étaient venus se fixer à Saint-Benoît où une occasion exceptionnelle leur offrait, à bon compte, une terre excellente et déjà en plein rapport. Fils de cultivateur, il n’entendait pas faire de ses garçons des déclassés ; il avait rêvé pour eux une condition supérieure à la sienne, mais non point une carrière différente. Ayant gardé le cadet près de lui, il avait résolu de faire étudier l’aîné en qui il remarqua des aptitudes et des goûts exceptionnels. Avec un orgueil paternel bien légitime, déjà il se le représentait à la tête d’une vaste exploitation agricole, conduite d’après les méthodes et les progrès de la culture moderne.

C’est à réaliser ce plan que Gaston était occupé à la succursale de Montréal, lorsque du bureau de Winnipeg une lettre arriva. Le besoin d’un contre-maître bilingue s’imposait là-bas devant l’affluence croissante des ouvriers de l’une et de l’autre langue. Le choix fut unanime : la confiance de ses chefs, la transcendance de ses aptitudes, tout désignait le jeune Canadien français pour cette situation, qui s’annonçait brillante et lucrative ; mais c’était l’éloignement, puis l’isolement dans la grande ville et peut-être la déviation de l’avenir entrevu. Moins pessimistes, les parents consultés ne virent, dans cette absence temporaire, qu’une occasion de développer l’initiative de leur fils et d’accroître ses connaissances agricoles, au centre même du commerce de l’Ouest. Le temps n’avait point fait mentir leurs prévisions. Le simple « habitant » du départ allait réapparaître au pays en citadin, avec le modeste prestige du rang, qu’il avait si dignement et si rapidement conquis. Les siens, la mère de Marie-Jeanne l’en apprécieraient davantage et l’absence, désormais, ne saurait prévaloir contre l’impression heureuse, que son passage laisserait derrière lui. Celle qu’il aimait, le jugerait plus digne d’être aimé, aurait une foi plus grande dans son caractère ; elle verrait enfin, qu’elle avait bien placé son cœur. Muni d’une simple valise, son pardessus au bras, le cœur léger, d’un pas allègre le jeune homme traversait l’Avenue Provencher pour se rendre à la station du Pacifique Canadien, quand soudain, la vitrine d’un bijoutier frappant sa vue, retint son attention et fit jaillir dans sa pensée une inspiration subite.

Oui !… porter à Marie-Jeanne l’anneau des fiançailles… Mais ses modestes finances suffiraient-elles à cette acquisition : le voyage est long de Winnipeg à Montréal et la nourriture coûte cher au wagon-restaurant. Mentalement, il supputa le prix de son passage, fit l’inventaire de sa bourse et demeura perplexe. Enfin, il se décida : il pouvait toujours s’informer des prix, et il poussa la porte du magasin.

Devant lui, l’orfèvre étala toute une série de bagues, dont il énumérait le coût respectif : Gaston eut un geste de découragement ; toutes celles qui lui plaisaient étaient d’un prix exorbitant. Longtemps, il manipula une perle qui le tentait fort. À la fin, il découvrit un mince cercle d’or étoilé d’une émeraude, dont la valeur était plus abordable ; le prix cependant dépassait encore ses modestes ressources. Peut-être, le marchand ne lui refuserait pas un certain crédit, sur le versement d’un fort acompte… Mais bientôt, il eut scrupule de donner en gage d’affection, un bijou qui, grevé d’une dette, ne lui semblerait pas complètement son bien. Il fit un nouveau calcul ; en prenant la dernière classe de voyageurs, en réduisant son menu de table au strict nécessaire, il pourrait rencontrer ses dépenses. Il en serait quitte pour voyager moins à son aise ; mais cela même lui serait une joie, de payer son présent d’un sacrifice. Il acheta la bague. Serrée dans son petit écrin de satin bleu, le contre-maître la déposa précieusement dans la poche intérieure de son vêtement. Elle y faisait un léger relief et Gaston se réjouissait d’en éprouver la douce pression sur son cœur.

Dans toute autre circonstance, le jeune homme eût été charmé des agréments d’un voyage, aussi pittoresque qu’instructif ; mais l’ardeur de son impatience à rencontrer les objets de son affection, d’un plaisir lui fit une fatigue ; ni l’immense et majestueuse solennité des grands lacs, ni la splendeur de vastes solitudes à demi incultes, ni les rives poétiques de mille autres lacs et rivières entrevus, ne retinrent son attention : les courts arrêts du train aux grandes stations de Fort-William, Port-Arthur, Sudbury, Ottawa, etc., lui semblaient interminables. À son gré, les ailes de la vapeur ne l’emportaient point assez vite au terme de ses désirs.